L’Église des Jésuites

Traduction par Henry Egmont.
Contes fantastiques d’Hoffmann, Texte établi par Perrotin, Perrotintome III et IV (p. 173-221).

L’ÉGLISE DES JÉSUITES


I.


Emballé dans une chaise de poste délabrée, que les vers avaient abandonnée par instinct, comme les rats le navire de Prospero, j’arrivai enfin, après avoir risqué cent fois de me rompre le cou, devant l’auberge du marché de G.... Tous les malheurs dont j’aurais pu moi-même être victime étaient tombés sur la voiture que j’avais quittée, vu son état déplorable, chez le maître de poste du dernier relai. Quatre chevaux maigres et efflanqués parvinrent enfin, au bout de quelques heures et avec l’aide de mon domestique et de plusieurs paysans, à transporter jusqu’à G.... le malencontreux équipage. Les connaisseurs de l’endroit arrivèrent à la file, et chacun d’eux, secouant expressivement la tête, parlait d’une compléte réparation comme d’une chose indispensable et qui demanderait deux jours de travail ou même trois.

La petite ville de G.... ne me paraissait pas à dédaigner ; j’avais trouvé les environs agréables, et cependant j’étais passablement effrayé du retard dont j’étais menacé. — As-tu jamais, bienveillant lecteur, été forcé de t’arrêter trois jours en voyage dans une petite ville où tu ne connaissais personne, personne absolument. Si cela t’est arrivé, et à moins qu’un profond chagrin n’eût alors étouffé chez toi tout désir de relation quelconque, tu comprendras assurément mon malaise et mon dépit.

La parole est ici-bas la manifestation la plus directe de l’esprit de vie et de relation : mais les habitants d’une petite ville sont comme les exécutants d’un orchestre bien complet, bien exercé, où leurs voix seules s’accordent et chantent sur un ton juste, de sorte que l’intervention du moindre son étranger produit une dissonnance à leurs oreilles, et les fait taire à l’instant même.

Je me promenais donc tout seul dans ma chambre, plein de mauvaise humeur, lorsque je me souvins tout-à-coup qu’un de mes amis, qui avait séjourné autrefois à G.... durant quelques années, m’avait parlé maintes fois d’un homme instruit et spirituel qu’il y avait intimement fréquenté. Son nom même me revint à l’esprit : c’était le professeur Aloysius Walter, du collège des Jésuites. Je résolus de l’aller trouver et de mettre à profit pour moi-même les anciennes relations de mon ami. — On me dit au collège que le professeur Walter était occupé à faire sa leçon, mais qu’il serait bientôt libre, et l’on me laissait le choix de revenir ou d’attendre dans les salles des étrangers. Je choisis ce dernier parti.

Partout, les couvents, les collèges, les églises même des Jésuites sont bâties dans le style italien imité de l’antique, mais qui l’emporte de beaucoup par la richesse et l’élégance sur la noblesse et l’austérité religieuse. C’est ainsi qu’étaient décorées avec luxe les galeries spacieuses et brillamment éclairées que je parcourais, et où les portraits de saints appendus çà et là entre les colonnes d’ordre ionique contrastaient singulièrement avec les peintures des trumeaux représentant des petits génies dansants, ou même des mélanges de fruits et de mets délicats. Le professeur entra : je me recommandai de mon ami, qu’il se rappela, et je réclamai son hospitalité pendant mon séjour passager. Je trouvai le professeur tout-à-fait tel que mon ami me l’avait dépeint : beau parleur, ayant l’usage du monde, bref, un prêtre aimable et distingué dans toute l’acception du mot, et qui avait assez souvent regardé par-dessus son bréviaire dans la vie pour savoir au juste quel est le train des choses. À la vue de sa chambre ornée et meublée avec une élégance toute moderne, l’idée que m’avait inspirée l’observation des galeries me frappa de nouveau, et je la communiquai franchement au professeur.

« Il est vrai, me répondit-il, nous avons banni de nos bâtiments ce caractère sévère, cette sombre majesté, emblème d’une domination fatale et tyrannique, et qui nous cause, dans le style gothique, une oppression si étrange, parfois même un frissonnement d’angoisse insurmontable. Peut-être doit-on nous savoir gré d’avoir imprimé à nos édifices cette couleur sereine et séduisante inhérente à la manière antique.

» Mais, répondis-je, cette dignité sacrée, cette élévation majestueuse de l’architecture gothique qui semble aspirer au ciel, ne seraient-elles pas justement plus conformes au véritable esprit du christianisme dont le spiritualisme, dédaigneux de tout ce qui ne sort pas des limites sensuelles et terrestres, est par conséquent en flagrante opposition avec les dogmes de l’antiquité ? »

Le professeur sourit : « Eh mais, dit-il, puisqu’il s’agit de faire apprécier dans cette vie la précellence d’un monde supérieur, pourquoi répudier dans ce but l’emploi des riants symboles qu’offrent la nature et l’esprit de l’homme lui-même originaire de ce monde céleste. La véritable patrie est là-haut, je le crois, mais tant que nous sommes sur la terre, notre royaume n’est-il pas aussi de ce monde ? »

Oui, en effet, pensai-je en moi-même, par tout ce que vous avez fait vous avez bien prouvé que votre royaume était de ce monde. — Mais je me gardai bien d’exprimer ma pensée devant le professeur, qui poursuivit : « Vos remarques, du reste, sur la magnificence de nos fondations courent le risque ici de n’être applicables qu’à l’agrément de la forme. Car le marbre est hors de prix dans le pays, et les peintres en renom dédaigneraient d’y laisser des témoignages de leur talent. Il a donc fallu se contenter de cette sorte d’encaustique en commun usage aujourd’hui. Nous faisons beaucoup lorsque nous employons les revêtements en stuc, et le plus souvent c’est le peintre qui nous fournit les différentes espèces de marbres, ainsi que cela a lieu précisément en ce moment dans notre église, qui sera bientôt, grâce aux libéralités de nos patrones, entièrement décorée à neuf. »

Je manifestai le désir de voir l’église. Le professeur m’engagea à descendre, et lorsque j’entrai sous la colonnade d’ordre corinthien qui formait la nef du temple, je ne fus que trop sensible à cette impression agréable d’une architecture élégante que mon guide venait de me vanter. À gauche du maître-autel était élevé un grand échafaudage sur lequel était debout un homme occupé à restaurer les peintures du mur dans l’ancien style français.

« Eh bien ! comment ça va-t-il, Berthold ? » lui cria d’en bas le professeur. Le peintre se retourna vers nous, mais il se remit presque aussitôt au travail en murmurant d’une voix creuse et presque inintelligible : « Un travail pénible ! des lignes embrouillées, des courbes confuses ; impossible de se servir de la règle — des figures d’animaux, de singes — des têtes d’hommes — des têtes d’hommes ! oh ! misérable fou que je suis !… » Il prononça ces derniers mots d’un ton que pouvait seule inspirer l’émotion la plus douloureuse. Je tressaillis malgré moi d’une manière étrange. Cet accent, ces paroles, l’expression de physionomie avec laquelle il avait jeté les yeux sur nous, évoquaient devant moi toute une vie déplorable d’artiste infortuné et méconnu. Cet homme pouvait avoir quarante ans au plus ; il y avait dans sa tournure, malgré son accoutrement de travail négligé et malpropre, une noblesse singulière, et l’amertume du chagrin qui paraissait avoir flétri ses traits n’avait pu éteindre le feu qui brillait dans ses yeux noirs.

J’interrogeai le professeur sur son compte. « C’est, me répondit-il, un artiste étranger qui arriva ici juste au moment où l’on décida d’entreprendre la réparation de notre église. Il se chargea avec joie du travail que nous lui proposâmes, et son arrivée en ces lieux était en effet pour nous une bonne fortune. Car ni ici ni dans les environs, même à une grande distance, nous n’aurions pu trouver un peintre assez capable pour exécuter le même travail qu’il fait. Au reste, c’est le meilleur homme du monde et nous l’aimons tous extrêmement, si bien qu’il est à présent notre commensal. Outre l’honorable salaire qui lui est alloué, il partage notre table ; mais il serait difficile de s’en apercevoir tant il est sobre, ce qu’exige peut-être son tempérament valétudinaire.

» Mais, l’intcrrompis-je, il m’a paru tout à l’heure si brusque et si violent ! — Ceci, répondit le professeur, tient à des raisons particulières ; mais allons voir quelques beaux tableaux qui ornent les chapelles des bas-côtés, et dont un heureux hasard nous a rendus récemment possesseurs. Nous n’avons qu’un seul original authentique, un Dominiquin ; les autres toiles sont de maîtres inconnus de l’école italienne ; mais si vous êtes exempt de prévention, vous serez forcé de convenir que presque toutes feraient honneur aux artistes les plus renommés. »

Le témoignage de mes yeux confirma l’assertion du professeur. Il était assez particulier que le seul morceau reconnu pour appartenir à un grand maître était un des moins remarquables, sinon le plus médiocre de tous, tandis que je fus frappé au plus haut degré de la beauté de plusieurs autres ouvrages. Un des tableaux servant de dessus d’autel était voilé par une draperie : j’en demandai la raison. Le professeur me répondit : « Ce tableau est le plus beau de tous ceux que nous possédons, c’est l’ouvrage d’un jeune artiste contemporain, — probablement son dernier, car il s’est arrêté dans son vol. — Une circonstance particulière nous a obligés, ces jours derniers, de faire couvrir ainsi cette toile ; mais peut-être me sera-t-il permis de vous la montrer demain ou après-demain… » J’aurais volontiers insisté sur ce sujet ; mais le professeur affecta de presser le pas en avant, et je vis assez clairement qu’il ne lui convenait pas d’entrer dans de plus grands détails.

