L’Église d’état et l’Église libre en Irlande

L’Église d’état et l’Église libre en Irlande
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 465-503).
L’ÉGLISE D’ÉTAT
ET
L’EGLISE LIBRE EN IRLANDE

Il y a des institutions qu’un respect superstitieux doit entourer et protéger pour qu’elles ne s’écroulent pas sous le seul poids de leur iniquité. Telle était, il y a quelques années, l’institution domestique des Américains du sud; telle était tout à l’heure encore l’église officielle d’Irlande. La comparaison, qu’il serait d’ailleurs parfaitement injuste de pousser trop loin, a été faite par un membre même de cette église, sir J. Gray, un protestant irlandais dont le caractère et le talent sont universellement estimés. Le jour où l’on commence à discuter de pareilles institutions, où ceux qui les soutiennent ne les regardent plus comme un palladium sacré, elles sont perdues. C’est ce qui arrive pour l’église officielle, qui était en Irlande le signe palpable de la conquête, qui exprimait de la manière, non la plus pesante, mais la plus blessante, la supériorité de la race victorieuse. Elle a beau être aujourd’hui comme hier l’église d’état et à ce titre posséder des terres, prélever la dîme sur toutes les propriétés, jouir d’un revenu de plus de 11 millions de francs, entretenir 2 archevêques, 10 évêques, 12 chapitres, 1 université, 622 vicaires et 1,510 curés, envoyer des prélats à la chambre des pairs et interdire aux évêques catholiques, aux pasteurs vraiment nationaux, le droit de prendre le titre des diocèses dont elle ne peut leur enlever la direction exclusive; ses jours sont comptés. Cet arbre exotique, dont parlait l’un des grands orateurs de la chambre des communes, M. Lowe, qui cachait en vain sous le feuillage sa stérilité, va être coupé, car il encombrait le sol sur lequel il avait été transporté; il s’est flétri avant même que la cognée ait touché ses racines, il a perdu le prestige qui seul pouvait soutenir sa vie artificielle.

Dans la nuit du 3 au 4 avril à trois heures du matin, conformément à un vote de la chambre des communes, le speaker de cette chambre quittait le fauteuil de la présidence; l’huissier enlevait du bureau, pour la cacher sous une table, la masse d’armes qui est l’emblème de la souveraineté de l’assemblée. Dès lors, par une fiction légale, celle-ci disparaissait pour faire place à un comité général saisi par le chef de l’opposition de certaines résolutions dont le règlement lui réserve la connaissance. Ce simple manège parlementaire était le symbole par lequel la chambre des communes exprimait une résolution décisive pour l’avenir de l’Irlande, et nous ajouterons pour celui de l’Angleterre. En effet, comme dans la guerre de siège, où l’effort suprême des deux partis se concentre sur un faible ouvrage avancé, de même une grande bataille, une lutte de quatre jours, avait été engagée autour de cette formalité; l’importance des combattans, les ressources d’argumens qu’ils avaient déployées, l’intérêt qu’ils avaient excité en dehors de la chambre, les passions qui les avaient soutenus de part et d’autre, tout enfin donnait un caractère décisif au vote par lequel, à une majorité de 61 voix, le comité général était formé pour discuter les résolutions de M. Gladstone. La question de principe que posaient ces résolutions était tranchée avant même que le texte n’en fût examiné : 331 membres de la chambre avaient exprimé par leur vote le vœu que l’église anglicane d’Irlande cessât d’être une église d’état, 270 seulement s’y étaient opposés.

La discussion approfondie qui a précédé ce vote, celle qui, après quatre semaines de trêve, vient d’être engagée sur les résolutions elles-mêmes, éclairent la pensée de la chambre des communes. Elles nous offrent une occasion favorable pour jeter un coup d’œil sur les institutions que va modifier cette mesure conciliatrice et montrer combien elle était nécessaire. En la proposant à cette heure, le parti libéral a fait preuve de courage et de sens politique; on ne saurait trop l’en louer. Quelque grande que fût l’injustice sur laquelle reposait l’édifice, plutôt encore politique que religieux, de l’église officielle d’Irlande, on pouvait craindre de se heurter à des traditions et à des préjugés trop forts pour être surmontés. M. Gladstone, obligé de confesser de bonne grâce que les opinions de sa jeunesse se sont plus d’une fois profondément modifiées, peut répondre à ses adversaires, qui lui reprochent d’avoir parlé en 1865 de l’abolition de l’église d’Irlande comme d’un événement peu probable et fort éloigné, qu’alors en effet cette mesure semblait entourée de difficultés insurmontables, et que ceux qui la désiraient le plus désespéraient d’en voir l’accomplissement. Au vieux cri des soldats de Cromwell et de Guillaume d’Orange, aux mots magiques de no popery, l’Angleterre protestante ne se croirait-elle pas obligée d’aller secourir l’église d’Irlande? Le cri a été poussé, mais il n’a trouvé aucun écho.

Rendons justice à qui de droit. Si le parti libéral et ses chefs ont eu le mérite d’aborder enfin de front cette question, c’est l’opinion publique qui leur a tracé la voie et préparé le succès. C’est elle qui, après avoir longtemps refusé d’entendre ceux qui lui demandaient le redressement d’une grande iniquité, éclairée par ce bon sens que les peuples acquièrent dans la pratique de la liberté, a su joindre à propos sa voix à la leur. Cette voix est toute-puissante, et, loin d’exagérer ce que l’on est convenu d’appeler l’esprit de parti, la liberté le règle, le soumet à une autorité supérieure. Le tribunal de l’opinion publique, après avoir longuement entendu une cause, prononce des jugemens acceptés de tous. Elle ne supprime pas les partis, car ils lui sont aussi nécessaires que les plateaux à la balance; mais, en penchant vers l’un, elle lui donne du poids et marque à l’autre les concessions qu’il doit faire pour retrouver un jour ses faveurs.

La mesure proposée par M. Gladstone nous offre, à nous autres étrangers, un double intérêt. D’une part en effet elle soulève une question de principe des plus graves, et de l’autre elle la tranche d’une manière tout à fait nouvelle. Une grande discussion à la chambre des communes est toujours un spectacle instructif et émouvant pour ceux qui voient dans la faculté de se gouverner soi-même le premier et le plus précieux attribut d’un peuple civilisé; mais les problèmes qui occupent d’ordinaire cette assemblée essentiellement pratique, s’ils sont fort importans pour l’Angleterre, sont presque toujours pour nous difficiles à comprendre. L’année dernière, la chambre a été absorbée par la confection du bill de réforme, mesure si complexe que bien peu de gens chez nous en ont affronté l’étude, et ses travaux ont été obscurcis par la tactique des partis, réduits à se disputer sur des points de détail, sur des conditions de cens et de résidence. Au contraire, dans la discussion soulevée par M. Gladstone, la question de principe était nettement posée et dominait tout le débat. Il s’agissait de savoir si l’on maintiendrait ou non une église d’état, avec ses avantages, ses privilèges, son caractère officiel, au milieu d’une population qui la repousse énergiquement et dont elle blesse à la fois les croyances religieuses et les traditions nationales. Dans une pareille situation, la discussion ne pouvait manquer de clarté et devait bientôt s’élever jusqu’aux problèmes les plus ardus de la politique. Elle abordait le système tout entier des églises officielles, les partisans de l’église d’Irlande soutenant par des argumens plausibles que sa chute serait la condamnation implicite de l’église d’Angleterre, et ses adversaires affirmant avec plus de raison encore que cette condamnation à longue échéance prolongerait au contraire l’existence de celle-ci en amputant un membre malade et inutile.

La manière dont les libéraux proposent de traiter les apanages que l’église anglicane d’Irlande possède en sa qualité d’église d’état donne à cette mesure de sécularisation un caractère spécial et un intérêt tout particulier. Ils semblent avoir toujours eu présent à l’esprit ce que nous disait un jour l’un des plus vénérables libéraux italiens : « Ce n’est pas en étant antireligieux que l’on peut faire une révolution religieuse. » Le terrain sur lequel les partisans de l’église d’Irlande se sont placés est non moins intéressant à connaître, car il prouve d’une part combien ceux-ci se sentaient impuissans à défendre cette institution dans son intégrité contre l’opinion publique, et de l’autre combien les sentimens de véritable tolérance religieuse ont fait de progrès en Angleterre dans ces dernières années.


I.

En demandant la suppression de l’église établie d’Irlande, les orateurs libéraux n’ont pas seulement parlé au nom du devoir qui commande de mettre un terme à un si grand abus : ils ont invoqué la nécessité de donner aujourd’hui à l’Irlande un témoignage éclatant, sincère et spontané de réconciliation. La question de l’église d’Irlande est donc par-dessus tout une question politique, et, avant de l’aborder elle-même, il est nécessaire d’indiquer les griefs séculaires dont l’existence ou le souvenir ne cesse de l’envenimer. En vain dans un discours pétillant d’esprit M. Disraeli a-t-il soutenu devant la chambre que les Irlandais n’étaient pas une race conquise, qu’ils l’étaient moins que les Anglais. Sans doute toutes les nations de l’Europe occidentale ont été maintes fois conquises avant d’arriver à leur état actuel, mais partout, excepté en Irlande, la fusion des races a suivi la conquête, en a effacé la trace et peu à peu réparé l’injustice. En Irlande au contraire, le temps n’a fait qu’aggraver les violences que toute conquête entraîne avec elle : pendant des siècles, les crimes et les spoliations sont venus s’ajouter chaque jour à ceux de la veille et élargir ainsi, au lieu de le combler, l’abîme qui séparait les vainqueurs des vaincus. On peut suivre ce triste phénomène historique depuis les premiers jours de la conquête. La civilisation apportée à l’Irlande par un apôtre et non par un conquérant, chrétienne sans être romaine et fondée sur un état social encore barbare, ne fut pas assez forte pour subjuguer les envahisseurs, comme il était arrivé quelques siècles plus tôt en Espagne et dans la Gaule, et cependant l’Irlande, par sa culture, sa morale, sa religion, était trop supérieure à ses nouveaux maîtres pour disparaître devant eux[1]. Dès lors les deux races établies sur le même sol s’engagent dans des voies divergentes. A côté des rudes conquérans venus de l’île voisine avec leurs mœurs féodales, les populations celtiques conservent les traditions de leur civilisation nationale. Cette civilisation douce et tenace pouvait bien prendre pour emblème l’île célèbre d’Imisfallen, qui fut longtemps son sanctuaire. Là, sous des ombrages toujours verts, entourés et protégés par les eaux limpides du beau lac de Killarney, étrangers aux luttes qui souvent en ensanglantaient les rives, de savans religieux avaient pendant plusieurs siècles compilé l’histoire de leur patrie et conservé un foyer de science dont la lumière rayonnait sur tout l’Occident chrétien. Et plus tard, lorsque les vainqueurs eurent renversé ce vénérable monastère, le souvenir pieux des habitans l’entoura de tristes et poétiques légendes qui se sont religieusement conservées jusqu’à nos jours.

Les voies de fait sans cesse croissantes des seigneurs anglais et de leurs vassaux cimentèrent par le sang l’hostilité des deux races. Cependant cette hostilité ne devient irrévocable que le jour où elle se complique de la grande question religieuse qui divisa l’Europe au XVIe siècle. Henri VIII veut convertir à sa nouvelle religion ses sujets irlandais. Il y apporte la violence de son tempérament et les procédés de gouvernement déjà depuis longtemps appliqués aux Irlandais. Il ne réussit qu’à raffermir ceux-ci dans la foi de leurs pères et à confondre chez eux en un même sentiment la religion et le patriotisme. D’ailleurs, sous cette forme nouvelle, les passions politiques, les haines de races, restent les mêmes. Ainsi chez les Anglais la persécution n’a même pas la triste excuse du fanatisme, la différence de religion n’est qu’un moyen plus facile de distinguer les vaincus et un prétexte pour les frapper plus durement. Chez les Irlandais, la foi est avant tout un symbole national : elle ne les empêchera pas plus tard, en 1798, d’accueillir nos soldats républicains comme des libérateurs; mais elle leur fait voir dans l’exercice du culte catholique une protestation contre la force oppressive, et chercher des chefs politiques dans le clergé, qui en est la première victime. Avant de devenir ainsi le guide, le consolateur et le représentant par excellence d’un peuple vaincu, celui-ci avait passé par de grandes vicissitudes. Bien des siècles s’étaient écoulés depuis la brillante période où il occupait un si haut rang dans les sciences et les lettres. La conquête l’avait peu à peu transformé. Lorsque les Anglais introduisirent en Irlande le système féodal, ils y constituèrent, selon l’usage, de grands fiefs ecclésiastiques et s’emparèrent des évêchés, des principaux monastères, des plus importans bénéfices, comme d’un puissant moyen de domination. Le haut clergé, richement doté, forme alors en Irlande, comme dans toute l’Europe, un corps politique; il fait cause commune avec les oppresseurs, il s’appuie sur une bulle du pape Adrien IV faisant donation de l’Irlande au roi Henri II pour soutenir leur domination et en profiter. Il finit par devenir plutôt Anglais qu’Irlandais. Aussi plus tard un grand nombre de ses membres obéissent-ils docilement à la voix de Henri VIII, qui leur ordonne de reconnaître sa suprématie religieuse. C’est ainsi que se fonde l’église établie d’Irlande. Peu de temps après, nous voyons à quel point cette église était exclusivement une machine de gouvernement, et de quel gouvernement! Waterhouse, secrétaire du gouvernement irlandais en 1544, demandait que la reine Elisabeth conférât les évêchés vacans à des soldats expérimentés, « n’y ayant ni signe de religion ni place pour la justice jusqu’à ce que le sabre ait ouvert le chemin à la loi[2]. »

