L’Église chrétienne (Renan)/VI. Progrès de l’épiscopat

Calmann Lévy (p. 85-106).


CHAPITRE VI.


PROGRÈS DE L’ÉPISCOPAT.


Les progrès que l’Église accomplissait dans son dogme, elle les accomplissait dans l’ordre de la discipline et de la hiérarchie. Comme tout être vivant, elle déployait une étonnante habileté instinctive pour compléter ce qui manquait encore à sa solide assise et à son équilibre parfait. À mesure que les espérances de la fin du monde et de l’apparition messianique s’éloignaient, le christianisme obéissait à deux tendances : s’accommoder tant bien que mal avec l’empire et s’organiser pour durer. La première Église de Jérusalem, les premières Églises de saint Paul n’étaient pas établies en vue de vivre. C’étaient des conventicules de saints du dernier jour, se préparant à la venue de Dieu par la prière et l’extase. L’Église maintenant sentait qu’elle devait être une cité permanente, une vraie société.

L’évolution la plus singulière qui se soit jamais produite dans une démocratie s’opérait dans son sein. L’ecclesia, la réunion libre de personnes établies sur un pied d’égalité entre elles, est la chose démocratique par excellence ; mais l’ecclesia, le club, a un défaut suprême qui fait que toute association de ce genre se détruit au bout d’un temps très-court ; ce défaut, c’est l’anarchie, la facilité des schismes. Plus mortelles encore sont les luttes de préséances[1] au sein de petites confréries fondées sur une vocation tout à fait spontanée. La recherche de la première place[2] était le mal par excellence des Églises chrétiennes, celui qui causait aux simples fidèles le plus d’ennui. On crut prévenir le danger en supposant que Jésus, dans de pareilles circonstances, prenait un enfant, et disait aux parties contendantes : « Voilà le plus grand. » À diverses reprises, assurait-on, le maître avait opposé la primauté ecclésiastique, toute fraternelle, à celle des dépositaires de l’autorité profane, habitués à prendre le ton de maîtres[3]. Mais cela ne suffisait pas, et l’association chrétienne était menacée d’un grand péril, si une institution salutaire ne venait la sauver de ses propres abus.

Toute ecclesia suppose une petite hiérarchie, un bureau, comme l’on dit aujourd’hui, un président, des assesseurs et un petit personnel de serviteurs. Les clubs démocratiques ont soin que ces fonctions soient aussi limitées que possible quant au temps et aux attributions ; mais il résulte de là quelque chose de précaire, qui fait que jamais club n’a duré au delà des circonstances qui l’ont créé. Les synagogues ont eu beaucoup plus de continuité, bien que le personnel synagogal ne soit jamais arrivé à être un clergé. Cela tient à la situation subordonnée que le judaïsme a eue durant des siècles ; la pression du dehors combattait les effets délétères des divisions intérieures. Livrée à la même absence de direction, l’Église chrétienne aurait sans doute manqué ses destinées. Si l’on eût continué à envisager les pouvoirs ecclésiastiques comme émanant de l’Église même[4], celle-ci eût perdu tout son caractère hiératique et théocratique. Il était écrit, à l’inverse, qu’un clergé accaparerait l’Église chrétienne, se substituerait à elle. Portant la parole en son nom, se présentant en toute chose comme son unique fondé de pouvoir, ce clergé sera sa force, mais en même temps son ver rongeur, la cause principale de ses futurs écroulements.

L’histoire, je le répète, n’a pas d’exemple d’une transformation plus profonde. Il est arrivé dans l’Église chrétienne ce qui arriverait dans un club où les assistants abdiqueraient entre les mains du bureau, et où le bureau abdiquerait à son tour entre les mains du président, si bien qu’après cela les assistants ni même les anciens n’auraient nulle voix délibérative, nulle influence, nul contrôle sur le maniement des fonds, et que le président pourrait dire : « À moi seul, je suis le club. » Les presbyteri (anciens) ou episcopi (officiers, surveillants) devinrent très-vite les uniques représentants de l’Église, et, presque immédiatement après, une autre révolution plus importante encore s’opéra. Entre les presbyteri ou episcopi, il y en eut un qui, par l’habitude de s’asseoir sur le premier siège, absorba les pouvoirs des autres et devint l’épiscopos ou le presbytéros par excellence. Le culte contribua puissamment à établir cette unité. L’acte eucharistique ne pouvait être célébré que par un seul, et donnait à celui qui le célébrait une extrême importance[5]. Cet épiscopos, avec une rapidité dont on est surpris, devint le chef du presbytérat et par conséquent de l’Église entière. Sa cathedra, placée hors rang et ayant la forme d’un fauteuil, devint un siège d’honneur, le signe de la primauté[6]. Chaque Église n’a plus dès lors qu’un presbytéros en chef, qui s’appelle à l’exclusion des autres épiscopos[7]. À côté de cet évêque, on voit des diacres, des veuves, un conseil de presbyteri[8] ; mais le grand pas est franchi ; l’évêque est seul successeur des apôtres ; le fidèle a totalement disparu[9]. L’autorité apostolique, censée transmise par l’imposition des mains[10] a étouffé l’autorité de la communauté[11], Puis les évêques des différentes Églises, se mettant en rapport les uns avec les autres, constitueront l’Église universelle en une espèce d’oligarchie, laquelle tiendra des assemblées, censurera ses propres membres, décidera des questions de foi et à elle seule formera un vrai pouvoir souverain.