Nous retournâmes au collège, et ce fut avec plaisir que j’acceptai l’invitation du professeur d’aller visiter ensemble, dans l’après-midi, un endroit de plaisance peu éloigné. Nous en revînmes assez tard dans la soirée. Un orage se préparait, et j’étais à peine rentré à mon auberge, que la pluie commença à tomber par torrents. Vers minuit, le ciel redevint serein, et l’on entendait seulement encore, par intervalles, le tonnerre gronder dans le lointain. Je respirais par ma fenêtre les exhalaisons aromatiques de l’air attiédi ; et, quoique je fusse déjà passablement fatigué, je ne pus résister à la tentation de faire encore un tour de promenade. Après être parvenu a éveiller un portier grondeur, qui ronflait à plaisir depuis deux heures au moins, et à lui faire à moitié comprendre qu’on pouvait avoir la fantaisie de se promener à minuit sans être absolument en démence, je me trouvai enfin dans la rue.

En passant devant l’église des jésuites, j’aperçus de la lumière briller à travers une fenélre. Je trouvai la petite porte latérale entrebaillée, j’entrai, et je vis qu’on avait allumé un flambeau posé en face d’une niche devant laquelle j’aperçus, en m’approchant, un grand filet tendu verlicalement, et derrière le filet une figure dans l’ombre qui montait et descendait les degrés d’une échelle, et paraissait peindre quelque chose dans la niche. C’était Berthold qui marquait d’une trace noire sur la muraille toutes les lignes d’ombre projetées par le filet. À peu de distance, sur un grand chevalet de peintre, était posé le dessin d’un autel. Je restai dans la contemplation de cet ingénieux procédé. Pour peu que tu sois familiarisé, lecteur bénévole, avec le noble art de la peinture, tu devines aisément à quoi servait ce filet dont Berthold accusait les compartiments sur la concavité du mur. Il avait à peindre dans la niche un autel en saillie. Or, pour rendre exactement son grand dessin conforme au modèle en petit, il devait, d’après la méthode ordinaire, transporter son croquis sur la surface qu’il fallait peindre au moyen du filet appliqué sur ce plan. Mais ici, au lieu d’une surface plane, c’était une niche cintrée qui était à peindre, et ce procédé aussi simple qu’ingénieux, au moyen duquel les carrés uniformes du filet portaient sur la concavité du mur des ombres curvilignes, était le seul à employer pour mettre exactement l’autel en perspective et le faire paraître en saillie à la vue.

Je me gardai bien de passer devant le cierge, qui aurait trahi par mon ombre ma présence ; mais je m’approchai d’assez près pour observer parfaitement le peintre. Il me parut tout autre que dans la matinée, peut-être était-ce simplement à cause du reflet de la lumière ; mais son visage était coloré, ses yeux me semblaient animés d’une vive satisfaction, et, lorsqu’il eut achevé de rapporter ses lignes ombrées, il s’arrêta un moment devant la niche les deux mains appuyées sur ses hanches, et siffla, en contemplant son ouvrage, un petit air gai. Puis il se retourna et décrocha le filet, qu’il laissa tomber. Alors il m’aperçut : « Allons donc ! allons donc ! s’écria-t-il à haute voix, c’est vous, Chrétien ? » — Je m’approchai, j’expliquai comment j’étais entré dans l’église ; et, tout en lui faisant mon compliment sur l’usage ingénieux qu’il venait de faire du filet, je me fis connaître pour un artiste, ou du moins pour un amateur du noble art de la peinture. Sans me répondre un mot à ce sujet, Berthold reprit : « Chrétien n’est qu’un grand paresseux : il devait me tenir fidèlement compagnie toute la nuit, et je gage qu’il est allé bravement s’endormir dans quelque coin ! — Il faut pourtant que j’avance ma besogne ; car demain au grand jour il ne fera guère bon à peindre dans cette niche. — Mais je ne puis plus rien faire à présent tout seul. »

Je m’offris à lui servir d’aide. Il se mit à rire, et, appuyant ses deux mains sur mes épaules : « C’est un tour excellent à jouer à Chrétien ! dit-il ; quelle mine il va faire demain en s’apercevant qu’il n’est qu’un fainéant et que je me serai passé de ses services ! Eh bien, venez, compagnon, ami inconnu, et pour commencer, aidez-moi à dresser les tréteaux. »

Il alluma plusieurs bougies, et nous nous mîmes à fureter dans l’église et à rassembler des planches et de fortes barres de bois, de sorte qu’un échafaudage convenable fut bientôt construit devant la niche. « Maintenant, s’écria Berthold en y montant, de l’activité ! » — Je fus surpris de la promptitude avec laquelle Berthold traça son dessin en grand ; il tirait hardiment ses lignes avec autant de netteté que de précision et sans jamais se tromper. Me rappelant mes anciennes habitudes d’atelier, je remplissais au mieux mon office d’adjudant, en montant ou descendant pour diriger ou assujettir la longue régle aux points indiqués, et en taillant les fusins, que je lui remettais à mesure.

« Vous êtes un brave compagnon ! s’écria Berthold d’un air satisfait. — Et vous, répliquai-je, vous êtes à coup sûr l’un des plus habiles peintres d’architecture qu’il y ait jamais eu. Est-ce que votre main si hardie ne s’est jamais exercée à des peintures d’un autre genre ? Pardonnez-moi ma question !

» Mais qu’entendez-vous positivement par là ? dit Berthold.— Eh bien, répondis-je, mon opinion est que vous êtes digne d’exécuter des ouvrages plus relevés que des moulures de marbre peintes sur des murs d’église. La peinture architecturale ne sera jamais placée qu’en seconde ligne au plus. Le peintre d’histoire, le paysagiste, sont, sans contredit, à un plus haut degré de l’art. Ils peuvent donner un libre essor au génie de la fantaisie que les bornes étroites des proportions géométriques retiennent sans cesse captif et bridé. Le seul côté idéal de votre peinture, la perspective elle-même, cette source de l’illusion des sens, obéit à des calculs rigoureux, et dépend de spéculations purement mathématiques, au lieu d’être l’expression spontanée d’une pensée générale. »

Berthold avait déposé son crayon à la moitié de mon discours, et, la tête gravement appuyée sur sa main, il me répondit d’une voix sourde et solennelle : « Ami étranger, tu commets un crime en voulant établir des degrés déterminés entre les diverses branches de l’art, comme entre les humbles vassaux d’un roi absolu ; et tu commets encore un plus grand crime si tu n’as d’estime que pour les audacieux qui, impatients du joug terrestre, et en dépit de leurs chaînes d’esclaves, s’imaginent être libres, que dis-je ? se croient égaux à Dieu même et faits pour planer au-dessus de la vie et des mondes ! Ne connais-tu pas la fable de Prométhée qui voutut égaler le Créateur et déroba le feu du ciel pour animer ses figures inertes ? Il atteignit son but : la créature façonnée de ses mains marcha devant lui pleine de vie et de sentiment, et dans ses yeux éclatait le feu céleste qui brûlait en elle. Mais l’arrêt du criminel était porté sans rémission, et un supplice terrible, éternel, le punit de s’être arrogé les fonctions de la divinité ! Cette poitrine, qui avait conçu un désir surhumain, devint la proie sans cesse renaissante du vautour suscité par la vengeance, et une horrible torture physique fut le partage de celui qui avait voulu envahir le domaine céleste. »

Le peintre se tut et resta immobile, absorbé dans ses pensées. « Mais, Berthold, m’écriai-je, comment tout cela s’appliquerait-il à votre art ? qui a jamais songé à voir un crime ou une témérité insensée dans la reproduction des figures humaines, soit en peinture, soit en sculpture ? »

Berthold partit d’un éclat de rire amer et sardonique. « Haha !… certes, un jeu d’enfant n’est point un crime, dit-il ; et c’est un jeu d’enfant que de peindre comme font ces gens qui, sans nul souci, trempent leurs pinceaux dans les pots à couleur et barbouillent de la toile avec la naïve prétention de représenter des hommes en effet. — Non, ce ne sont pas là des criminels, ce sont de pauvres fous qu’il faut plaindre. Mais, monsieur ! quand l’âme s’exalte vers l’infini ! — non pas en vue d’un idéal charnel, comme Le Titien, — non, je parle de la pure essence divine, de ce feu sacré ravi par Prométhée, — voilà l’écueil, monsieur ! l’on marche sur un fil étroit et mince au-dessous duquel est un abîme béant ; et tandis que le hardi nautonnier brave le danger, une fascination diabolique fait reluire à ses yeux au fond du gouffre la vaine apparence de ce qu’il voulait aller contempler au-delà des étoiles !... »

