L’Église libre dans l’Europe libre/02

L’Église libre dans l’Europe libre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 277-310).
L’ÉGLISE LIBRE
DANS L’EUROPE LIBRE

II[1]
LES NOUVEAUX HORIZONS

Le 8 novembre 1918, trois jours avant l’armistice, Benoît XV écrivait au cardinal Gasparri : « Nous avons donné récemment pour instruction à notre nonce à Vienne de se mettre en rapports amicaux avec les diverses nationalités de l’État austro-hongrois, qui viennent de se constituer en États indépendants. L’Eglise, société parfaite, qui a pour unique fin la sanctification des hommes de tous les temps et de tous les pays, de même qu’elle s’adapte aux diverses formes de gouvernement, accepte aussi sans aucune difficulté les légitimes variations territoriales et politiques des peuples. » Ce langage répondait aux traditions du passé romain ; il souriait aux promesses de l’avenir européen.

Et, de fait, l’Eglise romaine, face à face avec les morceaux de la monarchie dualiste, avec l’Allemagne défigurée, avec la Russie bouleversée, peut regarder, confiante, la scène nouvelle offerte à ses destinées. Elle cherchait le monde slave, elle cherchait l’Orient : le germanisme encombrait les deux routes. La voilà maintenant en façade sur l’immensité slave, aux abords de laquelle la Pologne ressuscitée fait pignon ; et ses prêtres, ses fidèles, sont d’actifs ouvriers de la vie publique dans ces jeunes États slaves qui désormais libèrent l’accès des Balkans. Elle s’outille pour l’union des Eglises, survivance immortelle de la défunte idée de chrétienté ; elle voit à côté d’elle, en dehors de son influence, cette idée même s’essayer à revivre, sous le vocable de Société des Nations ; elle observe, elle écoute ; elle est prête à relier l’avenir et le passé, dès que le présent le permettra. Et tandis que le souvenir de certaines servitudes lui défend de pleurer sur ce qui est mort, elle peut sourire au monde nouveau, qui parfois, sans le savoir, pense comme elle, et, sans le vouloir encore, parle comme elle.


I. — LES EMPIRES DÉCHUS ET LA LIBERTÉ DE l’ÉGLISE

Le cardinal Manning, qui avait emprunté à la plus stricte théologie romaine sa conception de l’autorité et aux mœurs anglo-saxonnes sa conception de la liberté, considérait la dictature spirituelle de l’État, de quelque forme qu’elle se revêtît, comme l’adversaire par excellence du christianisme : Dieu ne s’était pas fait homme pour qu’un César continuât de se faire pontife.

La dernière guerre a été meurtrière pour le Césaropapisme : religieusement parlant, c’est lui le grand vaincu. Il s’épanouissait en Autriche dans ce qui restait du vieil appareil joséphiste ; il s’affichait en Prusse dans la personne de Guillaume II, évêque souverain de l’évangélisme national ; il possédait dans l’Empire des Tsars une organisation perfectionnée. En Autriche, nous l’avons vu, l’Eglise avait, d’elle-même, commencé lentement de se libérer ; en Allemagne et en Russie, elle devait se montrer plus patiente, pour éviter de plus grands malheurs.

De la Vistule au Pacifique, le Tsarisme prétendait à l’hégémonie sur les âmes : « la fidélité au Tsar, écrivait Michelet, c’est en Russie toute l’éducation religieuse[2]. » Il semble bien que les grands romanciers du XIXe siècle attribuaient à l’esprit de l’Évangile, dans la formation de l’âme russe, une part plus grande que la vérité historique ne l’eût comporté ; et les saturnales de violence où nous voyons sombrer, là-bas, des cœurs qui se réputaient fraternellement aimants, justifient le pessimisme de Joseph de Maistre, observant jadis que « le principe chrétien, en Russie, n’avait pu pénétrer la pâte asiatique, parce qu’il y était faible et défiguré[3]. » L’Eglise officielle de l’Empire des Tsars ignorait en effet, de par son essence même, cette distinction des deux pouvoirs, religieux et civil, qui fut l’apport du Christ, et qui changea la face du monde et l’intimité des âmes. Le christianisme s’appauvrissait ainsi d’une grande part de sa vertu ; et, pour la lui rendre, l’Église romaine ne pouvait rien, ou presque rien, tant que ce formidable édifice politique se tenait en équilibre sur ses débiles et trompeuses assises.

Elle avait en Allemagne, sous Pie IX, vu l’État s’armer contre elle, au nom de la Kultur ; et puis, sous Léon XIII, les persécutions brutales avaient cessé. À Jérusalem, à Aix-la-Chapelle, Guillaume de Hohenzollern, sceptique exploiteur de Dieu, recherchait pour sa propre majesté l’imposant décor des sanctuaires ; il aimait que du haut de la chaire le spectacle fût commenté. Mais son orgueil demeurait mal satisfait : il gardait le rêve d’exercer un pouvoir dans cette Eglise dont il n’était pas le fidèle. Sous Pie X, le rêve devint obsession : ce qu’on disait de l’intrépidité du Pape aiguisait chez l’Empereur un raffinement de tentation ; il voulait qu’à l’approche de ses coquetteries cette intrépidité s’émoussât. Ses diplomates, d’ailleurs, étaient à leur poste : l’Allemagne ne pratiquait pas au Vatican la politique d’absentéisme dont certains autres États donnaient l’exemple. Lorsque en 1904 le P. Denifle, archiviste des Palais Apostoliques, s’illustra par ses premières recherches sur Luther, la diplomatie germanique laissa comprendre au Saint-Siège que Guillaume II protégeait de son sceptre cette grande réputation historique. Le futur cardinal Frühwirth, alors général des Frères-Prêcheurs, sourit de ces manœuvres berlinoises contre la liberté de l’histoire ; le Vatican laissa le sceptre s’agiter, et le P. Denifle put continuer ses doctes enquêtes, en dépit des susceptibilités allemandes. Mais bientôt, derechef, le sceptre protecteur se dressa, et ce fut, cette fois, pour défendre Luther contre Pie X lui-même. Le centenaire de saint Charles Borromée avait induit le Pape à publier une encyclique où la Réforme et les premiers réformateurs étaient librement jugés : Guillaume II témoigna qu’il les prenait en sa sainte garde et que cette encyclique l’offensait. Pie X alors dut faire savoir au ministre de Prusse que de sa propre initiative, par des motifs de prudence, il avait donné les instructions nécessaires pour qu’on s’abstînt de publier, dans les chaires et bulletins diocésains de l’Allemagne, l’encyclique incriminée.

Quelque temps après, le gouvernement de Guillaume II faisait excepter l’Allemagne d’une loi qui visait l’Eglise universelle. Il y allait, aux yeux de Pie X, de la défense même du dogme : le serment antimoderniste, imposé aux membres de l’Eglise enseignante, en sauvegardait l’intégrité. Mais de par la volonté de la Prusse, il y eut une catégorie d’ecclésiastiques que la Papauté dut libérer de cette exigence, et ce furent ceux-là mêmes qui l’avaient parfois si douloureusement inquiétée ; ce furent les professeurs de théologie des universités allemandes. Devant les sommations de la souveraineté berlinoise, il avait donc fallu que Pie X, humiliant sa réputation même d’inflexibilité, voilât les arrêts d’un verdict historique et réduisit les exigences d’une disposition disciplinaire.

La souffrance pour lui fut cruelle. Moins fier pour son Dieu, moins humble pour lui-même, il eût peut-être déguisé ces demi-capitulations sous les dehors d’une combinaison, et concerté cette défaite comme on concerte une habileté. Mais il aimait mieux, lui, avouer que l’Allemagne le faisait souffrir, d’une souffrance qu’il subissait malgré lui. « La nation qui me cause le plus de peine, disait-il au début de 1914, c’est l’Allemagne[4]. » L’influence dissolvante du césaropapisme berlinois s’insinuait lentement dans certaines couches profondes du catholicisme allemand ; publicistes et fidèles s’accoutumaient doucement à voir Berlin déterminer ce que Rome en Allemagne avait le droit de dire et ce qu’en Allemagne elle avait le devoir de taire., Et Pie X augurait sans doute, en ses derniers jours, qu’avec l’omnipotente souveraineté des bords de la Sprée, l’Église Romaine pourrait connaître de lourds ennuis.

Mais lorsque cinq ans plus tard Benoît XV jette les yeux sur le monde, il cherche du regard les puissances temporelles qui prétendaient, au nom même de la place qu’elles tenaient sur la carte, parler et agir comme si elles avaient effectivement charge d’âmes et droit sur les âmes : la place est vide, elles ne sont plus. Il n’y a plus aujourd’hui de grande Puissance dans laquelle s’incarne, même d’une façon approximative, la conception médiévale du vicariat temporel de Dieu : malgré l’idéal de justice et d’harmonie auquel elle tentait de répondre, elle a fini par péricliter, desservie de siècle en siècle par les abus souvent odieux et toujours puérils qu’exerçaient les vicaires temporels contre l’autonomie du vicaire spirituel.

Cette autonomie voulue par le Christ, et sans laquelle le christianisme ne serait pas, n’a rien à redouter de ces autres Puissances auxquelles la guerre a donné la victoire : entre l’autorité du pouvoir religieux et la liberté docile des consciences individuelles, ces Puissances-là ne s’interposeront point. L’Eglise préférera toujours, en fait, certains régimes de liberté réciproque des deux pouvoirs, — plus ou moins improprement qualifiés de séparation, — aux oppressives ingérences d’un césarisme spirituel. Théoriquement, à vrai dire, pour que fût réalisé son immuable idéal, il faudrait que l’union religieuse des âmes fût devenue si parfaite que la société civile elle-même ne fit qu’épanouir leur vie collective en s’inspirant, dans son droit public, de leur unanime Credo religieux ; et l’Eglise ne considérera jamais comme l’expression définitive de la vérité sociale ni comme la forme ultime du progrès humain, les doctrines de politique religieuse qui, de par la force des choses, constatent comme un fait l’émiettement des âmes, et qui le ratifient. Mais en même temps que ces doctrines interdisent aux Puissances dont elles sont la charte, d’être ou de paraître les servantes de l’Eglise, des mœurs politiques s’établissent, qui leur font répudier comme un archaïsme la pensée d’exercer une dictature spirituelle : le péril césaropapiste est balayé.

