L’Église et la République/Chapitre X

Édouard Pelletan (p. 115-120).

CHAPITRE X


Conclusion.

Depuis que Bonaparte a restauré le culte en France tous les gouvernements qui se sont succédé ont accru la richesse et la puissance de l’Église, et ce ne sont pas ceux qui l’ont le plus aimée qui l’ont le mieux servie. La Restauration fit moins pour elle par amour que le gouvernement de Juillet et le second Empire par intérêt ou par peur. Et certes un Villèle n’était pas capable de lui rendre les services qu’elle a reçus d’un Guizot. Quant à la troisième République, née dans les convulsions de cette Assemblée de Versailles qui voua la France au Sacré-Cœur, elle grandit sous le péril romain qu’elle ne pouvait pas toujours conjurer, qu’elle ne sut pas toujours regarder en face et qui la menace encore.

La fixité des mots, qui désignent des choses mouvantes, trompe les esprits et cause de faux jugements. Les noms de Pape et d’Église demeurent, mais ils ne représentent autant dire rien de ce qu’ils représentaient il y a cent ans, il y a seulement trente ans. Depuis 1869, depuis le Concile du Vatican et la retraite du Souverain Pontife dans sa forteresse spirituelle, une papauté nouvelle est née. Au pape Roi a succédé le pape Dieu. Le nouveau dogme de l’infaillibilité, qui sembla un coup de folie religieuse, fut un acte d’habileté politique.

Promulgué à l’heure où Pie IX perdait les derniers restes de son domaine royal, ce dogme substituait à la souveraineté abolie des Légations la souveraineté éventuelle de l’univers. En disparaissant à jamais derrière le Vatican, ce palais sans façade et presque sans abords, le Pape semblait dire : « Quand j’aurai laissé Rome à l’impie, quand je ne serai plus nulle part sur la terre, je serai partout et ma Rome sera le monde. » Expansion violente de la papauté subtilisée ! Si l’infaillibilité du Pape en matière de dogme est d’ordre théologique, l’infaillibilité du Pape en matière de morale est d’ordre politique ; c’est la mainmise sur toutes les consciences, c’est la direction temporelle des sociétés, c’est le Syllabus imposé aux États comme acte constitutionnel.

Rêve ? Non pas ! Réalité solide. Et ce n’est pas Pie IX seul qui a fait cela ; ce ne sont pas seulement ses cardinaux, ce sont les Églises de toutes les nations, c’est l’Église. Et dès lors, pour s’emparer de la conscience des individus et des peuples par tout le globe, la papauté mit en marche l’armée la mieux commandée et la plus disciplinée qu’on eût jamais vue, évêques, prêtres, moines et les tiers ordres.

Sans doute la papauté avait aspiré de tout temps à la domination universelle et médité de suspendre la terre à l’anneau du Pêcheur. Depuis le douzième siècle, les papes disputèrent à nos rois le gouvernement du royaume. Mais qu’était le Pape d’alors auprès du Pape d’aujourd’hui ? « Vous êtes non pas le seigneur des évêques, mais l’un d’eux », disait saint Bernard au Pape. Et Bossuet, citant cette parole, ajoutait : « Voilà ce qu’ont toujours dit ceux qui ont été parmi nous les plus pieux. »

Et, pour affronter l’Église du dehors, les rois de France avaient leur Église, la plus riche et la plus populeuse de la chrétienté. À la veille de la Révolution, le clergé, premier ordre de l’État, formait une armée de cent mille hommes et possédait trois milliards de biens fonds, cent millions de dîmes. C’était une force invincible aux mains du roi. Il n’en usait pas toujours de la même manière ; tantôt il se servait de son Église pour combattre le Pape, tantôt il s’entendait avec le Pape pour la réduire, ou bien encore il la laissait, pervertie par ses chefs, se donner elle-même au Pape. C’est ainsi que le vieux Louis XIV, après avoir opposé au Saint-Siège les libertés gallicanes, devint tristement ultramontain. Mais, au besoin, les parlements défendaient le pouvoir du roi contre le roi lui-même. Et l’État retrouvait toujours sa propre Église quand il voulait résister aux usurpations du prince romain. Vous, ministres de notre démocratie, pour vous défendre, que vous reste-t-il aujourd’hui ? L’Église des Gaules a passé à l’étranger. Vous n’avez plus chez vous qu’une milice ultramontaine, des prêtres, des moines, soldats du Pape, qui campent dans la République démantelée.