Berthold soupira profondément, et puis, passant la main sur son front, il dit en levant les yeux : « Mais je n’y pense pas, compagnon, d’être là à bavarder avec vous sur de pareilles sottises, au lieu de continuer ma besogne. Voyez un peu, je vous prie, voilà ce que j’appelle un dessin correct et raisonnable. Oh ! que la régle est une belle chose ! comme toutes les lignes avec elles convergent au juste point, pour produire un effet prévu et clairement déterminé ! cela seul qu’on peut soumettre à un calcul matériel appartient positivement à l’humanité ; tout ce qui dépasse cette limite est chose pernicieuse. L’idéal, le surnaturel provient de Dieu ou du diable. Est-ce que leur pouvoir à tous deux peut annuler la vérité d’une démonstration mathématique ? Pourquoi ne pas penser naturellement que Dieu nous a spécialement créés pour pratiquer tout ce qui ressort du domaine de la précision et de la pure exactitude, à l’exclusion du reste, et dans l’intérêt de nos besoins terrestres, loi que nous observons en effet en construisant des moulins à scier et des métiers à tisser, pourvoyeurs mécaniques de nos besoins. Le professeur Walter soutenait dernièrement que certains animaux n’avaient été créés que pour servir de pâture à d’autres, et qu’en définitive cela contribuait à notre avantage ; qu’ainsi, par exemple, l’instinct des chats à manger les souris, empêchait celles-ci de profiter du sucre mis en réserve pour notre déjeuner. — Ma foi, le professeur a raison. Que sont les animaux, nous tous les premiers, sinon des machines adroitement organisées pour pétrir une vile poussière et confectionner certaines étoffes destinées au service du roi inconnu ? — Ah ça, voyons, du courage, compagnon ! du courage ! passez-moi les pots. — J’ai accordé hier tous les tons à la brillante clarté du soleil, afin que la lueur des flambeaux ne m’induisit pas en erreur : ils sont tous là numérotés dans le coin. Donnez-moi le numéro 1, mon garçon ! — gris sur gris. — Et que serait cette vie aride et misérable, si le Seigneur du ciel n’avait mis à notre disposition maints joujoux de toutes les couleurs ! Le sage est celui qui ne s’efforce pas, comme un marmot curieux, de briser la caisse d’où il entend sortir l’harmonie quand il fait mouvoir le ressort extérieur. Il se dit : C’est tout naturel que le son se produise puisque je tourne la manivelle ! — Lorsque je dessine ce plan sur une proportion exacte, je sais positivement l’illusion architecturale qu’il doit produire aux yeux du spectateur. — Montez-moi le numéro 2, mon ami ! — Maintenant j’achéve de l’ombrer avec la teinte convenable et toujours à l’aide de la règle : il va paraître reculé de deux toises. Je suis ferré sur tout cela. Oh ! nous avons infiniment d’esprit ! — Comment se fait-il pourtant que l’éloignement rapetisse les objets ? Rien que cette sotte demande d’un Chinois pourrait fort bien embarrasser le professeur Eytelwein ; mais il se tirerait d’affaire, sans doute, avec la caisse de l’orgue portatif, en disant que chaque fois qu’il avait mis le ressort en jeu, il avait obtenu constamment le même résultat. — Jeune homme, le violet numéro 1. — Une autre régle, un gros pinceau bien lavé ! — Ah ! qu’est-ce que nos efforts et nos élans vers l’infini ? Rien autre chose que les mouvements désordonnés et sans raison de l’enfant qui meurtrit le sein de sa nourrice. — Le violet numéro 2 ! vivement, l’ami ! — L’idéal n’est qu’un songe trompeur et pitoyable produit par le bouillonnement du sang. — Enlevez les pots, compagnon, je vais descendre. — Mais le diable se plaît à nous abuser avec des poupées auxquelles il a collé des ailes d’anges ! »

Il me serait impossible de répéter exactement tout ce que dit encore Berthold en continuant à peindre fictivement et en se servant de moi comme si j’eusse été un véritable apprenti. Bref, il ne cessa point de préconiser sur le même ton de mordante ironie les bornes imposées à l’esprit humain ; — ah oui ! ses paroles sortaient d’une âme mortellement blessée à laquelle il ne reste d’autre langage que le plus amer sarcasme.

Le crépuscule matinal commençait à poindre, et la lueur des flambeaux pâlit bientôt devant les premières lueurs de l’aurore. Berthold peignait toujours sans relâche ; mais il devint de plus en plus silencieux, et à la fin, quelques faibles sons, quelques soupirs à peine s’échappaient encore de sa poitrine oppressée. Il avait donné à tout son travail une première couche avec la dégradation de tons convenable ; de sorte qu’à ce point déjà l’autel présentait à l’œil une saillie et un relief merveilleux. « Parfait ! m’écriai-je avec transport, réellement parfait !

» Croyez-vous, me dit Berthold d’une voix faible, que cela pourra devenir quelque chose de passable ! J’ai visé, du moins, à la correction du dessin. — Mais impossible de continuer à présent. — Pas un coup de pinceau de plus, cher Berthold ! il est presque incroyable que vous ayez pu avancer autant un pareil ouvrage en si peu d’heures, mais vous vous fatiguez trop et vous abusez de vos forces.

» Et cependant, répartit Berthold, ce sont là mes heures les plus heureuses ! — Peut-être ai-je un peu trop bavardé ; mais la douleur déchirante qui ronge le cœur s’épanche malgré nous par la parole.

» Vous paraissez livré à un profond chagrin, mon pauvre ami ! lui dis-je. Le repos de votre vie a dû être compromis par un événement terrible, quel qu’il soit. »

Le peintre porta lentement ses ustensiles dans la sacristie, puis il éteignit le flambeau, et s’avançant alors vers moi, il me dit d’une voix tremblante, en me serrant la main : « Pourriez-vous jouir d’un seul moment de repos ou de gaîté si vous aviez la conscience chargée d’un crime abominable et que rien n’expiera jamais ? » — Je restai pétrifié. Les premiers rayons du soleil éclairaient vivement son visage défait et couvert d’une pâleur mortelle ; il ressemblait vraiment à un spectre, en s’en allant d’un pas chancelant par une petite porte qui menait dans les cours du collège.

À peine le lendemain pus-je attendre l’heure à laquelle le professeur Walter m’avait donné rendez-vous. Je lui racontai toute la scène de la nuit précédente, dont j’étais encore singulièrement ému. Je lui dépeignis fidèlement l’étrange conduite du peintre, et ne lui cachai rien de ses propos plus étranges encore, pas même son dernier aveu. Plus j’avais compté provoquer l’intérêt du professeur, plus je fus surpris de son air de froideur en m’écoutant. Il finit même par rire tout-à-fait, à mon grand dépit, de mon empressement et de ma persistance à le solliciter, quand j’eus fini mon récit, de me dire tout ce qu’il pouvait savoir sur cet infortuné.

« C’est un homme bizarre que ce peintre ! commença enfin le professeur, doux, bon, — zélé au travail, sobre comme je vous l’ai déjà dit, mais d’un esprit faible. Car autrement aurait-il jamais délaissé, n’importe en quelle conjoncture, sa magnifique position de peintre d’histoire, pour se ravaler au rôle infime d’un misérable badigeonneur de murailles ? »

Je fus blessé de ce terme de mépris, et en général de l’indifférence du professeur. Je cherchais à lui faire comprendre que Berthold était, même encore à présent, un artiste fort estimable et digne surtout du plus vif intérêt. « Eh bien ! me dit enfin le professeur, si réellement notre Berthold excite si puissamment votre sympathie, je vais en ce cas vous communiquer tout ce que je sais pertinemment sur son compte, et ce n’est pas peu de chose. Pour vous préparer à mon récit, veuillez d’abord venir à l’église avec moi. Puisque Berthold a passé la nuit au travail, il consacrera la matinée au repos ; mon but serait manqué si nous le rencontrions. »

Nous nous rendîmes à l’église ; le professeur fit découvrir le tableau voilé que j’avais remarqué la veille, et à mes yeux s’offrit la plus magnifique peinture que j’eusse jamais vue. La composition était dans le style de Raphael, pleine de simplicité et d’une élévation divine. C’étaient Marie et Elisabeth assises sur un banc de verdure dans un beau jardin, et devant elle Jean et Jésus enfants jouant avec des fleurs. Sur le second plan, de côté, l’on voyait un homme en prière.