L’église catholique, abandonnée par ces chefs indignes, se réorganise et redevient nationale. Désormais elle a son caractère, elle est pauvre. Ses vastes domaines, les monumens de son culte, les dîmes qu’elle prélevait, sont en grande partie attribués à la nouvelle église fondée par Henri VIII. Ceux d’entre les évêques qui résistent à ce souverain sont dépouillés, et les biens épiscopaux de leurs diocèses partagés entre les seigneurs anglais. Cependant ce n’est que cent ans plus tard que la race irlandaise est définitivement subjuguée, et tout ce qui la représente systématiquement abaissé. L’Angleterre est divisée par la guerre civile. L’Irlande y est entraînée par l’espoir de retrouver son indépendance. Oubliant les persécutions de Jacques Ier, elle ne voit plus dans Charles Ier que le petit-fils de la catholique Marie Stuart. Elle est vaincue par Cromwell. Le protecteur reprend sur une plus grande échelle le système de confiscation déjà appliqué par ses prédécesseurs après chacune de leurs victoires. Ainsi les habitans de la riche province d’Ulster avaient dû céder leurs terres à des colons anglais ou écossais, et aller périr de misère dans les bruyères stériles du Connaught Cromwell étendit l’expropriation et l’appliqua avec méthode. Les terres furent partagées entre ses soldats sous les yeux des anciens propriétaires. Cette spoliation, digne de celles qui ont marqué chez nous les invasions des barbares et qui ont laissé longtemps des traces si profondes, s’accomplissait, il y a deux cents ans, avec tout le raffinement d’une civilisation avancée, et la propriété même, cette base première de toute société, était bouleversée de fond en comble à une époque où partout ailleurs en Europe elle était irrévocablement constituée depuis bien des siècles. C’est là qu’il faut voir la cause principale de tous les maux de l’Irlande. Aujourd’hui encore, dans bien des comtés, les familles des anciens propriétaires cultivent comme fermiers le sol dont leurs ancêtres ont été dépossédés, et elles en conservent précieusement les titres en vue d’une revendication sur laquelle elles n’ont pas cessé de compter. Il ne nous appartient pas d’aborder cette terrible question de la propriété en Irlande, qui se dresse toujours hérissée de droits inconciliables, et que des mesures généreuses, une législation ferme et prévoyante, aidées par le temps, le progrès des lumières et l’accroissement de la prospérité publique, pourront seules apaiser[3] ; mais nous avons dû y faire allusion parce qu’elle affecte la situation de l’église établie, dont les propriétés et les rentes sont aux yeux de la masse des Irlandais le fruit d’une spoliation qu’ils n’ont pas oubliée. Les passions que ce souvenir éveille trouvent un aliment constant dans le contraste entre le riche ministre anglican, qui possède au milieu d’eux église et presbytère, et le pauvre curé catholique, qui vit dans une chaumière et dit la messe dans une grange.

Cromwell n’avait pas épargné l’église établie, mais elle releva bientôt la tête après cet orage passager, et se lia de plus en plus à l’édifice de la domination anglaise, raffermi par Guillaume III après la bataille de la Boyne et les sanglantes exécutions qui la suivirent. On sait que cette domination cherchait alors à s’appuyer sur les trop fameuses lois pénales que les deux partis, dans la dernière discussion, ont flétries à l’envi comme l’un des plus odieux instrumens de tyrannie inventés par l’esprit humain. Persécution religieuse, nationale, industrielle, rien n’y manquait, les passions et les rivalités des vainqueurs y étaient toutes satisfaites; mais le prêtre catholique était l’objet de leurs rigueurs particulières, et l’église établie d’Irlande, dont elles étaient ostensiblement la sauvegarde, porte encore aujourd’hui la peine de cette funeste solidarité. C’est au milieu des dangers de la guerre d’Amérique que les Anglais comprennent enfin la nécessité de revenir sur la politique qu’ils ont pratiquée pendant six siècles (1172-1778). Le premier adoucissement des lois pénales est bien insuffisant ; mais elles ne tardent pas à s’écrouler devant les orages qui ébranlent jusqu’aux fondemens de la puissance anglaise en Irlande. En effet, nombre de protestans d’origine anglaise ou écossaise ont fini par devenir irlandais de sentiment; ils épousent les passions nationales de leurs compatriotes catholiques, trop écrasés pour pouvoir se soulever les premiers, et ils se mettent à leur tête. Les presbytériens surtout, leurs anciens ennemis, font cause commune avec eux, car la domination de l’église établie, dont ils ressentent aussi le poids, a réveillé leurs vieux instincts républicains. C’est parmi ces nouveaux alliés que les Irlandais trouvent leurs chefs. Robert Emmet est un dissenter, lord Edward Fitzgerald est protestant et porte le plus grand nom des anciens conquérans de l’Irlande. De plus en plus pressée, l’Angleterre abolit en 1793 les derniers restes des lois pénales. En 1800, l’acte d’union arrache l’Irlande au pouvoir intolérant et corrompu du parlement protestant de Dublin : deux grands hommes d’état, Pitt et lord Cornwallis, méditent déjà de féconder cet acte par l’émancipation des catholiques et la dotation de leur clergé. Enfin en 1829 O’Connell, soutenu par une population qu’a relevée l’usage d’une large liberté, conquiert pour ses compatriotes l’égalité politique.

L’église établie reste debout, survivant seule aux institutions oppressives d’un autre âge. Comme une tour solitaire s’élevant au-dessus des ruines d’une forteresse démantelée, elle n’est plus elle-même un instrument de tyrannie, mais elle en réveille les souvenirs par sa présence, et son isolement attire sur elle tous les ressentimens. Cependant elle aurait peut-être résisté encore à bien des orages, si des circonstances nouvelles n’avaient fait de sa chute une grande nécessité politique, et réuni pour travailler à l’abattre toutes les forces longtemps éparses du parti libéral. Ces circonstances sont d’une part le progrès de la richesse, de l’éducation politique, par conséquent de l’influence sur le gouvernement des classes moyennes et ouvrières en Angleterre, et de l’autre ce que M. Gladstone et ses amis n’ont pas craint d’appeler la crise irlandaise. Nous sortirions de notre sujet, si nous voulions indiquer comment la pensée qui dirige les affaires publiques en Angleterre s’est modifiée sous l’empire de ces nouvelles influences et en apprécier l’effet : il nous suffira de dire que ce changement a été pour l’Irlande une bienfaisante révolution. Il nous faut au contraire montrer pourquoi la crise actuelle de l’Irlande est particulièrement grave et peut-être décisive. Ce sera un lien naturel entre l’esquisse que nous avons faite des deux églises d’Irlande et l’exposé qui devra suivre de leur situation actuelle et de leur avenir.

Ainsi que Tocqueville l’a si justement remarqué, ce n’est presque jamais au moment où il est le plus malheureux qu’un peuple se soulève contre ses maîtres. Pour la même raison, la rancune survit chez lui à l’injustice qui l’a causée. Il en a été ainsi pour l’Irlande. Trop faible pour résister au temps des cruelles persécutions, elle a mis au service de ses passions nationales les forces qu’elle a acquises depuis par l’usage de la liberté et l’accroissement de sa prospérité matérielle. Est-ce une raison pour lui adresser le reproche d’ingratitude et traiter de vaine utopie les efforts de l’Angleterre contemporaine pour réparer les crimes des générations passées? Non certes. Le bien ne se perd pas plus que le mal, même quand les effets sont lents à se développer. Les lois de la physique nous enseignent que les oscillations opposées du balancier occupent toujours des espaces de temps égaux. La politique est soumise à des règles plus complexes, mais dans son domaine ce n’est pas en vain non plus qu’on violente la nature, et elle ne permet pas que le pendule retrouve subitement son équilibre après une forte et longue secousse. Lorsque les griefs d’un peuple ont été amassés pendant des siècles, ils peuvent être redressés en un jour; mais il faut bien des années pour les effacer. C’est pour cela qu’on ne peut s’étonner de voir l’Irlande plus hostile à l’Angleterre aujourd’hui qu’il y a vingt ans, lorsqu’elle était accablée par la terrible famine de 1847. Les passions étaient sans doute les mêmes alors, mais elles étaient énervées : l’insurrection de Smith O’Brien échouait misérablement, et les meurtres agraires avaient un caractère plutôt social que politique. L’émigration, qui, en privant l’Irlande de la partie la plus active de ses enfans et en assurant aux autres des salaires plus élevés, semblait devoir apaiser ces passions, a été au contraire la cause de leur réveil.

En effet, les Irlandais qui par centaines de mille avaient fui aux États-Unis n’oublièrent pas leur ancienne patrie, et, aussitôt qu’ils eurent gagné quelque argent, ils firent venir la famille qui n’avait pu les suivre, puis ils envoyèrent une partie de leurs économies aux parens, aux amis qu’ils avaient laissés dans la misère. Tandis que les propriétaires absens et plus encore leurs créanciers, dont les hypothèques dépassaient souvent la valeur totale de la terre, en absorbaient les revenus en Angleterre et retiraient ainsi constamment à l’Irlande l’épargne capitalisée qui aurait dû servir à féconder le sol, la colonie fondée en Amérique par l’émigration lui envoyait au contraire en vingt-cinq ans une somme de 600 millions. Il s’établissait ainsi entre ces deux pôles un courant de communications non interrompues, et l’Irlandais, qui jusqu’alors s’était considéré comme relégué à l’extrémité du monde, qui voyait l’Angleterre placée forcément entre lui et le reste de l’Europe, qui jetait seulement de temps en temps vers la France des regards plus sympathiques que confians, l’Irlandais se tourna brusquement vers l’ouest, et au-delà de cette mer qui lui avait si longtemps paru une barrière infranchissable il aperçut une sorte de terre promise où toutes ses misères, tous ses maux, réels ou fictifs, devaient disparaître comme par enchantement, terre qui répandait déjà sur la verte Erin une rosée bienfaisante, et qui pourrait bien un jour lui envoyer des libérateurs[4]. Loin d’être réduite à l’isolement par sa position géographique et de voir s’étendre sur elle l’ombre de l’Angleterre, l’Irlande se trouvait au contraire interposée entre sa voisine et le continent où se formait, au milieu d’une prospérité inouie, une société plus libre et plus forte que toutes celles de l’ancien monde. Bientôt l’Atlantique lui parut plus étroit que le canal Saint-George. Ceux qui ont parcouru l’Irlande dans l’été de 1861 se souviendront sans doute de l’émotion qu’y causèrent les premières nouvelles de la guerre civile américaine. Le bruit lointain de cette grande tempête semblait apporté par les vagues immenses qui, traversant en quelques jours l’Atlantique, se brisent constamment sur les côtes rocheuses de l’Irlande, et il trouvait un écho singulier dans cette île, d’ordinaire si indifférente aux événemens extérieurs.

Il pénétrait jusque dans les parties les plus sauvages, sous le toit de ces huttes misérables qui, au milieu des âpres montagnes du Connemara, abritent une famille isolée, séparée pour ainsi dire du monde entier, et vivant toute l’année de quelques pommes de terre arrachées à un sol ingrat. Et lorsque le feu de tourbe pétillait dans l’âtre, on questionnait avidement sur ce qui se passait de l’autre côté de l’eau l’étranger que les hasards de la chasse avaient amené jusque-là. C’est qu’il n’y avait presque pas une de ces familles dont l’un des membres ne fut en Amérique, et en ce moment les émigrans répondaient à l’appel de leur nouvelle patrie américaine en s’enrôlant dans les armées fédérales. Quoiqu’on l’ait bien exagéré, leur nombre était considérable. Réunis presque tous en régimens commandés par des Irlandais, ils déployaient à côté des enseignes américaines le vieil étendard qui porte une harpe d’or sur un champ vert, et suivaient cet emblème national sur les champs de bataille de la Virginie avec le courage joyeux et insouciant de la race celtique. Mais, à mesure que la guerre se prolongeait, que ces soldats s’aguerrissaient et qu’ils amassaient des économies, ils commençaient à prendre au sérieux le projet, que leur vive imagination pouvait seule concevoir, de conquérir l’Irlande et de l’annexer aux États-Unis. Des charlatans se rencontrèrent bien vite pour donner un corps à cette utopie et exploiter par ce moyen la bourse de leurs trop confians compatriotes. Ils inventèrent le fenianisme, d’abord grande conspiration à ciel ouvert, menaçante par le nombre de ses adhérens, ridicule par leurs divisions et leur impuissance. Bientôt elle ne fut plus qu’odieuse, lorsqu’ils lancèrent sur l’Irlande, au lieu de cette grande armée qu’ils avaient d’abord annoncée et qui n’avait pas obéi à leur voix, quelques malheureux exaltés par un patriotisme aveugle, lorsqu’ils attisèrent toutes les passions du paysan irlandais, et ne cherchèrent qu’à le compromettre dans des tentatives impossibles, dont le seul but était d’alarmer et d’irriter l’Angleterre. Aussi tout ce qu’il y a en Irlande de patriotes éclairés n’avait-il pas attendu pour répudier le fenianisme les lâches attentats dont celui-ci aura sans doute à répondre devant l’histoire, et qui ont frappé tant de victimes innocentes.

