L’Église d’Irlande



L’ÉGLISE D’IRLANDE.

Dans ma précédente lettre, j’ai dit quelles étaient les causes purement politiques, les causes accidentelles de l’agitation qui règne en Irlande ; il me reste à dire quelles en sont les causes permanentes. Que l’avénement des tories au pouvoir, et la position particulière de M. O’Connell aient exercé une grande influence sur la situation actuelle, je le veux bien ; mais croire qu’un changement de ministère, ou la disparition de M. O’Connell de la scène publique ramènerait la tranquillité en Irlande, ce serait s’abuser singulièrement. Ce n’est pas M. O’Connell qui a créé l’agitation, c’est l’agitation qui a créé M. O’Connell. L’Angleterre a pour habitude invariable de ne s’occuper de l’Irlande que quand des troubles sérieux y appellent forcément son attention ; puis quand ces troubles sont passés ou comprimés, elle retombe dans son orgueilleuse indifférence. Ainsi le mouvement actuel en faveur du rappel pourra être étouffé, ou pourra s’éteindre de lui-même ; mais ce serait une folie d’imaginer qu’il ne se reproduira pas un an ou deux ans après, et par intermittences, tant que les causes générales qui l’ont produit seront laissées intactes. Il y a eu des insurrections en Irlande avant M. O’Connell, il y en aura après lui. M. O’Connell se vante, et avec raison, d’avoir su remplacer par des mouvemens pacifiques et organisés les révoltes sanglantes, souvent barbares, qui désolaient autrefois l’Irlande. On peut dire que la paix repose aujourd’hui sur la vie de cet homme, et on peut à peine dire s’il aura lui-même la force de dominer toujours ce mouvement, qu’il a soulevé. L’Angleterre a beau l’accuser et le maudire, elle a beau vouloir rejeter sur lui la responsabilité du sang qui serait versé dans la lutte ; l’Angleterre se ment à elle-même. Elle sait bien que le mal a une autre origine. L’agitation peut enflammer les griefs ; elle ne les crée pas. S’il n’y avait pas en Irlande des causes radicales de révolution, M. O’Connell ne serait pas si puissant. En excitant les passions populaires, il pourrait produire une révolte accidentelle ; mais, malgré tout son ascendant et toute son éloquence, il ne réunirait pas toute une nation dans un seul sentiment et dans une seule idée, si ce sentiment et cette idée n’étaient pas déjà au fond des cœurs. Écartons donc, monsieur, les questions de personnes, et sir Robert Peel, et lord John Russell, et M. O’Connell lui-même. Avant eux, il y avait l’Irlande, après eux il y aura encore l’Irlande. J’ai cherché à montrer précédemment que le rappel de l’union entre l’Angleterre et l’Irlande était impraticable, et que lors même qu’il serait praticable, il ne pourrait être que funeste à l’Irlande elle-même. Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à faire, et que l’Irlande, ne pouvant obtenir le rappel, ne puisse pas, ne doive pas obtenir autre chose ? Certainement non. Depuis bientôt trois mois, le parlement anglais s’occupe de l’Irlande. Les discours pleuvent, mais de ce flux de paroles que sort-il ? Rien. Pourquoi ? Est-ce parce qu’on ne sait que faire ? Non c’est parce qu’on ne veut pas, parce qu’on n’ose pas faire. On sait bien où est le mal, mais on a peur du remède. L’Angleterre n’ose pas aborder de front la question principale, la grande difficulté, l’église.

L’église protestante d’Irlande, fons, origo mali ! c’est là qu’est le mal, c’est là qu’est la plaie. L’église protestante est, en Irlande, l’église de l’étranger, le bagage de la conquête, la personnification de plus de quatre siècles de tyrannie. Tant que cet arbre exotique, transplanté par la force sur le sol irlandais, continuera de pomper et d’absorber la substance de tout un peuple qui refuse de s’asseoir à son ombre maudite, tant que sept millions d’hommes verront leur religion nationale insolemment réduite à l’état de servage par le culte de sept cent mille hommes, jamais l’Irlande ne connaîtra la paix, et jamais l’Angleterre, qu’elle le sache bien, ne connaîtra le repos. Un homme qui ne parle pas légèrement, parce que ses paroles ont la plus grande influence, lord John Russell, disait il y a peu de jours dans la chambre des communes : « L’état de l’Irlande n’a jamais été réglé depuis le temps où la fiction de la loi était qu’il n’y avait pas de catholiques, que les protestans seuls existaient aux yeux de la loi, et que la loi ne connaissait pas les catholiques. Les institutions présentes sont encore en grande partie fondées sur cette fiction. Vous avez admis les catholiques au partage des droits politiques et civils. Alors vous devez organiser l’Irlande conformément à l’état politique et civil que vous avez reconnu aux Irlandais par l’acte d’émancipation. »