Les traits purs et divins, la majesté pieuse de la principale figure me remplirent d’étonnement et d’une admiration profonde. Elle était si belle ! plus belle qu’aucune femme sur terre ! mais son regard, comme celui de la madone de Raphael, de la galerie de Dresde, manifestait au plus haut degré la toute-puissance de la mère de Dieu. Ah ! comment ne pas ressentir, devant ces yeux miraculeux entourés d’ombres mystérieuses, l’ardeur d’un désir surhumain et insatiable ? comment douter que de ces lévres gracieuses, à demi entr’ouvertes vont s’échapper de mélodieux accords du concert éternel des séraphins ! — Un sentiment inexprimable me força de me prosterner dans la poussière devant la reine des cieux ! Incapable de proférer une seule parole, je ne pouvais détourner les regards du tableau magique. La vierge seule et les deux enfants étaient achevés. La figure d’Elisabeth paraissait attendre que l’artiste y mit la dernière main, et l’homme en prières n’était qu’ébauché. J’avais pressenti ce que le professeur ne tarda pas à m’apprendre. « Ce tableau, dit-il. est le dernier ouvrage que nous ayons reçu ; il nous fut envoyé, il y a quelques années, de la Haute-Silésie, où l’un de nos collégues l’acheta dans une vente à l’encan. Quoiqu’il ne soit pas achevé, nous le fîmes pourtant encadrer au-dessus de cet autel à la place de la méchante toile qui le garnissait. Lorsque Berthold arriva, à la vue de ce tableau, il poussa un grand cri et tomba par terre sans connaissance. Depuis cet accident, il évita avec soin de passer devant cette chapelle, et me fit la confidence que c’était son dernier travail en fait de haute peinture. J’espérais le déterminer peu à peu à finir ce tableau ; mais il repoussa toujours avec aversion, avec horreur, mes sollicitations à cet égard. Il n’y eut pas d’autre moyen pour lui rendre un peu de sérénité et de courage que de faire voiler ce tableau pendant qu’il serait occupé aux travaux de l’église. Car s’il l’entrevoyait de loin dans les premiers jours, il courait vers lui comme entrainé par une force irrésistible, tombait, en sanglotant, dans des attaques de nerfs, et était incapable de travailler de quelque temps.

» Infortuné ! m’écriai-je, pauvre infortuné ! quel démon a donc porté sur ta vie une main si malfaisante ? — Oh ! dit le professeur, la main et le bras qui la porte n’appartiennent qu’à lui-même — Oui, oui ! c’est lui qui a été son propre démon, le Satan qui a allumé dans son cœur l’incendie fatal. Du moins cela me semble clairement démontré par l’histoire de sa vie. »

Je conjurai le professeur de m’instruire sur-le-champ de tout ce qu’il savait concernant l’histoire de Berthold. Mais il me répondit que cela serait beaucoup trop long et demandait une haleine exercée. « Ne troublons pas, ajouta-t-il, cette belle journée par des choses aussi sombres. Allons déjeuner, et nous irons ensuite au moulin où nous attend un diner des plus soignés. » Je ne cessai pourtant pas d’obséder le professeur, et après bien des propos perdus, j’appris que Berthold, aussitôt après son arrivée au collège, avait pris en grande amitié un jeune étudiant à qui il avait confie peu à peu tous les événements de sa vie, que le jeune homme s’était appliqué a rédiger en forme de mémoires, et que le professeur Walter possédait son manuscrit.

« C’est un jeune enthousiaste ! comme vous, monsieur, avec votre permission, dit le professeur ; mais la rédaction de l’histoire surprenante de Berthold a été pour lui dans le fond une excellente étude de style. » J’obtins du professeur, non sans beaucoup de peine, la promesse qu’il me confierait le soir même, au retour de la campagne, le manuscrit en question. — Soit par l’effet de ma curiosité non satisfaite, soit à cause de l’influence du professeur lui-même, bref, je n’ai jamais éprouvé plus d’ennui que ce jour-là. Déjà la froideur glaciale du professeur relativement à Berthold m’avait indisposé contre lui ; mais sa conversation avec les convives, ses collègues, me convainquit qu’en dépit de toute sa science et de son savoir-vivre, son esprit était complètement étranger aux inspirations purement intellectuelles, et que c’était le matérialiste le plus crasseux qu’il y eût au monde. Il avait réellement adopté le système de manger et d’être mangé tel que Berthold me l’avait expliqué. Les efforts élevés de l’intelligence, les hardiesses de l’imagination et du génie, il faisait dépendre tout cela de certaines prédispositions de l’estomac et des entrailles, et il débitait là-dessus mille absurdités ; il prétendait, par exemple, très-sérieusement, que chaque pensée était le résultat de la copulation de deux filaments déliés du cerveau. Je compris à quel point le professeur, avec de pareilles extravagances, devait être à charge au pauvre Berthold, en répudiant, avec une désespérante ironie, toute espèce d’influence immatérielle, et de quels traits acérés il devait envenimer une blessure encore saignante.

Enfin, le soir étant arrivé, le professeur me remit plusieurs feuillets de papier écrits, en me disant : « Voilà, cher enthousiaste, l’œuvre de notre écolier. Ce n’est pas mal écrit, mais, je ne sais pourquoi, par une bizarrerie peu commune, et contre toutes les règles, monsieur l’auteur, sans aucun protocole, entremêle à son récit les propres discours du peintre à la première personne. Au reste, je vous fais cadeau du manuscrit dont ma charge me donne le droit de disposer, parce que je sais que je n’ai point affaire à un auteur. L’éditeur des morceaux fantastiques à la manière de Callot l’aurait bien vite taillé dans son genre frénétique, et fait imprimer en toute hâte ; ce que je n’ai pas à redouter de votre part. »

Le professeur Aloysius Walter ne savait pas qu’il s’adressait précisément au voyageur enthousiaste, quoiqu’il lui eût été facile de s’en apercevoir ; et c’est ainsi, lecteur bien-aimé, que je puis te communiquer la brève narration de l’écolier des jésuites touchant le peintre Berthold.

Les étranges procédés du malheureux artiste s’y trouvent parfaitement expliqués, et tu y verras aussi, cher lecteur, dans quels excès déplorables peut nous pousser un destin ennemi.


II.

« Laissez sans crainte votre fils partir pour l’Italie, il est déjà un artiste habile, et il jouit ici, à Dresde, de toutes les facilités désirables pour étudier son art, d’après les originaux les plus parfaits en tout genre ; mais il ne doit pas rester ici. Il faut qu’il se livre à la libre vie d’artiste dans le riant pays de l’art ; là son talent prendra tout son essor. et il sentira se développer sa vocation spéciale pour tel ou tel genre. L’ardeur du soleil est nécessaire au jeune arbuste pour faire croître son feuillage et mûrir ses fruits. Votre fils a le sentiment vrai et passionné de son art, et vous n’avez aucune inquiétude à concevoir pour le reste. »

C’est ainsi que parlait le vieux peintre Étienne Birckner, en s’adressant aux parents de Berthold. Ceux-ci vendirent tout ce dont leur petit ménage pouvait à la rigueur se passer, et composèrent à leur fils un trousseau pour son lointain voyage ; et c’est ainsi que le jeune Berthold vit se réaliser le vœu le plus ardent de son cœur.

— Lorsque Birckner m’annonça la résolution de mes parents, je sautai en l’air de joie et de surprise. Jusqu’au jour de mon départ, je ne fis que me promener et courir au hasard comme un fou ; il me fut impossible de travailler durant un quart-d’heure au Musée, et il fallait, bon gré, malgré, que l’inspecteur de l’école et que tous les peintres qui avaient voyagé en Italie répondissent à mes questions sur cette contrée et sur les chefs-d’œuvre qui s’y trouvent. — Enfin, le jour et l’heure arrivèrent. Ma séparation d’avec mes parents fut douloureuse : en proie au triste pressentiment qu’ils ne devaient plus me revoir, ils ne pouvaient se résoudre à me dire adieu. Mon père lui-même, qui d’habitude faisait preuve de fermeté et de résolution, avait de la peine à garder une contenance assurée. — « L’Italie ! l’Italie ! tu vas la voir ! » me répétaient avec enthousiasme mes camarades. L’ardeur de mes désirs s’accrut alors en proportion de l’émotion profonde qui m’agitait, et je m’éloignai avec précipitation... À peine eus-je perdu de vue la maison paternelle, qu’il me sembla déjà voir s’ouvrir devant moi une carrière d’artiste large et féconde !

Berthold, quoiqu’exercé dans tous les genres de la peinture, s’était adonné de préférence au paysage, et il espérait trouver à Rome d’amples ressources pour cultiver son goût dominant. Mais il se trompait, car au milieu du cercle d’artistes ou d’amateurs dans lequel il se trouva lancé, il s’entendit répéter invariablement et chaque jour que la peinture historique avait seule de l’importance, qu’elle était le comble de l’art, et que tout le reste n’avait auprès d’elle aucune valeur. Et chacun lui conseillait, s’il voulait devenir un peintre renommé, de quitter la voie de ses premières études pour aspirer à la véritable gloire. Ces discours, joints à l’impression toute nouvelle que firent sur lui les fresques magnifiques de Raphael, peintes au Vatican, le déterminèrent en effet à renoncer au paysage. Il fit des dessins d’après ces compositions de Raphael, et il copia de petits tableaux à l’huile d’autres maîtres célébres. Grâce à sa pratique consommée, il réussit fort bien dans ce nouveau travail ; mais cependant l’approbation générale des artistes et des connaisseurs ne le satisfaisait intérieurement que comme un encouragement flatteur. Il ne sentait que trop qu’il manquait à ses dessins, à ses copies, la chaleur, la vie qui animait les originaux. Inspiré par les ouvrages de Raphael, du Corrège, il se croyait appelé à créer à leur exemple. Mais, dès qu’il s’agissait de fixer et de rendre les images rêvées par son imagination, il les voyait s’éclipser dans un brouillard confus, et tout ce qu’il cherchait à exécuter d’invention était complètement dénué d’expression et de caractère, comme tout produit d’une conception obscure et incompléte.