Le fenianisme n’a pas même pu prendre les proportions d’une de ces insurrections autrefois fréquentes en Irlande. Cependant il a réussi à y jeter un trouble profond, il oblige l’Angleterre à y maintenir une police rurale qui est une véritable armée et à suspendre les garanties de la liberté individuelle. Il serait donc imprudent de le mépriser. Il dispose d’un levier qui avait manqué jusqu’alors à toutes les insurrections irlandaises, l’argent. Grâce à lui, non-seulement des armes, des munitions, introduites en assez grande quantité, ont pu faire croire dans quelques districts à l’imminence d’une véritable guerre civile; mais les agens fenians, en le dépensant dans les campagnes, en se bornant même à entr’ouvrir leur portefeuille pour y montrer quelques billets de banque, ont conquis une certaine importance au milieu des pauvres paysans irlandais. Enfin ils se sont rendus redoutables en combinant avec la science de conspiration, que les peuples acquièrent dans la servitude et conservent longtemps après, l’énergie individuelle, l’audace et la confiance acquises au grand air de la vie américaine. Nous en avons dit assez pour faire voir que le fenianisme ne pouvait manquer de rencontrer de grandes sympathies dans les populations irlandaises. Son importance était grossie par la distance et par les lettres venues en profusion d’Amérique. Après la fin de la guerre civile, ces populations attendaient avec une confiance si ferme la flotte qui devait leur amener l’armée des libérateurs, que l’apparition d’un seul Alabama aurait peut-être été le signal des troubles les plus graves. A leurs yeux, les fenians, venus pour faire le bonheur de l’Irlande, n’étaient que pour ce motif l’objet des persécutions de l’Angleterre[5]. Elles voyaient en eux les représentans non-seulement des vieilles haines nationales, mais encore de toutes les passions agraires dont nous avons parlé, car le fenianisme avait pris pour mot d’ordre la solution brutale de la question de la propriété, le partage pur et simple des terres entre les anciens Irlandais. Aussi, bien que le nombre des membres assermentés de la confrérie soit relativement restreint, il est impossible de nier que leurs complices plus ou moins ardens ne se comptent en Irlande par milliers. Et l’Angleterre a compris que, si le fenianisme n’était point par lui-même un grave danger, il fallait y voir le symptôme d’un mal profond qui a besoin d’être attaqué jusque dans sa racine.

D’autre part, elle a rallié en cette occasion de nouveaux auxiliaires auxquels elle doit, non certes le prix de leurs services, ils n’accepteraient rien à ce titre, mais une éclatante réparation aujourd’hui qu’elle ne peut plus s’y refuser sous le prétexte de leur hostilité. Ces auxiliaires ne sont rien moins que la classe moyenne irlandaise et le clergé catholique tout entier. La classe des petits propriétaires fonciers commence à se former en Irlande, grâce aux opérations du tribunal qui peut briser la substitution et prononcer la vente des terres grevées d’hypothèques (encumbered estates court). Ce tribunal en a vendu, avec des titres francs et inattaquables, pour l’énorme valeur de 750 millions de francs. Il rend ainsi un service inappréciable à l’Irlande, détruisant peu à peu ces immenses propriétés, ces latifundia possédés par quelque grand seigneur irlandais de nom, trop souvent anglais par son absence, ses goûts et ses idées, véritables fiefs partagés par petits lots entre une infinité de fermiers incapables de payer leurs baux et à tout instant soumis par l’absence de contrat écrit à une expulsion sommaire. Les nouveaux petits propriétaires, en grande partie irlandais et catholiques, tiennent beaucoup aujourd’hui au respect de la propriété, et le programme fenian a trouvé en eux d’ardens adversaires.

Le clergé catholique n’avait pas attendu cette dernière crise pour rendre à l’ordre public des services beaucoup plus grands qu’on ne le croit généralement en Angleterre. Il a si efficacement exercé son influence sur la population que, malgré le grand nombre des actes de vengeance connus sous le nom de meurtres agraires, qu’il n’a pu entièrement prévenir, la moyenne des crimes contre les personnes a, dans ces derniers temps, toujours été moindre en Irlande qu’en Angleterre. En présence du fenianisme, il s’est prononcé énergiquement et catégoriquement; il l’a condamné hautement tant en Amérique qu’en Irlande. Il lui a porté ainsi un coup redoutable, mais il a beaucoup risqué lui-même. C’était la première fois que l’Irlandais se trouvait obligé de choisir entre ses prêtres et ce qu’il considérait comme une cause nationale. Il a hésité, commençant par se rendre aux exercices nocturnes des conspirateurs, et disparaissant ensuite au moment de commettre un acte de rébellion ouverte. L’influence du clergé a généralement prévalu; cependant elle a subi une certaine atteinte dans les parties de l’Irlande où les passions agraires sont les plus violentes.

Le moment est donc arrivé où les Irlandais, autrefois unis sous l’oppression, se divisent en deux camps. Les uns, faisant appel aux passions ardentes, aux tristes souvenirs du passé, se lancent dans les conspirations et les insurrections avortées pour continuer avant tout la guerre traditionnelle contre l’Angleterre; les autres, au lieu de ruiner leur pays par des troubles nouveaux, demandent à l’ordre et à la liberté, à la destruction des anciens abus, aux progrès du bon sens et de la prospérité, les moyens d’achever l’œuvre conciliatrice qui seule en ce moment est pour l’Irlande le gage d’une véritable indépendance. Ils savent que l’Angleterre d’aujourd’hui n’est plus l’Angleterre qui les a écrasés, que ses principes de gouvernement ne sont plus les mêmes, et qu’ils peuvent désormais compter sur la sympathie de cette opinion publique qui maintenant dirige sa politique. Ce sont ces sympathies dont M. Gladstone s’est fait l’éloquent interprète et l’heureux champion.

Pour que l’on comprenne la valeur de ces propositions, il nous faut indiquer ici la situation dans laquelle se trouvent les deux églises rivales.

II.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, l’église établie d’Irlande compte 12 évêques, 622 vicaires et 1,510 pasteurs de paroisses, et le revenu net s’élève à 11,191,750 francs. Le nombre de ses adhérens, en comptant parmi eux tous ceux qui au dernier recensement n’ont pas pu dire à quelle religion ils appartenaient, s’élève à 693,357. Loin de lui contester le privilège, comme église d’état, d’imposer sa marque à toutes les brebis sans pasteur, et de réduire, comme le fait M. Bright, son troupeau au chiffre de 5 ou 600,000 âmes, nous lui laisserons les 700,000 âmes qu’elle réclame. À ce compte, elle possède un clergyman pour 340 personnes et coûte 16 francs par tête. Si la population catholique de la France, qui est cinquante fois plus nombreuse que les anglicans d’Irlande, était aussi bien pourvue qu’eux au point de vue ecclésiastique, elle posséderait 100 archevêques, 500 évêques, 75,500 curés, un budget de 576 millions par an pour son culte, et pour plus de 3 milliards d’églises et de presbytères. Si ces 700,000 anglicans étaient les seuls habitans de l’Irlande, on pourrait considérer cette coûteuse fantaisie avec un mélange d’étonnement et de respectueuse admiration : mais ils ne comptent que pour 12 pour 100 dans la population totale de l’île, qui tout entière en supporte les charges. Les 88 pour 100 restant se partagent en 9 pour 100 presbytériens, auxquels l’état accorde un certain subside, 1 pour 100 appartenant à des sectes insignifiantes et 78 pour 100 catholiques. L’inégalité paraît encore bien plus flagrante lorsqu’on songe que ces 12 pour 100, dont le clergé est si largement entretenu aux frais communs, sont la partie la plus riche de la population, les descendans des anciens conquérans de l’île.

Les ressources de l’église établie se composent des revenus de ses terres, d’un certain nombre de rentes et du produit de la dîme. Parmi les biens qu’elle reçut lorsqu’elle hérita des richesses et privilèges de l’église catholique, les uns sont attachés aux diverses paroisses sous le vieux nom français de « glèbe, » et les revenus affectés au salaire des ministres ; les autres appartiennent aux évêchés, mais un usage immémorial en a, pour ainsi dire, partagé la propriété : les baux, toujours renouvelés aux mêmes taux, ont fini par se réduire à une sorte de rente perpétuelle sur ces terres, et les fermiers sont devenus les véritables possesseurs du fonds. C’est exactement la transformation que ceux-ci voudraient faire subir à tous les grands domaines, et cet exemple prouve combien les bases mêmes de la propriété sont encore instables en Irlande. Jusqu’en 1833, si par un motif ou un autre ce fermage d’une espèce particulière devenait vacant, l’évêque rentrait dans tous ses droits, et pouvait faire présent à qui il voulait de ce bail sûr et lucratif. On prétend que les fils d’évêques se firent trop souvent fermiers dans ces conditions-là.

En 1833, lord Derby, alors secrétaire du gouvernement de l’Irlande sous le nom de lord Stanley, fit passer une loi qui mit un terme à quelques-unes des anomalies les plus choquantes de l’église d’Irlande. Elle supprima dix évêchés avec leurs chapitres[6], et confia à des commissaires l’administration de leurs biens; mais, en cherchant à réparer des abus de détail, elle respecta celui qui les résumait tous, le seul qui méritât d’être attaqué, la concentration de toutes ces richesses dans les mains d’une seule église. Les revenus des évêchés supprimés furent réservés exclusivement au bénéfice de celle-ci; ils servirent à entretenir, réparer et reconstruire les édifices du culte officiel, et permirent ainsi d’abolir la lourde taxe des church rates, destinée à cet objet, et qui pesait sur tous les habitans d’une paroisse, quelle que fût leur religion. Cette abolition fut un grand bienfait, mais l’emploi de ces fonds ne fut pas toujours aussi judicieux. Ainsi ils servirent souvent, comme le prouvent des exemples vraiment extraordinaires cités à la chambre des communes, à créer des cures nouvelles et à construire des églises dans des districts entièrement dépourvus de protestans. Cette même loi régla définitivement les droits des fermiers de tous les biens épiscopaux. Elle les reconnut comme propriétaires aussi longtemps qu’ils paieraient la rente annuelle, et leur permit de se libérer de cette obligation en la rachetant. La plupart d’entre eux ont depuis lors profité de cette faculté et acquis un droit absolu sur les terres dont ils n’étaient autrefois que locataires. Cependant les rentes non rachetées, appelées outstanding perpetuities, représentent encore un capital d’environ 15 millions.

Soigneusement respectée par la réforme autocratique de Henri VIII, la dîme, cette institution du moyen âge, subsiste encore en Angleterre et en Irlande. Elle a même conservé ce qui autrefois la rendait si impopulaire : le ministre, dont elle forme le principal revenu, la perçoit directement dans toute l’étendue de sa paroisse. Au commencement de ce siècle, il pouvait même la réclamer en nature. En 1824, elle fut assimilée aux taxes municipales; mais ce palliatif ne trompa personne en Irlande. Les fermiers, presque tous catholiques, ne supportaient qu’avec une vive irritation un impôt qu’ils voyaient sortir de leur bourse pour se rendre directement dans celle d’un clergé qu’ils détestaient. Beaucoup d’entre eux résistaient. Il en résultait souvent des meurtres, parfois même des émeutes sérieuses. Il fallut enfin modifier le système de perception, devenu impossible à appliquer. La loi de 1838 s’y prit habilement pour faire payer indirectement aux fermiers une partie de la taxe qui leur répugnait tant. On en changea le nom, les propriétaires durent la percevoir, et à titre de commission on leur accorda une réduction du quart. On annonça hautement que cette charge passerait des épaules des fermiers sur celles des propriétaires. Ceux-ci, étant pour la plupart protestans, la payèrent plus volontiers, et ceux d’entre eux qui étaient catholiques, gens aisés et hommes d’ordre, s’y soumirent comme leurs coreligionnaires en Angleterre. Toutefois les apparences seules furent modifiées, le percepteur fut changé et non le contribuable; le seul avantage réel de cette loi fut le dégrèvement de 25 pour 100. La dîme sera toujours un impôt sur la terre; avant comme après 1838, c’est le sol de l’Irlande qui prélève tant pour cent de ses fruits au bénéfice de l’église anglicane, et la répartition de cet impôt entre le fermier et le propriétaire sera toujours faite par une loi économique qui échappe à toute législation écrite. L’exploitation de la terre est le produit d’une association entre le propriétaire, qui représente le capital foncier, et le fermier, qui apporte aussi son capital, que ce soit un fonds de roulement ou, comme trop souvent en Irlande, la simple force de ses bras. Les fruits de cette association, charges et bénéfices, sont invariablement partagés entre eux conformément à la loi de l’offre et de la demande. En Irlande, d’une part un véritable fanatisme pousse les plus pauvres gens à tous les sacrifices pour devenir fermiers, d’autre part la grandeur des domaines, les hypothèques dont ils sont grevés, en éloignent les acheteurs. Il en résulte que tout le monde veut être fermier, personne propriétaire, et que les cultivateurs, poussés par la concurrence, entrent dans l’association en en prenant presque toutes les charges à leur compte. Ainsi, lorsqu’on remit aux enchères les fermes affranchies de la dîme, les baux s’élevèrent de telle sorte que ceux qui les prirent payèrent en plus au propriétaire tout ce qu’ils donnaient auparavant à l’église, et que la valeur même de la terre, indirectement dégrevée de l’impôt qu’elle supportait nominalement, n’en fut pas altérée.

