L’Église et l’État en Amérique

L’Église et l’État en Amérique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 721-742).
L'EGLISE ET L'ETAT
EN AMERIQUE

I. R. H. Tylor, American Ecclesiastical law, Albany 1866. — II. Edward Buck, Massachusetts Ecclesiastical law, Boston 1866. — III. G. Ruttimann, Kirche und Staat in Nordarika, Zurich 1871. — IV. G. P. Thompson, Kirche und Staat in den Vereinigten Staaten von Amerika, Berlin 1873.

Il est certaines idées qui, une fois entrées dans le monde, agitent les esprits à la façon d’un ferment jusqu’à ce qu’elles aient triomphé des préjugés qu’on leur oppose, et renouvelé la face de la société. La liberté religieuse est une de ces vérités qui font leur chemin à travers tous les obstacles. Au XVIIe siècle, elle s’est présentée timidement sous le nom de tolérance ; au XVIIIe, elle s’est appelée liberté de conscience, aujourd’hui, elle se nommé séparation de l’église et de l’état. Sous ces titres divers, ceux qui l’ont défendue, ont toujours poursuivi un même but : affranchir les consciences et séculariser l’état. Pour justifier le nouveau pas que la liberté religieuse fait de nos jours, les raisons ne manquent point. Alexandre Vinet a été l’apôtre de cette cause excellente ; mais pour les gens que la théorie effraie et qui redoutent l’inconnu, peut-être n’y a-t-il pas de démonstration qui vaille l’exemple d’un grand pays : on marche plus sûrement par un chemin où des millions d’hommes ont trouvé la paix et la prospérité. C’est ce qui nous fait croire qu’on ne lira pas sans intérêt un exposé de la condition religieuse des États-Unis ; on y verra que par la séparation dés deux puissances l’état a beaucoup gagné, et que l’église n’a rien perdu.

I

Depuis le jour où Constantin, pour s’emparer de la force nouvelle qui l’avait porté au pouvoir, ne trouva rien de mieux que de faire entrer le christianisme dans le cadre impérial et se fit à la fois grand pontife des païens et évêque extérieur des catholiques, l’union de l’église et de l’état a été la loi des peuples chrétiens. La religion et la politique se sont fondues ensemble ; l’hérésie est devenue un crime, le prince a mis au service de l’orthodoxie ses soldats et ses bourreaux.

Le résultat de cette alliance n’a été favorable ni à la civilisation, ni à l’état, ni à la religion. Dès qu’on impose aux sujets une règle de foi, il ne suffit pas de punir comme des coupables ceux qui s’écartent du symbole officiel, il faut encore prévenir le mal en empêchant l’hérésie de naître ; en d’autres termes, pour que rien ne trouble les consciences, il est nécessaire de régenter la science et de comprimer la pensée. La domination d’une église établie a toujours eu pour effet de gêner et d’amoindrir l’esprit de recherche, et par cela même d’affaiblir le génie national, — témoin le rapide déclin de l’Espagne et de l’Italie au XVIIe siècle, tandis que des pays divisés par l’hérésie, tels que la Hollande et l’Angleterre, montaient au premier rang. L’orthodoxie ne peut remplacer la liberté.

L’état du moins gagne-t-il quelque chose à cette union ? Non. Toutes les fois qu’une église a part au gouvernement, elle prétend dominer l’état et le traiter en subordonné, il ne lui suffit pas d’imposer ses dogmes et sa discipline, il lui faut la haute main sur les institutions qui intéressent plus ou moins directement la conscience. Le mariage, les sépultures, l’état civil tout entier, lui appartiennent en vertu du sacrement ; l’école est à elle, c’est là qu’on forme les âmes à la piété ; la presse ne peut lui échapper, c’est le berceau de l’hérésie. En deux mots, comme au point de vue religieux la société tout entière est du domaine de l’église, il n’y a pas de raison pour qu’elle lui échappe politiquement le jour où l’église et l’état ne font qu’un. Nos rois, il est vrai, ont résisté à cet envahissement ; ils ont cherché à séculariser la puissance publique ; mais que de conflits pénibles ! que de forces perdues ! Du XVe au XVIIIe siècle, il ne se passe pas vingt ans sans quelques difficultés avec les évêques : je ne parle point des querelles avec Rome, c’est le fonds de notre histoire. Si la vieille France n’est pas devenue le jouet de la curie romaine, le mérite en est aux parlement et à ces gallicans qui ont lutté contre les prétentions ultramontaines avec une érudition, un courage, un patriotisme que l’ingratitude de leurs arrière-neveux ne peut pas faire oublier. L’église a-t-elle profité de cette alliance, que certains catholiques, plus ardens qu’éclairés, rêvent de rétablir ? Elle a eu pour elle la richesse et la puissance, deux causes de corruption ; elle a soulevé contre elle toutes les consciences inquiètes, tous les esprits indépendans. On a créé une orthodoxie officielle, mais la religion est devenue une formalité vaine, une enveloppe d’où la vie s’est envolée. C’est dans les pays catholiques qu’on a eu le peuple le moins religieux ; l’athéisme a été une protestation violente contre la domination de l’église établie. Cela est visible en Italie au XVIe siècle, et surtout en France au XVIIIe. Après la révocation de l’édit de Nantes, il se fait un silence universel, il n’y a plus de discussions religieuses ; qu’est-ce que le christianisme y a gagné ? On n’a plus de protestans, mais on a des philosophes, et leur cri de guerre est celui de Voltaire : écrasons l’infâme ! c’est-à-dire débarrassons-nous de l’église et de la religion qu’elle impose. La révolution est l’œuvre d’hommes que l’église a élevés, et qui n’ont eu pour elle que de la haine et du mépris.

En introduisant la réforme dans leurs états, Henri VIII et Elisabeth n’entendirent nullement accorder la liberté de conscience ; le statut de hœretico comburendo n’a été aboli qu’en 1677. Henri VIII et sa fille voulurent simplement confisquer à leur profit l’autorité du pape, et réunir dans leurs mains la puissance religieuse et la puissance civile ; mais le principe du protestantisme ne se prêta pas longtemps à cette entreprise despotique. Le catholicisme est une société hiérarchique dont le clergé a le gouvernement ; le dogme, promulgué par les chefs spirituels, est la loi de cette société : il faut s’y soumettre sous peine de rébellion. Le protestantisme au contraire est par essence une religion individuelle ; toute église réformée est une communauté d’égaux qui ne reconnaît point de classe directrice. La vérité religieuse n’a point chez les protestans le caractère formel et légal que lui attribue l’église catholique. Contenue dans l’Écriture sainte, cette vérité s’offre à ceux qui la cherchent dans les mêmes conditions que la vérité scientifique, chacun n’en possède que ce qu’il en peut découvrir et comprendre. Quand on considère la diversité des convictions comme une conséquence de la diversité des esprits, on ne peut pas professer cette intolérance doctrinale qui mène si facilement à l’intolérance civile. Les églises, malgré leurs différences, se traitent en sœurs lorsqu’elles s’accordent sur un certain nombre de points essentiels. On ne doit donc pas s’étonner de voir l’Angleterre arriver à la tolérance des dissidens vers la fin du XVIIe siècle. Il est vrai qu’on exclut de cette liberté ceux qu’on nomme des papistes pour se dispenser de reconnaître en eux des chrétiens. C’est une inconséquence qu’explique sans la justifier la politique de l’Italie, de l’Espagne et de la France à l’endroit des réformés.