Cette lutte pénible et ces efforts sans résultats remplirent l’âme de Berthold d’une noire mélancolie. Il quittait souvent ses amis à la dérobée pour aller seul dans les environs de Rome peindre des massifs d’arbres, des parties détachées de paysage ; encore n’y parvenait-il plus avec la même facilité qu’autrefois, et il en vint à douter sérieusement de la réalité de sa vocation.

« Mes plus chères espérances semblent vouloir s’évanouir. Ah ! mon digne maître, mon parfait ami, écrivait-il à Birckner, tu m’as cru capable de faire un jour de grandes choses ; mais ici, où je devais si clairement lire dans mon avenir, hélas ! je me suis aperçu que ce que tu nommais du véritable génie d’artiste, était tout au plus du talent, une certaine facilité pratique de la main. Dis à mon père et à ma mère que je retournerai bientôt près d’eux pour apprendre un métier quelconque qui puisse désormais me faire vivre, etc. »

Birckner lui répondit : « Oh ! si je pouvais être auprès de toi, mon cher fils, pour soutenir ton courage dans ta fâcheuse disposition d’esprit ! Mais crois-moi, tes doutes parlent encore en ta faveur, et sont la meilleure preuve de ta véritable vocation. Celui qui, plein d’une confiance inaltérable en ses forces, s’imagine avancer constamment de progrès en progrès, est un fou aveugle qui s’abuse lui-même ; car il manque, pour atteindre le but, de l’aiguillon le plus nécessaire, c’est-à-dire du sentiment de son infériorité. Prends courage ! bientôt tu te fortifieras, et tu seras alors content de tes œuvres, non pas d’après le jugement ni l’approbation de tes collègues, qui peut-être ne sont nullement en état de les apprécier, et qui sans doute suivent et suivront toujours une triviale routine de métier, tandis que tu le seras frayé un chemin nouveau, et approprié à la vraie nature de ton talent ; et soit que tu te décides alors pour le genre historique ou pour le paysage, tu ne songeras plus à un indigne démembrement des nobles branches d’un même tronc. »

Justement à l’époque où Berthold reçut cette réponse consolante de son vieux maître, le nom et la réputation de Philippe Hackert étaient hautement proclamés dans Rome. La grâce merveilleuse et la perfection de quelques-uns de ses ouvrages qui s’y trouvaient exposés confirmaient tous les éloges dont il était l’objet, et les peintres d’histoire eux-mêmes reconnaissaient à cette imitation patiente et nette de la nature inanimée une beauté et un mérite particuliers. Berthold se sentit ranimé. Il n’entendait plus rabaisser d’une commune voix la spécialité de l’art qu’il affectionnait le plus. Il voyait un de ses sectateurs estimé et vanté sans réserve. Son esprit fut frappé comme d’un éclair de l’idée qu’il devait partir pour Naples, et se faire l’élève de Hackert. Dans le transport de sa joie, il écrivit à Birckner et à ses parents qu’après de pénibles efforts il avait trouvé enfin le vrai chemin, et qu’il espérait acquérir bientôt dans sa partie un nom d’artiste honorable.

Le brave allemand Hackert accueillit avec bienveillance son jeune compatriote, qui ne tarda pas à rivaliser avec le maître lui-même. Il se distinguait par une grande habileté à reproduire fidèlement d’après nature toute espace d’arbres et de végétaux, et il ne réussissait pas moins bien à rendre les effets de brouillard et les ciels vaporeux qu’on remarque dans les paysages de Hackert. Aussi, les éloges ne lui manquèrent pas ; mais souvent Berthold éprouvait, à la vue de ses tableaux et de ceux même de son maître, une sensation toute particulière. Il lui semblait vaguement qu’il y manquait quelque chose qu’il ne pouvait définir, mais dont la réalisation l’émouvait malgré lui dans les œuvres de Claude Lorrain et même dans les déserts sauvages de Salvator Rosa. Mille doutes s’élevaient en lui sur le génie de Hackert, et il se sentit surtout prévenu contre lui, après l’avoir vu copier un jour avec l’attention la plus servile, des bêtes fauves empaillées que le roi lui avait envoyées. Cependant, il parvint à surmonter ces idées pénibles et qu’il regardait comme criminelles, et il continua, avec une résignation et une assiduité allemande, à travailler d’après les modèles de son patron, si bien qu’il fut bientôt en état de partager ses succès.

Il arriva ainsi qu’à l’instigation formelle de Hackert, il fut obligé de laisser exposer en public, en même temps qu’un grand nombre de compositions dues au pinceau calme et facile de cet artiste, un grand paysage qu’il avait peint fidèlement d’après nature. Tous les peintres et les connaisseurs admirèrent sincèrement l’exécution franche et soignée de cet ouvrage, et comblèrent de louanges son auteur. Seul entre tous, un homme d’un certain âge, vêtu d’une façon originale, gardait un silence absolu, même à l’égard des tableaux de Hackert, et se contentait de sourire d’une manière significative au milieu du brouhaha confus et élogieux de la foule.

Berthold remarqua positivement que l’étranger, arrivé devant son paysage, secoua la tête avec un air de profond chagrin, et puis s’éloigna lentement. Quelque peu fier des unanimes suffrages que sa toile avait obtenus, il ne put se défendre d’un secret dépit contre l’inconnu, et, l’abordant, il lui dit d’un ton peut-être un peu tranchant : « Vous paraissez, monsieur, être peu satisfait de ce tableau, auquel beaucoup d’habiles artistes et des connaisseurs éprouvés s’accordent à reconnaître pourtant quelque mérite ? Daignez, je vous prie, m’apprendre ce que vous y blâmez, afin que je puisse en corriger les défauts et profiter de vos utiles conseils ? »

L’étranger jeta sur Berthold un regard perçant, il dit ensuite d’un ton solennel : « Jeune homme ! vous auriez pu devenir un jour un grand peintre ! » Ces paroles et le regard singulier de l’étranger glacèrent Berthold de frayeur. Il n’eut pas le courage de dire un mot de plus ni de suivre l’inconnu hors de la salle. Hackert lui-même y entra bientôt, et Berthold s’empressa de lui raconter ce qui venait de se passer en lui dépeignant ce singulier personnage. « Ah ! s’écria Hackert en riant, ne te tourmente pas de cette rencontre : c’était notre vieux grondeur qui ne trouve jamais rien a son goût et ne sait que blâmer. Je l’ai rencontré sous le vestibule. Il est grec d’origine et né à Malte, c’est un homme riche et fantasque, et il possède un talent de peintre au-dessus de la médiocrité ; mais tout ce qu’il produit porte un caractère bizarre et exceptionnel, ce qu’il faut attribuer à ses opinions exagérées et paradoxales sur la pratique de l’art, et au système déplorable qu’il a exclusivement adopté. Je sais fort bien qu’il n’a pas pour moi la moindre estime, mais je lui pardonne volontiers ; car il ne dépend pas de lui de me priver d’une réputation laborieusement et honorablement acquise. »

Toutefois, Berthold sentait intérieurement que le Maltais avait touché à une blessure secrète de son âme, mais à la manière du chirurgien qui sonde une plaie pour en connaître la gravité et la guérir. Néanmoins, il perdit bientôt de vue cette circonstance, et il se remit à travailler avec zèle comme auparavant. La réussite et le succès public de son grand tableau le décidèrent à en exécuter le pendant. Hackert fit choix lui-même, dans les riches environs de Naples, du site le plus séduisant ; et comme le premier paysage représentait un coucher de soleil, il fut naturellement convenu que celui-ci serait rendu avec le soleil levant.

Un matin donc, Berthold, assis sur une grosse pierre, juste au point de vue déterminé par son maître, terminait l’esquisse de son grand tableau « Parfaitement exact, en vérité ! » dit une voix à côté de lui. Berthold léve la tête et voit le Maltais qui, les yeux fixés sur son dessin, ajoute avec un sourire sardonique : « Vous n’avez oublié qu’une seule chose, mon cher ami ! tenez, voyez là-bas, le mur couvert de feuillage de cette vigne sur le dernier plan : la porte en est à moitié ouverte, il faudrait tâcher de rendre cela au moyen d’une ombre-portée convenable ; la porte à moitié ouverte produit un effet prodigieux !...

» Vous raillez à tort, monsieur ! répondit Berthold. De tels détails ne sont nullement à dédaigner autant que vous le pensez, et voilà pourquoi mon maître se plait à les reproduire dans ses tableaux. Rappelez-vous seulement le drap blanc étendu dans le paysage de cet ancien peintre flamand, et sans lequel tout l’effet du tableau serait perdu. Mais je reconnais décidément que vous êtes l’ennemi déclaré de la peinture de paysage à laquelle je me suis voué de corps et d’âme, et je vous prie donc de me laisser achever tranquillement mon ouvrage.