L’envoi par le gouvernement britannique, en 1914, d’un ambassadeur auprès du Vatican, et la participation cordiale que prennent les autorités civiles des États-Unis à des solennités telles que le jubilé du cardinal Gibbons, attestent que, même sous un régime théorique de séparation, l’État peut connaître l’Eglise et causer avec elle. Mgr Julien, évêque d’Arras, qui fut à ce jubilé l’un des représentants de la nation française, célébrait à son retour « la chaude atmosphère de liberté, de respect et de sympathie même, qui entoure aux États-Unis les hommes et les choses d’Eglise, de quelque Eglise que ce soit. Les Eglises et l’État, continuait-il, sont séparés, mais cela ne les empêche pas de se connaître, de se parler, de s’entr’aider, et cela n’empêche pas non plus le catholicisme américain, — c’est toujours Mgr Julien qui parle, — de devoir « être compté parmi les principales sources de l’idéal dont est faite l’âme d’un grand peuple[5]. » Déjà nous avons entendu l’Eglise chez certains peuples latins, demander la liberté « comme chez les Anglo-Saxons : » l’ascendant nouveau que retirent de la dernière guerre les civilisations anglo-saxonnes, et l’effondrement de tous les Césars qui voulaient jouer au chef religieux, inaugurent une ère durant laquelle le Saint-Siège, plus intégralement libre qu’au temps où certaines Puissances le gênaient, pourra préparer, à la faveur même de cette liberté, un avenir religieux et social plus strictement conforme aux exigences de sa mission et aux aspirations des âmes vers l’unité.


II. — L’ÉGLISE ET LES DROITS DE LA POLOGNE

Sur les décombres accumulés, une autre liberté commence de resplendir, liberté spécialement chère à l’Eglise : celle de la Pologne. « Dieu, dit Bossuet, remue le ciel et la terre pour enfanter ses élus. Croyez-vous qu’il ne pourra remuer la Russie, l’Autriche et la Prusse ? » Ainsi parlait, il y a plus d’un demi-siècle, l’Oratorien Charles Perraud[6] : l’élue dont il voulait l’enfantement, c’était la Pologne ; et d’aucuns sans doute pensèrent que pour prêter à Dieu d’aussi volcaniques desseins, il fallait être un songe-creux. Mais voici que la Russie, l’Autriche, la Prusse, ont été vertigineusement remuées ; la grande iniquité commise par le XVIIIe siècle est réparée ; la Pologne revit.

Trois puissants qui s’appelaient l’Empereur, l’Électeur de Brandebourg et le Tsar, regardaient ensemble la Pologne, dès le milieu du XVIIe siècle, avec at esprit de concupiscence dont les Polonais s’inquiétaient : une lettre d’Hugues de Lionne, en 1664, parlait déjà de ces vilains manèges[7]. Seul le premier pas coûtait : il fut fait en 1769 par les ministres de Marie-Thérèse, qui firent occuper un comitat. Elle savait quoi intérêt les papes prenaient au « maintien de l’état politique de la Pologne : » Clément XIII écrivait expressément que « la sécurité et l’intégrité de la religion catholique y étaient unies[8]. » Il y avait de l’angoisse dans cette affirmation : il espérait que les gouvernants de Vienne, dont la conscience relevait de son magistère, se laisseraient toucher. D’être touchée, cela ne coûtait guère à Marie-Thérèse : « Elle me paraît avoir les larmes à son commandement, écrivait d’elle le cardinal de Rohan ; d’une main elle a le mouchoir pour essuyer ses pleurs, et de l’autre elle saisit le glaive pour être la troisième partageante. » Elle pleurait donc, et sincèrement ; mais était-ce toujours sur la Pologne qu’elle pleurait ? C’était peut-être, quelquefois, sur le tort que lui faisaient à elle-même les deux autres larrons en voulant s’arroger les meilleures parts. D’avance, elle surchargeait de remords ses descendants : « Longtemps après ma mort, disait-elle, on verra ce qui résulte d’avoir ainsi foulé aux pieds tout ce que, jusqu’à présent, on a tenu pour juste et pour sacré. » Mais elle-même se déchargeait allègrement du péché : « Tant de grands et savants personnages voulaient qu’il en fût ainsi ! » Leur avis contrebalançait les objections de l’Eglise ; Marie-Thérèse signait : Placet. Son encre séchait, ses yeux aussi[9]. Le premier partage était consommé, mettant l’Eglise en deuil et Voltaire en joie.

Une joie qui devenait épaisse à force d’être mauvaise : il plaisait à Voltaire que les dévots à Notre-Dame de Czenstokova fussent vaincus, et que l’Impératrice du Nord prévalût sur la Madone. Et puis, de Catherine se tournant vers Frédéric : « Je ne sais quand vous vous arrêterez, lui criait-il, mais je sais que l’aigle de Prusse va bien loin… On prétend que c’est vous qui avez imaginé le partage de la Pologne, et je le crois, parce qu’il y a là du génie. » C’était un amusant paradoxe, de se faire acclamer des salons de Paris comme un libérateur des opprimés, et d’encourager de ses bravos, jusqu’à Berlin, jusqu’à Pétersbourg, les oppresseurs de tout un peuple. Dans la « philanthropique » solitude de Ferney, un esprit matin s’agitait, esprit véritablement tentateur, qui s’en allait, avec toutes sortes de grâces agiles, souffler à l’orient de l’Europe, et qui faisait fête à l’atroce intolérance d’État, installée par les baïonnettes étrangères sur les bords de la Vistule[10]. Tel était l’obscurantisme du temps : les hosannahs unanimes dont aujourd’hui la conscience humaine glorifie la Pologne ne se rencontraient alors que sur les lèvres des papes, et très faible en était l’écho.

En trois étapes le crime s’acheva, sous les regards impuissants de l’Eglise. Contre la Pologne et contre elle, deux des larrons au moins s’accordaient à merveille. Berlin fournissait au tsarisme schismatique d’excellents organisateurs de dictature spirituelle : sous Catherine, c’était un étrange « philosophe » du nom de Bulgari, ancien courtisan de Frédéric II ; sous Alexandre Ier, c’était un certain Stanislas Siestrencewicz, ancien étudiant en théologie calviniste, puis officier prussien, puis homme d’Eglise, et dont Joseph de Maistre disait : « S’il me fallait absolument toucher la main à cet homme-là, je mettrais un gant de buffle. » Dans le dernier quart du XIXe siècle, c’était Constantin Petrovitch von Kauffmann, passé du protestantisme germanique à l’orthodoxie russe pour devenir l’ouvrier cynique des « conversions forcées[11]. » L’esprit de persécution contre Rome, pour se déchaîner en Russie, ramassait en Prusse ses armes les plus sûres et ses agents les plus habiles ; l’Autriche, calme et correcte, et publiquement indifférente, laissait faire.

L’Europe, proclamait Gratry, est « en état de péché mortel : » la pécheresse était mal à l’aise, elle se sentait gênée. C’était un équilibre peu confortable, que celui qui reposait sur le maintien d’une iniquité. « Qu’a produit le lamentable partage de la Pologne ? demandait Joseph de Maistre. C’est la chemise du Centaure, tous ceux qui l’ont revêtue en sont brûlés[12]. » Une contradiction interne troublait toute l’histoire du XIXe siècle : avec une ostentation souvent sincère, on faisait étalage du droit des peuples ; mais il existait, à Varsovie, à Posen, un peuple qui toujours vivait et toujours frémissait ; et celui-là, on le maintenait inhumé, dût-il devenir cadavre : c’était le peuple de Pologne. Écrasé sous le poids de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, il rappelait à Montalembert « ce géant de la Fable, qu’on avait cru anéantir en l’écrasant sous l’Etna. Loin de l’anéantir, chacune de ses agitations faisait trembler la terre et éclater les volcans. Voilà le symbole parfait de la Pologne, poursuivait Montalembert ; chaque mouvement de son cœur héroïque ébranle l’Europe[13]. » Cela devait finir par une résurrection : Louis XVIII lui-même, là-dessus, pensait comme Lamennais, et Louis-Philippe comme Michelet[14].

On estimait et on admirait cette âme polonaise, si longuement fidèle à ses propres souffrances, et qui souffrait sans pouvoir mourir ni vouloir mourir. Aux heures critiques des conflits européens, on tâchait même d’avoir l’alliance de cette impuissance auguste ; on lui faisait l’honneur de la traiter comme une puissance. L’Europe de 1812 voyait Napoléon et Alexandre se disputer l’adhésion de la Pologne, soucieux qu’ils étaient, l’un et l’autre, d’ « enrôler une grande force morale[15]. » L’Europe de 1914 entendait la Prusse, l’Autriche, le Tsarisme, faire à la Pologne des avances, qui n’avaient pas toujours la valeur de promesses, mais qui reconnaissaient implicitement son droit à une vie nouvelle, à quelque chose de plus, même, qu’une survie.

« La question de Pologne, c’est la première, la plus éminemment européenne ; » c’est Talleyrand qui disait cela, au moment du Congrès de Vienne, et il le disait à Metternich. Malheur pourtant à l’âme polonaise, si elle se permettait de soulever elle-même cette question, en se soulevant ! Des prophètes alors surgissaient, et c’étaient des consolateurs ; tout enfiévrés par le martyre national, ils annonçaient que le renouveau de la Pologne marquerait un renouveau de l’humanité tout entière. Talleyrand comprenait peu, et Metternich moins encore. « Comme à la résurrection du Christ les sacrifices humains cessèrent sur toute la terre, vaticinait Mickiewicz, à la résurrection de la Pologne, les guerres finiront dans la chrétienté[16], « Ces prophètes trouvaient des croyants ; l’idée se propageait qu’en même temps que la Pologne renaîtrait, un grand ordre de choses naîtrait. « Dors, ô ma Pologne, dans ce qu’ils appellent ta tombe ; moi, je sais que c’est un berceau. » Il fallait être un Lamennais pour savoir, d’un même mot, agiter et bercer ce tragique sommeil. Le romantisme humanitaire exaltait de cet apocalyptique langage d’innombrables Polonais, dont les arrière-neveux voient aujourd’hui la Pologne sortir de sa tombe et la Société des Nations s’essayer à sortir du chaos. En faisant graviter autour des destinées de la Pologne, — un État dont le Gotha se taisait, — les destinées mêmes de l’humanité, leurs imaginations semblaient défier l’histoire. Et les diplomates disaient : Tout cela c’est du rêve. Mais certains rêves sont des idées-forces, qui ne provoquent la réalité d’aujourd’hui que pour dompter celle de demain.