Dans la voie de la tolérance, la Hollande précéda de beaucoup l’Angleterre. C’est une des raisons de l’influence et de la grandeur de ce petit pays durant le XVIIe et le XVIIIe siècle. La Hollande était la patrie des exilés, la terre de la liberté. En 1646, lorsque Stuyvesant, gouverneur de la Nouvelle-Amsterdam, aujourd’hui New-York, poursuivait les prédicans qui n’étaient point d’accord avec le synode de Dordrecht, et chassait les quakers, coupables de prêcher la liberté religieuse, les magistrats d’Amsterdam n’hésitèrent point à blâmer cette persécution. Ils écrivirent à Stuyvesant ces belles paroles : « aussi longtemps que les hommes se conduisent paisiblement, il faut leur laisser la liberté de conscience. Telles ont été les maximes religieuses qu’ont suivies les magistrats d’Amsterdam, maximes prudentes et humaines ; la conséquence en a été que les opprimés et les proscrits de tous pays ont trouvé chez nous un refuge dans leur malheur. Suivez ces traces, vous y récolterez la bénédiction. » Ce qu’accordait la Hollande, ce n’était que la tolérance ; il fallut plus d’un siècle pour en arriver à l’idée de liberté, et ce ne fut pas dans l’ancien monde que germa cette généreuse pensée.

On sait comment, à la suite des persécutions et des troubles d’Angleterre, les dissidens de toute nuance émigrèrent dans l’Amérique du Nord pour y adorer Dieu en paix et à leur façon. Tandis que Louis XIV, avec cet aveuglement royal qui nous coûta si cher, chassait de France les réformés, et leur refusait même de coloniser la Louisiane, l’Angleterre, plus sage et plus politique, fermait les yeux sur ces hérétiques qui portaient au désert les institutions et la langue de la mère-patrie. Son commerce et sa puissance gagnaient à la colonisation ; elle était libérale par intérêt.

C’est en 1620 que les premiers émigrans, fuyant la rage des évêques anglicans, s’établirent dans le pays qui porte aujourd’hui le nom de Nouvelle-Angleterre. Ces exilés volontaires étaient des indépendans, des non-conformistes, c’est-à-dire ce qu’il y avait de plus rigide parmi ces puritains que nous ne connaissons guère que par le poème d’Hudibras ou les romans de Walter Scott. Qui de nous n’a présent à l’esprit ce personnage tout de noir habillé, sectaire intraitable, formaliste ridicule qui, suivant une vieille plaisanterie, pend son chat le lundi pour le punir d’avoir pris une souris le dimanche ? Ceux qui liront l’Histoire de la Nouvelle-Angleterre de Palfrey ou la Vie et les lettres de John Winthrop, récemment publiées par un de ses descendans, M. Robert Winthrop, seront bientôt édifiés sur la valeur de ces caricatures, et se feront une tout autre idée de la secte qui a donné à l’Angleterre, un Cromwell et un Milton. Quelles que fussent l’âpreté de leur foi et l’austérité de leur vie, ces puritains n’en étaient pas moins des esprits éclairés et beaucoup plus avancés en politique que ceux qui les chassaient. Républicains dans l’âme, parce qu’ils repoussaient la domination du clergé qui les persécutait et de la noblesse qui les abandonnait, ils plantaient sur le sol ingrat de leur nouvelle patrie ces principes démocratiques qui devaient enfanter la déclaration d’indépendance et le gouvernement des États-Unis.

Toutefois ce ne sont pas ces puritains qui les premiers établirent la liberté de conscience. En quittant le sol natal, ce qu’ils avaient fui, c’était l’église anglicane ; il ne leur convenait pas d’ouvrir la colonie à des persécuteurs qui leur enviaient, jusqu’à la tranquillité de leur exil. Le Massachusetts fut, comme Genève, une république chrétienne, dans laquelle l’église et l’état confondus repoussaient tout ce qui pouvait troubler l’unité de la foi ou l’unité de gouvernement. Les puritains d’Amérique ne furent pas moins intolérans que les catholiques d’Europe, avec cette différence toutefois que, leur église étant laïque et démocratique, il était à prévoir qu’un jour le citoyen l’emporterait sur le fidèle, et que la liberté politique aboutirait à la liberté religieuse.

L’honneur d’avoir proclamé la liberté de conscience appartient à lord Baltimore, grand seigneur catholique, qui fonda la colonie du Maryland, à Guillaume Penn, le quaker, qui fut le créateur de la Pensylvanie, et avant eux à un personnage moins connu, Roger Williams, ministre baptiste, qui ouvrit à tous les cultes la colonie naissante de Rhode-Island. Dès l’année 1635, Roger Williams, le père, et l’apôtre de la liberté religieuse, essayait de calmer ceux qui s’effrayaient de voir l’état séparé de l’église ; on lui criait qu’il allait ramener la société au paganisme, ou, ce qui n’était pas moins abominable, qu’il allait la rejeter entre les mains du fanatisme catholique ; le pieux ministre répondait par une comparaison qui n’a rien perdu de sa vérité. « Il y a, disait-il, beaucoup de vaisseaux en mer, et sur ces vaisseaux il y a des milliers d’hommes qui courent même fortune. Souvent il arrive que, sur le même navire, des papistes sont mêlés à des protestans, des juifs et des Turcs. La liberté de conscience, pour laquelle le combats, demande deux choses : premièrement que ceux qui ne partagent pas la foi de l’aumônier du vaisseau ne soient pas contraints d’assister au service, et secondement qu’on ne leur refuse point le droit d’exercer leur culte, s’il y a moyen. Cette liberté empêche-t-elle le capitaine de diriger son vaisseau et de maintenir la justice, la paix, la concorde parmi les passagers et l’équipage ? Et si un des matelots ne voulait pas faire son devoir, ou si un passager ne voulait pas payer le prix du voyage, si quelque téméraire organisait une révolte, ou s’il prêchait qu’il ne faut ni officier, ni capitaine, ni lois, ni commandant, ni ordre, ni châtiment, parce que tous les hommes sont égaux en Christ, est-ce que le capitaine n’aurait pas le pouvoir de s’opposer à ces transgressions, et de les punir suivant leur gravité ?…. Ce vaisseau, ajoutait Roger Williams, est l’image de la société et de l’église. » Il avait raison ; mais en 1635 on le dénonçait comme un athée, et je ne doute pas qu’aujourd’hui, en plus d’un pays qui se glorifie de la pureté ou de l’antiquité de sa foi, on ne déclarât que ceux qui soutiennent de pareilles doctrines sont des esprits faux et dangereux. Que deviendrait le monde, si on ne pouvait plus se quereller, et au besoin même s’entr’égorger au nom d’une religion de paix et d’amour ?

Les idées de Roger Williams, de Penn et de lord Baltimore étaient trop loin des préjugés contemporains pour avoir chance de triompher : aussi, sauf un petit nombre d’exceptions, l’union de l’église et de l’état fut-elle la loi commune des colonies anglaises jusqu’à la guerre d’indépendance. On en vint peu à peu à tolérer les dissidens, hormis les catholiques, mais c’était une tolérance de fait plus que de droit, et elle n’allait pas très loin. En chaque province, il y avait une église établie, pour l’entretien de laquelle on taxait tous les habitans, quelle que fût leur foi particulière. C’est au nom de l’ordre public qu’on essayait de justifier cet impôt. Si l’enseignement religieux, disait-on, ne sauve pas les âmes, au moins prévient-il les crimes. A New-York et dans les états du sud, l’église anglicane était l’établissement officiel ; dans la Nouvelle-Angleterre, c’était l’église congrégationaliste. Chacun de ces cultes ne se faisait faute de défendre sa suprématie par des pénalités. Les dissidens étaient tenus de respecter l’orthodoxie légale. En 1774, deux ans avant la déclaration d’indépendance, six membres de l’église baptiste furent emprisonnés en Virginie pour avoir publié leurs opinions religieuses. L’émotion que causa cette condamnation indiquait qu’un changement s’était fait dans les esprits. L’ère de la liberté approchait.