» Ton erreur est grande, jeune homme ! répliqua le Maltais, je le dis encore une fois que tu aurais pu devenir un grand artiste, car tes ouvrages démontrent visiblement la tendance infatigable de ton esprit vers l’idéal. Mais c’est un but que tu n’atteindras jamais ; car la route que tu suis t’en éloigne diamétralement. Fais bien attention à ce que je vais te dire. Peut-être parviendrai-je à dégager la flamme qui dort au fond de ton âme, et que, dans ton ignorance, tu t’acharnes à étouffer. Alors à sa clarté vive et pure tu liras clairement dans ton propre génie ! — Me crois-tu assez fou pour subordonner un genre à un autre et méconnaître le but commun auquel doivent aspirer avec le même zèle le peintre d’histoire et le paysagiste ? — Saisir la nature dans la manifestation la plus éclatante du sens profond qui révèle à tous les êtres animés le pressentiment de l’infini : voilà le but sacré de l’art. L’imitation servile et matérielle de la nature peut-elle jamais y conduire ? Vois combien elle est pauvre, comme elle est raide et empruntée ! c’est la transcription d’un texte en langue étrangère que le copiste n’entendait pas, et il a péniblement contrerait les caractères dont il ne pouvait pénétrer la signification. Oui, c’est ainsi que les paysages de ton maître ne sont que des copies correctes d’un original écrit dans une langue qu’il ignore. Mais l’initié véritable sait comprendre la voix de la nature dans les bruissements merveilleux des arbres, des buissons fleuris, des eaux, des montagnes, et son mystérieux langage lui inspire de pieuses et naïves émotions. C’est alors que l’esprit créateur, le souffle divin, vient l’animer et imprime à ses œuvres son indélébile cachet. Jeune homme ! Est-ce qu’à la vue des paysages de nos anciens maîtres tu n’as pas éprouvé une sensation particulière ? Assurément, en leur présence tu ne songes pas à remarquer que les feuilles du tilleul, du pin ou du platane sont plus régulières et plus uniformes dans la réalité, que l’eau naturelle est aussi plus transparente, les fonds du ciel plus vaporeux ; mais l’aspect de l’ensemble te transporte dans une région idéale où tu crois voir l’image resplendissante de la beauté absolue. Consacre donc tes soins et ton labeur à copier la nature matérielle, si tu veux pousser bien haut l’imitation mécanique, mais ne prends pas la pratique pour l’art lui-même. Ce sera seulement quand tu auras pénétré le sens profond de la nature que tu verras s’élever spontanément en toi-même de splendides et fidèles images de ses propres créations. »

Le Maltais cessa de parler ; et tandis que Berthold, profondément ému, demeurait immobile, la tête baissée, incapable d’articuler une parole, il s’éloigna en lui adressant encore ces mots : « Je n’ai jamais eu dessein de te détourner de ta vocation, mais je sais que ton âme recèle le génie de l’art. J’ai voulu l’éveiller par d’énergiques paroles., afin qu’il s’affranchisse du joug qui pése sur lui et déploie librement ses ailes ! — Adieu. »

Il semblait à Berthold que le Maltais n’eût fait que formuler par ses paroles ce qui fermentait et bouillonnait au fond de son cœur. La voix de sa conscience se fit librement entendre. — Non ! ces efforts arides, ces peines multipliées ne sont que les tâtonnements incertains et trompeurs d’un aveugle, il faut y renoncer, il faut répudier tout ce qui, jusqu’à présent, m’a faussement ébloui. — Il ne lui fut même pas possible d’ajouter un seul trait à son esquisse. Bref, il quitta son maître, et on le voyait errer au hasard plein d’une anxiété presque farouche, et adressant tout haut au ciel d’ardentes prières dans le but d’être enfin initié à cette intelligence supérieure de l’art dont le Maltais lui avait parlé.

— Je n’étais heureux qu’en songe, bien heureux ! alors tout ce que le Maltais m’avait dit, je le voyais se réaliser. J’étais couché sous des bosquets verdoyants, et je respirais des exhalaisons balsamiques, et dans la brise mélodieuse qui traversait la sombre forêt, la nature me parlait un langage intelligible. Attention ! jeune adepte. — Prête l’oreille : écoule les accords primitifs de la création qui deviennent perceptibles à les sens ! J’entendais en effet une harmonie céleste retentir de plus en plus distinctement dans l’espace, et il me semblait en même temps jouir d’un sens nouveau, grâce auquel je saisissais nettement et sans peine ce qui jusque-là ne m’avait offert qu’un mystère impénétrable. En voulant fixer le souvenir de ces révélations merveilleuses, je voyais mille traits de flamme se combiner dans les airs comme autant de fugitifs hiéroglyphes : et puis, du sein de cette vision fantastique surgissait insensiblement un magnifique paysage vivifié par les harmonies enchanteresses des bois, des eaux et des fleurs ! —

Mais ce n’était qu’en songe, hélas ! qu’une telle félicité venait consoler le pauvre Berthold abattu et épuisé d’esprit et de corps, comme à l’époque où il avait voulu devenir peintre d’histoire à Rome. S’il s’enfonçait dans un bois, un frissonnement nerveux s’emparaît de lui, et quand revenu dans la plaine il contemplait les montagnes lointaines, il lui semblait sentir sa poitrine déchirée intérieurement par des griffes glacées ; sa respiration s’arrêtait, il se croyait près de succomber à cet excès d’angoisse. Toute la nature, qui lui souriait autrefois si agréablement, devint pour lui un monstre menaçant, et sa voix amie, qui l’entretenait si doucement dans le murmure plaintif du vent du soir, dans le cours précipité des ruisseaux, dans le bruissement du feuillage, ne lui présageait plus que ruine et perdition. À la fin, cependant, l’influence bienfaitrice de ses délicieuses rêveries le rendit plus calme ; mais il évita de se promener seul désormais dans la campagne. Il se lia alors avec deux jeunes peintres allemands d’un caractère gai, et tous trois faisaient de compagnie de fréquentes excursions dans les plus beaux endroits des environs de Naples.

L’un de ces peintres, nous l’appellerons Florentin, s’occupait moins d’ailleurs de suivre les études profondes exigées par son art, que d’occuper agréablement les loisirs de sa jeunesse, comme son portefeuille en faisait foi. On n’y voyait que des groupes de paysannes dansant, des processions, des fêtes champêtres ; Florentin excellait à reproduire tout cela sur son album immédiatement, avec une rare promptitude, et d’une main aussi sûre que légère. Il y avait toujours dans ses dessins, quoique ce ne fussent guère que de simples esquisses, de la vie et du mouvement. Du reste, Florentin n’était nullement insensible à l’idéal de l’art. Au contraire, il pénétrait plus intimement qu’aucun de ses confrères le sens symbolique des anciens chefs-d’œuvre. Il avait dessiné sur son album les croquis des fresques d’une vieille église d’un couvent de Rome qu’on avait récemment démolie. C’était toute l’histoire de sainte Catherine. On ne pouvait rien voir de plus parfait ni de plus heureusement traité que ces dessins, qui produisirent sur Berthold une impression toute particulière. Il vit les épaisses ténèbres dont il marchait entouré s’illuminer tout d’un coup de brillantes clartés, et il en vint bientôt à partager complètement la manière de voir et la méthode de Florentin. Or, celui-ci, quoique très-sensible aux charmes de la nature en général, s’attachait surtout avec une prédilection enthousiaste à la traduire sous l’aspect du modèle humain, le point d’appui fondamental qui devait, selon lui, préserver l’artiste de toute aberration chimérique. Tandis que Florentin, dans leurs promenades, s’arrêtait çà et là pour dessiner un groupe original, Berthold, muni du livre de croquis de son ami, s’occupait de les copier et cherchait à bien rendre la figure ravissante de sainte Catherine, ce qui lui réussit enfin assez bien, quoiqu’il fit encore de vains efforts, comme à Rome, pour donner a ses dessins la vie et l’animation de l’original. Il s’en plaignit à Florentin, qu’il estimait bien supérieur à lui-même sous le rapport théorique, et lui raconta en même temps tout ce que le Maltais lui avait dit à propos de l’art.