Et lord John Russell ajoute, avec toute l’autorité de son nom, de son caractère et de son talent, qu’il est absolument impossible que l’église d’Irlande puisse rester constituée comme elle l’est aujourd’hui. Cependant, après avoir fait cette confession, lord John Russell est-il disposé à aller plus loin ? Hélas ! non. Le chef du parti libéral s’arrête en se rappelant qu’il est protestant et qu’il est Anglais. Il ne conclut pas, ou plutôt il conclut en disant qu’il ne veut point détruire la suprématie de l’église établie en Irlande, parce que ce serait mettre en danger la suprématie de l’église établie en Angleterre et de l’église établie en Écosse.

Et quand cela serait, qu’est-ce que cela prouve ? Faudra-t-il donc toujours que l’Irlande paie pour l’Angleterre et pour l’Écosse ? La question de l’église, en Irlande, ne doit-elle pas être traitée purement et simplement comme une question irlandaise ? Aux yeux des partisans de l’égalité religieuse, l’église protestante d’Irlande a le double vice, d’abord de constituer une religion d’état, ensuite de ne représenter que la religion de la minorité. Dans tous les pays où il existe une religion d’état, cette religion a du moins le mérite ou l’excuse d’être celle de la majorité ; l’Irlande seule présente cette anomalie d’une église dominante de droit, et de fait rejetée et détestée par l’immense majorité de la population à laquelle elle est imposée. On dira peut-être que je considère ici l’Irlande comme un pays indépendant, et non comme une partie d’un tout, comme une annexe du royaume-uni de la Grande-Bretagne. Mais à ce compte, l’Écosse n’est-elle pas également une partie de ce tout, et cependant l’Écosse n’a-t-elle pas une religion d’état qui est celle de la majorité, n’a-t-elle pas une église indépendante et séparée de l’église d’Angleterre ? Si l’Angleterre pose en principe que l’état ne doit reconnaître qu’une seule religion, pourquoi ce principe n’est-il pas appliqué à l’Écosse comme à l’Irlande ? Pourquoi le culte presbytérien est-il privilégié, quand le culte catholique est exclus ? L’Angleterre a une église nationale, l’Écosse a une église nationale, l’Irlande seule a une église étrangère. Les églises d’Angleterre et d’Écosse ont pour elles le nombre, le fait, qui finissent par devenir le droit ; l’église d’Irlande n’a ni le droit ni le fait : elle n’a que la force, et la force n’a jamais suffi pour lui faire prendre racine dans le pays qu’elle opprime.

Quand le sanguinaire et despotique Henri VIII se fit en Angleterre le chef de la réformation, il créa promptement des prosélytes à l’aide de la confiscation et de la distribution des biens ecclésiastiques. La persécution et le règne éclatant et populaire d’Élisabeth continuèrent cette œuvre de transformation ; mais ce qui contribua par-dessus tout à protestantiser l’Angleterre, ce fut le caractère essentiellement national qu’assuma, presque dès son origine, le nouveau culte. L’idée du catholicisme romain s’associa, dans l’esprit de la nation, à l’idée de la domination étrangère ; les nobles s’étaient faits protestans pour avoir part aux dépouilles de l’église, le peuple se convertit à son tour par patriotisme. Cela explique comment le pouvoir temporel fut immédiatement investi du pouvoir spirituel, et l’a gardé intact jusqu’à nos jours, et comment la religion anglicane, œuvre du roi et des nobles, devint, par suite de circonstances purement politiques, la religion du peuple et de la majorité.

En Écosse, au contraire, la réformation partit du peuple pour remonter aux grands ; mais le mouvement, quoique inverse de celui de l’Angleterre, fut également national. Les tentatives réitérées des souverains anglais pour introduire la hiérarchie épiscopale dans l’église républicaine de l’Écosse ne firent qu’attacher plus profondément le peuple à son culte national ; l’Angleterre fut obligée de capituler et de reconnaître en Écosse une église indépendante. Il y eut donc en Écosse, comme en Angleterre, une religion dominante, et cette religion fut également celle de la majorité.