La révolution qui affranchit les colonies hâta une réforme désirée. Dans les états du sud, l’église anglicane avait beaucoup perdu de sa popularité ; elle avait le tort de rattacher l’Amérique à l’Angleterre, quand tout lien politique était rompu. Jefferson saisit cette occasion pour introduire en Virginie la pleine liberté religieuse. La loi qu’il avait proposée, et que Madison avait soutenue avec un grand talent, fut promulguée le 16 décembre 1785. C’est une date que l’histoire devrait conserver avec plus de soin que celle de ces batailles, qui ne laissent après elles que le souvenir du droit violé et l’horreur du sang versé.

Cette loi, qui a passé dans les constitutions de la Virginie en 1830 et 1851, décidait que personne ne serait forcé de suivre ou de soutenir un culte quelconque, qu’aucun individu ne serait inquiété ni molesté dans sa personne ni dans ses biens à raison de sa croyance, et qu’enfin chacun serait libre de professer et de défendre par argument ses opinions religieuses, sans que ces opinions pussent en rien diminuer, agrandir ou affecter sa capacité civile. En apparence, rien de plus simple que cette loi ; au fond, c’était la complète sécularisation de l’état et de la société.

La réforme de Jefferson ne concernait que la Virginie ; mais bientôt l’Amérique tout entière eut à se prononcer sur ce grand principe. En 1787, quand on fit la constitution fédérale, on se demanda si les États-Unis auraient une église officielle. La réponse ne pouvait être douteuse. Les législateurs connaissaient l’histoire de l’ancien monde, leurs pères avaient été victimes de l’intolérance, et d’ailleurs pouvait-on établir un autre régime que la liberté dans une confédération composée des sectes les plus diverses ? On décida donc par le premier amendement de la constitution que le congrès ne pourrait ni instituer une église d’état, ni interdire le libre exercice d’une religion ; on avait déjà reconnu dans un article précédent que pour remplir un emploi public personne n’aurait besoin d’appartenir à un culte reconnu. Cette décision, qui limitait le droit du congrès, ne touchait que la confédération : on respectait le droit particulier de chacun des états ; mais, quand la liberté religieuse était installée au centre, il était difficile qu’elle ne gagnât pas les extrémités. Ce ne fut pas cependant l’affaire d’un jour ; il fallut cinquante ans pour achever cette évolution pacifique. C’est en 1834 seulement que le Massachusetts, rompant avec une politique de deux siècles, a mis l’entretien des églises à la charge des fidèles. Cet amendement au bill des droits a été voté directement par le peuple à la majorité de 32,000 voix contre 3,000, — et certes, s’il est un pays où la religion soit en honneur, c’est le Massachusetts.

Aujourd’hui le principe est universellement reconnu. Dans les trente-sept états et les territoires qui s’étendent de l’Atlantique au Pacifique, la liberté religieuse est entière, et, comme il n’y a point d’église officielle, les mots de dissidence et de tolérance n’ont plus de sens. Toutes les constitutions des états particuliers se ressemblent ; il n’en est guère qui ne commencent par un hommage à Dieu, et qui ne déclarent, comme la constitution du Massachusetts, que « le culte public rendu à Dieu, l’enseignement de la piété, de la religion et de la morale, favorisent le bonheur et la prospérité d’un peuple et la sécurité d’un gouvernement républicain ; » mais en général le législateur ajoute que « le devoir que nous avons à remplir envers notre créateur ne peut être réglé que par la raison et la conviction, et non par la force ou la violence, » Ainsi parle la constitution de Virginie. Quant aux élémens qui composent la liberté religieuse, les voici nettement exprimés par la constitution du New-Jersey, de l’année 1844 :


« Personne ne pourra être dépouillé de l’inestimable privilège d’adorer le Dieu tout-puissant de la façon qui répond aux injonctions de sa propre conscience. Personne, sous aucun prétexte, ne sera forcé d’assister à un office religieux contraire à sa foi et à son jugement. Personne ne sera obligé de payer des dîmes, des taxes, ou autres redevances pour bâtir et réparer une église, ou pour entretenir un ministre d’une confession contraire à celle qu’il croit bonne ou dont il fait partie. Il n’y aura point d’église établie de préférence à une autre église. On n’exigera point de l’est pour être admis à remplir une fonction publique, et personne ne pourra être troublé dans la jouissance de ses droits civils à cause de ses principes religieux. »


En résumé, point de religion d’état ; chacun adore Dieu à sa façon et subvient aux dépenses de l’église qu’il adopte. La liberté est entière ; l’état ne se mêle des choses sacrées que pour garantir aux citoyens l’exercice paisible du culte qu’ils ont choisi.

Voyons maintenant quelle est la situation de l’état, quelle est celle des églises, et quels sont les rapports qui subsistent nécessairement entre l’église et l’état.


II

Quand on dit qu’en Amérique l’église et l’état sont entièrement séparés, il ne manque pas de gens qui protestent contre une pareille monstruosité. Un état sans Dieu ! des lois athées ! c’est une abomination qui révolte les âmes pieuses de l’ancien monde. Au fond, tout ceci n’est qu’une querelle de mots. L’état (j’entends par là l’ensemble des pouvoirs publics qui gouvernent une société) n’est qu’une personne morale, ce n’est pas un individu : il n’a point d’âme à sauver ; par conséquent il n’a pas et ne peut pas avoir de religion. Accuser l’état d’impiété et d’athéisme, c’est donc simplement lui reprocher de ne pas mettre les forces du gouvernement au service d’une ou de plusieurs églises ; reste à prouver que cette incompétence de l’état soit nuisible à la religion. C’est ce qu’on néglige de faire ; on aime mieux trouver des injures que des raisons. D’un autre côté, on dit qu’en séparant l’église de l’état on donne à l’église une influence excessive et que la puissance publique est désarmée. C’est une erreur ; les Américains ne sont pas un peuple mystique, et en fait de gouvernement ils peuvent en remontrer aux Européens.

Aussitôt que des hommes sont réunis, fût-ce sur un vaisseau, fût-ce dans une île déserte, il s’établit nécessairement des rapports entre eux ; il y a par conséquent des droits et des devoirs, une morale et des lois, — à plus forte raison lorsque la société est composée de familles établies sur le sol d’une patrie commune. On ne peut pas faire que cette société n’ait certaines idées de droit et de justice ; ces idées constituent une morale publique que chacun est tenu de respecter. Cette morale n’a pour objet que l’existence et le maintien de la société : elle ne touche que par un petit côté la conscience individuelle, elle est grossière et imparfaite ; telle qu’elle est cependant, elle suffit pour donner à l’état le droit de se défendre contre les vices, les désordres, les crimes même, qu’on voudrait abriter sous le manteau de la religion. Aux États-Unis, pas plus qu’en Europe, on ne souffrirait qu’une veuve se brûlât sur le bûcher de son mari, ou qu’on égorgeât des enfans pour apaiser quelque nouveau Moloch. La liberté religieuse a pour limite les droits de la société.