À l’écart de ces audaces, qui s’attaquaient au voile de l’avenir et sans cesse en élargissaient les déchirures, l’Eglise romaine, elle, se retournait avec gratitude et fierté vers le passé de la Pologne, vers ses longs combats pour le nom chrétien, face à l’Islam, face aux Tartares, face aux païens. « Ramassez une poignée de votre terre, » avait dit le Pape Paul V aux ambassadeurs polonais qui lui demandaient des reliques. Il parlait de la Pologne comme d’un sanctuaire d’héroïsme, dont le sol même était sanctifié… L’Eglise ne croyait pas que ce sanctuaire pût être à jamais profané. Et le rôle qu’avait joué la Pologne dans l’histoire du passé catholique la rendait non moins digne de revivre, que la mission à laquelle elle se croyait appelée dans les futures évolutions européennes.

Heureuse et malheureuse Pologne ! Elle eut le bonheur, au nom de ses malheurs mêmes, de susciter durant tout le XIXe siècle une sorte d’union sacrée entre le catholicisme romain et le libéralisme européen. Elle était leur commune cliente ; ils ne discutaient à son sujet que pour chercher l’un et l’autre les moyens de l’aider plus efficacement. Vous êtes trop tièdes pour elle, vous prêtres, criait un jour Edgar Quinet. Et Mgr Dupanloup de lui répondre : « Vous refoulez toujours le clergé derrière l’autel, et vous l’appelez au dehors quand cela vous convient ; vous le chargez d’entraves, puis vous lui reprochez de ne pas agir[17]. » L’Eglise, par cette voix éloquente que n’effrayait ni l’idée ni le mot de liberté, demandait à ses adversaires qu’ils la libérassent elle-même, afin qu’elle fût mieux en mesure de libérer la Pologne et de lutter, là comme ailleurs, contre l’œuvre de Voltaire. Ce fut la grande humiliation du XIXe siècle, d’être si unanime, en son for intime, en faveur de la Pologne, et si maladroit, pourtant, à la secourir. Les cabinets de l’Europe se distrayaient volontiers de ce spectacle désagréable en constatant qu’en définitive l’ordre régnait à Varsovie.

Il y avait cependant un pouvoir qui s’attachait, avec un cruel sentiment d’impuissance, aux détresses polonaises, et qui, lui-même, en éprouvait parfois une détresse : ce pouvoir, c’était le Saint-Siège. Ecoutons Grégoire XVI, au consistoire de 1842. Il souffrait depuis dix ans qu’en le menaçant de déporter en Sibérie tous les évêques, la Russie l’eût acculé à leur expédier, dans un bref fameux, des conseils de docilité. Et sans doute, peu après, il avait, par deux notes, exprimé sa plainte au gouvernement du Tsar sur les atteintes portées à leur liberté. Mais le monde avait connu son bref et n’avait pas connu ses notes. Plusieurs années durant, aucun Polonais n’avait pu franchir la frontière pontificale sans un passeport russe : on avait pu croire que le Pape fermait sa porte aux Polonais qui venaient pleurer. Cela encore tracassait le vieux Pontife ; et convoquant les cardinaux ses frères, il leur confiait ses tourments, ses douleurs de père.


Ce que nous avons fait sans repos ni relâche, leur disait-il, pour protéger et défendre, dans toutes les régions soumises à la nation russe, les droits inviolables de l’Église catholique, le public n’en a point eu connaissance ; dans ces régions surtout, on ne la point su ; et il est arrivé, pour ajouter à notre douleur, que, parmi les fidèles qui les habitent en si grand nombre, les ennemis du Saint-Siège ont, par la fraude héréditaire qui les distingue (avila fraude), fait prévaloir le bruit que, oublieux de notre ministère sacré, nous couvrions de notre silence les maux si grands dont ils sont accablés, et qu’ainsi nous avions presque abandonné la cause de la religion catholique… Nous sommes presque devenus comme la pierre d’achoppement, comme la pierre de scandale, pour une partie considérable du troupeau du Seigneur.


Les cardinaux écoutaient un Pape ; et c’était, tout-en même temps, un homme qui parlait, chagrin de sa faiblesse et de s’entendre imputer des faiblesses, tout prêt peut-être à s’accuser si on lui eût dit qu’il avait à s’excuser, et voulant disculper la papauté, disculper Dieu, d’avoir un seul instant manqué à la Pologne. Les promesses que dans une entrevue mémorable il arrachait bientôt à Nicolas Ier, celles que donnait plus tard à Pie IX le gouvernement d’Alexandre II, demeuraient lettre morte ; et devant un autre consistoire où l’on canonisait un martyr, Pie IX, en 1864, faisait à son tour retentir, au nom même de ses responsabilités, l’ampleur de ses protestations.

La Pologne alors était abominablement torturée ; en Europe la presse s’agitait, les brochures se multipliaient, mais les souverains se taisaient. Pie IX rompit leur silence :


Je ne veux pas, déclarait-il, être forcé de m’écrier un jour, en présence du juge éternel : Vae mihi quia tacui ! La fête d’aujourd’hui me rappelle que, de nos jours aussi, il est des martyrs qui meurent et souffrent pour leur foi… Un potentat, qui s’appelle catholique d’Orient, opprime et tue ses sujets catholiques, poussés par ses rigueurs à l’insurrection. Sous prétexte de réprimer cette insurrection, il extirpe le catholicisme, il déporte des populations entières dans les contrées les plus septentrionales, où elles se voient privées de tout secours religieux, et les remplace par des aventuriers d’autres religions. Il persécute et massacre des prêtres, il relègue les évêques, et, tout hétérodoxe qu’il est, il dépouille de sa juridiction un évêque légalement institué… Et que personne ne dise qu’en m’élevant contre le potentat du Nord je fomente la révolution européenne : je sais bien distinguer de la révolution le droit et la liberté raisonnables, et si je proteste contre lui, c’est pour soulager ma conscience. Prions donc le Tout-Puissant d’éclairer le persécuteur du catholicisme et de ne pas abandonner les victimes qui, condamnées par lui, périssent au milieu des déserts glacés sans avoir le moyen de se réconcilier avec Dieu.


Ainsi protestait et priait Pie IX ; et devant le Parlement de Turin, un député du nom de Brofferio, connu pour aimer peu les prêtres, avouait très simplement :

Quand je vois un vieillard fatigué, malade, sans ressources, sans armée, sur le bord de sa tombe, maudissant un potentat parce qu’il égorgeait un peuple, je me sens ému dans tout mon être, je me crois reporté au temps de Grégoire VII, je m’incline et j’applaudis.


Serait-il donc vrai que les esprits libéraux du XIXe siècle étaient également prompts à se rebeller contre le spectre de la théocratie, tel que l’avaient forgé les pamphlétaires du XVIIIe, et puis à s’incliner, avec des applaudissements, devant des gestes de théocrate, dès qu’un pape, sous leurs yeux, s’en permettait l’audace ?


III. — L’ÉGLISE ET L’AME POLONAISE. — LA RESURRECTION.

Soutenue par ces paroles de papes, la Pologne espérait, sans raisons politiques d’espérer. Elle s’apprêtait à souffrir aussi longuement qu’il le faudrait. Elle se réputait une martyre, mais non point une morte. Elle introduisait dans l’usage de ses malheurs la philosophie catholique de la souffrance ; elle transformait ses désastres en une vocation. Et plus l’Eglise regardait souffrir ce peuple, plus elle le sentait sien. Garibaldi pardonnait mal aux Polonais leur catholicisme : « Cessez, leur écrivait-il, de donner à votre lutte héroïque un caractère religieux, qui éloigne de vous les sympathies et provoque contre vous les réactions sanglantes[18]. » La Pologne affrontait les réactions. sanglantes et gardait son âme.

Montalembert, en 1830, au moment où il songeait à partir pour Varsovie comme volontaire de l’Eglise et des peuples, avait félicité les Polonais de montrer au monde ce qu’était cette foi catholique que l’on reléguait au tombeau, et ce que le monde pouvait attendre d’elle pour sa liberté. Même aux heures où « le cheval du cosaque baignait ses pieds dans le sang des fils de Sobieski, » ceux-ci demeuraient les témoins de ce que valait et de ce que pouvait la conscience catholique pour la libération des peuples[19]. Advint dès lors que pourrait ; ils avaient fait ce que devaient. C’était certes un rôle austère ! mais la Pologne l’acceptait, et savait gré à Montalembert de l’en avoir solennellement investi. « La tribune quand vous y montez, lui écrivait plus tard le Poète anonyme, se change en une espèce de chaire spirituelle, et je ne sais quel souvenir de l’Eglise du moyen âge, foudroyant les tyrans et délivrant les nations, apparaît tout à coup à l’âme entraînée[20]. »

Et le Poète anonyme, commentant à son tour la prédestination de son peuple, la faisait consister à « introduire à force de douleurs l’esprit de l’Evangile dans les choses de ce monde, » à « démontrer aux incrédules et aux Pharisiens de la politique, qui depuis des siècles n’ont cessé de recrucifier le Christ sur toutes les croix de l’histoire, que toute nationalité est chose impérissable sur la terre »[21]. La Pologne était une preuve, elle fournissait une démonstration : sur les lèvres ou sous les plumes qui voulaient l’aider à souffrir, ces mots revenaient sans cesse, et douloureusement elle s’en enchantait, comme d’un titre de noblesse. Le Poète anonyme méditait encore :


Pour que le royaume que nous demandons chaque jour à notre père céleste puisse advenir en ce monde, il faut que les hommes, même les ministres, deviennent de véritables chrétiens. Cela ne peut advenir avant que le principe des existences nationales ait été reconnu comme inviolable, — inviolable par la raison qu’il vient de Dieu. Ainsi la Pologne, tout en accomplissant sa mission slave, en accomplit une autre qui est universelle. Elle apporte une nouvelle vérité politique et sociale à la conscience du genre humain[22].