Soutenue donc par un véritable impôt public, l’église anglicane d’Irlande est aussi, par son organisation intérieure, essentiellement une église d’état : elle l’est dans sa hiérarchie, elle l’est dans sa discipline. C’est au souverain protestant du royaume-uni qu’appartient en principe le droit de lui donner des évêques; néanmoins dans la pratique ceux-ci sont désignés par le premier ministre de la couronne, et il en résulte que leur nomination dépend non plus du chef spirituel de l’église, mais du chef politique du gouvernement britannique. Celle des pasteurs de paroisse n’est pas réglée d’une manière uniforme. Telle cure ou bénéfice, pour employer le vieux terme de droit canonique, appartient à la couronne, qui à chaque vacance le confère à qui il lui plaît, tel autre à l’évêque du diocèse, tel autre enfin à un simple particulier. Le droit de nommer un pasteur ou incumbent n’est donc pas une fonction publique exercée exclusivement par le pouvoir civil ou religieux, c’est un droit particulier[7]. Appelé techniquement advowson, il puise son origine dans l’institution féodale et en conserve encore les anomalies, qu’il soit dérivé soit d’une ancienne fondation, soit d’un droit seigneurial. Il assure à celui qui le possède le pouvoir de donner la cure à tel clergyman qu’il veut, et, par l’usage qu’on en a fait, ce droit abstrait a fini par prendre une valeur cotée et réalisable. Les advowsons se vendent aujourd’hui comme une étude de notaire, et lorsqu’on en annonce la vente, on a soin d’indiquer, avec le revenu de la cure, l’âge du titulaire et les chances d’une vacance prochaine. La vénalité des charges s’est ainsi introduite dans l’église sous un léger déguisement. En effet, lorsqu’un clergyman qui désire se vouer à son ministère est assez riche pour le faire, il achète un advowson et attend que la place soit vide pour se nommer lui-même. Bien que la couronne et les évêques en possèdent le plus grand nombre, il reste encore un sixième des cures d’Irlande qui constituent des advowsons particuliers.

L’église anglicane d’Irlande offre dans sa discipline et l’organisation de sa juridiction intérieure tous les caractères propres à une église d’état. Les questions de discipline et de rite qui peuvent s’élever dans son sein sont soumises à un tribunal spécial, nommé et payé par le gouvernement, appelé court of arches, et qui, malgré son titre de cour ecclésiastique, a pour président ou doyen un légiste purement civil. Au-dessus de la juridiction des évêques sur leur clergé et des métropolitains sur leurs suffragans s’élève celle du souverain lui-même, comme chef spirituel de cette église, et son conseil privé est la cour suprême chargée de juger en dernier ressort les appels qui ont suivi toute la filière hiérarchique jusqu’à l’archevêque d’Armagh, primat de toute l’Irlande[8]. Le conseil privé, investi par le souverain de la connaissance des affaires qui échappent au contrôle direct du parlement, n’est pas soumis aux changemens du conseil des ministres; mais c’est un corps purement civil[9]. Depuis que l’acte d’union a réuni le conseil privé de l’Irlande et celui de la Grande-Bretagne en un seul conseil, il compte près de 200 membres, anciens ministres, grands seigneurs, hommes politiques de tous les partis, savans jurisconsultes, et seulement trois ecclésiastiques.

L’église anglicane d’Irlande possède aussi les privilèges d’une église d’état. Son clergé est seul officiellement reconnu, une loi récente a même garanti la possession exclusive de leurs titres à ses évêques. Ceux-ci sont pairs d’Irlande, et depuis l’acte d’union quatre d’entre eux siègent à tour de rôle à la chambre des lords. Enfin elle a ou est censée avoir une mission toute spéciale qui suffirait pour séparer complètement sa cause de celle de l’église d’Angleterre : elle est instituée pour convertir l’Irlande à la religion d’état. La modération de ses ministres les empêche d’exagérer ce rôle, légitime de la part d’une église libre et soutenue seulement par la bonne volonté de ses membres, mais odieux chez celle qui vit aux dépens de tous les contribuables. Comme nous l’avons montré plus haut, ce rôle devait naturellement lui être attribué dans le système politique appliqué à l’Irlande par ses conquérans, et il trouve encore des partisans parmi les populations protestantes établies dans le nord de l’île, où les sociétés orangistes et les réveils religieux entretiennent le fanatisme militant qui a été si funeste à l’Irlande dans les siècles passés. Aussi M. Gladstone s’est-il cru obligé de démontrer au parlement que cette église avait misérablement échoué dans ses efforts pour la conversion des Irlandais. Quelques chiffres lui ont suffi pour prouver que le nombre des catholiques, qui avait diminué, au moins en apparence, sous la cruelle pression des lois pénales, a toujours été en augmentant depuis que la persécution a cessé contre eux, comme ces gaz légers et puissans qu’on comprime en vain, et qui profitent de la moindre fissure pour reprendre leur volume naturel[10].

On voit que, si quelques-unes des anomalies de l’église établie d’Irlande se retrouvent dans celle d’Angleterre, le rôle et la situation de l’une et de l’autre sont complètement différens, et que l’abolition de la première, tout en portant atteinte au principe même sur lequel repose la seconde, préserve celle-ci de bien des attaques auxquelles une trop étroite solidarité entre elles l’aurait exposée infailliblement. Avant de parler du clergé catholique, mentionnons en passant les 9 pour 100 de la population irlandaise qui, quoique protestans, n’appartiennent pas à l’église établie. Ce sont presque tous des presbytériens, colons écossais établis pour la plupart dans la région de l’Irlande qui fait face à leur ancienne patrie, industrieux et laborieux, très attachés à leur foi, passionnés même sur les questions religieuses, mais en général moins enclins que les adhérens de l’église anglicane à y mêler des questions politiques. Leur église, parfaitement indépendante de l’état, en reçoit cependant, sous le nom de regium donum, un subside de 1,125,000 fr., que M. Lowe a appelé le prix[11] de leur acquiescement aux abus de l’église officielle. Le même M. Lowe, dans son ardent exorde, a comparé la situation des deux clergés anglican et catholique à celle du riche de l’Évangile et de Lazare : seulement, a-t-il ajouté, Lazare mangeait les miettes qui tombaient de la table du riche, tandis que le Lazare irlandais n’obtient pas même une telle faveur. L’état, qui l’a autrefois dépouillé de tous ses biens, qui l’a persécuté pendant deux siècles et demi, le tolère aujourd’hui, accorde à ses membres la même protection, leur assure la même liberté qu’à tous les citoyens; mais il ignore leur caractère. Cette situation impose au clergé catholique bien des épreuves et bien des sacrifices. Cependant elle lui assure aussi une dignité, une indépendance; elle établit entre le peuple et ses ministres une confiance réciproque qui nous ont toujours vivement touché. Les catholiques anglais, peu nombreux et relativement aisés, peuvent facilement subvenir aux besoins de leur culte; il n’en est pas de même en Irlande. Là, l’église catholique est l’église vraiment nationale, et dans les trois quarts du pays l’église de tout le monde, c’est-à-dire que la grande majorité de ses adhérens forme une population singulièrement misérable. Pourtant ce clergé, qui n’a ni dîme, ni dotation, ni salaire, ni biens-fonds, qui, pauvre au milieu des pauvres, ne vit que d’aumônes, n’a pas failli à sa mission dans un seul point de la grande île. Partout où il y a un village, il se trouve un curé pour y vivre comme les paysans qui l’habitent ; partout où il y a dans une cabane isolée, au milieu des grandes tourbières de l’intérieur ou des rochers déserts d’une côte inhospitalière, un malade à assister ou une infortune à consoler, on y voit arriver le prêtre. Pour recevoir de la main de ses ouailles son pain quotidien, ce prêtre ne perd cependant pas une parcelle de son autorité. Afin de s’en convaincre, il suffit de l’entendre parler du haut de la chaire à l’auditoire recueilli et soumis qui se presse autour de lui. Il ne craint pas parfois de le traiter rudement, car il sait qu’on l’écoutera toujours parce qu’on ne verra jamais en lui un représentant à un titre quelconque de l’autorité civile. L’argent qu’il perçoit, soit comme casuel, soit comme contributions volontaires, forme néanmoins une charge assez lourde pour des populations aussi pauvres, et atteint même un chiffre relativement élevé. Il y a beaucoup de cures de campagne qui rapportent près de 5,000 francs. Quel que soit d’ailleurs son revenu, le curé trouve toujours quelques ressources pour faire l’aumône aux indigens.

Cette vie difficile offre d’ailleurs au clergé irlandais de grands dédommagemens pour les privations qu’il s’impose. Il jouit d’une indépendance absolue dans la sphère de ses attributions. Comme il ne demande rien au pouvoir civil, ni privilèges, ni honneurs, ni monopole, ni protection pour son enseignement, en revanche il ignore l’intervention de l’état dans les affaires ecclésiastiques. Les curés, nommés par l’évêque, n’ont à solliciter auprès de l’autorité ni permissions ni faveurs. Les évêques, nommés par le pape sur une liste de trois candidats présentés par le chapitre du diocèse, n’ont à demander au gouvernement ni mitre ni chapeau. Enfin les vieilles lois sur la mainmorte, qui entravent les donations faites à l’église officielle, ne s’appliquent pas au culte catholique. Grâce au système des trustees[12], ses cathédrales, ses églises, ses monastères, peuvent recevoir des fondations et des donations sans que la loi intervienne autrement que pour faire exécuter au besoin les clauses des actes qui les ont instituées. Elle en a largement profité, car depuis le commencement du siècle les fondations pieuses et charitables s’élèvent au chiffre de 137 millions et demi. Aussi le clergé irlandais sait-il la valeur de l’initiative individuelle et le prix de l’indépendance dont il jouit. « Nous sommes pauvres, nous disait un jour un de ses prélats les plus distingués, mais nous ne craignons pas l’appel comme d’abus, nous ne demandons pas au conseil d’état la permission de publier les bulles, nous nous réunissons en synode sans l’intervention de la police. Nous préférons cette liberté à tous les avantages qu’on pourrait nous offrir, et rien ne nous y fera renoncer. »

La subvention accordée par l’état au grand séminaire de Maynooth ne saurait en rien infirmer la comparaison présentée par M. Lowe à la chambre. En effet, elle a un but spécial et une origine particulière. Elle date de 1795. À cette époque, les catholiques étaient encore opprimés par les plus odieuses restrictions. Il y en avait une, non-seulement dure, mais particulièrement absurde, qui, en s’opposant à la fondation de tout collège ou séminaire catholique, avait pour but d’avilir le clergé par l’ignorance, et pour résultat de forcer toute la jeunesse intelligente qui se destinait aux ordres à faire son éducation en France. Après 1789, et surtout lorsque nous fîmes la guerre à l’Angleterre, Pitt craignit de voir les prêtres ainsi élevés apporter en Irlande les principes de notre révolution, y devenir les agens d’une insurrection en faveur de la France, et il résolut d’assurer au clergé irlandais sur son propre sol tous les moyens d’instruction dont il avait besoin. Cet esprit profond et sagace, qui s’élevait bien au-dessus des préjugés de son temps, ne craignit pas, une fois le but proposé, de commettre, pour l’atteindre, une flagrante infraction aux principes qui faisaient de la religion protestante la religion d’état. Il fonda et dota avec les deniers publics le séminaire de Maynooth, destiné à l’éducation du clergé catholique, sans se troubler à la pensée qu’on y enseignerait aux frais de l’état des doctrines contraires à celles de l’église officielle. D’ailleurs cette mesure n’était que le prélude de tout un système qu’il n’eut pas le pouvoir de mettre en pratique.

Au moment où il fut fondé, le collège de Maynooth rendit de grands services; mais aujourd’hui, grâce aux effets féconds de la liberté, grâce à de nombreuses fondations particulières, son importance a bien diminué. Une université catholique libre fleurit à côté de Trinity-College, l’antique foyer de l’intolérance protestante, tandis que sur bien des points de l’Irlande s’élèvent des collèges et des séminaires qui font concurrence à l’établissement de Maynooth. D’autre part, les passions qui la menaçaient autrefois se sont apaisées, et le vote annuel des 750,000 francs de subvention, qui jadis soulevait dans le parlement de véritables tempêtes, n’est plus accompagné que d’un ou deux discours que quelques champions infatigables de ce qu’on appelle la « suprématie protestante[13] » se croient obligés de prononcer, et auxquels personne d’ordinaire ne prend la peine de répondre. Cette subvention, comme on voit, destinée uniquement à un établissement d’éducation, ne contribue en rien à améliorer la situation du clergé catholique.