Dans la Grande-Bretagne, les juges mettent un certain orgueil à dire que le christianisme fait partie de la common law ou coutume d’Angleterre ; on ne va pas aussi loin en Amérique, on a même décidé juridiquement le contraire en validant le legs considérable que M. Girard avait laissé à la ville de Philadelphie pour établir un collège d’orphelins où l’on n’enseignerait que la pure morale, où on ne laisserait entrer aucun ministre d’aucune église. Il n’en est pas moins vrai que la société américaine est imprégnée de l’esprit chrétien, et que sa morale est celle de l’Évangile. Cela se voit notamment dans la législation du mariage.

Aux États-Unis, de même qu’en Europe, on ne connaît que la monogamie ; on considère l’adultère et la bigamie comme des crimes. La séparation de l’église et de l’état n’a modifié ni la législation ni les idées. Ce n’est pas seulement au point de vue religieux que la monogamie est respectable, il y a là un intérêt social. La stabilité des familles et des propriétés, l’éducation des enfans, le progrès de la civilisation, sont incompatibles avec la polygamie. Nous le voyons clairement par l’exemple des Arabes. Aux États-Unis, on ne s’est donc fait aucun scrupule de repousser les mormons ; on ne reconnaît pas davantage la secte du libre amour (the free lovers) qui considère le droit de changer à volonté comme une partie de la liberté personnelle ; — Mais, diront les logiciens à outrance, ce n’est plus la liberté religieuse. Les musulmans et les juifs peuvent renoncer à la vie patriarcale, parce que leur salut n’y est pas engagé, les mormons au contraire font de la polygamie un acte essentiel de leur religion. — Non, sans doute, il n’y a point ici-bas de liberté absolue, indéfinie, à moins qu’on ne veuille décider que les caprices d’un individu l’emportent sur les droits de tout un peuple. Qu’on remarque seulement qu’ici la société ne fait que se défendre, elle n’impose pas aux mormons une foi, un serment, des cérémonies, toutes violences que les empereurs romains faisaient souffrir aux premiers chrétiens, elle ne pousse pas de force les mormons dans une église ennemie, comme faisait Louis XIV avec les protestans, la société américaine se contente de maintenir son indépendance, elle combat pour son existence même. Libre à chaque secte de pousser aussi loin qu’elle voudra son rêve ou sa folie, mais à la condition de ne pas empiéter sur le droit d’autrui. L’état vient de Dieu tout autant que l’église, leur devoir est de se respecter mutuellement.

Comment organiser l’église de façon qu’elle ait une liberté complète, sans cependant échapper à la surveillance légitime de l’état ? C’est le problème capital, les Américains l’ont heureusement résolu.

Aux États-Unis, les églises ont un double caractère ; Il y a d’abord la congrégation, nommée aussi paroisse ou société religieuse, composée de toutes les personnes qui contribuent aux frais du culte ; il y a ensuite l’église proprement dite (churck), communauté plus étroite, composée des communians. L’état ne connaît que la congrégation, qu’il constitue en corporation, et dont il fait une personne civile ; il ne connaît pas l’église, qui est chose purement spirituelle. Le pasteur est à la fois le ministre de la corporation, qui le charge de prêcher, baptiser, marier, enterrer, et le guide spirituel de son troupeau. Il est, suivant l’expression consacrée, pastor of the church and minister of the people.

C’est dans cette distinction, empruntée aux vieux usages coloniaux, que les Américains ont trouvé le moyen d’assurer l’indépendance des églises sans sacrifier la souveraineté de l’état. S’agit-il de nomination d’évêques ou de pasteurs, d’établissement de diocèses, de doctrine, de discipline, de schisme, d’hérésie, de juridiction ecclésiastique, même d’excommunication, ceci regarde l’église, l’état n’a point à s’en occuper ; il n’a ni le jus majestaticum circa sacra, ni le droit de placet, ni l’appel comme d’abus, ni aucune de ces prérogatives indéfinissables qui durant tant de siècles ont mis aux prises l’église et les gouvernemens. La conscience n’est pas de son domaine, ce n’est pas à lui qu’il appartient de juger entre les fidèles et les pasteurs. En 1870, l’évêque d’Alton, dans l’état d’Illinois, interdit pour un an une paroisse du comté Saint-Clair, parce qu’au mépris du concile de Baltimore, et malgré la défense du curé, les fidèles avaient ouvert le dimanche un bazar et donné un concert afin d’en appliquer les bénéfices aux frais du culte. Toute une année sans pouvoir dire la messe, ni baptiser, ni marier, ni enterrer dans une commune, quel bruit n’eût-on pas fait en France ! et combien d’excellens catholiques n’eussent-ils pas invoqué l’appui du bras séculier ! Aux États-Unis, personne n’a contesté le droit de l’évêque ; il y avait là une question de discipline qui pouvait intéresser un certain nombre de catholiques, mais qui n’était en rien du ressort de l’autorité civile.

L’état ne connaît donc pas l’église. Pour lui, il n’existe que la congrégation, c’est-à-dire une corporation civile. C’est seulement quand il y a contestation sur la propriété ou les intérêts matériels de l’association que les tribunaux sont compétens. Il peut arriver quelquefois que l’affaire ait une apparence religieuse. Lorsque par exemple il y a division dans la corporation, et que des partis ennemis se disputent la propriété du temple, il faut nécessairement que les juges décident quelle est la véritable église ; mais en ce cas le fonds du procès est civil : ce n’est pas une question de doctrine, c’est une question de droit qu’il faut apprécier. Il en serait de même, s’il y avait des difficultés entre les actionnaires d’un club ou d’un chemin de fer ; il faudrait examiner les statuts pour décider quelle est la société légitime. Deux procès célèbres montreront comment les choses se passent aux États-Unis.

En 1820, la congrégation de Dedham, dans le Massachusetts, élut pour pasteur un ministre unitaire. Les deux tiers des fidèles composant l’église (church) repoussèrent comme un intrus le ministre qui venait attaquer la croyance de leurs pères en niant la divinité de Jésus-Christ. De là un procès entre l’église au sens étroit du mot et la corporation, procès qui se termina par la reconnaissance du pasteur nommé par la congrégation. La loi du Massachusetts, déclara-t-on, ne sait point ce que c’est que l’église ; elle ne connaît que la corporation. Cette décision excita une grande émotion, et, à vrai dire, elle ne s’explique que par le caractère particulier de l’église congrégationaliste et par la prévalence de sentimens plus démocratiques que religieux. Il parut équitable de reconnaître le droit d’élire le ministre, à tous ceux qui payaient les frais de son entretien.