C’est à ses souffrances mêmes qu’elle devait cette éloquence et cette fécondité ; elle ne disait si haut des choses si profondes que parce qu’elle était provisoirement rayée du chiffre des États. Un peuple est définitivement invincible lorsque chacune de ses défaites successives lui fait l’effet d’une marque d’élection, dont il peut être fier comme d’autres le seraient d’une victoire : l’Eglise sut proposer à la Pologne cette façon de demeurer une force, et la Pologne l’accepta, avec tout son tempérament, avec toute sa foi.

« Le sang que nous perdons, chantait-elle, relèvera notre patrie, et s’unira à celui de Jésus-Christ[23]. » Tout émancipé qu’il fût d’un Credo, Mickiewicz, parlant à une mère polonaise, lui disait : « Cours te jeter à deux genoux devant l’image de la Vierge des douleurs ; songe à n’amuser ton enfant qu’avec les instruments de ses supplices futurs[24]. » Ainsi les peintres de la Renaissance, faisant errer après des jouets les menottes de l’Enfant-Dieu, mettaient-ils à leur portée, sous ses regards naïvement résignés, une couronne d’épines, une croix, une éponge de fiel. Il y avait chez le petit Polonais, écolier d’une telle discipline, des velléités de Christ, des gestes de Christ, plus prêt encore, parfois, à souffrir qu’à lutter.

« Vous pouvez nous assassiner, signifiait au prince Gortchakof le comte Zamoyski ; mais nous ne nous battrons pas[25]. » Adam Czartoryski, la veille de sa mort, conjurait sa patrie :


Ne descends pas de cette hauteur sur laquelle les peuples et les puissants de la terre sont forcés de te respecter. Rejette les tentations de la colère. Souviens-toi qu’il faut plus d’héroïsme pour aller à la mort en découvrant sa poitrine, que pour défendre sa vie le glaive à la main[26].


Fatalisme oriental, indolence slave, ces mots sont bientôt dits : gardons-nous ici d’en abuser. Il fallait quelque chose de plus que de l’indolence ou du fatalisme, quelque chose de plus, même, que des vertus purement passives, pour que sous l’assaut de la fusillade russe la foule polonaise, occupée de prier Dieu, se maintint à genoux, et pour qu’inoffensive, calmement provocante, elle continuât de chanter : « Rends-nous la patrie, Seigneur, rends-nous la liberté[27]. » Bismarck, psychologue assez court comme tous les hommes qui jouissent de se sentir forts, voulait qu’à force de battre les Polonais on leur enlevât le goût même de vivre : la question de Pologne se serait ainsi résolue par leur suicide. Il n’apercevait pas qu’au fond même de leur calice de souffrances, mystiquement interprétées, mystiquement exploitées, ces âmes essentiellement catholiques retrouvaient avec une âpre suavité je ne sais quel immortel résidu de joie, — joie de vivre, d’agir et de souffrir. L’optimisme polonais résistait à la cruauté des vexations ; il récompensait la fidélité de la Pologne à la conception catholique de la souffrance et de la vie.

En Autriche, l’optimisme polonais survivait aux onéreux cadeaux qu’apportait à ses nouveaux sujets le gouvernement des Habsbourg, « despotisme, défiance, intolérance, » comme les énumérait le Poète anonyme[28]. Il survivait à la « jacquerie officielle » qui, en 1846, sous l’administration de Metternich, livra les propriétés, personnes et biens, aux convoitises sanguinaires d’une certaine plèbe, pour la consolidation de la dictature autrichienne. « Aujourd’hui, grondait Lacordaire, l’autocratie en est à son 1793 ; son cœur, si on peut dire qu’elle en a un, s’est révélé devant la terre entière ; et si épouvantable que soit cette révélation, elle est une promesse et une récompense pour les générations affranchies de tels ministres[29]. » Il était dans la philosophie de l’âme polonaise, de bénir Dieu de l’avoir élue comme instrument occasionnel de cette révélation.

Dans cette Russie dont le peuple, s’il en faut croire Guizot, était « encore plus ardent que l’Empereur à ne pas souffrir que la Pologne échappât à l’Empire,[30] » l’optimisme polonais survivait à la confiscation des Eglises uniates, puis à l’usurpation officielle des millions d’âmes uniates, aux déportations d’évêques, de moines et de prêtres, aux interrogatoires qui suscitaient des confesseurs, aux tourments qui sacraient des martyrs, à l’organisation savante des conversions forcées, à la « loi martiale contre la prière,[31] » à la dictature scolaire de la langue russe comme fourrière du schisme ; il survivait même, si pénible que fût la déconvenue, à la flagrante violation par la bureaucratie subalterne de certains ukases tardifs de tolérance. Il était dans la philosophie de l’âme polonaise, d’emprunter à tant de persécutions et de déceptions cette leçon, que les intérêts du catholicisme polonais étaient liés intimement à ceux de l’autonomie nationale, et de subir avec une amère prédilection les marques providentielles de cette glorieuse solidarité.

Dans cette Prusse, enfin, où le pangermanisme voulait abolir la race polonaise et le verbe polonais, l’optimisme polonais survivait aux rigueurs du Kulturkampf, à l’incarcération des prélats et des prêtres, aux luttes barbares de l’école contre la langue des petits enfants, à l’introduction en terre polonaise d’un flot de colons allemands dont 85 pour 100 étaient des protestants[32], à la politique d’astuce qui, pour mieux implanter le teutonisme, installait le luthéranisme. Il était dans la philosophie de l’âme polonaise, d’induire de ces faits, avec une douloureuse sérénité, que la Prusse frappait le catholicisme pour mieux atteindre le polonisme, et de trouver dans ce surcroît de malheurs la preuve nouvelle, et cruellement attachante, d’une flatteuse identité.

Ainsi se prolongeait l’immortalité des espérances polonaises : il semblait qu’elle s’étayât sur l’éternité même de l’Église, et qu’elle les enlaçât à des certitudes qui venaient de l’au-delà ; et pareille à « cette sainte du temps des croisades qui, lorsque son époux partait pour la guerre, prenait des habits de veuve pour ne les déposer qu’à son retour, la Pologne estimait que son veuvage ne serait pas éternel. »[33]. Henri Lasserre, l’historien de Lourdes, disait d’elle, il y a un demi-siècle, qu’elle ne pouvait parler religion sans réclamer en même temps la vie politique[34]. Et comme elle voulait continuer de parler religion, elle aspirait, de plus en plus tenacement, à être libre.

Il n’a pas dépendu des Puissances germaniques qu’une fois encore, en 1918, ces aspirations n’avortassent. L’Autriche, dans l’éphémère traité de Brest, jetait complaisamment à l’Ukraine la vieille province de Chelm, qui en 1875 avait héroïquement souffert pour sa foi polonaise et catholique. Au Reichsrat de Vienne, le président du club polonais stigmatisait ce traité, qui s’inspirait, disait-il, de « l’esprit du militarisme prussien et de la fourberie impuissante de la diplomatie autrichienne de la vieille école ; » et devant le Landtag de Prusse, le député polonais Korfanty constatait ironiquement : « Il était réservé au gouvernement de Sa Majesté Apostolique, de trafiquer de ce pays catholique, de le livrer à l’orthodoxie russe pour un morceau de pain[35]. » Le commissaire de l’hetman ukrainien Skoropatsky, un bon allié de la Prusse, signifiait à l’âme polonaise ses destinées :


La fin de la Pologne est, de toute manière, inévitable : à ma requête, toutes les écoles polonaises ont été fermées, et il viendra une fin aussi pour les prêtres. La force est à nous, car les Allemands sont avec nous… La religion d’État en Ukraine sera notre vieille foi orthodoxe[36].

On ferait venir de Galicie des prêtres catholiques pour les Ukrainiens fidèles à Rome ; mais en principe, le schisme d’État, bousculé dans l’Empire Russe par la chute du Tsarisme, recevait du germanisme la maîtrise officielle de l’Ukraine… Le germanisme se croyait encore, à cette date, le tout prochain vainqueur. Mgr Sapieha, prince évêque de Cracovie, avait fait preuve de prudence et de perspicacité en omettant d’ordonner un Te Deum lorsque la Prusse et l’Autriche, avec une mensongère emphase, avaient proclamé l’indépendance de la Pologne ; il avait simplement commandé des prières à l’Esprit-Saint pour que son peuple se dirigeât bien[37].

Péniblement victorieuse de ces suprêmes embûches, la « libre et orthodoxe république de Pologne, » — comme autrefois la qualifiaient les Papes, — a fait une belle rentrée dans la vie. L’Eglise était là, comme il convenait. Benoit XV, expédiant aux évêques de Pologne, en avril 1918, le préfet de la Vaticane, Mgr Ratti, l’avait prévenu qu’il trouverait là-bas « un peuple incomparable pour son dévouement à l’Eglise Romaine- » Et Mgr Ratti déclarait, au bout de quelques semaines : « J’ai vu moi-même de mes yeux ce que le Pape m’avait annoncé, et plus encore. » Une Puissance est ressuscitée, que la Papauté peut considérer comme une amie ; sur le sol même où l’Eglise était suspecte, ou captive, ou serve, l’Eglise aujourd’hui respire. La première diète de la souveraineté nouvelle s’est inaugurée le 9 février 1919 par une cérémonie dans la cathédrale de Varsovie, et par la consécration religieuse des locaux parlementaires : l’élément protestant de la diète était présent. La culture catholique, à Varsovie, veut s’emménager somptueusement, dans une université pour laquelle vingt-trois millions sont déjà recueillis. La pourpre est promise aux épaules de l’archevêque par une lettre solennelle de Benoît XV ; et Mgr Ratti, en juin 1919, est élevé aux fonctions de nonce. Après cent cinquante ans de veillée funèbre, l’Eglise est en allégresse[38].

À la fin du XIVe siècle, la reine Hedwige, « l’étoile de la Pologne, celle qui aimait mieux être douce que puissante, » recommandait à son mari Ladislas Jagellon de pauvres gens persécutés. « Soyez consolée, lui disait Ladislas ; je leur ai fait rendre leurs biens. » Et la reine de répondre : « Oui certes, mais qui leur rendra leurs larmes ? » Les Polonais, redevenus une nation, ne demandent pas qu’on leur rende leurs larmes ; ils acceptent d’avoir été, pendant un siècle et demi, condamnés à pleurer. C’était le vouloir de Dieu, dont l’Église pleurait avec eux ; et ce n’est pas vainement qu’ils ont pleuré, puisque aux applaudissements de l’Eglise s’est vérifié, pour eux et par eux, le mystique verset par lequel Mickiewicz terminait le Livre des Pèlerins polonais :


« Ils ont commencé la guerre des peuples, — la guerre générale pour la liberté des peuples. Et Dieu leur accordera de l’achever heureusement. Ainsi soit-il ! »


IV. — TRIBUNS D’ÉGLISE DANS LES NATIONALITÉS AFFRANCHIES

Elle s’achève heureusement, cette guerre, pour les autres Slaves que l’Autriche opprimait, Slaves de Bohême et de Styrie, de Carniole et de Carinthie, de Dalmatie et de Bosnie, pour les Roumains de Transylvanie, pour les Italiens de l’Adige et de l’Adriatique. Et partout l’Eglise prête sa voix à leur joie même de revivre, partout elle prête son aide à leur impatience de réinstaller normalement leur vie.