III.

Tel est le terrain sur lequel s’est engagée la lutte parlementaire dont l’issue intéresse à un si haut degré tous les esprits libéraux. M. Gladstone avait donné à ses propositions sur l’église d’Irlande la forme de trois résolutions. La première consacrait par une déclaration de la chambre le principe de la séparation de cette église et de l’état[14], et annonçait, en promettant une juste compensation aux intérêts privés qui seraient atteints, la sécularisation[15] de ses biens. La seconde et la troisième donnaient à cette mesure un commencement d’exécution en décidant qu’une adresse serait présentée à la reine pour lui demander d’abord de cesser de conférer les bénéfices qui désormais viendront à vaquer dans l’église d’Irlande[16], et ensuite de mettre les biens de cette église à la disposition du parlement. Par cette troisième résolution, M. Gladstone entend demander au chef de l’église d’Irlande de renoncer aux privilèges que lui ont conférés des actes du parlement, pour permettre, non à la chambre des communes, mais aux trois pouvoirs souverains qui ont la puissance législative, — la reine constitutionnelle, les pairs et les députés, — de donner aux biens ecclésiastiques une nouvelle attribution.

Le ministère n’ayant pas voulu attendre la discussion de ces trois points, lord Stanley tentait de la prévenir par une fin de non-recevoir. Il opposait à M. Gladstone une déclaration par laquelle la chambre, tout en reconnaissant qu’on pourrait modifier la distribution des biens de l’église d’Irlande, réservait cette question à la décision du parlement réformé qui doit s’assembler dans l’été de 1869. Il présentait cette motion sous forme d’amendement à celle de M. Gladstone, qui, avant de pouvoir obtenir la discussion de ses résolutions, devait demander à la chambre de se former en comité; mais, plus pressés encore que lui, ses partisans ne s’en tinrent pas là, et ne voulurent pas laisser au chef de l’opposition la satisfaction d’ouvrir le feu. En effet, au moment où, selon l’usage, l’un des employés de la chambre venait de lire les lois relatives à l’église d’Irlande sur lesquelles on allait discuter, un membre conservateur demande la lecture de l’article de l’acte d’union qui garantit l’existence de cette église et du serment royal par lequel, à son couronnement, la reine a juré de maintenir dans son intégrité l’église établie des deux royaumes.

Le débat était par cela même clairement défini. M. Gladstone, à la tête de la phalange, compacte cette fois, du parti libéral, demandait nettement et sans équivoque la suppression de l’église officielle d’Irlande. Ses adversaires lui opposaient deux argumens tellement différens qu’on peut les dire presque contraires, et qu’au lieu de se fortifier ils s’affaiblissent réciproquement. L’amendement de lord Stanley, rédigé en termes ambigus et qu’on pouvait au besoin prendre pour une condamnation à échéance de l’église officielle, exprimait les sentimens de ces hommes politiques qui sont conservateurs par tradition, mais envisagent bien des questions à un point de vue tout nouveau pour leur parti. Au contraire la fraction de ce parti qui demeure fidèle à tous ses anciens articles de foi repoussait carrément les propositions de M. Gladstone au nom de l’union indissoluble du trône et de l’autel, et, en demandant la lecture solennelle des actes qui l’ont consacrée pour l’Irlande, elle voulait inspirer au parlement un salutaire respect pour cette arche d’alliance sur laquelle le chef du parti libéral, déjà au seuil du tabernacle, allait porter une main sacrilège. Sous son inspiration, les pétitions contre les trois résolutions affluèrent en nombre extraordinaire sur le bureau de la chambre. Quelques-unes peuvent être citées comme des spécimens uniques dans leur genre. Ainsi celle que le lord-maire de Londres avait rédigée se déroulait sur une longueur de 222 pieds de parchemin couvert de signatures depuis le haut jusqu’en bas. Ajoutons cependant, pour réduire cette démonstration à sa juste valeur, que la pétition fut présentée par un député étranger à la Cité, la capitale n’envoyant depuis nombre d’années à la chambre que des libéraux éprouvés.

Nous n’avons pas à revenir sur les argumens employés par M. Gladstone et ses amis. Ils les ont presque tous puisés, chacun selon son talent et le tour particulier de son esprit, dans les faits passés et présens que nous avons exposés plus haut. Leur unanimité à soutenir le nouveau chef du parti libéral a été d’autant plus remarquable que ce parti semblait désorganisé depuis longtemps par les divisions qui avaient éclaté dans son sein, il y a deux ans, à propos de la réforme électorale. Cette fois les plus récalcitrans ont été maintenus dans les rangs par la pression de leurs collèges, pression d’autant plus forte aujourd’hui que la dissolution est prochaine et que l’influence des nouveaux corps électoraux se fait déjà sentir en faveur des idées radicales. Ainsi l’on a vu M. Rœbuck, tenant dans chaque main une pétition, l’une pour l’abolition et l’autre pour le maintien de l’église établie, épuiser sa verve contre les Irlandais, chercher à prouver l’inanité de leurs griefs et conclure en donnant sa voix à M. Gladstone. A ceux qui allèguent le caractère perpétuel et inviolable de l’acte d’union, qui invoquent les formules du serment royal, un légiste du plus grand mérite, M. Coleridge, oppose l’élasticité de la constitution britannique, qui ne connaît pas de lois immuables et n’a jamais cessé de se modifier. M. Lowe va plus loin encore, et dans un langage éloquent s’élève contre la dangereuse théorie de ceux qui croient qu’une génération a le droit de lier l’avenir de la génération suivante, et que le souverain saurait renoncer d’avance par un acte quelconque au pouvoir constitutionnel de sanctionner n’importe quelle loi votée par les chambres. « De pareilles idées sont des épouvantails en temps de paix, mais à d’autres momens elles sont chassées comme la poussière par le vent, parce qu’elles ne laissent d’autre alternative qu’une révolution. » Dès le second jour du débat, M. Bright y avait apporté le poids de sa puissante parole, de cette parole qui s’imposait à une chambre frémissante, mais attentive, quand, presque seul, il luttait, il y a quelques années, contre les partisans des esclavagistes américains. Cette fois il parlait dans le sens de la majorité et avec d’autant plus d’ascendant que, pour la rencontrer, il n’avait pas eu à quitter le terrain sur lequel il avait déjà combattu. Tout aussi logique dans le fond, mais moins absolu dans la forme que lorsqu’il était stimulé par le nombre de ses contradicteurs, il montre d’un côté la réconciliation des deux îles voisines comme l’un des principaux titres que notre siècle puisse acquérir aux yeux de la postérité, et de l’autre l’intérêt qu’il y a pour l’église d’Angleterre elle-même, dont il n’est pas membre, à ne pas faire cause commune avec l’institution politique qui porte en Irlande le nom d’église établie. M. Cardwell, ancien secrétaire du gouvernement irlandais, avec une parole facile et persuasive, M. Osborne, député du midi de l’Irlande, avec son esprit incisif, M. Goschen et bien d’autres encore, tous attaquent avec une égale vivacité cette institution qu’ils appellent avec à-propos la garnison politique de l’Irlande. Ils lai demandent d’évacuer, lorsqu’elle peut encore le faire avec les honneurs de la guerre, une citadelle que l’Angleterre a résolu de raser, tandis que les députés catholiques, avec beaucoup de mesure, leur laissent la parole, jugeant qu’en pareille matière celle de protestans aura plus d’autorité que la leur.

Si à nos yeux tous les argumens décisifs sont d’un seul côté, il n’en est pas de même du talent des orateurs. Ceux qui siègent sur le côté ministériel ne manquent ni d’éloquence ni d’esprit de repartie; mais plus ils s’animent, plus la discussion même fait ressortir la divergence de leurs opinions. Lord Cranbourne se place au premier rang de ceux qui crient à la garnison de ne pas capituler, et, dans un discours fait pour inspirer même à ses adversaires le regret de n’avoir plus à l’entendre[17], il s’attache à réfuter autant les paroles prudentes de lord Stanley sur l’église d’Irlande que les attaques directes de M. Gladstone. Le premier avait combattu moins le fond que l’opportunité des résolutions présentées par le second. Il avait affirmé que ces résolutions demeureraient stériles, il avait allégué la nécessité d’attendre le rapport d’une commission nommée l’année dernière pour examiner la répartition des revenus de l’église d’Irlande; mais il avait paru perdre de vue cette circonstance capitale, que la commission ne pouvait proposer qu’une nouvelle répartition dans le sein même de cette église, et non la sécularisation d’une partie de ses richesses. Lord Cranbourne, qui, fidèle à ses opinions, a quitté le ministère l’année dernière pour ne pas soutenir la réforme proposée par M. Disraeli, s’élève avec feu contre les demi-résolutions de ses anciens collègues, accepte sans hésiter la discussion de principes posée par M. Gladstone, et défend hardiment l’institution de l’église d’Irlande. Son zèle a réchauffé l’ardeur des conservateurs de l’ancienne école. Le général Peel, qui a suivi sa retraite du cabinet, l’appuie dans l’un de ces discours qui respirent la franchise de son caractère, et que pour ce motif la chambre aime toujours à écouter; mais avant lui un membre du cabinet, M. Hardy, avait parlé presque dans le même sens. Se prononçant catégoriquement pour le maintien de l’église d’Irlande dans tous ses biens, et donnant ainsi une interprétation plus étroite à la motion de lord Stanley, il ralliait autour de lui tous ceux que les expressions du ministre des affaires étrangères avaient alarmés. La discussion avançait sans qu’entre ces opinions difficiles à concilier la pensée même du cabinet se fût clairement dégagée. En revanche, les questions personnelles y avaient occupé une large place. On s’était réciproquement reproché des changemens brusques et récens, les uns sur la question présente, les autres sur celle de la réforme électorale. Nous n’avons pas à nous y arrêter, car la date de la conversion de ses apôtres ne fait rien à la valeur d’un principe. D’ailleurs, si nous voulions examiner ces questions personnelles que les ennemis des assemblées populaires les accusent si souvent d’envenimer, ne devrions-nous point plutôt être tenté d’envier à l’Angleterre ces hommes d’état qui ne peuvent se reprocher les uns aux autres que des apostasies dans le sens libéral? M. Disraeli, dont l’esprit politique est au-dessus de tous les préjugés, qui dans son heureuse et brillante carrière a vu maintes fois combien sont fragiles les déclarations trop absolues par lesquelles les partis cherchent en vain à lier eux-mêmes leur avenir, aurait voulu sans doute ébranler les rangs de ses adversaires par des concessions et des perspectives bien ménagées; mais le moment du vote approchait sans qu’il eût réussi. Prenant alors franchement sa résolution, il se déclare sans détour le défenseur du principe même de l’union de l’église et de l’état. C’est cette résolution qui se détache en relief au milieu du discours, ingénieux jusqu’à la subtilité, hardi jusqu’à l’imprudence dans ses assertions, par lequel il a terminé le débat. Il s’efforce de transporter le champ de bataille de l’Irlande en Angleterre, de montrer l’église établie tout entière directement menacée par les attaques des libéraux contre l’église irlandaise. Cependant même alors il sent qu’il ne peut se faire le champion aveugle de toutes les inégalités, des injustices sur lesquelles celle-ci est fondée, et qu’il faut faire du nouveau pour rajeunir le système des églises officielles. M. Lowe demandait que l’on coupât le rejeton stérile; M. Disraeli imagine de le greffer. Lord Mayo, secrétaire du gouvernement d’Irlande, laisse entrevoir un plan qui, d’après lui, satisferait les catholiques sans toucher à l’édifice de l’église d’état, et qui, pour employer ses propres expressions, « rétablirait l’égalité sans rien détruire, en élevant au lieu d’abaisser. » Ces paroles ne peuvent avoir qu’un sens, la dotation plus ou moins considérable, plus ou moins directe du clergé catholique; mais ce plan, à peine indiqué à la dernière heure, n’ébranle aucune conviction, et après dix heures de séance la chambre prononce enfin sa sentence.