L’autre exemple, plus récent, me paraît plus conforme aux principes et plus favorable à la liberté religieuse. En 1869, le docteur Edouard Cheney, recteur. de l’église anglicane du Christ à Chicago, fut accusé devant une cour ecclésiastique comme s’étant permis de retrancher le mot régénéré dans la formule du baptême. A la suite de la condamnation, l’évêque Whitehouse interdit M. Cheney de ses fonctions et lui supprima son traitement. La congrégation décida qu’elle conserverait son recteur ; M. Cheney cita l’évêque devant la cour supérieure de l’état d’Illinois pour y faire annuler une décision canonique qui, suivant lui, le blessait dans ses droits de citoyen. Il gagna son procès ; mais en appel devant la cour suprême de l’état le jugement fut cassé. Le tribunal déclara que, toutes les fois qu’une église particulière et son recteur sont sous la surveillance et le contrôle de supérieurs ecclésiastiques et qu’ils font partie d’une église générale ou dénomination dont ils ont volontairement accepté le symbole et la discipline, on doit considérer les membres restés fidèles à leur communion comme formant l’église et ayant le droit d’en retenir les biens, alors même que ces fidèles seraient en minorité. Il ne peut pas être permis à la majorité de quitter la communion et de se soustraire à la juridiction disciplinaire en emportant avec elle les biens de l’église ; ce serait un acte de mauvaise foi qu’aucune cour de justice ne peut tolérer. Quand il s’agit de discipline, c’est aux tribunaux ecclésiastiques qu’il appartient de prononcer ; la justice civile n’a qu’un rôle, c’est au besoin de prêter main-forte à ces décisions et de les faire exécuter. Cet arrêt, qui a eu un grand retentissement, a été approuvé par l’opinion publique ; on peut le considérer comme fixant la jurisprudence aux États-Unis.

La façon ordinaire de constituer une corporation, c’est de nommer un certain nombre d’administrateurs (trustees) qui la représentent ; chaque communion a sa façon de choisir les trustees, et en général la loi exige que l’élément laïque y domine. Il en est autrement pour les catholiques. Les trustees de chaque paroisse sont l’évêque diocésain, le vicaire-général, le curé et deux laïques nommés par les trois membres ecclésiastiques ; mais on exige de chaque paroisse que tous les trois ans, de même que les banques et les sociétés d’assurances, les trustees déposent au greffe du comté ou de la cour un état certifié des biens meubles et immeubles et des revenus de leur église. En cas de négligence pendant six ans, la corporation est déchue de ses droits. L’objet de ce dépôt est d’empêcher que chaque église ne dépasse le maximum de revenus ou de propriétés foncières fixé par les lois. Ce maximum, différent en chaque état, se tient en général dans les limites de 10,000 à 30,000 francs de revenu. Ce ne sont pas du reste des mesures particulières aux églises ; la loi fixe d’ordinaire le chiffre des biens qu’une corporation peut posséder. C’est ainsi qu’au Massachusetts le chapitre 32 des statuts de 1860 décide que les associations religieuses, charitables ou s’occupant d’éducation, ne pourront posséder des biens meubles ou immeubles que jusqu’à concurrence de 100,000 dollars ou 500,000 francs. Il y a assez de marge pour qu’on n’ait pas à se plaindre de cette restriction.

Ces lois sont-elles toujours respectées ? Il est permis d’en douter, en Amérique aussi bien qu’ailleurs. On prétend que l’archevêque de New-York a entre les mains des biens considérables, provenant de la charité des fidèles ; ces biens, qui ne sont qu’un dépôt sacré, il les transmet par cession en blanc au vicaire-général, de façon à les faire passer, en cas de mort, dans le trésor de son successeur. C’est une fraude faite à la loi, que les tribunaux condamneraient, si elle était prouvée. ’est ainsi qu’en 1862, un habitant de New-York avant laissé par testament toute sa fortune à l’archevêque Hughes pour l’employer aux besoins de l’église catholique de New-York le testament fut cassé. Aux yeux de la loi, il n’existe point d église de New-York, il n’y a que des paroisses particulières.

On doit comprendre maintenant le jeu des institutions. Aux États-Unis comme en Europe, il y a de grandes communions qui embrassent tout le territoire. Les épiscopaux, les méthodistes, les presbytériens, les catholiques, sont des églises universelles, tandis que chez les baptistes et les congrégationalistes chaque paroisse est une communauté indépendante, unie de façon fédérative à ses sœurs par le lien d’une foi commune ; mais toutes ces églises ou dénominations sont choses religieuses dont l’état n’a point à s’occuper. Il ne connaît que l’association civile, la corporation locale. C’est cette corporation qui possède les biens, qui prend des engagemens pour les frais du culte et le traitement des ministres ; c’est elle seule par conséquent qui tombe sous le coup de la loi.


III

La religion souffre-t-elle de cette organisation en partie double ? Cette distinction de l’église (church) et de la corporation porte-t-elle atteinte à l’autorité ecclésiastique ? On peut affirmer qu’en aucun pays la religion n’est aussi puissante qu’aux États-Unis. En effet, chez tous les peuples où l’église est unie à l’état, le gouvernement, qui salarie le culte, a par cela même une certaine police sur la croyance. Il faut nécessairement qu’il sache en quelles mains il verse le traitement qu’il accorde. Pour le catholicisme, cela peut avoir une grande importance, à en juger par ce qui se passe en Prusse. L’état peut décider, à tort ou à raison, que la promulgation d’un nouveau dogme, tel que celui de l’infaillibilité, change les rapports de l’église et du gouvernement, et qu’il ne reconnaît pour vrais catholiques que ceux qui n’ajoutent rien à l’ancienne foi. Pour les réformés, la question n’est pas moins grave. Avec ces perpétuelles variations, qui sont de l’essence du protestantisme, il arrive nécessairement que des courans divers s’établissent dans l’opinion. C’est ce qu’on voit en France ; il y a un parti qui se dit orthodoxe, quoiqu’il soit fort loin de la confession de La Rochelle ; il y a un parti qui se dit libéral et qui va de l’unitarisme aux confins de la philosophie. Ce qui maintient sous un même nom, dans un même temple, ces chrétiens qui n’ont pas la même foi et qui ne peuvent s’entendre entre eux, c’est l’argent donné par l’état. Chacun de ces partis ennemis prétend avoir un droit égal à la possession du temple, au traitement des ministres. Au milieu de ces divisions, que peut faire le gouvernement ? Imposer une confession de foi décrétée par la majorité d’un synode qui n’est peut-être pas la majorité de l’église, c’est agir à la façon des empereurs byzantins et se jeter dans des difficultés sans nombre. Un symbole est chose religieuse ; l’état n’y peut toucher sans sortir de son rôle. Faut-il partager les paroisses et faire autant de chapelles qu’il y a de sectes diverses ? Cela serait plus sage ; mais cela ne rentre guère dans les attributions d’un gouvernement. L’état n’a qu’un moyen de contenter tout le monde et de donner à la religion une protection efficace, c’est de ne point s’aventurer sur un terrain glissant et de rendre à chaque fidèle sa liberté et son argent.

C’est ce qui a lieu aux États-Unis. Comme on n’a rien à attendre du gouvernement, et que chaque chrétien choisit et paie l’église qui représente ses convictions, il n’y a aucune difficulté avec l’état, et quant aux querelles intérieures, elles se terminent par la retraite de la minorité, qui fonde une église nouvelle. De là ce résultat, qui ne peut paraître étrange qu’à ceux qui ne réfléchissent point : ces églises, indépendantes de l’état, maîtresses absolues de leur discipline, veillent avec un soin jaloux sur la pureté de leur doctrine. Chacune d’elles a sa confession de foi et n’admet dans son sein que ceux qui acceptent le contrat ou covenant religieux, en d’autres termes, qui se soumettent volontairement aux lois de la congrégation et qui en adoptent le symbole. Dans plusieurs de ces églises, le scrupule est poussé si loin qu’encore bien qu’on y baptise les enfans et qu’on leur donne la confirmation et la communion, néanmoins on ne les considère comme membres de l’église (church), comme de vrais fidèles, qu’autant que, parvenus à l’âge d’homme, ils ont fait une confession de foi personnelle et prouvé par leur attitude et leur conduite que leur cœur est vraiment régénéré en Jésus-Christ.

