L’Église chrétienne (Renan)/XIII. Le Talmud

Calmann Lévy (p. 238-258).


CHAPITRE XIII


LE TALMUD.


La Loi, en effet, avec la tranquillité d’âme qu’elle donnait, était comme un calmant, qui ramenait vite la sérénité dans l’âme troublée d’Israël. Il semble que les juiveries de l’Occident ne souffrirent pas beaucoup des folies de leurs coreligionnaires d’Orient[1]. Même en Orient, les israélites paisibles n’avaient pas participé à la lutte, et se réconcilièrent bientôt avec les vainqueurs. Quelques-uns osaient penser que le ciel était favorable aux Romains[2], et qu’après tout la Loi, bien observée dans l’intérieur de la famille, donnait toujours aux Juifs une raison de vivre. L’ordre se rétablit donc en Syrie plus tôt qu’on n’aurait pu le croire. Les fugitifs de Judée se portèrent, soit vers l’orient, à Palmyre, en Babylonie[3], soit au sud, vers l’Iémen, soit en Galilée. Ce dernier pays surtout reçut de l’émigration une impulsion nouvelle, et devint pour des siècles encore une terre presque exclusivement juive[4].

Après l’extermination de l’an 67, la Galilée avait été quelque temps perdue pour le judaïsme. Peut-être la révolte de l’an 117 fut-elle cause qu’on y transporta le beth-dîn[5]. Après la défaite de Bar-Coziba, la population chassée du sud s’y réfugia en masse et repeupla les villages. Le beth-dîn devint alors définitivement galiléen. C’est d’abord à Ouscha, puis dans les villages voisins de Séphoris, à Schefaram[6], à Beth-Schearim[7] et à Séphoris même, que résida ce tribunal ; puis il s’établit à Tibériade[8], et n’en bougea plus jusqu’à la conquête musulmane. Pendant que le Darom était presque oublié et que ses écoles déclinaient, que Lydda même tombait dans la misère[9], l’ignorance, et perdait le privilège de fixer l’embolisme[10], la Galilée devint le centre du judaïsme. Meïron, Safat, Gischala, Alma, Casioun, Kafr-Baram, Kafr-Nabarta, Ammouka, furent les localités principales de ce développement nouveau et se remplirent de monuments juifs. Ces monuments, révérés presque tous au moyen âge comme des tombeaux de prophètes[11], se voient encore, au milieu du pays redevenu pour la quatrième ou cinquième fois désert et désolé[12]. Tibériade fut en quelque sorte la capitale de ce royaume de dispute et de subtilité, où s’épuisa la dernière activité originale du peuple juif.

Dans ce tranquille pays, en effet, rendu à sa vie favorite, vie retirée, studieuse, vie de famille et de synagogue, Israël renonça définitivement à sa chimère terrestre[13], et chercha le royaume de Dieu, non comme Jésus dans l’idéal, mais dans la rigoureuse observation de la Loi. Le prosélytisme disparaît désormais à peu près du sein du peuple qui l’avait le plus ardemment pratiqué. Une loi d’Antonin mit fin aux mesures restrictives d’Adrien et permit aux juifs de circoncire leurs enfants ; mais le jurisconsulte Modestin faisait remarquer que cette permission s’appliquait à leurs enfants seuls, et laissait sous le coup de la peine capitale celui qui pratiquerait cette opération sur un non-juif[14]. Seuls quelques frénétiques, les sicaires, continuaient leurs guets-apens religieux et mettaient les malheureux qu’ils avaient pu surprendre en demeure de choisir entre la circoncision et le poignard[15]. La masse resta étrangère à ces aberrations. Elle renonça à l’héroïsme, et se rendit le martyre inutile par ces habiles distinctions entre les préceptes que l’on peut transgresser afin de sauver sa vie et ceux pour lesquels il faut souffrir la mort. De là un singulier spectacle : le judaïsme, qui avait été la source du martyre dans le monde, en laisse désormais le monopole aux chrétiens[16], si bien qu’on vit même, dans certaines persécutions, des chrétiens se faire passer pour juifs afin de jouir des immunités du judaïsme[17]. Le judaïsme n’eut de martyrs que pendant qu’il fut révolutionnaire ; dès qu’il renonça à la politique, il se calma tout à fait, et se contenta de cette tolérance, confinant à l’indépendance, qu’on lui accordait[18]. Le christianisme, au contraire, qui ne s’occupa jamais de politique, compta des martyrs jusqu’au moment où il devint triomphant et persécuteur à son tour.