Près de trois ans durant, dans la monarchie dualiste, les opinions nationales avaient été contraintes de rester muettes : ce fut seulement au début de l’été de 1917 que la réouverture du Parlement leur rendit une tribune. Des prêtres y montèrent, avocats immédiats de leurs nations opprimées, de ces nations que l’on avait malgré elles jetées dans la mêlée, et dont le Habsbourg exigeait que par leur propre sang elles scellassent leur propre servitude. Entre Rome et les consciences tchèques. Vienne, puissance germanisante, s’était tenacement interposée ; par son influence souvent tyrannique sur l’épiscopat, elle avait induit certains esprits à confondre la centralisation germanique et l’unité romaine, et créé des malentendus dont souffrait le prestige de Rome et dont résultent, aujourd’hui même, certaines turbulences. Mais les âmes bohèmes se sentaient, tout à la fois, traduites et soulagées, quand elles entendaient l’abbé Isidore Jahradnik proclamer au Reichsrat : « Ce Dieu que je sers, punira les coupables ; il défendra et protégera mon peuple, et lui donnera la victoire et la liberté. » Un autre prêtre député, M. Valousek, développait ces espérances devant vingt mille catholiques Moraves, et les appelait à être les architectes d’un État tchéco-slovaque souverain et indépendant[39].

Un club parlementaire yougo-slave se formait : Mgr Korosec, prélat Slovène, le présidait. Il répondait à la confiance des âmes et à celle de son club en lisant au Parlement, dès le 30 mai 1917, une déclaration irrévocable, exigeant que toutes les contrées serbes, croates et slovènes, sur lesquelles l’aigle à deux têtes faisait planer ses serres, formassent à l’avenir une démocratie indépendante, unifiée. « Il est deux idées qui ne périront jamais, insistait un autre prélat qui s’était fait une gloire comme défenseur des paysans slovènes, Mgr Krek : que les Serbes et les Croates sont un même peuple, et qu’ils appartiennent ensemble à un organisme d’État auquel ils doivent fatalement appartenir. » Un député croate de l’Istrie, Mgr Spincic, donnait des précisions sur la paix que l’on voulait et que l’on aurait.


Pour arriver à la paix, expliquait-il, il faudrait que chaque nation à part, dans ses assemblées distinctes, puisse décider de son sort. Après la guerre il faut rendre à jamais impossible le retour du traitement que certains peuples ont dû subir, entre autres le peuple serbe-croate-slovène. Il ne doit plus exister deux catégories de peuples, les oppresseurs et les opprimés. Le dualisme, tel qu’il est, n’est qu’un malheur pour les Yougo-Slaves ; il signifie pour eux la mort et la destruction de leur nation. Par suite du dualisme, les Yougo-Slaves sont, d’une part, à la merci des Allemands, de l’autre, à la merci des Magyars, et, dans certaines régions, à la merci des Allemands et des Magyars réunis. Pendant cette guerre, les Yougo-Slaves ont été plus que jamais opprimés, comme soi-disant traîtres à la patrie. Ils aiment mieux cependant être qualifiés de traîtres à l’État par ceux qui veulent anéantir la nation yougo-slave, que de se constituer, eux, les traîtres de leur nation.


Les accents de ces députés prêtres répercutaient un vaste référendum, organisé par le clergé sur un grand nombre de points de la Yougo-Slavie : référendum d’évêques et de curés, référendum de paysans, référendum de femmes. « Je proteste énergiquement, écrivait Mgr Jeglic, prince-évêque de Ljubljana (Laybach), contre les grandes injustices qu’on a déjà commises envers nous Slovènes, et que les partis pangermanistes nous réservent encore. Je proteste énergiquement contre les violences par lesquelles les Magyars oppriment les peuples qui se trouvent sous leur administration. » Un bruit courait, mais bientôt expirait, d’après lequel le gouvernement de Vienne allait obtenir du Saint-Siège, contre Mgr Jeglic, un procès disciplinaire : les désirs de l’Autriche agonisante, d’exploiter la force spirituelle contre la liberté des peuples, n’aboutissaient qu’à une déception.

Il lui restait du moins des magistrats, des policiers, instruments attardés de sa croulante dictature : elle les lançait à la chasse des prêtres slovènes, et se donnait une dernière fois, aux dépens des prêtres, l’illusion d’être maîtresse en terre de Slovénie. Sous les inculpations les plus fantaisistes, elle les arrachait à leurs presbytères pour les jeter en prison, où elle était moins soucieuse de les faire juger que de les faire souffrir. Confesseurs volontaires de la foi slovène, certains d’entre eux connurent les pires rigueurs. Mgr Korosec, qui en plein parlement déroula ce martyrologe, put parler d’u excès monstrueux, qui rappelaient de loin ceux des bandes chinoises lors de la révolte des Boxers. »

Mais ces brutalités suprêmes d’une Puissance que le désastre guettait n’intimidaient même point les femmes : il s’en trouvait deux cent mille, à la voix du clergé, pour aligner leurs signatures, en sept gros volumes, en faveur des revendications du club yougo-slave. Solennellement, à l’Hôtel de Ville de Ljubijana, Mgr Korosec prenait acte de leur manifestation : « Nous ne céderons pas, criait-il, tant que nous ne serons pas arrivés à notre but. »

« C’est aujourd’hui le dimanche des Rameaux, reprenait Mgr Kalan, c’est l’anniversaire du jour où dans les rues de Jérusalem on chantait l’Hosannah en l’honneur du Sauveur en jetant des fleurs sur son passage. Après cette marche triomphale vint cependant le Vendredi-Saint. Il se peut qu’il en soit de même, pour nous et pour notre grande idée. Mais, dans cette pensée amère, il faut que nous soyons soutenus par la foi qu’après le Vendredi-Saint arrivera irrévocablement le jour de la Résurrection. » Un vicaire de Carinthie, l’abbé Smodej, comme tait en termes émouvants la redoutable longueur de ce Vendredi-Saint qui était encore imposé à la Carinthie : « Là-bas, continuait-il, on ne peut pas manifester comme vous le faites ici ; mais notre résurrection, là-bas, sera plus brillante que partout ailleurs. Nous voulons être libres et indépendants, et pour la liberté nous sommes prêts à mourir. » Les catholiques Slovènes aimaient que les mêmes lèvres auxquelles ils demandaient de leur parler de Dieu leur parlassent ainsi de leur patrie ; ces paroles frémissantes, messagères des prochains renouveaux, étaient déjà des paroles constructrices.

Mêmes émois, mêmes secousses, sous la dure mouvance de Budapest : de nombreux prêtres croates osaient expédier à Vienne, au club parlementaire yougoslave, leurs signatures d’adhésion. Les esclavages les plus fraîchement consolidés, l’esclavage de la Bosnie, celui de l’Herzégovine, s’insurgeaient à leur tour ; et comme Vienne régnait toujours dans l’évêché de Serajevo, le clergé, puis les Franciscains, se dérobaient à l’ascendant politique de l’évêché, et acclamaient la future Yougoslavie. Il y eut une bourgade de Bosnie dans laquelle on vit se dresser un moine, comme greffier de la déchéance autrichienne : c’était un Franciscain, Marco Barbarie, « Par ordre, » disait-il, et avec l’approbation des trois a religions » de la localité, la catholique, l’orthodoxe, la musulmane, il signifiait aux oppresseurs viennois leur congé. Il plaisait à Marco Barbarie que son Eglise, à lui, que ses lèvres, à lui, fussent vis-à-vis de l’Autriche l’organe de toutes les consciences, et qu’elles prêtassent une éloquence à l’unanimité des aspirations civiques, à la fraternité du Slovène, du Croate et du Serbe.

« Quels que soient les points de vue religieux et cultuels, expliquait le journal catholique de Zagreb, on est obligé de reconnaître que le clergé représente le noyau de nos milieux intellectuels nationaux. » L’intelligence indigène, la conscience indigène, s’appuyaient sur lui et s’exprimaient en lui. La monarchie dualiste avait assuré à l’Eglise l’éclat superficiel des honneurs et la jouissance des biens de la terre ; mais c’est à la faveur des souffles de liberté, — j’allais dire : des souffles de révolution, — que l’Eglise communiait avec la vie profonde des foules. On se rappela longtemps à Zagreb certaine circulaire préfectorale de juin 1897, où l’administration de Sa Majesté le roi de Hongrie était invitée à questionner les instituteurs sur les démarches civiques des prêtres croates : entre l’action sacerdotale et les aspirations populaires, la dictature d’un pouvoir central étranger, intrus, interposait d’ombrageuses et quotidiennes tracasseries. Mais les années 1917 et 1918 balayaient cette dictature : l’intimité du peuple et du clergé rayonnait désormais sans entrave.