Cette sévérité explique comment un grand nombre de chrétiens réformés sont membres de la congrégation et assistent aux offices sans cependant faire partie de l’église, au sens étroit du mot. En même temps, cela nous éclaire sur un point de statistique intéressant et peu connu. Aux États-Unis, comme dans le reste du monde, l’église catholique compte parmi les siens ceux qu’elle a baptisés. Au contraire les dénominations protestantes ne comptent que les membres de la church, c’est-à-dire les communians habituels. Il s’en faut donc de beaucoup que ce chiffre donne le nombre des membres de la congrégation, puisqu’il ne comprend ni les enfans ni ceux qui n’ont pas fait profession de foi. Lors donc qu’on oppose les 5 millions de catholiques aux 6 millions de communians des églises protestantes, il ne faut pas oublier que ces chiffres n’ont pas la même valeur, et que les 6 millions de communians représentent environ 15 millions de fidèles, membres actifs de la congrégation, et quinze autres millions de protestans qui, à la façon d’un trop grand nombre de catholiques, assistent plus ou moins exactement au service divin et qui n’en supportent pas les frais. Ceci soit dit par respect pour la vérité ; il n’en est pas moins certain que l’église catholique, qui se recrute parmi l’émigration irlandaise et allemande, a pris une grande place dans un pays d’où elle a été longtemps bannie, et qu’en certaines villes, comme à New-York, elle exerce une influence considérable.

Si la séparation n’a fait aucun tort à la religion, n’a-t-elle pas au moins diminué les ressources du culte ? Que les faits se chargent de répondre. Pour ne parler que des catholiques, le nombre de leurs églises a triplé depuis vingt ans, et le patrimoine ecclésiastique a sextuplé. Il est vrai que pour ce dernier chiffre il faut tenir compte de l’énorme augmentation qui a eu lieu dans la valeur des propriétés depuis la guerre. En 1850, ou comptait aux États-Unis 1,222 églises catholiques avec un patrimoine de 10 millions de dollars ou de 50 millions de francs ; en 1870, il y avait 3,806 églises, et un patrimoine de 60 millions de dollars ou 300 millions de francs. On calcule que les biens de l’église catholique représentent à peu près le sixième du patrimoine de toutes les églises, et que les édifices consacrés au culte romain font le seizième du nombre total des temples. En d’autres termes, il y aurait aux États-Unis quelque chose comme 60,000 églises avec un patrimoine de 1,800 millions. Il est difficile de croire qu’un gouvernement eût été aussi généreux ; il n’y a que la foi pour faire de pareils miracles.

En outre de ces propriétés, chaque paroisse fournit à ses dépenses par les contributions des fidèles. Chez les méthodistes, c’est une souscription, hebdomadaire, mensuelle ou trimestrielle, qui défraie le culte. Je crois qu’il en est de même chez les catholiques. Chez les protestans, la façon la plus générale de se procurer des ressources, c’est la location des bancs (pews). Chaque banc contient de quatre à six places, de quoi contenir une famille. Souvent, pour subvenir aux frais de construction d’un temple, on adjuge ces bancs en vente publique, et on les charge en outre d’une redevance annuelle. A New-York, où tout est fort cher, il n’est pas rare de payer de 5,000 à 15,000 francs l’achat d’un banc, plus une rente annuelle qui peut aller de 500 à 2,000 francs. En Europe, on ne se doute guère des sacrifices que les fidèles font avec joie pour cette église qui leur appartient, qui est leur chose. M. Thompson, longtemps pasteur du Broadway Tabernacle church à New-York, nous dit qu’en vingt-cinq ans ce temple a reçu en souscriptions et locations 400,000 dollars ou 2 millions de francs pour frais de construction et d’entretien, sans compter une somme à peu prés égale pour fournir aux dépenses du séminaire théologique et des missions intérieures et extérieures. Cependant la congrégation ne compte pas plus d’un millier de fidèles, parmi lesquels il y en a de peu aisés. Le traitement du pasteur a monté de 10,000 à 45,000 francs. À Brooklyn, en face de New-York, le pasteur de l’église de Plymouth, M. Beecher, frère de la célèbre miss Beecher-Stowe, a une telle popularité, un si grand renom d’éloquence, qu’on y adjuge les bancs chaque année à un prix fabuleux ; en 1872, cette location a rapporté près de 300,000 francs. L’église, qui compte 3,300 fidèles, donne à son pasteur un traitement de 100,000 francs. C’est là sans doute une exception ; je cite cet exemple plutôt à titre de curiosité que d’édification ; mais il montre jusqu’où peut aller le zèle ou la passion des fidèles. À New-York, les bancs sont loués annuellement de 250 francs à 2,000 francs, et le revenu total monte pour chaque temple de 50,000 à 150,000 francs. Dans les villages, on suit la même coutume ; presque partout la location des bancs est le principal revenu des églises.

L’inconvénient de ce système, et il est grand, c’est que les pauvres n’ont point de place au temple, à moins qu’on ne les relègue dans les bas côtés, ou qu’on ne fasse pour eux un service particulier, à d’autres heures. Cela ne s’accorde guère avec l’esprit d’égalité, qui est l’esprit même du christianisme, et on comprend aisément que les catholiques, fidèles aux traditions de leur église, et les méthodistes, chrétiens pieux par excellence, aient rejeté un usage aristocratique emprunté de la vieille Angleterre. Je n’ai voulu montrer qu’une seule chose, c’est qu’il n’est pas besoin de l’intervention coûteuse de l’état et de son maigre salaire pour assurer l’existence de l’église. En Amérique, les fidèles de toute communion bâtissent des temples luxueux, fondent des écoles, des collèges, des séminaires, des hospices, des cimetières, établissent des imprimeries et des bibliothèques, instituent des missions pour porter au loin l’Évangile ou pour éclairer et consoler les pauvres et les abandonnés, sans que la charité s’épuise à entretenir ces créations incessantes. La liberté suffit à tout.

Cette ardeur chrétienne est-elle particulière à la race anglo-saxonne ? Non, il en est de même chez les Celtes d’Irlande et chez les populations françaises du Bas-Canada. Si quelque chose est contre nature, c’est qu’un chrétien ne s’intéresse pas à son église, c’est qu’il y soit comme un étranger. Laissez-lui le droit d’agir, et vous verrez en tous pays ce qui se passe en Amérique. Partout où s’établit le pionnier américain, il apporte avec lui l’église, l’école, le journal et la banque : ce sont les quatre élémens de toute société chrétienne qui vit de son travail ; ils sortent de terre, pourvu, qu’on ne les écrase pas. Que peut faire l’état, avec sa lourde main, sinon gêner ou étouffer une floraison naturelle qui ne demande que le soleil de la liberté ? Quand donc comprendrons-nous que l’état ne peut ni prier, ni aimer, ni agir pour nous, et que le seul rôle qui lui appartienne, c’est de garantir par de justes lois l’indépendance du fidèle et du citoyen ?


IV

Le grand mérite du régime américain, mérite qui frappera surtout les politiques qui ont étudié l’histoire, c’est qu’aux États-Unis on ne connaît point ces questions mixtes qui, depuis tant de siècles, font le désespoir des jurisconsultes et des canonistes. En théorie, rien de plus raisonnable que de régler en commun les questions qui intéressent à la fois l’église et l’état : établissement de nouveaux diocèses, nomination des évêques, traitement du clergé, mariages, écoles, hospices, cimetières, processions, etc. En fait, on n’a jamais pu s’entendre, l’église et l’état tirant chacun de son côté, et le plus fort opprimant le plus faible, sans que jamais on ait pu arriver à un accord durable. Les pragmatiques sanctions, les concordats, les traités n’ont satisfait personne. Plus hardis et plus sages, les Américains ont tranché dans le vif : ils ont fait largement la part de l’église ; mais du même coup ils ont sécularisé l’état, de façon à n’y plus revenir. C’est sur l’indépendance mutuelle des deux puissances qu’ils ont établi cette paix définitive que l’ancien monde a vainement poursuivie depuis Constantin, et qui aujourd’hui semble plus éloignée que jamais.