Ce fait de la suprématie légale de l’église presbytérienne en Écosse est très important en ce qu’il prouve que le maintien de l’église protestante en Irlande est, pour l’Angleterre, une question politique et non une question religieuse, une affaire d’opportunité, et non une affaire de principe. L’Écosse a été traitée comme un pays uni, l’Irlande comme un pays conquis, et c’est ce qui a fait que la religion nationale de l’Irlande n’a jamais eu une existence légale.

Le protestantisme est entré en Irlande avec la conquête, et y est resté avec les conquérans ; il devait y rencontrer, dès l’origine, une résistance non-seulement religieuse, mais aussi nationale. Henri VIII et Élisabeth firent en Irlande ce qu’ils avaient fait en Angleterre, ils confisquèrent et distribuèrent toutes les propriétés religieuses ; mais le peuple s’attacha plus que jamais à son clergé dépouillé et proscrit. Il y avait entre eux une solidarité nationale qui avait sa source dans des évènemens bien antérieurs aux guerres religieuses. À l’époque de la conquête normande, au XIIe siècle, le clergé irlandais avait partagé courageusement le sort de la population indigène. Le clergé séculier était alors composé par une classe d’hommes beaucoup plus cultivés qu’on n’aurait dû l’attendre dans l’état presque barbare du pays. C’étaient en général des Irlandais élevés dans les universités d’Espagne, et même des Espagnols émigrés. Une chose curieuse à remarquer aujourd’hui, c’est que cette Irlande, qui est le dernier boulevard de l’église de Rome dans les îles britanniques, fut octroyée à l’Angleterre par deux papes, par les bulles d’Adrien IV et d’Alexandre III.

Ce fut, au reste, pour cette raison, que les biens monastiques furent en général respectés lors de la conquête par Henri II. Les monastères servirent d’asile à la population indigène, les conquérans eurent à lutter pendant près de quatre siècles, et ne purent achever leur œuvre qu’à l’aide de la réformation. À cette époque, la confraternité du clergé et du peuple irlandais fut cimentée de nouveau par la persécution que souffrit à son tour le clergé. La résistance, qui n’avait jusque-là été que nationale, devint aussi religieuse ; les Anglais ne furent plus seulement des Saxons, ils furent encore des hérétiques.

Les soixante années qui suivirent l’introduction de la réforme en Irlande sont des plus sanglantes que l’histoire ait jamais eu à raconter. La possession de la terre changea entièrement de mains ; les biens du clergé régulier furent distribués à des nobles anglais, et les dignités et les revenus du clergé séculier passèrent à peu près intactes aux dignitaires de l’église protestante. Ce fut dès cette époque que commença ce système qui est devenu la plaie de l’Irlande, et qu’on appelle l’absentéisme. Le clergé protestant, presqu’entièrement composé d’Anglais, resta en Angleterre au lieu de résider en Irlande, et dépensa dans son pays les revenus qu’il tirait du pays conquis. Il afferma ses bénéfices à des entrepreneurs qui lui payaient une somme fixe, et qui acquéraient en échange le droit d’exploiter et de pressurer les tenanciers de la terre. Telle fut l’origine de l’absentéisme, qui s’est perpétué jusqu’à nos jours, et qui est une des principales sources de la misère de l’Irlande.

En se contentant de cette occupation matérielle du territoire, le clergé protestant abandonnait lui-même toute chance de domination morale. Aussi le clergé catholique conserva-t-il toute son influence ; des communications actives furent maintenues, malgré les lois pénales, entre l’Irlande et l’Espagne, et entretinrent le feu sacré dans l’Île des Saints.