La conférence de Brest, en janvier 1918, édifiait avec une laborieuse malignité son œuvre éphémère, lorsque lui parvint un Mémorandum troublant : Mgr Korosec, encore, avait tenu la plume, et c’était tout un peuple qui parlait, et qui, vis-à-vis de la prétentieuse et malfaisante conférence, maintenait ses points de vue, ses exigences, l’inflexible intégrité de ses droits. Les vainqueurs d’un jour furent contraints à relire, sous la signature audacieuse du prélat, que « les Yougoslaves revendiquaient une garantie complète, pour les peuples d’Autriche-Hongrie, du droit entier de disposer librement d’eux-mêmes, et qu’on se moquait de ce droit en leur exhibant les constitutions de l’Autriche-Hongrie comme une promesse de libre développement. » Le général Herzmansky, commandant militaire à Gratz, écrivait mélancoliquement dans un rapport officiel, le 5 mai 1918 : « L’excitation vient en partie du clergé Slovène, qui reçoit les instructions et l’appui de son évêque ; » et. le chef militaire, qui commandait à Zagreb, notait de son côté le 4 septembre : « Les tendances yougoslaves ont leur origine parmi le jeune clergé ; l’archevêque est considéré comme un yougoslave déclaré[40]. »

Peu à peu, l’Autriche changeait de tactique : on la voyait, éperdue, murmurer des ébauches d’autres promesses : les mots d’autonomie, de fédéralisme, étaient chuchotes aux oreilles slaves. « Les Yougoslaves, reprit au Reichsrat Mgr Korosec, vous remercient bien civilement ; mais M le baron Hussarek arrive trop tard… Les peuples subjugués en Autriche demandent qu’on ne discute nulle part, — et surtout lors des négociations de la paix, — le sort de la nation yougoslave sans la collaboration de la Yougoslavie entière ; ils demandent, en outre, que cette collaboration soit personnellement assurée au congrès de la Paix par les représentants des peuples élus à ces fins, comme une application de la libre disposition des peuples. »

De semaine en semaine, les craquements s’accentuèrent ; l’Autriche acheva de s’effondrer ; et lorsque huit millions de Yougoslaves, définitivement maîtres de leurs destinées, voulurent converser avec la Serbie, converser avec l’Entente, leur messager, en l’automne de 1918, ne fut autre que Mgr Korosec. La vice-présidence dans le premier ministère du nouvel État lui fut ensuite décernée[41], par un geste analogue à celui qui, à Prague, introduisait dans le conseil national tchéco-slovaque un directeur de séminaire et plusieurs prêtres. Il est certains conducteurs de peuples, dont la mission s’achève au moment où la terre promise va s’ouvrir : la gratitude yougoslave épargne à ses guides ces pénibles déconvenues ; elle associe officiellement Mgr Korosec, et puis, dans les gouvernements régionaux, un certain nombre de prêtres, au travail d’organisation qui doit affermir les libertés publiques.

Au-dessus de ces voix sacerdotales éparses, interprètes élues des volontés populaires, s’élève la voix même de l’épiscopat yougoslave. À la fin de novembre 1918, il se réunissait solennellement à Zagreb ; il reconnaissait l’État nouveau ; il saluait à l’avance « le pouvoir qui serait définitivement établi selon la volonté du peuple. » Peuple composite, peuple complexe, où les « orthodoxes » voisineraient avec les catholiques : l’épiscopat s’en rendait compte, et tout de suite exprimait son désir de vivre avec les autres confessions « dans les meilleurs rapports d’amour chrétien. » Sans perdre une minute, il esquissait en faveur de la nation nouvelle un geste de sacrifice : persuadé de l’urgence d’une réforme agraire, il se déclarait disposé à demander le consentement du Saint-Siège pour céder, contre un dédommagement équitable, une partie des terres d’Église. Sur l’heure, un premier vœu partait pour Rome : puisque les Yougo-slaves étaient désormais unis, l’épiscopat souhaitait, pour eux tous, d’un bout à l’autre du territoire, le droit de parler à Dieu dans la vieille liturgie slave et de concerter ainsi leurs prières comme une sorte de trait d’union, non seulement avec Dieu, mais avec l’ancien passé slave, dont cette liturgie demeurait la survivance, et avec la foule immense de tous les frères slaves, même séparés. Les marches de l’autel, — de l’autel où l’on voulait recommencer à prier en slave, — devenaient ainsi une sorte d’observatoire, d’où s’élargissaient les perspectives sur l’ensemble des destinées de la race slave, en présence même du Dieu qu’on implorait[42].

C’est donc en vain que l’Autriche, par la plume massive du baron Hussarek, ministre de l’Instruction publique, avait, au cours de la guerre, dans un style authentiquement joséphiste, défini le devoir qui s’imposait aux membres de l’épiscopat, de se comporter vraiment en évêques autrichiens. Mgr Endrici, prince-évêque de Trente, suspect de partager le patriotisme italien de ses diocésains, était spécialement favorisé de ces remontrances gouvernementales, qui d’ailleurs finirent, pour lui, par un mandat d’arrêt. « Le fait pour un évêque, lui écrivait-on de Vienne, de se limiter à ses fonctions ecclésiastiques et à une pure objectivité qui laisse se développer un programme de nationalisme extrême sans opposer à ce programme, avec la fermeté la plus pressante, le point de vue autrichien, ne saurait être apprécié et qualifié que comme une attitude incompatible avec la haute position d’un prince de l’Eglise autrichienne. » Mgr Endrici repoussait cette phraséologie germanique, il repoussait la demande qui lui était faite de démissionner, il repoussait les honneurs et les titres que Vienne lui proposait en échange de sa mitre. Sous les derniers piétinements du joséphisme, l’Eglise italienne d’Autriche, tout comme l’Eglise tchéco-slovaque, tout comme l’Eglise yougo-slave, se dérobait à la façon d’un terrain mouvant ; elle ne permettait pas d’être maître chez elle, à un État qui n’était même plus maître chez lui.

Il en était de même, en Transylvanie, des Roumains unis à Rome ; bien que le Père Lucaci, qui depuis un quart de siècle jouait parmi eux le rôle d’un Wetterlé eùt été contraint par la guerre à s’éloigner d’eux, leurs consciences étaient trop spontanément soumises à certaines disciplines de fierté, pour que la liste de trois noms qu’ils dressaient en vue de la nomination d’un archevêque fût conforme aux souhaits impérieux du comte Tisza. Celui-ci pouvait bien, par de savantes manœuvres, amener les Roumains de l’Église orthodoxe, à la veille même de leur émancipation politique, à installer à la tête de leur Église un prélat magyarisant ; mais les Roumains de l’Eglise unie gardaient une tenue d’âme contre laquelle le magyarisme ne pouvait prévaloir.

Pour donner aux gouvernements de Vienne et de Pest une ultime satisfaction, ces clergés tchèque et yougoslave, italien et roumain, auraient dû s’immobiliser dans la rigide lisière des réglementations archaïques et dans une servile déférence à l’endroit d’un passé qui leur avait apporté beaucoup d’oppression sous les pompeuses apparences d’un peu de respect. Arrière-garde stationnaire et timide, ils eussent dû laisser évoluer l’histoire, laisser marcher le monde et rester à l’écart, tandis que les peuples, sans eux, progresseraient et vaincraient. Mais il n’était pas dans les destinées de l’Autriche d’imposer à l’Eglise ce suprême préjudice : les Korosec, les Jeglic, les Endrici furent au contraire des hommes d’avant-garde ; leur science d’agir, fécondée, lorsqu’il le fallait, par leur vaillance à souffrir, sut mêler intimement l’Eglise à ces renouveaux d’espoir national dont leurs diocèses offraient le spectacle, et dont l’Europe allait enregistrer et ratifier le triomphe. À côté de ces peuples qui retrouvaient une jeunesse et une joyeuse fraîcheur de vie, la vieille Eglise se dressait comme une institutrice et comme « ne compagne de réveil ; elle n’avait jamais cessé d’être avec eux, d’être à eux.

Leurs principes politiques, conformes à cet esprit démocratique que l’historien Procope relevait déjà chez les Slaves du VIe siècle, n’étaient pas pour l’épouvanter : trois quarts de siècle avant Léon XIII, elle avait fait un pape de cet évêque d’Imola, qui écrivait à ses diocésains : « Le gouvernement démocratique ne répugne pas à l’Evangile et exige au contraire ces vertus sublimes qui ne s’acquièrent qu’à l’école de Jésus-Christ ; soyez bons chrétiens, et vous serez d’excellents démocrates[43]. » Et quant aux aspirations nationales qui triomphaient avec ces principes, les noms, lointains ou récents, des Balbin et des Krijanic, des Micu et des Slomsek, des Strossmayer et des Racki, attestaient que, loin de courtiser aujourd’hui le succès, l’Eglise ne faisait que prolonger, à l’endroit de ces peuples définitivement victorieux, certains gestes précurseurs.


V. — ROME AUX PORTES DE L’ORIENT

Cette Yougoslavie constituée, cette Pologne ressuscitée, mettent l’Église romaine aux approches de l’Orient. Pour se faire connaître, pour prendre contact, pour avancer en fraternelle visiteuse, elle possède, à la faveur des nouvelles circonstances politiques, à la faveur des concordats qu’elle-même a conclus, une liberté d’allure que le passé lui avait toujours refusée. Il dépend d’elle désormais, et surtout de ses fidèles, qu’à travers les étapes qui devant elle se dessinent, les pas de ses représentants demeurent purs de toute compromission politique.

Tant que l’Autriche était debout, c’était là chose impossible : quoi qu’ils voulussent et quoi qu’ils protestassent, ils apparaissaient bon gré mal gré devant l’opinion balkanique comme les hommes de l’Autriche.

Tant que la Pologne était à terre et que la bureaucratie russe, pénétrant chez elle, revendiquait une à une, aux dépens de l’Église romaine, les âmes qui priaient Dieu dans un autre rite que le rite latin, les Polonais alarmés pouvaient en induire qu’en dehors de leur propre façon de prier, qu’en dehors de leur liturgie latine, il n’y avait pas de salut pour l’âme slave ; et, quelles que fussent les déclarations des Papes sur la liberté des rites, la foi romaine, s’incarnant dans le sacerdoce polonais, passait facilement aux yeux des Slaves pour l’ennemie de cette liberté.

Désormais, toutes ces équivoques sont abolies. L’Eglise n’est point liée au cadavre de l’Autriche. La libre et souveraine Pologne n’a plus à craindre que sur son territoire les autres Slaves qui pratiquent le rite slave soient, à ce titre, brutalement séparés du bercail romain. Entre les clergés polonais, lithuanien, ruthène, la tyrannie s’efforçait d’attiser des haines, que leur commun attachement à Rome ne suffisait pas toujours à assoupir ; et lorsque en 1894 Léon XIII invitait les évêques polonais à considérer et à traiter les Ruthènes unis à Rome « comme des frères n’ayant qu’un cœur et qu’une âme, » il savait tout le premier quelles étaient les forces de division qui tiendraient en échec ces sages conseils. Mais la liberté, désormais, peut et doit ramener avec elle la douceur de s’entr’aimer ; et peut-être nulle part plus qu’en Pologne l’âme humaine n’est-elle accessible à cette douceur, si j’en crois le programme que traçait dès 1413 la diète de Hrodlo. Il s’agissait de sceller, entre Polonais et Lithuaniens, un pacte qui s’appelait l’union d’amour, et la diète disait :


La grâce du salut ne sera accordée qu’à celui qui cherchera son appui dans l’amour. Il n’y a que l’amour qui n’agisse pas en vain. Source de lumières, il éteint les jalousies, affaiblit les rancunes, procure à tous la paix ; il réunit ceux qui sont séparés, relève ceux qui sont tombés, efface les inégalités, redresse ce qui est courbé, vient au service de tous, n’offense personne, et offre un abri sûr à quiconque vient se réfugier sous ses ailes ; l’amour crée les lois, gouverne le royaume, fonde les villes, mène vers le bien les États de la République.