Ce que fit le peuple juif durant ce long repos, ce fut le Talmud. Les anciens docteurs avaient enseigné la Loi sans aucun ordre logique, uniquement selon les cas qui se présentaient. Puis on avait suivi, dans l’enseignement, l’ordre des livres du Pentateuque[19]. Avec Rabbi Aquiba, une distribution nouvelle s’introduisit, une sorte de classification par ordre de matières, impliquant des divisions et des subdivisions comme celles d’un Corpus juris. Ainsi, à côté de la Thora, se forma un second code, la Mischna[20]. On cessa de prendre l’Écriture pour base, et, à vrai dire, avec le goût des interprétations arbitraires qui s’était introduit, l’Écriture était devenue presque inutile. Il ne s’agissait plus réellement de bien comprendre la volonté du législateur ; il s’agissait de trouver à tout prix dans la Bible des arguments pour les décisions traditionnelles, des versets auxquels on pût rattacher les préceptes reçus. Il est dans la destinée des religions que le livre sacré soit toujours ainsi étouffé par le commentaire. Ce ne sont pas seulement les livres sacrés qui forment les religions ; ce sont les circonstances, c’est la force des choses, impliquant mille besoins auxquels l’auteur primitif n’avait pu songer. La coïncidence entre les livres sacrés et l’état religieux d’une époque n’est donc jamais parfaite ; l’habit ne va que médiocrement à la taille ; le commentateur et le traditionniste viennent alors et procèdent au rajustage. C’est ainsi que, au lieu d’étudier le livre sacré en lui-même, on trouve mieux, à partir d’une certaine époque, de le lire dans les codes qui en ont été tirés ou plutôt qu’on a su y adapter[21].

L’essai pour codifier la loi orale juive se fit de plusieurs côtés à la fois. Nous ne possédons plus la Mischna de Rabbi Aquiba, ni tant d’autres qui ont existé[22]. La Mischna de Juda le Saint, rédigée soixante ans plus tard, a fait oublier celles qui l’avaient précédée ; mais Juda le Saint n’inventa pas toutes les divisions, tous les titres. Plusieurs des traités de sa compilation étaient complètement rédigés avant lui[23]. Après Aquiba, du reste, les écoles originales disparaissent. Les docteurs, désormais pleins de respect pour des prédécesseurs qui leur paraissaient entourés de l’auréole du martyre, n’essayent plus de méthodes nouvelles ; ce sont de simples compilateurs.