De meilleurs jours semblèrent se préparer pour l’Irlande quand la révolution de 1640 força Charles Ier à recourir aux catholiques irlandais ; mais le bras implacable de Cromwell n’en retomba que plus lourdement sur ce malheureux pays. Le passage de Cromwell fut comme celui d’une colonne de feu. Les Irlandais tremblent encore quand ils entendent prononcer ce nom terrible, et l’autre jour vous avez vu M. O’Connell, dans une de ses harangues, rappeler, au milieu d’un frémissement universel, le souvenir des cruautés sanglantes du protecteur. La domination de Cromwell fut la plus périlleuse épreuve qu’eut jamais à traverser le catholicisme en Irlande, car elle comprenait un système, non-seulement de conquête, mais de conversion. Les enfans furent enlevés à leurs familles pour être confiés à des maîtres protestans ; les propriétaires protestans et le clergé protestant furent forcés de résider sur leurs terres, et les lois portées contre les catholiques et leur clergé furent tellement cruelles, qu’en moins de deux ans presque toute la population catholique se fut réfugiée dans le Connaught. Cette province fut le seul champ d’asile qui lui fût ouvert, et c’est de là que vient le proverbe irlandais : Va au diable ou en Connaught (go to hell or to Connaught).

Cependant, après Cromwell, le catholicisme se releva comme un arbre après un coup de vent ; la restauration et les règnes de Charles II et de Jacques II lui donnèrent un temps de repos. Ce temps fut court ; la révolution de 1688 ramena la domination exclusive du protestantisme, et la bataille de la Boyne décida du sort du catholicisme. Dès-lors commença le système de la persécution légale ; tout l’arsenal des lois fut mis en usage contre la religion du sol. Une des plus remarquables de ces lois fut celle qui, sans proscrire directement les prêtres, bannissait à perpétuité les évêques et tous ceux qui pouvaient conférer des ordres, de sorte que la ligne hiérarchique étant interrompue, et le clergé ne pouvant non plus se recruter par les prêtres étrangers, le culte catholique aurait dû s’éteindre avec la génération des prêtres vivans. Ce qu’il faut remarquer surtout dans le caractère de ces lois pénales, c’est qu’elles sont dirigées non pas contre les Irlandais, mais contre les catholiques, et qu’un Irlandais qui se fait protestant est admis à toutes les immunités dont jouit le culte dominant. Rien ne prouve mieux que la lutte établie entre l’Angleterre et l’Irlande a pour principe l’antagonisme des religions plus que celui des races. Les évènemens qui s’accomplirent depuis cette époque en Irlande sont mieux connus. Les grands principes de liberté politique et religieuse, et le libéralisme philosophique, proclamés par la révolution américaine et la révolution française, réagirent sur l’état de l’Irlande. À la fin du XVIIIe siècle, les catholiques obtinrent le droit de voter aux élections ; le droit d’être élu devait nécessairement suivre le droit d’élire, et vous savez comment le gouvernement tory de 1829, emporté par l’opinion publique, proposa lui-même l’acte de l’émancipation des catholiques.

Lord Alvanley, monsieur, dans une brochure qu’il a publiée il y a déjà quelque temps[1], et dans laquelle l’état de l’Irlande était examiné avec beaucoup de sagacité, a fait une remarque très juste au sujet de l’acte d’émancipation : c’est que cet acte ne remédia à aucun des griefs matériels des catholiques, et ne leur conféra que des droits politiques. Les catholiques, en entrant dans le parlement, y passèrent donc immédiatement à l’état d’opposition, et furent réformistes par nécessité. Ainsi les deux principaux griefs des catholiques étaient l’obligation de payer la dîme à une église qui leur était hostile, et la composition des cours ecclésiastiques, qui ont, comme on sait, une juridiction civile très étendue, et dont les juges étaient en général des ministres protestans. L’acte d’émancipation ne porta remède à aucun de ces griefs ; il ne fit donc en dernier résultat que des mécontens, en Angleterre comme en Irlande : en Angleterre parce qu’il souleva contre le gouvernement le parti protestant, en Irlande parce qu’il ne profita pas aux masses, et que la classe moyenne et la classe pauvre, bien que représentées au parlement, trouvèrent qu’après tout leurs intérêts matériels n’avaient éprouvé aucune amélioration, et qu’elles étaient toujours obligées de payer deux églises.