« Eh ! cher Berthold, lui répondit Florentin, le Maltais a raison. Je mets aussi un beau paysage absolument sur la même ligue que les tableaux d’histoire les plus remarquables d’inspiration que nous aient laissés les anciens. Mais je pense que le meilleur moyen pour ne jamais s’égarer dans une fausse route est de se rendre d’abord familiers les types de la nature vivante que nous sommes plus aptes à apprécier. Je te conseille, ami, de t’habituer à dessiner des figures, et de coordonner les idées sur cette base. Peut-être l’obscurité qui t’environne se dissipera-t-elle. »

Berthold suivit le conseil de son ami, et il vit s’évanouir d’abord, comme par enchantement, les sombres nuages qui offusquaient son esprit. — Je faisais de pénibles efforts pour me figurer d’une manière nette et précise ce qui reposait au fond de mon âme comme un pressentiment confus, et pour formuler intelligiblement les images hiéroglyphiques de mes rêves. C’étaient toujours à présent des figures humaines combinées à l’infini, et qui venaient se confondre en un foyer unique et lumineux. J’imaginais que ce centre rayonnant devait être le symbole de la figure la plus délicieuse qui eût jamais apparu à l’imagination d’un peintre : mais je me consumais en de vaines tentatives pour saisir et fixer ces traits célestes que j’entrevoyais dans mes songes entourés d’une sainte auréole. Je ne pus parvenir à une ressemblance, même imparfaite, de ma vision, et je dépérissais de désir et de douleur.

Florentin s’aperçut de l’état d’exaltation fébrile de son ami, et fit tout ce qu’il put pour le consoler, en lui répétant que cela était à coup sûr le symptôme de son initiation à la lumière et a la vérité. Mais Berthold épuisé, désespéré, errait solitaire, en proie à de décevantes illusions, et voyait toute sa persévérance rester stérile comme les vagues efforts d’un débile enfant.

À peu de distance de Naples était située la villa d’un duc, d’où l’on jouissait de la magnifique perspective de la mer et du Vésuve, et dont le propriétaire se faisait un plaisir d’accueillir hospitalièrement les artistes étrangers, et surtout les peintres de paysages. Berthold y était allé plus d’une fois pour y travailler, et plus souvent encore pour se livrer, dans une grotte du parc, aux songes attrayants de son imagination exaltée. Un jour qu’il était assis dans cette grotte, en proie à de brûlants désirs de gloire, et douloureusement affecté du sentiment de son impuissance qui lui arrachait des larmes amères, tandis qu’il implorait ardemment la Providence de faire enfin luire à ses yeux l’étoile propice de son avenir, tout-à-coup il entendit un léger bruit dans le branchage, et une femme de la plus ravissante beauté apparut devant ses yeux, comme par enchantement, à l’entrée de la grotte.

— Les rayons du soleil éclairaient en plein ce céleste visage. Elle fixa sur moi un regard plein d’une magie inexprimable. La sainte Catherine... Non ! bien plus que cela, l’image de mes rêves... mon idéal réalisé ! — Je tombai à genoux, dans l’extase qui m’enivrait, et je la vis disparaître en m’adressant un bienveillant sourire. — Mon souhait le plus ardent était donc accompli ! —

Florentin entra dans la grotte, et vit avec beaucoup de surprise Berthold accourir vers lui, et le presser contre son cœur avec des transports de tendresse. Les larmes ruisselaient de ses yeux.

« Mon ami ! mon cher ami ! lui dit-il en balbutiant, je suis heureux, bien heureux ! je l’ai trouvée ! je l’ai vue ! » Puis il regagne son atelier en toute hâte, dispose une toile, et se met au travail. — Guidé par une inspiration sublime, son pinceau vivifia cette figure angélique qui lui était apparue. Depuis ce moment, Berthold ne fut plus le même. À la noire mélancolie qui le minait, succéda une humeur fraîche et joyeuse. Il reprit avec ardeur ses études d’après les maîtres anciens ; il termina plusieurs copies avec succès, et il exécuta ensuite d’invention quelques tableaux qui firent l’étonnement de tous les connaisseurs. Il ne songea plus le moins du monde à s’occuper de paysages, et Hackert lui-même avoua que le jeune peintre avait trouvé de ce jour seulement la véritable carrière propre à son génie.

Berthold se vit alors chargé de plusieurs grands tableaux d’église et d’autres ouvrages importants. Il choisissait le plus souvent des sujets gracieux dans les légendes chrétiennes, mais partout il reproduisait la miraculeuse figure de son apparition. On trouva que cette figure offrait la plus parfaite ressemblance avec la princesse Angiola T***, et les gens entendus prétendaient malicieusement que le jeune peintre était épris d’une passion violente pour les charmes de cette belle personne. Ce n’était pas sans un extrême dépit que celui-ci entendait les ridicules propos qui lui revenaient à ce sujet ; il s’indignait de ce qu’on s’obstinait à rabaisser son divin modèle aux proportions de la misérable humanité : « Mais croyez-vous donc, disait-il, que la terre puisse être le séjour d’un être pareil. C’est dans l’infini qu’ont plongé mes regards ravis ; de ce moment d’extase date mon initiation dans le sanctuaire de l’art ! »

Berthold vivait enfin heureux et satisfait, quand les victoires de Bonaparte en Italie conduisirent l’armée française aux portes de Naples, et quand la crise révolutionnaire vint y compromettre et y changer toutes les positions. Le roi et la reine avaient quitté la ville, livrée au pouvoir municipal. Mais le vicaire-général conclut, avec le général ennemi, une capitulation honteuse, et bientôt l’on vit arriver les commissaires français chargés de toucher une forte contribution de guerre stipulée dans les conventions. Le prélat se hâta de se dérober par la fuite à la fureur du peuple, qui l’accusait de trahison, lui et tous les chefs, ses collègues. Alors toute subordination fut méconnue, une anarchie sauvage remplaça l’ordre et les lois, et aux cris de Viva la santa fede ! des bandes forcenées allèrent attaquer les maisons des patriciens par qui ils se croyaient vendus, et les livrer au pillage et à l’incendie. En vain Moliterno et Rocca Romana, qui jouissaient de l’affection du peuple, et investis du commandement, employèrent tous leurs efforts pour arrêter ces excès. Déjà les ducs della Torre et Clément Filomarino en avaient été victimes, et la soif de vengeance qui possédait la populace n’était pas encore assouvie.

Berthold s’était échappé à demi-vêtu de sa maison incendiée. Il rencontra une troupe nombreuse qui se dirigeait en courant avec des torches enflammées et les couteaux nus vers le palais du prince T***. Le prenant pour un des leurs, ils l’entrainèrent avec eux. Viva la santa fede ! hurlaient ces frénétiques, et quelques minutes plus tard le prince, ses domestiques et tous ceux qui avaient tenté de faire résistance, gisaient assassinés, tandis que le palais devenait la proie des flammes.

Berthold avait toujours été entrainé en avant ; une épaisse fumée envahissait rapidement les salles, il veut fuir, et traverse vingt pièces différentes sans trouver une issue. Tout-à-coup un cri perçant d’angoisse frappe son oreille. Il s’élance aussitôt de ce côté, et voit une femme se débattant contre un lazzarone, qui se prépare à lui plonger son couteau dans le sein. C’est la princesse ! c’est l’image enchantée du peintre ! Éperdu, glacé d’effroi, Berthold bondit et saute à la gorge du lazzarone, qu’il terrasse et tue avec son propre poignard. Saisir ensuite la princesse entre ses bras, traverser avec elle les appartements embrasés, descendre les escaliers, se sauver avec agilité au milieu de la foule et du tumulte, tout cela ne fut pour Berthold que l’affaire d’une minute. Personne ne songea à l’arrêter, car en le voyant armé d’un couteau ensanglanté, les habits déchirés, le visage noirci par la fumée, chacun le prit pour un des aggresseurs emportant sa part du butin. Enfin arrivé dans un endroit désert de la ville, sous une vieille masure où il était venu instinctivement chercher un abri, Berthold tomba sans connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, il vit la princesse à genoux ;à côté de lui, et qui lavait son front avec de l’eau fraiche. « Oh ! grâces, disait-elle tout bas d’une voix merveilleusement douce, grâces soient rendues aux saints de ce que tu reviens à la vie, toi, mon sauveur, toi, mon ami, mon tout ! » — Berthold se leva, il croyait rêver, il regarda fixement sa compagne : oui c’était bien elle ! l’apparition divine et séduisante qui avait allumé en lui le feu sacré. « Est-ce possible ! s’écria-t-il, est-il vrai ? suis-je encore vivant ? — Oui, tu vis, lui dit la princesse, tu vis pour moi ! ce que tu n’osais espérer se trouve accompli par un miracle. Oh ! je te connais bien. Tu es le peintre allemand Berthold, tu m’aimes, et tu as voulu illustrer l’objet de ton amour en retraçant mes traits dans tes plus beaux tableaux… Je ne pouvais t’appartenir... mais à présent je suis à toi, à toi pour toujours et sans réserve. Fuyons ! oh, fuyons. »

Une sensation étrange traversa l’âme de Berthold à ces paroles de la princesse, comme si une douleur subite fût venue anéantir ses rêves les plus doux. Mais lorsqu’il sentit les bras d’albâtre de cette femme ravissante le presser tendrement, lorsqu’il la serra contre son cœur, alors saisi d’un frissonnement de bonheur inconnu, pénétré d’une indicible volupté, il s’écria : « Oh ! ce n’est point une illusion, un rêve ! Non ! c’est ma femme chérie que j’embrasse, c’est elle qui vient combler les brûlants désirs de mon cœur, et nous ne devons plus nous séparer ! »

Il ne fallait pas songer à sortir de Naples, car l’armée française entourait la ville, que le peuple, à peine armé et sans aucuns chefs, défendit pourtant deux jours entiers. À la fin Berthold, se réfugiant de cachette en cachette, parvint à s’enfuir avec Angiola, qui, n’écoutant que son ardent amour pour son libérateur, n’hésita pas à quitter tout-à-fait l’Italie. Sa famille devait la croire morte, et rien ne pouvait plus désormais la séparer de son cher Berthold. Un collier en diamants et des bagues précieuses qu’elle avait emportés avec elle, leur fournirent les moyens de se pourvoir à Rome, où ils s’étaient rendus à petites journées, des choses les plus nécessaires, et ils purent ainsi gagner facilement le midi de l’Allemagne, où Berthold avait l’intention de vivre de son talent.