Toutefois il faut se garder de prêter aux Américains des sentimens qu’ils n’ont point. On parle beaucoup des écoles communales, qui sont la force et la gloire du peuple des États-Unis ; on dit que ces écoles sont laïques, on a raison de le dire, seulement il faut s’entendre sur le sens de ce mot. En France, il existe un parti qui voudrait bannir de l’école l’idée et le nom même de Dieu ; cette exclusion constituerait l’enseignement laïque. Jamais pareille pensée n’est entrée dans le cœur d’un Américain. Là-bas il n’est pas un homme politique qui ne déclare hautement que le christianisme est le plus solide fondement de la liberté. On ne croit pas que la république puisse se fonder chez un peuple sans religion. Qu’est-ce donc que l’école américaine ? C’est un établissement séculier qui ne relève d’aucune église, qui est unsectarian, suivant l’expression anglaise. On n’y professe aucun dogme, et on n’y enseigne pas le catéchisme, ce qui d’ailleurs serait assez difficile chez un peuple partagé entre tant de communions diverses. Mais le fonds de l’éducation, c’est la morale de l’Évangile ; je dirais même que c’est la Bible, si en quelques états on n’en avait supprimé la lecture pour donner satisfaction aux évêques catholiques qui se plaignaient qu’on élevât les enfans dans des habitudes protestantes. Les Américains ne sont rien moins que des libres penseurs, et il n’y a pas trois ans que la cour suprême de Pensylvanie a cassé le testament d’un homme qui léguait sa fortune à une réunion d’athées pour faire construire une salle où l’on enseignerait publiquement l’incrédulité. « La loi de Pensylvanie, dit l’arrêt de la cour, ne reconnaît pas une société d’athées, elle ne permet que des associations littéraires, bienfaisantes, religieuses… Il ne peut pas être permis de ridiculiser publiquement, d’insulter, d’avilir la religion révélée dans la Bible… C’est à quoi servirait une salle consacrée à l’athéisme. Ce serait une école où l’on élèverait les jeunes gens pour les galères et les jeunes filles pour la prostitution. » Ces considérans nous donnent le ton de l’opinion aux États-Unis.

Si les écoles communales ne donnent pas un enseignement confessionnel, il ne faut pas croire que les enfans soient élevés dans l’ignorance de la religion. En fait d’éducation chrétienne, il n’est aucun pays qu’on puisse comparer à l’Amérique. Ce sont les écoles du dimanche qui sont chargées de cette instruction, et chaque église a ses écoles, qu’elle entoure de soins particuliers. Plus de 5 millions d’enfans y reçoivent l’enseignement religieux sous les yeux de leurs familles, et y puisent ces sentimens de piété et de moralité qui sont plus nécessaires encore dans une république que dans une monarchie. Quant aux collèges et aux universités, l’état ne s’en occupe en aucune façon ; ce sont des fondations particulières, qui pour la plus grande partie sont entre les mains des églises. On peut donc assurer sans témérité que l’éducation est profondément chrétienne aux États-Unis.

Le caractère religieux du peuple américain n’est pas moins visible dans certains rapports extérieurs de l’église et de l’état. Dans une société chrétienne, il est naturel de respecter les usages chrétiens. C’est ainsi que les lois des états et la constitution fédérale considèrent le dimanche comme un jour férié, et lorsque le nouvel an, l’anniversaire de la naissance de Washington ou de la déclaration d’indépendance tombe un dimanche, la fête est remise au lundi. En quelques états, il y a des lois sévères qui défendent tout plaisir public et toute affaire le dimanche : c’est un reste du vieux sabbat puritain. En d’autres provinces, cette observance judaïque s’affaiblit ; néanmoins presque partout on ferme les ateliers et les cabarets, et on ne permet que les œuvres de nécessité ou de charité. L’opinion, les habitudes anciennes, soutiennent en ce point le législateur. D’une part on veut respecter le droit qu’ont les citoyens d’adorer Dieu en paix, d’autre part on considère qu’un jour de repos est nécessaire à ceux qui travaillent, mais qu’il ne faut pas leur permettre de faire de ce loisir une occasion de vice et de débauche. Par le même motif, on ferme les cabarets les jours de fête et d’élections. Les sessions du congrès fédéral et des législatures particulières s’ouvrent par des prières faites à tour de rôle par des pasteurs de communions différentes ; il y a des aumôniers dans l’armée et dans la flotte, il y en a pour les prisons. On sait aussi que, dans les circonstances solennelles, le congrès, le président, les gouverneurs d’état, fixent des jours de jeûne ou d’actions de grâces. Jefferson, durant sa présidence, mit en doute ce droit de demander des prières pour l’Union ; mais le sentiment public a tranché la question contre lui. On n’a pas oublié les touchantes proclamations de Lincoln implorant l’aide de Dieu pour protéger le peuple américain au milieu des cruelles épreuves de la guerre civile.

Dans la plupart des états, les églises sont exemptes d’impôts, la religion étant considérée comme la protectrice de la morale publique et comme la plus sûre garantie de l’ordre social. Les pasteurs sont dispensés de la milice et du jury : l’opinion les traite avec un grand respect ; cependant il y a un désir général de les renfermer dans leur ministère. Plusieurs constitutions leur refusent le droit de remplir un emploi public. Sur le fond des choses, tout le monde est d’accord ; une exclusion légale est repoussée par les meilleurs esprits, parce que cette exclusion a le défaut de faire des pasteurs une classe à part et de créer en quelque sorte une aristocratie. Dans la dernière révision de la constitution de New-York, on a levé cette interdiction, mais en général les mœurs la maintiennent, et presque partout les ministres se font un honneur de se tenir à l’écart de la vie publique. Du reste ils ont un rang considérable dans la société ; il n’y a pas d’œuvre importante où ne figure quelque pasteur. La commission de secours aux blessés, qui a joué un si grand rôle dans la guerre de sécession, avait pour fondateur et pour président un ministre unitaire, le docteur Bellows.

On comprend maintenant comment la séparation de l’église et de l’état, loin d’être un acte d’hostilité pour la religion, a été pour elle un bienfait. Ce sont des catholiques qui disaient à M. Duvergier de Hauranne, dans son voyage en Amérique, qu’aux États-Unis seulement ils avaient pu fonder ces associations puissantes et exercer ces influences qui ailleurs seraient regardées comme un danger public. C’est un archevêque catholique, le chef du diocèse de Cincinnati, qui disait publiquement il y a deux ou trois ans : « Je ne demande pas l’union de l’église et de l’état ; je repousse une pareille union. Je préfère la condition de l’église aux États-Unis à sa situation en Italie, en France, en Espagne, en Autriche, en Bavière. » Ce sentiment de l’archevêque Purcell a été plus d’une fois exprime avec non moins de vivacité par les évêques du Canada : ils ont repoussé la protection et le salaire de l’état en disant que cette alliance leur ferait perdre toute autorité sur leur troupeau. On trouverait de pareilles déclarations en Irlande. Les catholiques ont en général peu de goût pour la liberté religieuse ; mais, quand ils en ont essayé, ils n’y tiennent pas moins que les protestans. Ils s’aperçoivent bientôt que cette indépendance, qui a fait l’honneur et la puissance de l’église durant son âge héroïque, vaut mieux que cette alliance précaire qui asservit les fidèles et amoindrit la religion. Ce n’est point par la force que l’église a conquis le monde païen ; si elle veut reconquérir le monde moderne ; qu’elle reprenne ses anciennes armes, qu’elle recoure encore une fois à la liberté.