De la sorte, le gouvernement conservateur, en admettant les catholiques dans le parlement, ne fit que grossir les rangs du parti de la réforme. Dès ce jour, l’influence de l’Irlande plana sur la politique intérieure de l’Angleterre ; pendant douze ans, elle domina le gouvernement ; depuis deux ans, elle l’embarrasse, aujourd’hui elle le paralyse. L’acte d’émancipation et la révolution de juillet portèrent les whigs au pouvoir, et ce fut avec l’aide des Irlandais que les whigs firent passer le bill de réforme. Le parti libéral en Angleterre devint l’allié naturel du parti catholique en Irlande ; M. O’Connell et ses amis secondèrent les réformes politiques, et, en échange, lord John Russell et son parti appuyèrent les réformes religieuses. J’ai dit, monsieur, dans une précédente lettre, comment les Irlandais, formant dans la chambre des communes l’appoint de la majorité ministérielle, devinrent de plus en plus les arbitres du gouvernement, et comment, pour cette raison, le sentiment protestant de l’Angleterre finit par se soulever contre les whigs et les renverser. C’était pour des considérations religieuses que certains des membres les plus importans du parti whig s’étaient jetés dans le parti tory. Le vieux lord Grey, fatigué et croyant qu’il était temps de s’arrêter, s’était retiré des affaires, abandonnant la réforme à sa pente. Lord Stanley et sir James Graham étaient sortis avec éclat du ministère dès qu’il s’était agi d’employer une partie des revenus de l’église d’Irlande à l’éducation du peuple sans acception de communions. C’était enfin la question de l’appropriation qui avait amené, en 1835, la chute du ministère de sir Robert Peel, et c’est peut-être encore sur cette question que s’engagera bientôt la lutte. Le ministre de l’intérieur, sir James Graham, a déclaré formellement, il y a peu de jours, que ni lui ni ses collègues ne consentiraient à ce que les revenus de l’église protestante fussent appliqués à des usages catholiques ; mais sir Robert Peel et le duc de Wellington n’avaient-ils pas aussi déclaré qu’ils ne concéderaient jamais cet acte d’émancipation, qu’ils ont pourtant fini par proposer eux-mêmes ?

Tout ce qui précède, monsieur, tend à établir que la religion protestante, la religion de l’état, la religion de la loi, n’a jamais pu devenir, en Irlande, la religion populaire. Le culte proscrit, au contraire, a été fécondé par le sang, et des siècles de persécution n’ont fait que l’enraciner plus avant dans le cœur du peuple. Et comme le clergé catholique exerçait une influence politique en même temps que religieuse, il a constitué à côté et en dehors de l’état un pouvoir indépendant et irresponsable qui était à l’abri des lois, parce qu’il agissait sur les consciences et sur les sentimens, et qui était incompatible avec la sécurité de toute espèce de gouvernement. C’est ce caractère politique du clergé qui le rend surtout redoutable ; c’est le clergé qui, en Irlande, fait les élections ; c’est lui qui est à la tête des associations : à tous les meetings, les paroisses arrivent par bandes conduites par leurs prêtres, et le rappel est prêché du haut des chaires aussi bien que du haut des hustings. Le gouvernement a beau faire ; il n’est pas de force à lutter contre le pouvoir spirituel, contre cette puissance insaisissable et incontrôlable qu’il peut concilier, mais qu’il ne vaincra pas.

Quelle a été, dans ces derniers temps, la condition du clergé catholique en Irlande ? Jusqu’à la révolution française, il avait été composé en grande partie par des prêtres élevés dans les séminaires de France, d’Italie et d’Espagne. Ici, je laisse un protestant rendre lui-même justice au caractère de ce clergé : « La mémoire de ces prêtres, dit lord Alvanley, est encore fraîche auprès de beaucoup de contemporains, et la conduite douce, conciliante et gentlemanly du vieux prêtre français et espagnol est souvent mise en contraste avec celle des partisans politiques qui composent le clergé actuel. » La révolution et la guerre générale interrompirent ces communications religieuses de l’Irlande avec l’Europe ; le clergé indigène devint peu à peu moins éclairé, sans cesser d’être aussi populaire. Au contraire, se recrutant de plus en plus dans les classes inférieures, partageant des passions souvent ignorantes et aveugles, mais toujours patriotiques, il établit encore plus profondément son empire sur les masses. Aujourd’hui, les prêtres sont tout-puissans en Irlande ; ils y règnent sans contrôle, et le peuple n’est qu’un instrument entre leurs mains.