Lorsque naguère Léon XIII, lorsque aujourd’hui Benoit XV envisagent, sous le nom d’union des Eglises, une autre union d’amour, comment n’auraient-ils pas confiance, pour aplanir les aspérités de la tâche, dans les mortifications volontaires du nationalisme polonais, qui célébrait jadis, avec une si fraternelle éloquence, les vertus et les miracles de l’amour ?

Profitant des libérations récentes, Rome aspire à se faire connaître de l’Orient européen. Benoît XV, le 1er  mai 1917, créait une congrégation spéciale pour les Eglises orientales.) Le Motu proprio par lequel il annonçait cette fondation garantissait aux diverses Eglises du monde slave, non moins qu’à celles de l’hellénisme, une sollicitude de plus en plus respectueuse pour l’intégrité de leurs rites et de leurs légitimes traditions. Le Pape s’installait, en personne, à la présidence de cette congrégation nouvelle. « Quand nos Eglises d’Orient, expliquait Benoît XV, verront le Pontife suprême veiller en personne sur leurs intérêts, elles ne pourront pas ne pas comprendre qu’il est impossible pour le Saint-Siège de leur donner une plus grande marque d’affection. En outre, nous pouvons espérer que les Latins ne seront pas de nouveau représentés aux chrétiens de l’Orient comme des objets de suspicion, car le présent acte montrera avec un surcroit de clarté que l’Eglise de Jésus-Christ, parce qu’elle n’est ni latine, ni grecque, ni slave, mais catholique, ne fait aucune distinction entre ses fils, et que tous, qu’ils soient Grecs, Latins, Slaves, ou membres d’autres groupes nationaux, occupent la même place devant notre Siège apostolique. »

Quelques mois se passaient, et de par la volonté du Pape, un institut pontifical se fondait à Rome, en vue de familiariser avec les points de vue des chrétientés orientales les prêtres occidentaux qui plus tard auraient à prendre contact avec elles. On avait, sous Léon XIII, pour l’étude de ces points de vue, créé à Rome un important périodique : il s’appelait Bessarione en souvenir de ce cardinal Bessarion qui, dès le XVe siècle, jetait entre Rome et l’Orient certaines arches de pont ; sous la conduite du cardinal Marini, de nombreux techniciens d’histoire, de théologie, de liturgie, apportaient leur collaboration, et leur science précise et subtile donnait aux ambitions de l’Eglise une direction et un élan. Benoit XV organisait, à côté de ce périodique, une institution d’enseignement ; et faisant appel aux membres mêmes des chrétientés dissidentes, il les invitait à venir dans l’Institut nouveau, pour y connaître la doctrine romaine. « Ils pourront ainsi, écrivait-il le 15 octobre 1917, scruter à fond la vérité, en déposant toute opinion préconçue. Nous voulons en effet que l’enseignement de la doctrine catholique et celui de la doctrine « orthodoxe » soient conduits de front, de façon que chacun, maître de son jugement, puisse voir avec évidence de quelle source l’une et l’autre découlent. »

Il n’y a plus en Russie de bureaucratie spirituelle pour interdire à quelques clercs de là-bas un voyage de curiosité vers cet original Institut ; et les prêtres non unis des chrétientés balkaniques qui céderaient, ne fût-ce que par attrait scientifique, au même désir d’information, ne pourraient plus être accusés, aujourd’hui, de trahir leur patrie pour l’Autriche. De l’Orient vers Rome comme de Rome vers l’Orient, les routes sont plus libres. Les maréchaussées spirituelles ont disparu ; et l’esprit d’universelle paternité qui dictait à Léon XIII sa grandiose lettre Praeclara, « aux princes et aux peuples, » recommence de planer[44].


VI. — ROME ET LES INTERNATIONALISMES NOUVEAUX.

Ainsi Rome, sans impatience, mais sans lenteur, épie-t-elle soucieusement, activement, les répercussions religieuses des révolutions humaines. Il semble que, pour l’heure, ces révolutions ne lui ouvrent aucun autre champ d’activité : elle est tenue à l’écart, dans les reconstructions actuelles du monde. Alors qu’au moyen âge elle fut la mère du droit des gens, la jeune Société des Nations paraît se disposer à l’ignorer. Dans ces divers États qui vont s’associer, le Saint-Siège compte des millions de fidèles : son autorité morale, librement acceptée par eux, pourrait un jour déterminer ces millions de consciences à devenir, dans leurs différentes patries, des auxiliaires de bonne volonté pour les décisions ou pour les vœux que balbutierait la Société des Nations. Les conseils internationaux où tenterait de s’élaborer un peu de justice trouveraient dans la collaboration du Saint-Siège un élément de prestige dont ils pourraient attendre une efficacité.

Un juriste illustre qui, dans l’aréopage de La Haye, posa déjà quelques-unes des assises du monde nouveau, le regretté Louis Renault, cherchait à corriger les mesures d’ostracisme qui exilaient des deux premières conférences la souveraineté de Léon XIII et celle de Pie X.

L’espoir même qu’il fondait, pour la paix, du monde, sur la pratique de l’arbitrage international et sur la reconnaissance de certaines sanctions, l’amenait à souhaiter, pour cet arbitrage, un surcroit d’éclat, et pour ces sanctions un surcroît de vertu. On avait là, tout proche, l’ascendant de la Papauté ; pourquoi ne le point utiliser ? Et Louis Renault constatait qu’elle était évincée… Evincée sans appel, et sans possibilité de résipiscence, si l’on eût accepté, en 1899, la formule d’après laquelle les quarante-six signataires de la convention de La Haye se réservaient le droit de fixer les conditions auxquelles les autres « États » pourraient ultérieurement adhérer à cette grande œuvre internationale. La Papauté n’était plus un « État : » de par ce texte, elle n’était même pas comprise parmi les souverainetés dont les contractants de La Haye pouvaient éventuellement accepter l’adhésion. Louis Renault demanda qu’au mot États le mot puissances fût substitué. Le Pape, même sans terres, est toujours considéré comme une puissance : à la faveur d’un simple changement de mot, l’admission éventuelle de la Papauté à la cour d’arbitrage international cessait d’être impossible. Le comte Nigra, qui représentait l’Italie, témoigna galamment qu’il comprenait, et qu’il ne s’opposait point ; la proposition de Louis Renault fut acceptée[45]. Pour la fécondité de ces » délibérations futures qui s’essaieraient à régler périodiquement les destinées humaines, cela lui paraissait un avantage précieux, que la Papauté pût obtenir tôt ou tard quelque possibilité d’accès.

De lointains précédents pourraient être évoqués, dont jadis elle fut l’instigatrice : Trêve de Dieu, Paix de Dieu, démarches pontificales d’arbitrage ou de médiation, échafaudage architectural de cette « chrétienté » qu’Auguste Comte regardait comme le « chef-d’œuvre politique de la sagesse humaine. »[46] Tous ces souvenirs militent contre les sceptiques du vingtième siècle, prêts à qualifier d’utopie l’effort vers plus de justice. Sur les lèvres des pontifes du moyen âge, certains accents résonnèrent, qui vibrent encore à l’unisson de nos propres rêves. Les succès partiels que ces pontifes recueillirent pourraient être pour la jeune Société des Nations une leçon de confiance et même d’audace. Pourquoi donc n’attendrait-elle des Papes d’autres leçons que ces leçons d’outre-tombe ? Pourquoi leur voix n’aurait-elle son audience que lorsqu’elle s’élèverait des profondeurs du passé ?

La Société des Nations veut aviser à la consolidation d’une paix juste et durable. Parmi les suggestions apportées, en voici une à laquelle sa hardiesse même épargnera pour quelque temps au moins le reproche de banalité :


Le point fondamental doit être qu’à la force matérielle des armes soit substituée la force morale du droit ; d’où résulte un juste accord de tous pour la diminution simultanée et réciproque des armements, selon des règles et des garanties à établir, dans la mesure nécessaire et suffisante au maintien de l’ordre public en chaque État ; et pour la substitution aux armées d’une institution d’arbitrage, avec une haute fonction pacificatrice, selon des règles à concerter et des sanctions à déterminer contre l’État qui se refuserait, soit à soumettre les questions internationales à un arbitrage, soit à en accepter les décisions.


Ces lignes furent publiées en août 1917, sur la colline vaticane. Entre le « quatorzième point » ultérieurement défini par le président Wilson et le « point fondamental « ainsi formulé par le Pape, il y a convergence, avec une précision plus impérieuse, plus audacieuse, dans la manière pontificale de dessiner l’avenir[47]. Le « quatorzième point » fit du bruit, le « point fondamental » en avait fait beaucoup moins. De telles diversités d’accueil pourraient passer à la longue pour un manque d’équité intellectuelle. D’aucuns diront peut-être, en relisant ce « point fondamental, » ou en le lisant pour la première fois, que ce sont là des idées singulièrement proches de celles du socialisme international. Ce n’est probablement pas pour effrayer beaucoup certains protagonistes de la Société des Nations. Mais l’internationalisme socialiste, qui n’a pas encore fait ses preuves de pouvoir constructeur, aura bien sûrement ses entrées sous quelques-uns des portiques qui s’édifient à Genève : il pourrait y avoir quelque avantage pour la juvénile Société à accueillir et à écouter, en même temps, le « supranationalisme » catholique, d’autant plus soucieux, lui, de reconnaître l’existence et la personnalité des nations, qu’il se rappelle les avoir autrefois baptisées.