Ainsi, en même temps que les chrétiens, les juifs se firent une nouvelle Bible, qui rejeta un peu dans l’ombre la première. La Mischna fut leur Évangile, leur Nouveau Testament. Du livre juif au livre chrétien la distance est énorme. C’est un des phénomènes les plus extraordinaires de l’histoire que l’apparition simultanée, dans la même race, du Talmud et de l’Évangile, d’un petit chef-d’œuvre d’élégance, de légèreté, de finesse morale, et d’un lourd monument de pédanterie, de misérable casuistique et de formalisme religieux[24]. Ces deux jumeaux sont assurément les deux créatures les plus dissemblables qui soient jamais sorties du sein d’une même mère. Quelque chose de barbare et d’inintelligible, un mépris désolant de la langue et de la forme, un manque absolu de distinction, de talent, font du Talmud un des livres les plus repoussants qui existent. On y sent les conséquences désastreuses de la plus grande faute que le peuple juif ait commise, qui fut de tourner le dos à la discipline grecque, source de toute culture classique. Cette rupture avec la raison même mit Israël dans un déplorable isolement. Lire un livre étranger fut un crime[25]. La littérature grecque parut un jeu, un ornement de femme, un amusement que dédaigne l’homme préoccupé de la Loi, une science d’enfant qu’on doit enseigner à son fils « à l’heure qui n’est ni le jour ni la nuit[26] », puisqu’il est dit de la Thora : « Tu l’étudieras jour et nuit[27]. » La Thora fut ainsi considérée comme renfermant toute philosophie, toute science, comme dispensant de toute autre étude. Le christianisme fut moins exclusif et admit dans son sein une large part de la tradition hellénique. Séparé de cette grande source de vie, Israël tomba dans un état de pauvreté, ou plutôt d’aberration intellectuelle, d’où il ne sortit que par l’influence de la philosophie dite arabe, c’est-à-dire sous l’action d’un rayon de lumière grecque singulièrement réfracté.

Certes, il y a dans ce fatras du Talmud des maximes excellentes, plus d’une perle précieuse, du genre de celles que Jésus idéalisa en les adoptant et que les évangélistes divinisèrent en les écrivant. Au point de vue de la conservation de l’individualité du peuple juif, le talmudisme fut un parti héroïque et comme on en trouverait à peine un autre dans l’histoire d’une race. Le peuple juif, dispersé d’un bout à l’autre du monde, n’avait plus d’autre nationalité que la Thora ; pour maintenir cet ensemble épars, sans clergé, sans évêques, sans pape, sans ville sainte, sans collège théologique central, il fallait une chaîne de fer ; or rien ne lie plus que des devoirs communs. Le juif portant toute sa religion avec lui, n’ayant besoin, pour son culte, ni de temples, ni de clergé, eut une incomparable liberté dans ses émigrations jusqu’au bout du monde. Son idéalisme absolu le rendit indifférent aux choses matérielles ; la fidélité au souvenir de sa race, la profession de foi (le schema) et la pratique de la Loi lui suffisent. Quand on assiste à une cérémonie dans une synagogue, au premier coup d’œil, tout paraît moderne, emprunté, banal. Jamais les juifs n’ont recherché, dans la construction de leurs lieux de prière, un style d’architecture qui leur fût propre. Les ministres du culte, avec leur rabat, leur tricorne et leur étole, ressemblent à des curés ; la prédication est calquée sur la chaire catholique ; les lampes, les fauteuils, tout le mobilier sont achetés au magasin même qui fournit la paroisse voisine[28]. Le chant et la musique n’ont rien qui remonte au delà du xve siècle. Même certaines parties du culte sont des imitations du culte catholique. L’originalité, l’antiquité éclatent tout à coup avec la profession de foi : « Écoute, Israël ; Adonaï, notre dieu, est unique ; saint est son nom. » Cette proclamation opiniâtre, ce cri persistant, qui a fini par l’emporter et convertir le monde, est tout le judaïsme. Ce peuple a fondé Dieu, et jamais peuple pourtant ne s’est moins occupé de disputer sur Dieu.