Cette sentence vient d’être confirmée le 1er mai au matin par un nouveau vote où la première des trois résolutions de M. Gladstone a été acceptée par une majorité un peu plus forte que celle qu’il avait ralliée un mois auparavant : 65 voix au lieu de 61. Le temps qui s’est écoulé entre ces deux votes donne au second une véritable importance. En effet, si la première décision de la chambre avait été contraire au sentiment du pays, ce sentiment, qui a tant de moyens de se faire connaître, se serait clairement exprimé, les députés qui ont profité des vacances de Pâques pour visiter leurs collèges seraient revenus avec la conscience qu’ils avaient fait fausse route, la majorité qui avait soutenu M. Gladstone aurait été dissoute ou singulièrement affaiblie, et la victoire éphémère de l’opposition se serait transformée en une éclatante défaite. Il n’en a rien été. La majorité s’est retrouvée aussi compacte qu’avant la trêve; mais la discussion n’a pas offert le même intérêt : le sujet, il faut le dire, était épuisé. A la bataille rangée a succédé une mêlée générale. Les orateurs se sont efforcés moins de convaincre leurs collègues que de motiver leur conduite ; ils se savaient surveillés de près par leurs électeurs, et ni d’un côté ni de l’autre ils ne pouvaient compter sur la bienveillance d’une puissante administration pour couvrir de ses ailes un vote impopulaire. Quelle ardeur parmi les six cents membres assis dans l’étroite enceinte de la chambre pour saisir l’occasion de placer leur discours! Dans la première discussion, une sorte de programme avait été fait par chaque parti, et dès qu’un orateur avait cessé de parler, ses adversaires lui opposaient un autre orateur connu. Aussi, quoique le règlement anglais ignore les tours d’inscription, et que la parole appartienne à celui qui a le premier attiré l’attention du président, la chambre, usant de son droit, demandait toujours à entendre celui dont le nom lui promettait un discours intéressant, et plus de cinquante membres, après avoir passé quatre nuits à se lever inutilement à la fin de chaque discours pour saisir une occasion qui ne venait jamais, virent arriver le vote sans avoir pu placer leur mot. Ils ont eu leur revanche dans la discussion sur la première résolution. Les hommes considérables y ont pris peu de part. Du côté des libéraux, on ne peut guère citer que M. Horsman, lord Hartington et deux hommes peu habitués à se rencontrer dans un même camp sur une question religieuse. L’un, doué d’une heureuse facilité de parole et de beaucoup de chaleur, d’opinions fort avancées, naturellement appelé comme catholique à ne traiter ce sujet qu’à la fin de la discussion, porte l’un des plus grands noms de l’Irlande : c’est O’Donoghue. L’autre est M. Whalley, d’ordinaire si ardent à dénoncer ce qu’il appelle les empiétemens de l’église catholique qu’on croirait y voir une hostilité personnelle contre le pape. Persuadé sans doute par ses électeurs, il a eu le bonheur de pouvoir résumer en quelques mots les motifs qui le décidaient à voter avec M. Gladstone sans renoncer à ses anciennes passions. Du côté des conservateurs, la discussion, longtemps languissante, est réveillée par lord John Manners, M. Walpole et lord Elcho. Les deux premiers, avec l’autorité d’hommes rompus aux affaires publiques, le troisième avec une rare vigueur, cherchent à rendre la vie aux argumens qui avaient déjà fait le fond de la discussion précédente. D’autres se sont complètement abstenus de parler, comme M. Fortescue, le secrétaire pour l’Irlande du dernier gouvernement libéral, qui n’avait ni à faire ses preuves comme orateur et comme homme d’état, ni à expliquer un vote conforme à son esprit éminemment libéral et aux opinions qu’il a professées depuis longtemps. Avant que M. Gladstone et M. Disraeli eussent fermé le débat par une dernière passe d’armes, le même député qui avait déjà ouvert la discussion précédente en demandant la lecture de l’acte d’union avait cherché de nouveau à l’embarrasser par le même procédé. Il avait proposé de lire le serment exigé des membres catholiques avant 1865, qui contenait la promesse, absurde et offensante pour celui à qui on l’imposait, de ne rien tenter contre l’église établie; mais de pareils moyens ne pouvaient avoir aucun effet. — l’opinion de la chambre était faite depuis longtemps ; après avoir patiemment accorde trois séances aux tirailleurs des deux camps, elle affirmait par 330 voix contre 265 le principe qu’elle avait déjà consacré quatre semaines auparavant.

Les deux autres résolutions de M. Gladstone ont été votées, et un premier pas a été accompli dans la voie qu’il a tracée. Il importe peu au fond même de la question et à notre point de vue que la décision de la chambre des communes sur l’église d’Irlande amène ou non un changement de cabinet. Que M. Gladstone siège sur le banc ministériel ou sur celui de l’opposition, qu’il présente une loi destinée à développer ses propositions, ou qu’après l’engagement solennel qui vient d’être pris et les mesures secondaires qui l’accompagnent il attende la réunion du parlement réformé, qui ne manquera pas de les ratifier, désormais le résultat final est assuré. Les prémisses du problème sont posées, et le champ est ouvert à tous les projets qui peuvent se présenter pour en régler la solution. Sans tenter de les examiner tous, nous croyons devoir indiquer les principaux élémens qui rendront les uns possibles et les autres chimériques. Ceux-là mêmes qui n’éprouvent aucune sympathie ni pour la malheureuse et persévérante Irlande, ni pour la libre Angleterre, pourront trouver quelque intérêt à examiner une question qui nous offre à tous des exemples utiles et instructifs.

Le vote de la chambre des communes, éclairé par la discussion, implique le disestablishment et le disendowment de l’église anglicane d’Irlande, la suppression de son caractère officiel et l’emploi à d’autres usages d’une partie des richesses qu’elle possède à titre d’église d’état. La première de ces deux mesures n’est pas sans précédens. Sous le règne de Guillaume III, l’Angleterre renonçait à imposer à l’Ecosse ses institutions religieuses. L’église anglicane, que les Stuarts y avaient implantée comme leurs prédécesseurs l’avaient fait en Irlande, cessa d’y être une église officielle, et, rentrant dans le droit commun, forma avec les adhérens qui lui furent fidèles une communauté administrée d’une manière tout à fait indépendante de la couronne. Guillaume III alla plus loin encore, puisqu’il reconnut comme église d’état l’église presbytérienne, persécutée avant lui, et se proclama son chef spirituel, car tel était l’esprit du temps que l’opprimé de la veille ne pouvait goûter l’indépendance sans vouloir devenir l’oppresseur du lendemain. L’église anglicane d’Irlande, en perdant son caractère officiel, pourrait devenir semblable à celles qui ont été fondées en Amérique et dans la plupart des colonies anglaises. Choisissant elle-même ses évêques et ses ministres, s’administrant elle-même, elle serait affranchie de tout contrôle du gouvernement, et si ses prélats ne siégeaient plus à la chambre des pairs, en revanche ils ignoreraient désormais la juridiction de la court of arches et du conseil privé.

Le disendowment est une question pécuniaire et par conséquent plus délicate à traiter. Nous avons dit que la dîme formait la partie la plus considérable des revenus de l’église établie, qu’elle frappait la terre, quelle que fût la religion du propriétaire ou du fermier, qu’elle était payée directement au pasteur, et qu’enfin aucun subterfuge ne pouvait l’empêcher d’être un impôt prélevé sur le sol tout entier et sur toute la population qui le cultive. Il s’ensuit que c’est essentiellement une charge publique acceptable là seulement où l’église qui la perçoit est une institution officielle, une portion même de l’état, et que cette taxe, beaucoup plus odieuse au cultivateur irlandais qu’elle ne l’était au paysan français avant la révolution, sera, malgré tous les déguisemens, un obstacle à la pacification définitive de l’Irlande, les fermiers l’accusant toujours de leur misère et les propriétaires la rendant responsable de tous leurs embarras. Aussi nous semble-t-il que l’abolition pure et simple de la dîme devrait, en bonne justice comme en bonne politique, être la conséquence nécessaire de la suppression de l’église officielle; mais les hommes d’état, dont l’opinion fera loi sans doute en pareille matière, se placent à un autre point de vue. Ils veulent voir dans la dîme une sorte de rente perpétuelle due par la terre, et dont la propriété, immuable et inattaquable, est tout à fait indépendante des droits du possesseur du sol. — Assimilant cette propriété aux rentes ordinaires et aux biens-fonds que possède l’église établie, ils en considèrent l’ensemble comme une dotation nationale, dotation aujourd’hui détournée de son véritable objet au profit exclusif d’une secte, mais qu’au lieu d’anéantir pour la restituer aux contribuables ils proposent d’appliquer d’une manière plus équitable et plus avantageuse à toute la population. Cette nouvelle répartition sera pour le législateur une tâche délicate. Il devra d’abord régler l’indemnité due à l’ancienne église établie pour faciliter la transformation qui lui est imposée.

Quoique cette question n’ait pas été traitée à fond, quelques chiffres cités dans le courant de la discussion sont curieux à titre de renseignement pour l’avenir. M. Gladstone estime à 325 millions tous les revenus capitalisés que possède l’église d’Irlande, à 15 millions la valeur des outstanding perpetuities qui n’ont pas encore été rachetées par les locataires de biens épiscopaux, enfin à 62 millions et demi celle des églises et presbytères, portant ainsi la dotation totale de l’église établie à 402,500,000 francs. Sans prévoir dans les détails l’emploi qui en sera fait, on peut dès à présent juger l’esprit qui y présidera, et montrer combien cette mesure différera des sécularisations totales ou partielles que presque toutes les nations européennes ont opérées à une époque plus ou moins récente de leur histoire. En effet, quel que fût le motif premier ou l’occasion de ces mesures, que la sécularisation ait été faite au milieu d’une révolution religieuse comme en Angleterre et en Allemagne, d’une révolution sociale comme en France, d’une révolution politique comme en Italie, ou d’une guerre civile comme en Espagne, on y a toujours cherché en fin de compte un expédient financier, et l’on en a ainsi altéré le caractère et compromis pour un temps les meilleurs résultats. Ni M. Gladstone ni aucun des adversaires de l’église établie ne songe à donner à ses biens une pareille destination. Ils les considèrent comme la propriété collective de la nation irlandaise, et veulent l’employer, soit à subvenir, s’il y a lieu, à ses besoins religieux, soit à des services publics également utiles pour tous, après avoir prélevé ce qui est nécessaire pour indemniser largement les intérêts particuliers qui auraient été lésés. Le règlement de cette compensation est le point le plus difficile d’une telle mesure. D’une part il faut qu’elle soit assez complète pour être équitable et définitive; de l’autre ceux qui la proposent sont obligés, pour n’en pas compromettre le succès, de ménager bien des intérêts particuliers dont l’influence accumulée pourrait la faire échouer. Ces dernières considérations ont eu un poids peut-être bien grand dans l’esprit de M. Gladstone lorsqu’il a affirmé que les trois cinquièmes du capital représentant les biens et revenus de l’église d’Irlande resteraient entre ses mains sous une forme ou sous une autre; mais il se peut que la portée de cette assertion soit beaucoup atténuée par les explications qu’il aura à donner le jour où ses résolutions devront prendre forme de loi[18], et que son système n’implique qu’une aliénation temporaire des rentes et impôts appartenant aujourd’hui à l’église officielle. Indiquons seulement l’alternative qui se présentera au parlement lorsqu’il s’agira d’opérer le disendowment. Le fera-t-on graduellement ou d’une manière uniforme et générale? Laissera-t-on chaque ministre jouir, sa vie durant, des revenus de sa cure ou d’une rente équivalente, pour supprimer cette rente après lui et laisser son successeur vivre de contributions volontaires? Ce système, équitable envers le ministre, ne le serait pas vis-à-vis de son troupeau, les habitans de telle paroisse devant ainsi être immédiatement appelés à faire tous les frais de leur culte, tandis que tels de leurs voisins seraient affranchis de cette charge pour vingt ou peut-être trente ans, uniquement parce qu’ils auraient la chance de posséder un ministre jeune et vigoureux. La justice semble recommander une mesure uniforme qui assurerait à chaque paroisse un certain revenu pour un nombre d’années déterminées, durant lesquelles les adhérens de l’église anglicane auraient le temps d’organiser le système volontaire sans être sans cesse menacés de voir un accident imprévu, happant leur pasteur, leur imposer tout à coup ce système avant qu’ils n’eussent pu s’y préparer. Enfin assurera-t-on pour un temps ou pour toujours aux catholiques la dotation de Maynooth, aux presbytériens la subvention du regium donum, en prélevant les 1,875,000 francs quelles représentent sur les fonds disponibles, ou les abolira-t-on complètement ? En tout cas, soit que l’on partage la dime entre les différentes églises proportionnellement au nombre de leurs adhérens selon l’opinion émise par lord Russell dans une récente brochure, soit qu’on lui donne une autre destination, elle sera sans doute perçue par l’état, et les propriétaires du sol pourront s’en libérer en la rachetant moyennant un capital une fois payé.


IV.

La dotation de l’église anglicane se divisera donc en deux parts, du moins dans les premières années. L’une sera employée à indemniser les intérêts particuliers. Que fera-t-on de l’autre ? Faut-il attribuer au clergé catholique soit un traitement, soit une dotation, soit des biens-fonds, et dans quelle mesure ? ou, se contentant d’avoir fait cesser l’injustice créée en faveur de l’église établie, faut-il laisser tous les cultes subvenir désormais eux-mêmes à leur entretien et dans ce cas à quel objet d’utilité publique consacrer les fonds disponibles ? Le premier système est soutenu à la fois par ceux qui, après avoir enlevé à l’église établie une partie de ses revenus, veulent l’affecter au salaire du clergé catholique, et par ceux qui, comme lord Mayo, voulant respecter les biens de cette église, proposent de rétablir l’égalité par des traitemens accordés aux autres cultes. Les moyens seuls diffèrent. Les premiers paient tous les cierges, désormais égaux devant la loi, en puisant dans les fonds de tout temps destinés à des usages religieux. Les seconds conservent à l’église établie, avec ses privilèges politiques, la totalité de ses biens, et cherchent à dédommager les autres clergés de cette injustice au moyen de rentes inscrites sur le grand-livre, c’est-à-dire de fonds tirés de la poche de tous les contribuables britanniques. Il est facile de prévoir que, si les représentans de ces derniers avaient à se prononcer entre les deux plans, ils n’adopteraient pas un procédé financier aussi onéreux.