Vos évêques sont vos ennemis, vos ennemis irrités. Le vieux Montalembert, catholique ardent, défenseur généreux du Saint-Siège, ne put voir sans douleur et sans effroi l’abdication de l’épiscopat national devant les usurpations de la papauté. Quelques mois avant sa mort, il écrivait à un catholique allemand : « Si vous pouviez vous figurer l’abîme d’idolâtrie où est tombé le clergé français ! » Depuis lors, l’Église de France s’est enfoncée plus profondément dans l’idolâtrie étrangère. Depuis lors, la papauté est devenue plus avide de domination. Elle vous craint moins encore qu’elle ne craignait Napoléon III, qu’elle a poussé à sa ruine et à notre désastre[1], et elle vous hait davantage. Elle a été sans pitié pour l’empereur, parce que l’empereur, lui donnant beaucoup, ne lui donnait pas tout. Interrogez ce présage et songez qu’une plus implacable menace est sur vous. Car enfin les gouvernements catholiques, quand ils se repentaient et s’il en était temps encore, elle les recevait à merci. Mais vous, vous n’avez pas de pardon à attendre d’elle, vous êtes à ses yeux comme si vous n’étiez pas, puisque vous n’êtes plus catholiques. Elle vous a irrévocablement jugés et condamnés. Elle hâte le moment d’exécuter la sentence. Vous êtes ses vaincus et ses prisonniers. Elle augmente tous les jours son armée d’occupation ; elle étend tous les jours ses conquêtes. Elle vous a pris déjà le gros de votre bourgeoisie ; elle enlève des villes entières, assiège les usines ; elle a des intelligences, vous le savez bien, dans vos administrations, dans vos ministères, dans vos tribunaux, dans le commandement de votre armée. Ne lui demandez pas la paix, elle ne veut pas, elle ne peut pas vous l’accorder. Si vous suivez à son égard les règles de vos prédécesseurs, la politique de la Restauration, de la monarchie de Juillet et du second Empire, vous serez amenés à lui donner assez pour la fortifier encore et trop peu pour vous la rendre pacifique ; et vous vous serez fait seulement une ennemie plus redoutable. Gardez-vous de lui rien céder : elle ne vous cédera rien. Elle médite cette fois, non plus de faire concourir le pouvoir laïque à ses desseins et à sa gloire, mais de l’anéantir pour son infidélité. Elle prend votre place, elle se substitue à vous. Le gouvernement temporel des papes, qui était la honte de l’humanité, votre Église travaille ouvertement à l’établir chez vous ; elle veut faire de la France une province des États pontificaux universels. Elle a déjà dressé sur la butte Montmartre le Saint-Pierre de la Rome nouvelle.

Mais ces forces qu’elle tourne contre vous, de qui les tient-elle ? De vous ! C’est vous qui, par le Concordat, maintenez son organisation, son unité. C’est vous qui la constituez en puissance temporelle. C’est vous qui l’opposez à la République et qui dressez en face du pouvoir civil français le pouvoir civil romain. C’est vous qui lui donnez les armes dont elle vous frappe. Pour les lui retirer, qu’attendez-vous ? Administrée par vous, elle domine toutes vos administrations. Rompez les liens par lesquels vous l’attachez à l’État, brisez les formes par lesquelles vous lui donnez la contenance et la figure d’un grand corps politique, et vous la verrez bientôt se dissoudre dans la liberté.

  1. « C’est le maintien du pouvoir temporel des papes qui nous a coûté l’Alsace et la Lorraine… Si le pouvoir temporel avait été abandonné, les alliances étaient toutes prêtes ; nous en aurions eu une immédiate, incontestable. » Discours du prince Napoléon à la Chambre, en 1876. Histoire des Français, par Théophile Lavallée, t. 7, par Maurice Dreyfous, p. 19.