Un trait de grand sens, en effet, fut d’avoir choisi pour base de la communion religieuse la pratique et non les dogmes. Le chrétien tient au chrétien par une même croyance ; le juif tient au juif par les mêmes observances. En faisant porter l’union des âmes sur des vérités de l’ordre métaphysique, le christianisme prépara la voie à des schismes sans fin ; en réduisant la profession de foi au schema, c’est-à-dire à l’affirmation de l’unité divine, et au lien extérieur du rituel, le judaïsme écarta de son sein les disputes théologiques. L’excommunication chez les juifs a eu, en général, pour cause des actes, non des opinions. La Cabbale resta toujours une spéculation libre ; elle ne devint jamais une croyance obligatoire ; l’immortalité de l’âme ne fut envisagée que comme une consolante espérance ; et, quant aux pratiques religieuses, on avouait sans peine qu’elles seraient abolies aux temps messianiques, lorsque les principes israélites seraient universellement adoptés. Même les croyances qui concernent le Messie, un docteur célèbre a pu les révoquer en doute, et le Talmud enregistre son opinion sans la blâmer[29]. Cela était très-judicieux. Être obligé de croire à quelque chose est un vrai non-sens, tandis que le plus grand rigorisme extérieur peut s’allier à une entière liberté de penser. Telle est la cause de cette indépendance philosophique qui, durant le moyen âge et jusqu’à nos jours, a régné dans le judaïsme. Des docteurs éminents, des oracles de la synagogue, tels que Maimonide, Mendelssohn, furent de purs rationalistes. Un livre comme les Iccarim (Principes fondamentaux) de Joseph Albo, proclamant que la religion et la prophétie sont un symbolisme destiné à l’amélioration morale de l’homme, que la révélation n’est qu’une façon de présenter les opérations internes de la raison, que toutes les lois divines peuvent être modifiées, que les peines et les récompenses individuelles de la vie future ne sont que des images, un tel livre, dis-je, arrivant à la célébrité et n’encourant aucun anathème, voilà un fait dont il n’y a d’exemple dans aucune autre religion. Et la piété n’en souffrait pas. Ces gens sans espérance d’une vie future enduraient le martyre avec un courage admirable, mouraient en s’accusant de crimes imaginaires pour que leur supplice ne fût pas une objection trop forte contre la justice de Dieu.

De graves inconvénients compensèrent les avantages de cette discipline sévère à laquelle Israël se soumit pour garder l’unité de sa race. Le ritualisme réunit les coreligionnaires entre eux ; mais il les sépare du reste du monde et les condamne à une vie séquestrée. Les chaînes du Talmud firent celles du Ghetto. Le peuple juif, jusque-là si peu superstitieux, devint le type apparent de la superstition[30] ; les plaisanteries de Jésus sur les pharisiens furent justifiées. La littérature, pendant des siècles, roula principalement sur des questions de sacristie et d’abattoir. La seconde Bible devint une prison où le nouveau judaïsme continua sa triste vie de réclusion jusqu’à nos jours. Renfermé dans cette encyclopédie malsaine, l’esprit juif s’aiguisa jusqu’à la fausseté. Le Talmud devint pour les israélites une sorte d’Organon, inférieur de tout point à celui des Grecs. Les docteurs juifs eurent la même prétention que les juristes, qui prétendirent au xvie siècle trouver toute une culture intellectuelle dans le droit romain. De notre temps, ce vaste recueil, qui sert encore de base à l’éducation juive en Hongrie, en Pologne, peut être considéré comme la source des principaux défauts qu’on remarque parfois chez les juifs de ces pays. La croyance que les études talmudiques suppléent aux autres et rendent apte à toute chose est la grande cause de cette présomption, de cette subtilité, de ce manque de culture générale, qui souvent annulent chez l’israélite de précieuses qualités.