Le gouvernement anglais, instruit par une expérience de plusieurs siècles, doit comprendre que nul pouvoir politique ne déracinera de l’Irlande sa religion nationale, et que nulle législation pénale n’y détruira l’empire que le clergé exerce sur le peuple. C’est une entreprise inutile à laquelle tout gouvernement qui ne sera pas absolument dénué d’intelligence devra renoncer. La répression est une œuvre évidemment impossible ; l’Angleterre, par intérêt autant que par justice, ferait donc mieux d’employer la conciliation. Le clergé irlandais est hostile au gouvernement, mais est-ce bien là la véritable tendance du clergé catholique ? Non : l’élément catholique est de sa nature conservateur, il est essentiellement porté vers l’ordre, vers l’autorité ; ce n’est que par exception qu’il se fait révolutionnaire, et l’Irlande est depuis des siècles sous le poids d’une législation exceptionnelle. C’est le pouvoir temporel qui, en se mettant en hostilité directe avec le pouvoir spirituel, le jette forcément dans des voies démocratiques et radicales. L’intérêt politique de l’Angleterre est donc de chercher à s’attacher le clergé catholique, de le rallier à la loi en rendant la loi humaine et juste, et de le faire rentrer dans le sein de l’état en lui assurant une existence légale. Ici se présente la question du paiement du clergé catholique par l’état. La proposition en a été faite plusieurs fois, et à différentes époques, par les protestans politiques, mais elle a rencontré jusqu’à présent des obstacles insurmontables, et dans la résistance des protestans rigides, et dans le refus du clergé catholique lui-même. L’église anglicane, étant l’église de l’état, refuse au pouvoir politique le droit de reconnaître un autre culte que le sien, et d’admettre qu’il y ait deux sources de vérité. Le souverain étant le chef de l’église comme le chef de l’état, et exerçant le pouvoir spirituel en même temps que le pouvoir temporel, ne peut scinder la double nature de ses fonctions, et faire une distinction entre les membres de la communauté politique et les membres de la communauté religieuse. Tel est le principe maintenu par l’église établie. Cependant ce principe n’est déjà plus intact. Il y a été dérogé non-seulement, comme je l’ai dit plus haut, à l’égard de la religion presbytérienne d’Écosse, qui est reconnue comme religion de l’état, mais aussi à l’égard du culte catholique lui-même. Vous avez entendu parler du séminaire de Maynooth. Cet établissement date de 1795 ; il a été fondé par le gouvernement protestant pour l’éducation des prêtres catholiques, et aujourd’hui encore il est entretenu par une subvention que la chambre des communes vote chaque année. À l’époque de l’union législative, M. Pitt, qui comprenait l’importance de faire rentrer le clergé irlandais dans le cercle des institutions légales, avait formé le projet de reconnaître le culte catholique et de donner des salaires à ses ministres. Les évêques y avaient consenti, le pape avait donné son adhésion, mais le roi George III se refusa à toute concession, et sa détermination amena la retraite de M. Pitt. Il est à croire que, si une mesure de ce genre avait accompagné l’acte d’émancipation de 1829, une grande partie des troubles qui se sont succédé depuis ce temps en Irlande auraient été prévenus. Aujourd’hui, monsieur, il est trop tard.

Il est trop tard, parce que c’est le clergé catholique qui, à son tour, refuse un salaire. Depuis un quart de siècle, il a pris un caractère politique qu’il ne voudrait plus abdiquer aujourd’hui. Ce qui fait sa force, c’est qu’il partage tous les griefs, toutes les misères, toutes les souffrances du peuple ; c’est qu’il est, comme lui, opprimé par la loi. C’est cette communauté héréditaire et sacrée qui fait sa toute-puissance. Le jour où le prêtre catholique consentirait à renier sa part du fardeau, le jour où la loi cesserait de peser sur lui sans cesser de peser sur le peuple, ce jour-là il perdrait tout son pouvoir. Un prêtre payé par les Saxons ne serait plus le prêtre national.

On peut donc regarder comme certain que le clergé irlandais refuserait aujourd’hui de recevoir un traitement de l’état. En 1837, cette question fut soulevée, et les évêques catholiques déclarèrent unanimement leur résolution de ne dépendre que du peuple. Cette déclaration a été répétée plusieurs fois depuis, et l’est encore en ce moment. L’entretien du culte catholique par l’état laisserait d’ailleurs intact l’établissement anglican ; l’irlandais catholique serait toujours obligé de payer deux églises ; seulement, le jour où le denier du pauvre qu’il donne volontairement pour l’entretien de son culte serait réclamé par la loi pour le même objet, il cesserait de regarder ses prêtres comme ses protecteurs, et voilà pourquoi le clergé n’y consentira pas.