Le principe général du salaire accordé à tous les clergés, aujourd’hui proposé par le gouvernement, a été spirituellement appelé, Il y a quelques années, par M. Disraeli le système panthéiste. Il recrute ses défenseurs parmi les partisans plus ou moins fidèles de l’église établie. Quelques-uns d’entre eux ont appuyé leur opinion par des argumens qui, dans leur bouche, paraîtront peut-être singuliers à des lecteurs français. Ainsi lord Mayo, pour combattre M. Gladstone, a soutenu que l’église catholique, aimant le luxe, les pompeuses cérémonies, était naturellement destinée à vivre de dotations publiques, et que la situation indépendante qu’elle occupe en Irlande était un accident contraire à son esprit. D’autres ont été plus loin encore; non-seulement ils veulent offrir un traitement au clergé catholique, mais ils prétendent le lui imposer. Leurs motifs sont curieux à connaître : ils croient que le prêtre perdrait la plus grande partie de son influence morale sur son troupeau le jour où un salaire officiel lui donnerait le caractère de fonctionnaire public. Ils oublient que, s’ils réussissaient à le compromettre vis-à-vis de la population irlandaise, celle-ci n’en serait pas plus rapprochée de l’Angleterre. Affranchie de son action modératrice, elle choisirait d’autres chefs, et le fenianisme seul peut-être y gagnerait.

Le projet de salarier le clergé catholique n’est pas nouveau en Irlande. Dès la fin du siècle dernier, au lendemain du rappel des lois qui le persécutaient, on voit ce projet naître dans l’esprit de Pitt et de lord Cornwallis. En effet, l’acte d’union, qu’ils préparaient déjà, n’était pour eux que le premier pas dans la voie nouvelle destinée à réconcilier l’Irlande. Après avoir arraché ce pays à la minorité exclusive qui le gouvernait sous le nom de parlement national, ils voulaient remplacer par l’égalité religieuse la plus complète la tyrannie à laquelle Burke avait donné cette énergique devise : non regmum, sed magnum latrocinium. Pour atteindre ce but que son esprit politique lui montrait déjà comme une mesure nécessaire, on sait que Pitt proposa dès 1801 l’émancipation des catholiques, et que, ne pouvant vaincre les scrupules de George III, il se retira du ministère; mais, non content de leur ouvrir les portes du parlement et de tous les emplois publics, d’avait conçu le projet de reconnaître officiellement et de doter leur clergé, tant pour leur donner un nouveau gage de réconciliation que pour pallier à leurs yeux les abus de l’église établie. Il est probable que le clergé catholique aurait alors favorablement accueilli cette mesure. A peine délivré d’une odieuse et humiliante oppression, il y aurait vu une éclatante réhabilitation de la nation irlandaise : il n’avait pas alors l’expérience du système de droit commun qu’il a acquise depuis sous le régime vivifiant de la liberté, et, sortant des catacombes, comment aurait-il refusé de s’asseoir à la table de César?

Hâtons-nous de le dire, nous sommes déjà bien loin de ce temps-là, et c’est maintenant le clergé catholique qui, sans attendre qu’on le lui offre, déclare hautement qu’il n’acceptera pas de salaire officiel. Cette résolution ne date pas d’aujourd’hui, mais elle a pris dans les circonstances actuelles une formule plus absolue et une nouvelle importance; elle a été solennellement exprimée l’année dernière par le synode des évêques catholiques d’Irlande, et à leur voix vient de se joindre celle du Dr Manning, archevêque de Westminster, qui, dans des pages pleines d’une ferme et brillante éloquence, s’est élevé contre cette idée bizarre d’un clergé fonctionnaire malgré lui et condamné à perpétuité au salaire forcé. Nous ne pouvons mieux faire que de chercher dans la brochure de ce prélat les motifs d’une résolution aussi remarquable et d’un exemple aussi instructif. Il en indique trois principaux. Premièrement, en réclamant contre les privilèges de l’église établie, en demandant qu’elle cesse de jouir des énormes revenus dont la possession est une flagrante injustice, il refuse d’avance toute part dans ses dépouilles. Plaidant au nom du droit, il tient à ne pas paraître intéressé. Secondement, il veut éviter le surcroît d’irritation qu’exciterait entre protestans et catholiques le transfert pur et simple de ces dépouilles d’un culte à un autre. Inspiré par une pensée de politique et de conciliation, il veut que la question des biens d’église soit une fois pour toutes effacée du nombre de celles qui enveniment les passions hostiles en Irlande. Enfin, s’élevant à des considérations plus hautes encore, il déclare vouloir s’en tenir à la position indépendante que le zèle de la population irlandaise a créée à son clergé, et qui le dédommage amplement des richesses dont il a été autrefois spolié. « Ceux qui servent l’autel vivent de l’autel, dit le Dr Manning. Les pasteurs et leur troupeau exercent vis-à-vis les uns des autres la charité la plus élevée. » Et quelques pages auparavant : « Les Irlandais aiment leur église et leur clergé parce qu’ils savent qu’aucun pouvoir humain, qu’aucun intérêt mondain ne sépare d’eux cette église et ce clergé. Cette indépendance est pour eux le gage que l’un et l’autre leur appartiennent exclusivement. Jamais les catholiques anglais Ou irlandais ne donneront leur argent ou leur cœur à une église payée par l’état. »

Nous pourrions multiplier les citations, mais celles-ci suffisent pour montrer quel esprit éclairé le clergé catholique apporte dans la discussion de ces graves questions. Il a puissamment aidé autrefois ses concitoyens à conquérir la liberté; c’est à elle qu’il doit son indépendance morale et matérielle, c’est grâce à elle qu’il est soumis au droit commun et ne connaît pas de lois d’exception. Aussi la traite-t-il comme une ancienne et fidèle alliée, et ne veut-il rien tenir que d’elle. Nous avons insisté sur ce point parce que nous ne saurions trop le féliciter d’avoir donné un pareil exemple. Cet exemple a déjà été suivi par les presbytériens irlandais, dont le synode, convoqué il y a quelques jours, en se prononçant en faveur de l’abolition de l’église établie, s’est déclaré prêt à consacrer le principe de cette abolition en renonçant au regium donum. Cependant une partie des biens d’église que le parlement veut rendre à leur véritable destination en les appliquant au service de la nation irlandaise ne pourrait-elle pas être employée à améliorer une fois pour toutes la situation du clergé catholique sans porter atteinte à son indépendance, sans froisser aucun des sentimens élevés qui la lui rendent si chère? Nous avons entendu discuter plusieurs plans destinés à atteindre ce but. D’après l’un, l’état prendrait sur les fonds disponibles une somme qu’il répartirait entre toutes les paroisses pauvres de l’Irlande, et que celles-ci emploieraient à reconstruire leurs églises, à bâtir des presbytères, et peut-être à acheter un champ dont les produits seraient destinés à l’entretien de ces édifices. D’après un autre, on donnerait à chaque commune la propriété des églises, presbytères et glèbes appartenant aujourd’hui à l’église anglicane et situés sur son territoire, en lui laissant la faculté de les affecter au culte qu’elle désignerait. Dans les quatre cinquièmes au moins de l’Irlande, ce culte serait le culte catholique. Dans l’un ou l’autre cas, il ne serait question ni de salaires, ni de rentes, ni de lucratives dotations. Le prêtre ne recevrait rien pour lui-même, et continuerait à ne vivre que des contributions volontaires de ceux auxquels il donne ses secours spirituels; mais son culte serait célébré dans de meilleures conditions, lui-même moins pauvrement logé, et les populations se trouveraient affranchies de la charge écrasante qu’elles s’imposent pour rebâtir leurs églises; elles n’éprouveraient plus ces sentimens d’humiliation que leur inspire la vue de tous ces antiques monumens, consacrés pendant tant de siècles au culte national, occupés aujourd’hui par les ministres d’une religion étrangère, qui a la richesse, la puissance, les honneurs, tout enfin, excepté des fidèles pour les remplir. Si on veut apaiser les passions qui animent l’Irlande, il faut faire cesser à tout prix un pareil contraste. Toutefois, que le clergé accepte ou non un arrangement de ce genre, il restera toujours sur les biens sécularisés une certaine somme disponible qu’il faudra affecter à quelques objets d’utilité publique. C’est ici que se présentent les projets les plus divers et parfois les plus chimériques; sans nous laisser entraîner au cœur de toutes les grandes questions qui agitent l’Irlande, nous pouvons, pour terminer cette étude, indiquer en quelques mots ceux qui se recommandent par des côtés vraiment pratiques.

Les uns voudraient employer cette somme à augmenter les établissemens d’instruction publique et particulièrement d’instruction supérieure, qui sont peu nombreux, insuffisans ou exclusifs. Le clergé irlandais, dont une partie considérable est hostile aux écoles mixtes fondées par le gouvernement sous le nom d’écoles nationales, réclame en faveur des pauvres les biens d’église qu’il refuse pour lui-même. « En attribuant la propriété ecclésiastique de l’Irlande à l’usage des pauvres, dit le concile de l’année dernière, le législateur lui rendrait l’une des destinations qu’elle avait reçues dans les temps catholiques. » — « Sans décharger les propriétaires de la taxe des pauvres ni le gouvernement des frais de l’instruction publique, dit l’archevêque Manning, on pourrait employer les sommes disponibles en partie à des œuvres de piété et de charité, en partie à des secours donnés aux pauvres en leur assurant un intérêt dans la propriété foncière. » Par ces mots, nous touchons de nouveau à la question de propriété, que l’on retrouve à chaque pas lorsqu’on s’occupe de l’Irlande, et sur laquelle les organes du clergé catholique se rencontrent avec les réformateurs radicaux de l’Angleterre. Ceux-ci, sans s’associer aux conclusions de M. Stuart Mill, qui propose d’exproprier en masse, pour cause d’utilité publique, tous les grands propriétaires de l’Irlande, voudraient profiter de l’occasion offerte par la sécularisation des biens de l’église pour améliorer la situation des fermiers. On y contribuerait d’abord en vendant tous ces biens-fonds par petits lots et en répartissant le paiement sur une longue série d’annuités. On continuerait ainsi dans des conditions bien plus favorables l’œuvre si utile entreprise par l’encumbered estates court, puisque ce tribunal, obligé de vendre au plus haut prix possible, ne saurait adopter le système des annuités. Avec l’argent ainsi obtenu, on pourrait venir en aide aux fermiers, et en le leur avançant simplement à un taux modéré on réparerait déjà un peu ce mal qui épuise l’Irlande, le manque complet de capital d’exploitation. Cependant hâtons-nous d’ajouter que ces remèdes ne seront efficaces que le jour où une législation complète viendra modifier les lois et coutumes qui régissent les fermages et corriger les déplorables abus qui en découlent. En effet, la misère et les souffrances des paysans irlandais qui prennent ces fermes si justement appelées racks-rents[19] proviennent moins peut-être du prix exagéré de location que des autres conditions qui en rendent la culture onéreuse et précaire. Un ancien usage impose au fermier toutes les grosses dépenses, constructions et réparations de bâtimens, qui ailleurs sont ordinairement à la charge du propriétaire. La pensée qu’ils se constituaient ainsi sur la terre une sorte de droit de propriété a d’abord décidé les cultivateurs à s’y soumettre, la nécessité d’accepter les conditions les plus défavorables plutôt que de perdre les avances qu’il avaient faites les a obligés de continuer ; mais ils n’en demeuraient pas moins à la merci du propriétaire, de son agent, ou de cette classe intermédiaire de locataires appelés middlemen, grâce à l’absence de tout contrat stipulant la durée du bail. Presque toutes les terres en Irlande sont données à des tenants at will, fermiers à volonté, qui, n’étant garantis par aucun contrat, les cultivent sous le bon plaisir du propriétaire, et peuvent à tout moment être sommés d’évacuer leur exploitation dans le délai de neuf mois. Il était impossible qu’une telle situation ne donnât pas lieu à de fréquentes et cruelles injustices. Une loi qui faciliterait les contrats écrits, qui, en entravant par certaines restrictions les baux sur parole et à courte échéance, et, en assurant au fermier sortant de fortes indemnités pour ses avances, ferait sentir au propriétaire qu’il est de son intérêt de n’avoir plus recours aux middlemen, de ne plus confier sa terre aux tenants at will, de prendre à sa charge tous les gros travaux d’établissement des fermes, pourrait corriger la plupart de ces abus, sans porter la moindre atteinte au respect de la propriété. M. Bright a proposé des mesures plus radicales. Aussi, mal- gré tout ce que son projet peut avoir de séduisant, malgré le but élevé qu’il poursuit en voulant transformer graduellement les fermiers en petits propriétaires, l’exécution en serait-elle peut-être difficile. Dans ce plan, que le nom de l’auteur recommande à une sérieuse considération, mais dont nous laissons l’appréciation à des autorités plus compétentes, des banques seraient fondées, qui avanceraient aux fermiers le capital nécessaire pour acheter le lot de terre qu’ils cultivent. En leur en demandant un intérêt modéré, en leur accordant la faculté de le rembourser par une série de faibles annuités, elles leur permettraient d’acquérir en un certain temps la propriété du sol. Les fonds provenant de la suppression de l’église établie viendraient fort à propos former le capital de ces banques, ou du moins, en y prenant une large part, permettraient d’abaisser au-dessous d’un taux rémunérateur l’intérêt exigible pour ces avances ; mais, si l’on se contentait de mettre ces ressources à la portée des cultivateurs, trouveraient-ils beaucoup de propriétaires disposés à accepter de gré à gré le contrat de vente qu’ils pourraient leur offrir? Dans le cas contraire, comment pourrait-on rendre cette mesure efficace sans avoir recours aux procédés violens d’une sorte d’expropriation forcée?