L’esprit juif est doué d’une extrême puissance. On l’a forcé à délirer en le resserrant durant des siècles dans un cercle d’idées étroit et stérile. L’activité qu’il y a déployée a été la même que s’il eût labouré un sol large et fécond ; or le résultat d’un travail opiniâtre, appliqué à une matière ingrate et sèche, c’est la subtilité. Vouloir tout trouver dans un texte, c’est s’obliger à des tours de force puérils. Quand on en a épuisé le sens naturel, on cherche les sens mystiques, puis on se met à compter les lettres, à les supputer comme des chiffres, etc. Les chimères de la Cabbale et du Notarikon ont été la dernière conséquence de cet esprit d’exactitude à outrance et de servile ponctualité. Il y avait, dans un pareil entassement de disputes sur la meilleure manière d’accomplir la Loi, la preuve d’une foi religieuse bien ardente. Qu’il nous soit permis de l’ajouter, il y avait aussi une sorte de jeu d’esprit, un amusement. Des hommes ingénieux et actifs, condamnés à une vie sédentaire, chassés des lieux publics et de la société générale du temps, demandaient aux combinaisons de la dialectique, appliquées à des textes légaux, une manière de tromper leur ennui. Même encore de nos jours, dans les pays où les israélites vivent exclusivement entre eux, le Talmud est, si on peut le dire, leur grand divertissement. Les réunions qu’ils forment pour en éclaircir les difficultés, pour discuter des cas obscurs ou imaginaires, leur semblent des parties de plaisir. Ces subtilités, selon nous fastidieuses, ont paru et paraissent encore à des milliers d’hommes la plus attachante des applications de l’esprit humain.

À partir de ce moment, Israël a tous les défauts des hommes solitaires ; il est morose, malveillant. Jusque-là, l’esprit de Hillel n’avait pas complètement disparu ; quelques portes au moins de la synagogue avaient été ouvertes au converti. Maintenant on ne veut plus de prosélyte. Israël prétend avoir la loi vraie, la loi unique, et en même temps il prétend que cette loi n’est que pour lui. Celui qui cherche à s’agréger au peuple de Dieu est repoussé avec injure. Certes il était bien d’y mettre de la discrétion et d’avertir le néophyte des dangers et des inconvénients qui l’attendaient[31]. Mais on ne s’arrêta pas là : tout prosélyte fut bientôt envisagé comme un traître, comme un transfuge qui ne ferait que traverser le judaïsme pour passer aux chrétiens. On proclama que les prosélytes étaient une lèpre pour Israël[32], et que la défiance jusqu’à la vingt-quatrième génération était tout ce que méritaient ces importuns[33]. La sage distinction que faisaient, au point de vue des cérémonies, les juifs du ier siècle[34] et les agadistes s’inspirant d’Isaïe et de Jérémie, cette grande concession que le précepte de la circoncision, par exemple, ne regarde que les descendants d’Abraham, tout cela fut oublié. Dès lors, la propagande se trouvait interdite, et le « seulement » de la loi d’Antonin[35] devenait superflu ; car il était évident que le monde grec et romain ne se résignerait pas à une vieille pratique africaine, hygiénique à l’origine, mais messéante en nos climats, et qui, pour les juifs eux-mêmes, n’était plus que gênante et dénuée de sens.

Les mœurs souffrirent un peu de tant d’atteintes portées à la nature. Sans renfermer aucun mauvais conseil, et même tout en insistant étrangement sur les précautions d’une pudeur timide[36], le Talmud parle trop souvent de sujets lubriques, il suppose chez ses rédacteurs une imagination assez excitée[37]. Au iiie, au ive siècle[38], les mœurs juives, surtout celles des patriarches et des docteurs, sont présentées comme tout à fait relâchées. Mais c’est la raison surtout qui, dans cet Israël décrépit, se montre affaiblie. Le surnaturel est prodigué d’une façon insensée. Le miracle paraît chose si simple, qu’un hallel, une prière spéciale y est consacrée, comme à l’événement le plus ordinaire de la vie[39]. Jamais peuple, après une période d’activité extraordinaire, ne traversa un aussi effroyable abaissement.