Aussi long-temps que l’église de la minorité sera l’église privilégiée, rien ne sera réglé d’une manière permanente en Irlande. On l’a dit avec raison, tous les autres griefs de l’Irlandais ne se font sentir que par intervalles : celui de l’église est pour lui une douleur continuellement brûlante ; il ne peut faire un pas sans être poursuivi par ce souvenir ; chaque fois qu’il entend la cloche de son village, chaque fois qu’il traverse une pièce de terre convertie en glèbe, chaque fois qu’il paie l’impôt qui a remplacé la dîme, il sent se réveiller en lui la mémoire de tout ce qu’il souffre, de tout ce qu’ont souffert ses pères et de tout ce que souffriront ses enfans.

La constitution de cette église est une véritable monstruosité. Il y a en Irlande quatre principaux cultes : le culte catholique, le culte anglican, le culte presbytérien, et le culte méthodiste ou wesleyen. Les anglicans sont environ 700,000 ; les presbytériens et les wesleyens réunis forment à peu près le même nombre ; les catholiques sont plus de 7 millions. Le culte presbytérien reçoit de l’état une certaine subvention qui lui a été constituée par le regium donum ; le culte catholique et le culte wesleyen sont entretenus par des souscriptions volontaires ; quant au culte anglican, voici quelle est sa position temporelle.

L’Irlande est divisée en 4 provinces ecclésiastiques, celles d’Armagh, de Dublin, de Casuel et de Tuam, et en 32 diocèses, qui comprennent 1,387 bénéfices et 2,450 paroisses. Le clergé se compose de 4 archevêques, 18 évêques, 326 doyens, chanoines, etc., 1,333 ministres et 752 vicaires. Les revenus de cette église sont de plus de 20 millions de francs, consacrés tout entiers au traitement du clergé, car la construction et l’entretien des édifices du culte sont l’objet de subventions spéciales. Durant les débats qui eurent lieu en 1835 sur la question de l’appropriation, il a été déclaré que les revenus des évêchés seuls constituaient à chaque titulaire un traitement d’environ 175,000 francs. Par la répartition, certains évêques se trouvent avoir 200, 300 et même 400,000 francs de rente.

Ainsi voilà plus de 20 millions prélevés sur une population de 9 millions d’individus pour payer le culte de 700,000 d’entre eux ; et sur ce nombre de 700,000, 400,000 se trouvent réunis dans la seule province d’Armagh, qui est le foyer du protestantisme en Irlande. Il y a des paroisses où l’on compte 1,500 catholiques, et pas un seul protestant, d’autres où il y a 3,450 catholiques et 15 protestans, d’autres où il y a 5,393 catholiques et 12 protestans. Ces chiffres ont été cités dans la chambre des communes. Le ministre protestant considère quelquefois comme un avantage de n’avoir qu’un très petit nombre de coreligionnaires dans sa paroisse, parce qu’il est ainsi dispensé de toute besogne. Ces revenus de l’église protestante en Irlande augmentent chaque année, et, d’un autre côté, le nombre des protestans eux-mêmes décroît régulièrement. Il y a deux cents ans, ils étaient aux catholiques dans la proportion de 1 à 3 ; aujourd’hui ils sont dans la proportion de 1 à 10.

L’église d’Irlande ne peut donc être considérée que comme une branche de l’église d’Angleterre, comme un établissement purement anglais, représentant chez le peuple conquis la suprématie du peuple conquérant, et elle n’y est maintenue que parce qu’on regarde sa chute comme devant mettre en danger la suprématie de l’église protestante dans l’Angleterre elle-même. Mais n’y a-t-il pas autant de péril pour l’église d’Angleterre dans le honteux scandale dont l’église d’Irlande offre le spectacle ? Toute la haine dont l’une est l’objet retombe sur l’autre ; l’église d’Irlande est condamnée à périr avant peu d’années, cela est évident comme la clarté du jour, et il arrivera que, pour n’avoir pas voulu s’en séparer à temps, l’église d’Angleterre sera entraînée dans sa chute, et que l’arbre tout entier tombera parce qu’on n’aura pas voulu en sacrifier une branche parasite et vermoulue.