Voici consacrée, par la Conférence de la Paix, l’idée d’une législation internationale du travail : l’instrument diplomatique qui fixe les assises du monde futur consigne en l’un de ses chapitres les principes mêmes de cette législation. Le vœu que formulaient, depuis quarante ans, certains groupements de sociologues catholiques, est ainsi comblé : l’entente internationale qui devait, dans leur pensée, « frayer la voie à la lutte contre l’anarchie de la production, » passe tout doucement du domaine de l’idéal dans celui de la réalité. Plus d’un quart de siècle s’est écoulé depuis que Léon XIII en personne, dans une lettre au Suisse Gaspard Decurtins, réclamait cette entente[48]. On avait écouté sa voix, là où il souhaitait le plus ardemment qu’elle fit impression ; et tandis qu’à la Haye, parmi les diplomates, le pape était absent, il dépêchait au contraire un représentant officiel dans les congrès périodiques qu’organisait, depuis le début du XXe siècle, l’Association internationale pour la protection des travailleurs. Pour laisser parler le Saint-Siège en matière internationale, des sociologues comme M. Millerand ou des représentants du monde ouvrier comme M. Keufer étaient moins gênés que ne l’étaient les diplomates. Des mémoires techniques, des vœux détaillés, concernant par exemple le travail des femmes ou bien l’emploi du phosphore blanc, étaient transmis au pape, comme à tout autre gouvernement ; et parmi les actes du cardinal Merry del Val, on trouverait en 1904 une lettre qu’il adressait au président de l’Association internationale, — c’était, cette année-là, un conseiller national de Saint-Gall, — au sujet de ces délicates questions.

Econduite du jeu de ce monde par la timidité des chancelleries, la papauté y rentrait, sans forcer aucunes portes, pour une besogne d’humaine pitié ; elle y était comme ramenée par la poussée même de ces préoccupations sociales que les diplomates de l’année 1919 doivent enfin considérer comme des facteurs d’histoire. Mais puisqu’elle devançait ainsi, depuis le temps de Léon XIII, ces courants nouveaux dont les traités actuels consacrent l’importance politique, il y aurait évidemment quelque illogisme, de la part des puissants, à faire accueil à ces courants et à la maintenir elle-même dans un perpétuel arrière-plan. Et puisque depuis vingt ans elle collaborait officiellement avec les représentants de ceux qu’on appelait encore les humbles, pourquoi donc demeure-t-elle, toute seule, à la porte de certaines délibérations, où ils sont désormais accueillis comme étant à peu près les égaux des puissants ?


Craindrait-on, d’aventure, que du jour où la Papauté serait relevée de cette disgrâce dont les chancelleries paraissent l’avoir frappée, elle ne trouvât, dans ce changement même de fortune, une occasion de rappeler au monde ce qu’il y a d’anormal et de troublant dans sa situation territoriale ? Mais outre que la mémoire du monde n’a pas à cet égard besoin d’être rafraîchie, il ne serait pas absolument impossible que la rentrée de la Papauté dans le concert des Puissances marquât l’amortissement de cette pénible dissonance dont nos alliés d’au delà des Alpes sont les premiers à souffrir.

Déjà dans beaucoup d’esprits certaines maximes mûrissent, d’après lesquelles la Société des Nations, pour des intérêts supérieurs, pourrait entourer de certaines limitations de détail, courtoisement concertées, la souveraineté intérieure de chaque État. Entre ce principe général et l’application qui pourrait en être faite sur terre italienne en faveur de la Papauté, il n’y aurait peut-être qu’un pas. On pourrait le franchir de plusieurs façons, soit en garantissant internationalement la liberté du Pape, soit en prenant acte, par une procédure internationale, de la volonté de l’Italie de garantir cette liberté. Du jour où la diplomatie italienne, avec l’agrément préalable du Saint-Siège, envisagerait ainsi quelque élégante solution, les hommes d’État transalpins se réjouiraient sans doute d’avoir fait œuvre esthétique et de constater une fois de plus que certaines restrictions volontaires de souveraineté ont parfois la portée d’un allégement. Le souci de maintenir à Rome une situation discutée, souci que sut exploiter la ruse d’un Bismarck, avait, il y a quarante ans, acheminé l’Italie vers cette Triple Alliance qui, dès les premiers jours de la Grande Guerre, lui parut contraire à son génie, à sa fraternité latine, à son culte du droit, à la voix de son sang. Ce serait pour elle une bonne fortune politique de pouvoir un jour faire constater par la Société des Nations, que le Pape jouirait, dans Rome, de tout ce qu’il aurait déclaré nécessaire pour sa liberté[49]. Elle émousserait ainsi ce qui demeure encore épineux dans la question pontificale ; et le sens qu’elle a des gestes magnifiques trouverait soudainement une certaine grandeur à convier le pape et la chrétienté à l’établissement d’une Pax Romana. Ce nom somptueux fut béni, lorsqu’il désignait l’harmonie que faisait régner la Rome antique parmi les nations soumises ; la troisième Rome offrirait au monde une autre vision d’harmonie, en l’appelant à collaborer avec elle pour réaliser le spectacle du Pape libre sous l’égide des nations libres.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue, du 1er  juillet.
  2. Michelet, Légendes démocratiques du Nord, édit. Michel Bréal, p. 485 Paris, 1899.
  3. J. de Maistre, Correspondance diplomatique, 1814-1817, I, p. 12, Paris, 1860.
  4. René Bazin, Écho de Paris, 11 avril 1915.
  5. Mgr Julien, Impressions d’Amérique, p. 18, 19. Boulogne-sur-Mer, 1919.
  6. Henri Perreyve, La Pologne, p. 302. Paris, 1865.
  7. Sorel, La Question d’Orient au XVIIIe siècle, 2e édit., p. 18. Paris, 1889.
  8. Montalembert, Œuvres polémiques, I, p. 292.
  9. Sorel, op. cit., p. 52, 199, 248. — Perreyve> op. cit., p. 45.
  10. Voltaire à Catherine II, 4 juillet 1774, 29 mai 1772 ; Voltaire à Frédéric II, 16 octobre et 18 novembre 1772.
  11. Lescœur, L’Église catholique et le gouvernement russe, Paris, 1903.
  12. J. de Maistre, Correspondance diplomatique, I, p. 213.
  13. Montalembert, Discours du 21 janvier 1847.
  14. Lecanuet, Montalembert, I, p. 215. Paris, 1895.
  15. Le mot est d’Albert Vandal.
  16. Mickiewicz, Question polonaise et opinion italienne, p. 28.
  17. Réponse de Mgr l’évêque d’Orléans à la lettre adressée par M. Quinet au clergé catholique en faveur de la Pologne, p. 7. Paris, 1863.
  18. Montalembert, Correspondant, mai 1864, p. 10.
  19. Lecanuet, Montalembert, I, p. 214.
  20. Œuvres du Poète anonyme de la Pologne, II, p. 340. Paris, 1869.
  21. Œuvres du Poète anonyme de la Pologne, II, p. 343.
  22. Œuvres du Poète anonyme de la Pologne, II, p. 354-355.
  23. Leblond, La Pologne vivante, p. 278. Paris, 1910.
  24. Montalembert, Correspondant, mai 1884, p. 24.
  25. Perreyve, op. cit., p. 269.
  26. Perreyve, op. cit., p. 63-67.
  27. Gratry, la Paix, p. 158-164. Paris. 1861. — Perreyve, op. cit., p. 273-275.
  28. Œuvres du Poète anonyme de la Pologne, II, p. 351.
  29. Lacordaire à Mme Swetchine, 23 mai 1846. — Lecanuet, Montalembert, II, p. 346-349.
  30. Guizot, Mémoires, II, p. 274-275. Cf. dans Kucharzewski, L’Europe et le problème russo-polonais, p. 43-44, une curieuse citation d’une lettre du ministre d’Angleterre à lord Palmerston en 1832.
  31. Le mot fut dit en 1864 par Eugène Pelletan.
  32. Voir les statistiques données par M. Erzberger lui-même dans son livre : Der stille Kulturkampf, p. 14-15 (Hamm, 1912).
  33. Montalembert, Correspondant, août 1861, p. 826.
  34. Lasserre, La Pologne et la catholicité, Paris, 1862.
  35. Nouvelles religieuses, 1er  mai 1918, p. 282-285 .
  36. Lebreton, Études, 15 octobre 1918, p. 136.
  37. Fournol, De la succession d’Autriche, p. 212. Paris, 1918.
  38. La Documentation catholique, 10 mai 1919, p. 463. — Nouvelles religieuses, 1er  décembre 1918, p. 708. — Lebreton, Études, 15 octobre 1918, p. 134-135.
  39. René Pichon, Revue des Jeunes, 10 novembre 1918, p. 536-537.
  40. Nous empruntons ces textes au précieux recueil de documents que vient de publier un théologien Slovène, M. Barac, sous ce titre : Les Croates et les Slovènes ont été les amis de l’Entente, p. 68 et 85.
  41. On trouvera dans le volume vivant et informé de M. Charles Rivet : Chez les Slaves libérés : en Yougoslavie, p. 40 et suiv. (Paris, 1919), une conversation fort intéressante du vice-président Korosec.
  42. Sur le rôle du clergé dans le mouvement national yougo-slave, voir Gauvain, La question yougo-slave, p. 83-91 ; les Nouvelles religieuses, 1er  et 15 janvier 1919 ; et l’article très documenté de M. André Gabriac dans la Revue du clergé, français du 1er  février 1919.
  43. Comte d’Haussonville, L’Eglise romaine et le premier Empire, I, pièces justificatives.
  44. Voir dans The constructive Quarterly, juin 1918, l’article de Mgr Batiffol, Pope Benedîct XV and the restoration of unity.
  45. Yves de la Brière, La Société des Nations, essai historique et juridique, p. 191-193. Paris, Beauchesne, 1918.
  46. Auguste Comte, Cours de philosophie positive (édit. de 1867). V, p. 231.
  47. Charles Gonthier, Le Pape et la Société des dations. Lyon, 1919. Une conversation du cardinal Gasparri avec Mgr Touchet, évêque d’Orléans, reproduite dans son livre : La paix pontificale, p. 42 et suiv., apporte des précisions nouvelles sur ce « point fondamental. »
  48. Voir dans la Revue du 1er  août 1903 notre article : Le Pape Léon XIII.
  49. Voir l’article du marquis Crispolti dans Vita e Pensiero du 20 avril 1919.