Une petite secte, enfermée dans de nombreuses prescriptions qui l’empêchent de vivre de la vie de tous, est par sa nature insociable. Elle est nécessairement haïe et devient facilement haineuse. Dans une large société, pénétrée par de grands principes libéraux, comme est la civilisation moderne, et comme fut à quelques égards la civilisation arabe de la première moitié du moyen âge, cela n’a pas de graves inconvénients. Mais, dans une société comme le moyen âge chrétien et comme l’Orient de nos jours, cela produit des flots accumulés d’antipathies et de dédains réciproques. Étranger partout, sans patrie, sans autre intérêt que ceux de sa secte, le juif talmudiste a souvent été un fléau pour les pays où le sort l’a porté. Qu’on songe au juif d’Orient et des côtes barbaresques, plein de rancune quand il est persécuté, arrogant et insolent dès qu’il se sent protégé. Les nobles efforts des israélites européens pour améliorer l’état moral de leurs frères d’Orient sont eux-mêmes la meilleure preuve de l’infériorité de ces derniers. Sans doute la détestable organisation sociale de l’Orient est la première cause du mal ; mais l’esprit du judaïsme exclusif y est aussi pour beaucoup. Le régime du ghetto est toujours funeste. Or, je le répète, les pratiques du pharisaïsme et du talmudisme faisaient de ce régime de réclusion l’état naturel du peuple juif. Le ghetto a été pour le juif moins une contrainte venant du dehors qu’une conséquence de l’esprit talmudique. Toute race y aurait péri, et la façon dont le peuple juif a résisté à ce genre de vie délétère prouve éminemment la force de sa constitution morale.

Il n’est pas d’esprit élevé qui ne doive éprouver une haute sympathie pour une race dont le rôle en ce monde a été si extraordinaire, qu’on ne peut en aucune façon concevoir ce qu’eût été l’histoire de l’espèce humaine si un hasard eût arrêté les destinées de cette petite tribu. Dans le jugement de la crise terrible que traverse le peuple juif vers le commencement de notre ère, crise qui amène, d’une part, la fondation du christianisme, de l’autre, la ruine de Jérusalem et le talmudisme, bien des injustices sont à réformer. Les couleurs sous lesquelles les pharisiens sont représentés dans les Évangiles ont été un peu chargées ; les évangélistes paraissent écrire sous l’impression des ruptures violentes qui se produisirent entre les juifs et les chrétiens vers l’époque du siège de Titus. Dans les Actes des apôtres, dans tout ce que nous savons de l’Église de Jérusalem et du rôle de Jacques, frère du Seigneur, les pharisiens ont un rôle sensiblement différent de celui qu’ils jouent dans les discours que les synoptiques prêtent à Jésus. On ne peut néanmoins s’empêcher d’être décidément avec Hillel, avec Jésus, avec saint Paul, contre Schammaï, avec les agadistes contre les halakistes. C’est l’agada (la prédication populaire) et non la halaka (l’étude de la Loi) qui a conquis le monde. Certainement le judaïsme fermé, résistant, serré dans la double haie de la Loi et du Talmud, qui survit à la destruction du temple, est grand et imposant encore. Il a rendu à l’esprit humain un service de premier ordre ; il a sauvé de la destruction la Bible hébraïque, que probablement les chrétiens auraient laissée se perdre. Le judaïsme dispersé a donné au monde des hommes excellents, des caractères de la plus grande élévation morale et philosophique ; à diverses reprises, il a été pour la civilisation un précieux auxiliaire. Cependant ce n’est plus là le grand judaïsme fécond, portant en ses flancs le salut du monde, que nous offre l’époque de Jésus et des apôtres ; c’est la vieillesse respectable d’un homme qui une fois a tenu dans sa main le sort de l’humanité, et qui vit ensuite de longues années obscures, toujours digne d’estime, mais désormais n’ayant plus de rôle providentiel.

Saint Paul, Philon, l’auteur des vers sibyllins et des vers attribués à Phocylide étaient donc dans le vrai quand, tout en maintenant le fond du judaïsme, ils en rejetaient les pratiques. Ces pratiques auraient rendu les conversions impossibles. Ces pratiques, scrupuleusement conservées par la plus grande partie de la nation, ont été et sont encore un véritable malheur pour elle et pour les pays où elle vit en grand nombre. Les prophètes, avec leurs larges aspirations, et non la Loi, avec ses strictes observances, renfermaient l’avenir du peuple hébreu. Jésus sort des prophètes et non de la Loi. Le Talmud, au contraire, c’est le culte de la Loi poussé jusqu’à la superstition. Après avoir fait une guerre acharnée à toutes les idolâtries, Israël y substitua un fétichisme : le fétichisme de la Thora.