L’exemple des États-Unis gêne une certaine école qui, en plein XIXe siècle, n’a d’autre rêve que de restaurer le passé. L’Amérique est, pour ces profonds politiques, un embryon de société, un peuple à peine éclos : il faut attendre les résultats d’une expérience qui n’est pas achevée ; la civilisation ramènera tôt ou tard les Américains aux splendeurs du régime européen. Je n’espère pas convaincre des gens qui lisent l’histoire à l’envers ; mais je m’adresse à ceux qui cherchent sincèrement la vérité, et je leur dis : Voilà un peuple sorti d’Angleterre qui, sur un nouveau continent, a gardé la religion, la langue, les lois, les mœurs, les idées de son ancienne patrie. Placés dans des conditions nouvelles, n’ayant à porter ni le fardeau d’une noblesse, ni les privilèges d’une église établie, les Américains ont tiré des libertés anglaises la plus grande et la plus florissante démocratie que le monde ait jamais vue. Dans trois ans, ils vont célébrer le centenaire de la déclaration d’indépendance, Il n’y avait pas 3 millions de colons au 4 juillet 1776 ; il y aura 40 millions de citoyens au 4 juillet 1876. Une nation qui s’est ainsi développée, un pays qui, avec une énergie sans égale, a pris l’esclavage corps à corps et l’a étouffé au prix de sacrifices inouïs, a rempli de sa grandeur un espace de temps assez vaste pour que l’épreuve de ses institutions ne soit plus à faire. Quand donc avons-nous eu dans notre histoire un siècle de bonheur et de liberté ? Parmi toutes les réformes qu’ont tentées les Anglais d’Amérique, il n’en est point qui ait mieux réussi que la séparation de l’église et de l’état. La mesure a satisfait les deux parties, elle a fait disparaître entièrement ces querelles religieuses qui sont la lèpre de la civilisation. Est-ce là un exemple qui doit être perdu pour nous ? Regardons ce qui se passe : quel spectacle offre la vieille Europe ? Partout sortent de terre ces haines de religion que nos pères se glorifiaient d’avoir à tout jamais ensevelies dans le passé. Parlerai-je de la Prusse et de ses persécutions contre les catholiques ? Est-il un abus de la force plus criant que celui dont l’Europe est témoin ? A-t-on jamais vu plus clairement ce qu’il y a au fond du libéralisme de Berlin ? Les victoires de 1870 tourneront contre la liberté allemande comme l’ont fait les victoires de 1815. A ne consulter que l’intérêt de la France, il est à désirer que M. le prince de Bismarck s’engage de plus en plus dans cette voie, où il se perdra comme tous ceux que la fortune aveugle, et qui ne comptent pas avec la conscience humaine.

Di meliora piis, erroremque hostibus illum !


Et la Suisse ? Quel chagrin pour les amis de cette brave république, quand ils voient Genève et Berne descendre à des persécutions misérables et oublier que ce qui fait la grandeur de l’Helvétie, ce n’est ni son territoire, ni sa puissance militaire, c’est une seule chose, son amour et son intelligence de la liberté ! Il y a eu, dit-on, des lois violées ou éludées par un évêque ; soit, est-ce une raison pour destituer de pauvres curés restés fidèles à leur chef, et pour les faire mourir de faim ? A quoi donc sert l’histoire, si elle n’enseigne pas à chaque page que toute persécution, quelle qu’elle soit, féroce ou mesquine, n’a jamais grandi que les victimes ? Avec la liberté, on émousse des prétentions plus ou moins vaines ; avec la force, on en arrive à ranger l’opinion du côté de ses adversaires, même quand ils ont tort. Si jamais il y a eu pour Genève une occasion de séparer l’église et l’état, et d’en finir avec les luttes confessionnelles, c’est aujourd’hui qu’elle se présente. Pourquoi n’en pas profiter ?

Que dire de la France ? Laissons sa vieille histoire, tout assombrie par les guerres religieuses du XVIe siècle, les disputes avec Rome, et les persécutions royales de Louis XIV, les querelles théologiques du règne de Louis XV : combien de fois depuis quatre-vingts ans n’avons-nous pas eu à regretter l’intervention de l’état dans les choses spirituelles, l’influence religieuse dans les affaires politiques ? La constitution civile du clergé a été une des grandes fautes de la constituante, la persécution des prêtres inassermentés a été un des crimes de la convention. Le concordat de 1802 n’a satisfait ni le pape ni l’empereur ; les articles organiques ont toujours été repoussés par la cour de Rome comme une fraude impériale et une hérésie gallicane. N’est-ce pas un parti religieux qui a perdu la monarchie légitime en poussant Charles X à déchirer la charte ? N’est-ce pas ce même parti qui, après avoir fait au gouvernement du roi Louis-Philippe une opposition d’un libéralisme intraitable, a accepté sans hésitation le coup d’état de 1851 en demandant une part d’influence et de pouvoir ? Aujourd’hui qui donc repousse comme un régime odieux la république, dont l’église n’a certainement pas à se plaindre ; qui donc appelle de tous ses vœux un roi catholique et une politique catholique ? On répète que la France est le soldat de Dieu, on rappelle les Gesta Dei per Francos, on annonce une dernière croisade qui rétablira l’ordre moral en Europe ; en d’autres termes, on ne recule pas devant l’effroyable perspective d’une guerre de religion. Pour en arriver là on effacera quatre-vingts ans de notre histoire, on arrachera à la France ses souvenirs, ses droits, sa souveraineté, son drapeau. Exposer l’église à toutes les haines, la patrie à tous les dangers, risquer l’existence même de la France épuisée, qu’est-ce que cela pour des hommes qui se croient religieux et qui se disent conservateurs ?

Et maintenant, s’il est permis de juger l’arbre par ses fruits, que l’on compare cette Europe si fière de sa vieille civilisation avec la jeune Amérique. Là-bas, des églises prospères et que personne ne jalouse, une liberté universelle, la paix dans toutes les consciences ; ici, en Allemagne, en Suisse, en France, les âmes troublées, une inquiétude générale, une agitation de mauvais augure. Aux États-Unis, le christianisme dans toute sa splendeur, régnant par la seule autorité de la parole divine ; en Allemagne et en Suisse, le catholicisme menacé, les pouvoirs civils se déshonorant par des violences indignes ; en France, la religion mêlée à la politique, les fils des croisés rangés en bataille contre les fils de Voltaire, toutes les passions, toutes les haines soulevées, partout la confusion et la fièvre, signes avant-coureurs de la guerre et des révolutions. De deux systèmes qui enfantent des effets aussi contraires, quel est donc celui qui peut en appeler à l’Évangile ? quel est donc celui qui se fonde sur la justice et la vérité ? Demandons-nous enfin quelle est de ces deux politiques celle qui convient le mieux à un pays libre, et si nous avons quelque souci de la France, de sa grandeur, de son repos, choisissons.


ED. LABOULAYE.