N’était-ce pas pour l’artiste un bonhenr inoui, merveilleux, que de se voir l’époux d’Angiola, de cette beauté incomparable, l’idéal de ses rêves, la source de ses plus pures jouissances, quand tout paraissait devoir élever une barrière à jamais infranchissable entre lui et la bien-aimée. Berthold ne pouvait en effet revenir d’un tel prodige, et durant quelque temps, le délire du bonheur l’absorba tout entier, jusqu’à ce qu’une voix secrète, mais de plus en plus impérieuse, l’eut rappelé aux préoccupations de son art. Il résolut enfin d’établir sa réputation à M.... par un grand tableau qu’il destinait à l’église de Sainte-Marie.

Berthold conçut un plan bien simple. La Vierge et sainte Elisabeth assises dans un riche jardin sur un banc de verdure, et les enfants Jésus et saint Jean occupés à jouer devant elles : c’était là tout le tableau. Mais le peintre fit de vains efforts pour combiner sa composition d’une manière nette et convenable. Comme à l’époque de sa crise déplorable, il lui devint impossible de fixer ses idées, et son imagination ne lui offrait sans cesse pour modèle, au lieu de la vierge divine, qu’une créature terrestre, Angiola elle-même, mais Angiola abâtardie et défigurée d’une manière horrible.

Cependant il espérait encore triompher, le pinceau à la main, de la puissance invisible qui paraissait acharnée à le persécuter. Il prépara une toile, et commença à peindre. Hélas ! tout son taient était éclipsé : il se consumait comme autrefois en de stériles efforts, ainsi qu’un enfant mutin et impuissant. Oui, sa peinture restait froide et inanimée ; et Angiola elle-même, Angiola son idéal, s’il la faisait poser devant lui, devenait sur la toile une figure de cire, morne et le regardant tristement avec des yeux de verre. — Alors, il se sentit de plus en plus miné par une sombre mélancolie, qui ferma son âme à toutes les joies de l’existence. Il ne put, il ne voulut plus continuer son travail ; et il tomba bientôt de la sorte dans une misère profonde, qui l’humiliait d’autant plus, qu’Angiola ne faisait pas entendre un seul mot de plainte.

— Cette impuissance funeste, qui ne faisait que s’accroître par les efforts continuels que je faisais malgré moi pour la surmonter, envenimait chaque jour ma tristesse profonde, et me mit bientôt dans un état voisin de la folie. Ma femme me donna un fils, ce qui vint mettre le comble aux misères de ma position ; et les sentiments d’aigreur long-temps comprimés que je nourrissais secrètement contre elle, éclatèrent en moi avec toute la violence d’une haine farouche. — C’est elle ! elle seule, qui est la cause de mon malheur. Non ! elle n’est pas la beauté idéale qui m’est apparue ; mais c’était seulement pour me perdre à tout jamais qu’elle avait perfidement emprunté ces traits célestes. Dans le délire du désespoir, je la maudissais, elle et son enfant innocent ! et je souhaitais leur mort, pour me voir délivré de la torture infernale à laquelle j’étais en proie. D’exécrables pensées assiégèrent mon esprit. En vain lus-je dans la contenance effrayée d’Angiola, sur son visage pâle comme la mort et baigné de larmes, l’horreur de mon infâme attentat… « Tu as empoisonné ma vie, femme damnée ! m’écriai-je avec rage, tu t’es jouée de moi !… » Et l’ayant renversée avec le pied, je la vis suppliante embrasser mes genoux, et tomber sans connaissance ! —

La conduite cruelle et frénétique de Berthold à l’égard de sa femme et de son enfant provoqua l’attention de ses voisins, qui le dénoncèrent à l’autorité. On songea à l’arrêter ; mais lorsque les agents de police se présentèrent à son domicile, il en avait disparu avec sa femme et son fils, sans que rien pût mettre sur ses traces. Peu de temps après, on le vit reparaître à N...., dans la Haute-Silésie. Il n’avait plus ni sa femme ni son enfant avec lui, et il entreprit alors, sur de nouveaux frais, plein d’ardeur et de gaîté, le tableau qu’il avait tenté vainement de terminer à M.... Mais il ne put achever que le visage de la Vierge et les deux enfants. Il se vit atteint ensuite d’une maladie de consomption qui le mit sur le bord de la tombe, où il aspirait de se voir couché. Pour subvenir à ses besoins, l’on avait vendu tous ses effets, et même ce tableau commencé ; et à peine il se sentit un peu de force, qu’il s’en alla tout seul, comme un mendiant, maladif et dénué de tout. C’est ainsi qu’il continua à vivre, en se sustentant chétivement au moyen de la peinture de badigeon qu’il trouvait à faire de côté et d’autre.


III.

« L’histoire de Berthold a quelque chose d’horrible et de satanique, dis-je au professeur. Quoiqu’il n’en convienne pas positivement, je le regarde comme l’indigne assassin de sa femme et de son enfant.

» C’est un fou et un pauvre diable, répondit le professeur, auquel je ne soupçonne pas du tout l’énergie que suppose une action pareille. Il ne s’est jamais clairement expliqué à cet égard, et c’est encore une question que de savoir s’il ne s’imagine pas seulement être l’auteur de ce double meurtre. Du reste, il est justement occupé maintenant à peindre, et la nuit prochaine il doit terminer son autel dans la niche. C’est à ses heures de travail qu’il est de meilleure humeur, et peut-être pourrez-vous en apprendre davantage de lui-même sur ce point délicat.

» J’avouerai franchement qu’à l’idée de me retrouver seul dans l’église avec Berthold au milieu de la nuit, à présent que je connaissais son histoire, un certain frisson parcourut mes veines. Je n’étais pas loin de penser qu’il pouvait bien être, malgré la bonhomie et la franchise de ses manières, un peu cousin du diable, et je préférais causer avec lui immédiatement à la pleine clarté du soleil.

Je le trouvai grimpé sur un grand échafaudage, l’air sombre, absorbé en lui-même, et traçant sur le mur des veines de marbre. Je montai près de lui en silence, et lui tendis les pots de couleur. Il se tourna vers moi avec surprise. « Ne suis-je pas votre apprenti ? » lui dis-je à voix basse. Ces mots lui arrachèrent un faible sourire. Alors je commençai à l’entretenir de ses propres aventures, de façon à lui montrer évidemment que j’étais instruit de tout, mais je vis qu’il croyait m’avoir raconté lui-même son histoire durant l’avant-dernière nuit. Insensiblement j’en vins à la funeste catastrophe, et je lui dis alors tout d’un coup : « C’est donc dans un accès de délire furieux que vous avez tué votre femme et votre enfant ? »

À ces mots, il laisse tomber le pot à couleur et les pinceaux, et s’écrie, en attachant sur moi un regard horrible et les mains élevées en l’air : « Ces mains sont pures du sang de ma femme et de mon fils ! Encore un mot là-dessus, et je me précipite avec vous de cet échafaud sur le pavé de l’église, pour que nos deux crânes s’y brisent à la fois ! »

Ma position devenait réellement embarrassante, et je jugeai à propos de détourner le cours de ses idées. « Oh ! voyez donc, mon cher Berthold, lui dis-je avec tout le sang-froid et le calme que je pus affecter, comme ce vilain jaune d’ocre découle sur le mur ! » Il tourna la tête, et pendant qu’il recueillait la couleur avec un gros pinceau, je descendis à la sourdine de l’échafaudage, et j’allai, au sortir de l’église, chez le professeur, qui se moqua joliment de mon indiscrète curiosité.

Ma voiture était réparée ; je quittai G.... et le professeur Aloysius Walter, qui me promit de me faire part sans délai de ce qui pourrait arriver de nouveau au peintre Berthold.

Six mois après environ, je reçus effectivement une lettre du professeur, qui s’étendait fort longuement sur le plaisir que lui avait procuré mon court séjour dans sa résidence ! À l’égard de Berthold, il m’informait de ce qui suit : « Peu de temps après votre départ, notre original d’artiste s’est montré plus bizarre que jamais. Il est devenu tout-à-coup d’une gaîté extrême, et il a terminé, avec un succès prodigieux, le grand tableau d’autel, devenu un objet d’admiration générale. Ce travail achevé, il a disparu ; et comme il n’avait rien emporté avec lui, comme on a trouvé quelques jours après son chapeau et sa canne sur le bord de la rivière d’O..., nous croyons tous ici qu’il s’est donné volontairement la mort. »