  1. Voir Philosoph., IX, 12.
  2. Talm. de Bab., Aboda zara, 18 a.
  3. Journal asiat., mars-avril 1869, p. 373 et suiv.
  4. Voir Épiphane, hær. xxx, 3, 4, 11, 12. Les traces de ce dernier règne du judaïsme en Galilée sont très-visibles aujourd’hui. Les synagogues, les tombes, les inscriptions juives se rencontrent à chaque pas. V. Mission de Phénicie, p. 750 et suiv. ; Journal asiatique, août-sept. 1876, p. 273 et suiv.
  5. V. les Évangiles, p. 530 et suiv.
  6. Aujourd’hui Schefa-Amr. Neubauer, Géogr. du Talmud, p. 198-199.
  7. Aujourd’hui probablement Schayéra. Ibid., p. 200. Sephoris est Safurié près de Nazareth.
  8. Talm. de Bab., Rosch hasch-schana, 31 b. Cf. Midrasch sur Cant., ii, 5.
  9. Midrasch Esther, i, 2.
  10. Talm. de Jérusalem, Sanhédrin, i, 2 ; Talm. de Bab., Pesahim, 62 b.
  11. Cf. Carmoly, Itin. de la terre sainte (Brux., 1847).
  12. Mission de Phénicie, l. c.
  13. Les calamités que souffrirent les Juifs sous Septime Sévère ne vinrent pas d’une révolte de leur part, mais de mesures qui s’étendirent à toute la Syrie. Spartien, Septime Sévère, 14, 15, 16, 17 ; Saint Jérôme, Chron., an 5 de Caracalla ; Orose, VII, 17 ; Talm. de Bab., Sota, vers la fin ; Mission de Phénicie, p. 776. La révolte de 389 se rapporte à une tout autre situation historique. Théophane, p. 33 ; Cecirenus, p. 299, Paris.
  14. Digeste, de Sicariis, XLVIII, viii, 11 : « Circumcidere Judæis filios suos tantum rescripto Divi Pii permittitur ; in non ejusdem religionis qui hoc fecerit, castrantis pœna irrogatur. » Comparez, dans le passage d’Origène précité, Ἰουδαίοις μόνοις. Voir aussi Spartien, Sept. Sév., 17 ; Lampride, Alex. Sév., 22.
  15. Philosophumena, IX, 26 ; Origène, Contre Celse, II, 13 ; ad Afric., 14 ; Digeste, passage cité.
  16. Justin, Dial., 39. Cf. Celse, dans Origène, Contre Celse, V, 25-41.
  17. Eusèbe, H. E., VI, xii, 1 ; Actes de saint Pione, § 13.
  18. Digeste, de Decurionibus, L, ii, 3 (loi de Septime Sévère, en tenant compte de Spart., Sév., 17) ; Philosophum., IX, 12 (fait de Calliste) ; Lampride, Alex. Sév., 22 (Judæis privilegia reservavit). Cf. Origène, Ad Afric., 14 ; De princ., IV, c. i ; Epiph., hær. xxx. Voir ci-dessus, p. 227.
  19. C’est l’origine des recueils Mekhilta sur l’Exode, Sifré sur les Nombres et le Deutéronome, Sifra sur le Lévitique.