C’est là une vérité que comprennent les amis les plus sages et les plus éclairés de l’église protestante en Angleterre, et c’est pour cette raison qu’ils ont essayé à plusieurs reprises d’introduire de larges réformes dans l’église d’Irlande. Certainement, si le parlement anglais avait adopté le plan proposé, il y a quelques années, par lord John Russell, et qui avait pour objet de réduire l’établissement anglican en Irlande à de plus justes proportions, et d’appliquer le surplus des revenus ecclésiastiques à l’éducation générale du peuple, cette mesure de justice et de conciliation aurait efficacement contribué à maintenir la paix en Irlande. Ce que le gouvernement whig n’a pas pu faire, le gouvernement tory est assez fort aujourd’hui pour l’accomplir. Malgré les déclarations contraires des ministres, cette solution des difficultés actuelles semble être la seule possible.

La grande objection qui est faite au système de l’appropriation, c’est que les biens de l’église sont une propriété de même nature que la propriété particulière, et que l’état n’a pas le droit de les détourner de l’usage auquel ils ont été consacrés dans l’origine. La question des biens de main-morte est depuis long-temps résolue en France, mais elle ne l’est pas encore en Angleterre, tant s’en faut. Et cependant la doctrine de l’inviolabilité des biens de main-morte n’est-elle pas une anomalie, surtout dans les pays protestans ? N’est-ce pas un principe protestant, s’il en fut, que l’église est la créature de la loi, et que la loi, qui l’a faite, peut la défaire ? Or, aux yeux de la loi, le prêtre est un fonctionnaire public, comme le magistrat, comme le soldat. C’est la loi qui a imposé la dîme, et la loi peut la réduire ou la supprimer au besoin. Quant aux biens qui proviennent de dons volontaires, le principe aujourd’hui admis est que la volonté du donateur doit être observée tant qu’elle le peut être conformément à l’intérêt public, mais que, lorsque les circonstances changent, la destination du don doit changer aussi, puisqu’il est présumé que le donateur, s’il était en vie, disposerait autrement de sa propriété.

Je n’ai pas à discuter ici un principe qui fait partie du droit public français ; je veux seulement faire remarquer que l’église d’Angleterre a moins qu’aucune autre le droit de se prévaloir de l’inviolabilité des biens ecclésiastiques, car les biens dont elle jouit elle-même étaient, dans l’origine, ceux de l’église catholique, et ont été transférés à l’église protestante par les bénéfices de la loi, précisément en vertu du principe que l’état peut disposer des biens des communautés.

Du reste, monsieur, en admettant que le parlement anglais consente à affecter une certaine portion des revenus de l’église protestante d’Irlande à l’éducation du peuple sans acception de religions, cette mesure ne pourrait encore avoir qu’un effet temporaire. Il faut bien le redire, rien ne sera définitivement réglé en Irlande tant que l’Angleterre y maintiendra une église privilégiée, et tant que cette église sera celle de la minorité. Les catholiques ne demandent pas la suprématie pour leur culte ; ils ne demandent que l’égalité, et il faudra bien qu’on en vienne là. Tôt ou tard, on aboutira au système établi en France, à l’égalité de tous les cultes reconnus par l’état. Les biens de l’église d’Irlande seront repris par l’état, et rentreront dans le trésor public comme la propriété de la nation. L’état, à son tour, devra se charger de subvenir à l’instruction religieuse du peuple et à l’entretien des ministres des différens cultes ; mais alors les fonds affectés à cet usage seront répartis dans de justes proportions. Remarquez bien que je ne parle ici que de l’Irlande, car, quant à l’Angleterre, il se passera encore bien des années avant que la constitution de l’église établie y subisse une pareille révolution. En Angleterre, l’église protestante est dans une situation régulière, politiquement parlant ; elle est l’église de la majorité, tandis qu’en Irlande sa position est le plus odieux paradoxe qui ait jamais existé. Au fond de toutes les agitations de l’Irlande, il y a deux causes, les relations des propriétaires avec les tenanciers, et la suprématie de l’église protestante. La première cause échappe à l’influence de la législation ; il est à peu près impossible que la loi s’en mêle sans porter atteinte au principe de la propriété : c’est donc une question morale plutôt que politique. Pour ce qui regarde l’autre grief de l’Irlande, l’église, la législature a le pouvoir d’y remédier. Qu’elle use donc de ce pouvoir pendant qu’il en est temps encore, car, tant que cette source éternelle de révolte ne sera pas tarie, l’Irlande pourra être domptée, étouffée, écrasée, comme elle le serait sans aucun doute en cas d’insurrection ouverte, mais elle ne sera jamais pacifiée.

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  1. The State of Ireland considered.