Nous n’avons pas la prétention de résoudre ces questions, nous avons voulu seulement montrer qu’entre tant de projets divers le parlement n’aura que l’embarras du choix. D’ailleurs ces projets n’ont qu’une importance secondaire pour l’objet que nous avions en vue. Le temps décidera, car il ne faut pas croire que la mesure récemment sanctionnée par la chambre des communes suffise à elle seule pour apaiser les passions qui séparent l’Irlande de l’Angleterre. Ce n’en est pas moins une grave résolution qui mérite de fixer les regards de tous, parce qu’elle est à la fois une réparation du passé et un gage pour l’avenir. Le moment est critique et décisif; l’archevêque Manning et le philosophe Stuart Mill s’accordent pour le rappeler à leurs compatriotes, et ceux-ci sentent parfaitement qu’il s’agit non pas de discuter et de prévoir d’avance tout ce qu’il y aura encore à faire pour réconcilier les deux îles voisines, mais bien de saisir la hache, et, comme dans un incendie, de courir au plus pressé.

Ce qui nous a frappé, ce qui nous a peut-être entraîné dans de trop longs développemens, c’est la manière dont cette question a été abordée au sein d’un peuple libre. Les promoteurs de cette grande mesure, tous ceux qui l’ont défendue ou approuvée, depuis les hommes d’état qui dirigent la majorité de la chambre jusqu’au clergé catholique, et avec eux la masse des citoyens de toutes les classes, ont donné en cette occasion des exemples si honorables pour la mâle école qui les a formés, que nous avons trouvé à les suivre un intérêt tout particulier. Ce qui se passe aujourd’hui en Angleterre n’est qu’un trait dans le tableau si grand et si changeant qu’offrent nos sociétés modernes, mais un trait lumineux, non une des ombres qui l’obscurcissent. Il éclaire les tendances nouvelles dont l’influence croît rapidement-en Angleterre.

Ces tendances commandent notre attention, car notre voisine d’outre-mer, sans cesser d’être le pays de la tradition, est en même temps la nation européenne qui marche le plus rapidement dans des voies nouvelles. Ne sentons-nous pas tous, au milieu du malaise qui nous opprime parfois comme dans les momens de confiance et d’espérance qui nous réchauffent, qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de jeter en arrière d’inutiles regards, qu’il ne faut demander au passé que son expérience pour l’appliquer sans parti-pris étroit à des situations nouvelles? C’est ce que M. Gladstone a compris; c’est pour cela que nous souhaitons son succès, et que nous y croyons. S’étonnera-t-on de nous entendre dire que l’Angleterre est le pays d’Europe qui comprend le mieux l’art de se transformer à propos? Qu’on lise les belles discussions dont la chambre des communes vient d’être le théâtre et dont nous n’avons pu donner qu’une imparfaite esquisse; on verra que la pensée dominante de cette grande assemblée est toujours de préparer à l’avenir une transition facile, d’accomplir pacifiquement les changemens amenés par le progrès de l’esprit public, afin qu’ils soient sanctionnés par l’acquiescement de toutes les classes.

C’est cette pensée qui l’année dernière a inspiré le bill de réforme, qui a fait céder toutes les résistances, tous les préjugés, toutes les craintes plus ou moins fondées qui l’avaient auparavant toujours entravé. Les Anglais ont compris alors que l’heure décisive était arrivée, qu’il fallait donner à leurs classes ouvrières la véritable sanction du titre de citoyen, le droit de suffrage, sans quoi la partie la plus intelligente aurait été demander ce droit à la grande république américaine, et le reste aurait perdu ce respect de la légalité qui est la force des pays où chacun a sa part dans la chose publique. De même ils ont cette année senti la nécessité d’appliquer à l’Irlande des remèdes prompts et efficaces. Lorsqu’il faudra compléter par d’autres mesures l’admission des classes ouvrières à la vie politique, lorsqu’il s’agira d’achever la réconciliation de l’Irlande, ce même esprit d’à-propos ne fera sans doute pas défaut à l’Angleterre. Grâce à lui, les révolutions politiques et sociales, loin d’être accompagnées de terribles convulsions, se font à l’image de celles du globe, si, comme certains géologues le prétendent, celles-ci s’accomplissent insensiblement chaque jour sous nos yeux, soulevant sans secousse les continens du fond de la mer, et ramenant peu à peu d’autres terres jusque dans le sein des eaux. C’est lui encore qui agit comme un régulateur au milieu des viriles agitations de la république américaine, pouvoir souverain et invisible qui, au moment où les spectateurs étrangers, amis ou ennemis, croient ses institutions prêtes à sombrer, vient dire à l’oreille d’un parti vainqueur, d’une assemblée exaltée par la lutte, d’un chef exposé aux tentations du pouvoir : Tu n’iras pas plus loin.

On a voulu faire de cet esprit un attribut spécial de la race anglo-saxonne. Nous croyons qu’il a été plus particulièrement l’apanage de certains peuples simplement parce qu’ils ont su le conquérir. C’est un bien offert à toutes les nations civilisées qui veulent le posséder. Ce n’est autre chose que la libre expression du bon sens public là où il dispose de tous les moyens de s’éclairer et de se formuler. Le grand procès entamé contre l’église d’Irlande devant la chambre des communes nous montre justement comment ce bon sens public s’éclaire et se formule. Les discussions de l’assemblée ne sont que le débat contradictoire des parties, son vote n’est que la sentence du juge : le véritable verdict que ce débat prépare et que cette sentence applique est prononcé par l’opinion publique, jury suprême en pareille matière. Aussi, loin d’être concentrée dans l’enceinte du parlement, la question est-elle soumise à tous les procédés possibles d’enquête et d’examen. Les journaux la discutent, l’analysent, la retournent sous toutes ses faces avec la plus entière liberté, avec passion et même avec violence. Partout les citoyens se réunissent pour exprimer leurs opinions ou parler au nom de leurs intérêts : les synodes catholiques traitent des sujets politiques; dans les meetings populaires de la capitale et des provinces, on s’applaudit, on s’embrasse ou l’on s’accable de sifflets sans que le gouvernement s’en mêle pour prendre la responsabilité d’une défense ou d’une autorisation. C’est cette opinion mûrement formée que tous les pouvoirs de l’état ont à cœur d’Interpréter en conduisant les affaires publiques. Et lorsqu’ils ne sont pas d’accord entre eux, c’est devant elle qu’ils s’Inclinent, c’est d’elle qu’ils acceptent une décision finale en faveur de celui qui l’a le mieux comprise. SI M. Gladstone réussit à faire passer la loi dont ses résolutions ne sont que le prologue, c’est à l’appui du sentiment public qu’il le devra, car sans sa confirmation l’avis émis par la chambre des communes resterait une lettre morte.

Plus les progrès de nos sociétés étendent le cercle de la vie publique, plus s’accroît le nombre de ceux qui en jouissent et doivent en accepter les devoirs, plus il faut aussi que l’opinion publique puisse agir comme pondérateur, et plus elle a besoin de se développer au grand air de la liberté. Il lui appartient aujourd’hui de prendre le rôle qu’elle a trop souvent laissé à la postérité, de ne plus permettre les appels à ce juge invisible et irresponsable, qui sont si humilians pour une nation libérale. Pourquoi la postérité jugerait-elle mieux que les contemporains, sinon parce qu’elle est mieux instruite? Que ceux-ci soient donc éclairés par tous les moyens possibles sur ce qui après tout les touche Infiniment plus que leurs descendans, et ils devanceront le jugement de la postérité, ce qui est pour une nation la première condition de grandeur et de liberté.


XAVIER RAYMOND.

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  1. Voyez dans la Revue du 15 novembre 1865 l’article de M. Jules de Lasteyrie sur le Senchus-Mor et les origines du fenianisme.
  2. Cité dans le discours de M. Coleridge.
  3. Voyez la brochure de M. J. S. Mill intitulée England and Ireland, la réponse d’un pair d’Irlande libéral, lord Dufferin, et la lettre adressée à lord Grey par le Dr Mauning, archevêque de Westminster.
  4. Voici à ce propos un fait aussi constant que singulier. L’Irlandais sur son sol natal veut avant tout être fermier; il fera des sacrifices insensés pour avoir un lot de terre et échapper à la condition de journalier. Une fois en Amérique au contraire, il paraît avoir perdu tout goût agricole, il reste dans les villes comme ouvrier ou domestique. L’explication de ce fait se trouve peut-être dans l’origine que M. de Lasteyrie attribue à la passion de l’Irlandais pour la terre. Selon lui, c’est une tradition de l’ancien régime des clans où la qualité d’homme libre était attachée à celle de cultivateur indépendant. Une fois sur un sol nouveau, l’Irlandais n’y retrouve plus ces traditions, et le charme est rompu.
  5. Il faut signaler ici une faute grave commise, selon nous, par l’Angleterre, On a traité de la même manière, condamné aux mêmes peines, enfermé dans les mêmes pénitenciers, les fenians convaincus de crimes purement politiques et ceux qui s’étaient rendus coupables des plus odieux attentats contre la société et les lois naturelles. Les premiers ne pouvaient manquer de rencontrer une certaine sympathie en Irlande parmi ceux qui partageaient leurs passions; mais nous ne doutons pas que, sans cette assimilation inopportune, les autres n’eussent été l’objet d’une réprobation beaucoup plus générale. L’Angleterre n’aurait pas dû donner à l’Irlande l’exemple d’une aussi funeste confusion.
  6. Avant cette loi, le nombre des évêchés était donc de 22, ce qui, d’après le calcul que nous faisions plus haut, correspondrait au chiffre de 1,100 évêques pour la France.
  7. Remarquons en passant que dans le corps électoral des deux royaumes, qui en fin de compte fait et défait les ministres, les anglicans ne sont pas en majorité.
  8. Par suite d’un vieil usage, l’archevêque de Dublin a le titre de primat d’Irlande, mais celui d’Armagh, plus élevé encore, s’intitule primat de toute l’Irlande.
  9. C’est le conseil privé qui a eu récemment à juger le procès du Dr Colenso, évêque de Natal déposé par son métropolitain, l’évêque du cap de Bonne-Espérance.
  10. En prenant 120 comme le chiffre constant de la population catholique, le nombre des protestans aurait été représenté en 1672 par 45, en 1730 par 48 d’après les uns et 60 d’après les autres, en 1784 par 60. En 1800, ce chiffre redescend à 40, et en 1834 à 30 c’est-à-dire du tiers au cinquième de la population totale. Si la proportion des protestans a récemment un peu augmenté, c’est uniquement à cause de l’émigration des catholiques. Faisons remarquer enfin que, sur ce cinquième protestant, presque la moitié ne reconnaît pas l’église officielle.
  11. A bribe, mot beaucoup plus énergique.
  12. Sorte de fidéicommissaires.
  13. Protestant ascendency.
  14. Disestablishment.
  15. Disendowment.
  16. Et sans doute aussi implicitement d’interdire la création de nouvelles cures.
  17. La mort de son pure, lord Salisbury, vient de l’appeler à la chambre des pairs.
  18. Voici son calcul : 162,500,000 francs comme indemnité aux titulaires actuels de bénéfices ecclésiastiques; 12,500,000 francs aux laïques attachés à l’église, organistes et employés dotés de petits fonds; 12,500,000 francs pour rembourser les advowsons achetés par des ministres de l’église. Enfin, sans s’y engager absolument, il admet que le culte anglican conservera les églises et presbytères qu’il possède actuellement, dont la valeur, estimée à 62,500,000 francs, porte à 250 millions, ou plus des trois cinquièmes de la dotation totale, ce qui resterait entre les mains de l’église anglicane reconstituée. Mais nous croyons que ce calcul s’explique d’une manière qui atténue ce qu’il a de choquant au premier abord. Il faut diviser les 250 millions en deux parts. L’une, comprenant les deux derniers articles, les advowsons et les églises, valant ensemble 75 millions, serait dans tous les cas un capital laissé ou remboursé intégralement à l’église anglicane. Les deux premiers articles, estimés à 175 millions, sont d’une autre nature; ils n’expriment que le capital fictif, calculé d’après les tables de rentes viagères, représentant ce que l’état aurait à payer annuellement à titre de compensation aux ministres dépossédés de leurs revenus; mais en réalité le capital ne serait pas aliéné, l’état en conserverait la nue propriété, et par l’extinction graduelle des usufruitiers il rentrerait peu à peu dans la jouissance intégrale des revenus ecclésiastiques.
  19. Rack, torture.