  20. Mischna répond à peu près à « leçons orales », « reproduction de choses sues par cœur » (en chaldéen, matnita, d’où tanaïm, « docteurs mischniques » ), en opposition avec mikra, « texte écrit pour la lecture publique ». Comparez chez les musulmans korân et sunna. C’est par une légère confusion que les Grecs ont rendu mischna par δευτέρωσις. Saint Épiphane, hær, xv, xxxiii, 9 ; anaceph., p. 1116 ; saint Jérôme, In Is., viii, 14 ; x, 1 ; xxix, 20 ; cf. Opp. t. III, p. 90, 525 ; IV, p. 207, Martianay ; saint Augustin, Contra adv. legis et proph., II, 1 ; saint Maxime, Opp. Dionys. Areop., II, 160 (Anvers, 1634). Saint Épiphane l’interprète très-bien παραδόσεις τῶν πρεσϐυτέρων. Novelles, cxlvi, 1, secunda editio. Saint Jérôme, De viris ill., 18, fait δευτέρωσις synonyme de παράδοσις. Voy. ci-dessus, p. 120, note 3. C’est à tort qu’on a cru pouvoir conclure de certains passages du Talmud (Grætz, IV, 419 et suiv., 494 et suiv.) que la Mischna ne dut être écrite que longtemps après sa rédaction. Le vrai sens de ces passages est qu’on doit enseigner la Mischna, et non la lire d’une façon sacramentelle, tandis que la Bible doit être récitée avec le texte sous les yeux, même par celui qui la sait par cœur.
  21. Vers la fin du moyen âge, les théologiens scolastiques en étaient arrivés à ne presque plus lire la Bible, les jurisconsultes à ne presque plus lire les sources du droit. Du reste, le Talmud lui-même se vit négligé pour les traités plus méthodiques de Maimonide et des autres canonistes juifs.
  22. Épiphane, xv, xxxiii, 9 ; Talm. de Bab., Horaioth, 13 b. Grætz, IV, 55 et suiv., 430, 431.
  23. Ainsi Eduioth, Middoth, Tamid et Joma.
  24. Μάχαι νομικαί (Tit., iii, 9).
  25. Aquiba, dans Talm. de Bab., Sanhédrin, 90 a. Cf. Origène, Contre Celse, II, 34.
  26. Mischna, Sota, ix, 14 ; Talm. de Bab., Baba kama, 82 b ; Sota, 49 b ; Menachoth, 64 b, 99 b ; Talm. de Jér., Péah, i, 1, fol. 3 a. Cf. Masséket Séfer Thora, i, 8 (édit. Kirchheim).
  27. Josué, i, 8.
  28. C’est pour cela qu’il n’y a pas d’archéologie juive. Au moyen âge, les juifs faisaient exécuter leurs ustensiles religieux par les orfèvres du pays qu’ils habitaient. Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1878, p. 174-175 ; Coll. de M. Strauss, p. viii, etc.; Mission de Phénicie, p. 786. Le costume que portent les juifs en certains pays, loin d’être national, a été presque toujours à l’origine une robe d’ignominie qui leur fut imposée, et à laquelle ils ont fini par s’attacher.
  29. Talm. de Bab., Sanhédrin, 99 a.
  30. Épître à Diognète, 4.
  31. Talm. de Bab., Jebamoth, 47 a ; Kidduschin, 70 b ; Masséket Gérim, init. (édit. Kirchheim).
  32. Talm. de Bab., Jebam., 47 b ; Kidduschin, 70 b.
  33. Ialkout Ruth, fol. 163 d.
  34. Le marchand Ananie, Jos., Ant., XX, iv, 3.
  35. Voir ci-dessus, p. 241.
  36. Talm. de Bab., Berakoth, 61 a.
  37. Voir, par exemple, l’onirocritique de Talm. de Bab., Berakoth, 56 b.
  38. Voir Épiphane, hær. xxx, 4 et suiv. ; saint Jérôme, In Is., iii ; Jean Chrys., In Jud., hom. i, 2, en tenant compte de la partialité de ces écrivains.
  39. Talm. de Bab., Berakoth, 56 a.