En cent ans, le changement était presque accompli. Quand Hégésippe fait son voyage à travers toute la chrétienté, dans la seconde moitié du iie siècle, il ne voit plus que les évêques ; tout est pour lui une question de succession canonique ; le sentiment vivant des Églises n’existe plus[12]. Nous montrerons que cette révolution ne s’acheva pas sans protestation, et que l’auteur du Pasteur, par exemple, essaye encore de maintenir, contre l’autorité grandissante des prélats[13], l’égalité primitive des presbyteri. Mais la tendance aristocratique finit par l’emporter. D’un côté, les pasteurs ; de l’autre, le troupeau. L’égalité primitive n’existe plus ; l’Église n’est désormais qu’un instrument entre les mains de ceux qui la dirigent, et ceux-ci tiennent leur pouvoir non de la communauté, mais d’une hérédité spirituelle[14], d’une transmission prétendant remonter aux apôtres en ligne continue. On sent que le système représentatif ne sera jamais, à un degré quelconque, la loi de l’Église chrétienne.

En un sens, on peut dire que ce fut là une décadence, une diminution de cette spontanéité qui avait été jusqu’ici éminemment créatrice. Il était évident que les formes ecclésiastiques allaient absorber, étouffer l’œuvre de Jésus, que toutes les manifestations libres de la vie chrétienne seraient bientôt arrêtées. Sous la censure de l’épiscopat, la glossolalie, la prophétie, la création des légendes, la production de nouveaux livres sacrés seront des facultés desséchées ; les charismes seront réduits à des sacrements officiels. En un autre sens, cependant, une telle transformation était la condition essentielle de la force du christianisme. Et d’abord la concentration des pouvoirs devenait nécessaire, du moment que les Églises arrivaient à être un peu nombreuses ; les rapports entre ces petites sociétés pieuses ne demeuraient possibles que si elles avaient un représentant attitré, chargé d’agir pour elles. Il est incontestable, de plus, que, sans l’épiscopat, les Églises réunies un moment par le souvenir de Jésus se fussent dispersées. Les divergences de doctrines, la différence du tour d’imagination, et par-dessus tout les rivalités, les amours-propres non satisfaits, eussent opéré à l’infini leurs effets de désunion et d’émiettement. Le christianisme eût fini au bout de trois ou quatre cents ans, comme le mithriacisme et tant d’autres sectes à qui il n’a pas été donné de vaincre le temps. La démocratie est quelquefois éminemment créatrice ; mais c’est à condition que de la démocratie sortent des institutions conservatrices et aristocratiques, qui empêchent la fièvre révolutionnaire de se prolonger indéfiniment.

Voilà le véritable miracle du christianisme naissant. Il tira l’ordre, la hiérarchie, l’autorité, l’obéissance du libre assujettissement des volontés ; il organisa la foule, il disciplina l’anarchie. Qui fit ce miracle, autrement frappant que de prétendues dérogations aux lois de la nature physique ? L’esprit de Jésus, fortement inoculé en ses disciples, cet esprit de douceur, d’abnégation, d’oubli du présent, cette unique poursuite des joies intérieures, qui tue l’ambition, cette préférence hautement donnée à l’enfance, ces paroles sans cesse répétées comme de Jésus : « Que celui qui est le premier parmi vous soit comme le serviteur de tous. » L’impression laissée par les apôtres n’y contribua pas moins. Les apôtres et leurs vicaires immédiats avaient sur toutes les Églises un pouvoir incontesté. Or l’épiscopat fut censé l’héritier des pouvoirs apostoliques[15]. Les apôtres restèrent vivants et gouvernèrent après leur mort. L’idée que le président de l’Église tient son mandat des membres de l’Église qui l’ont nommé ne se montre pas une seule fois dans la littérature de ce temps. L’Église échappa ainsi, par l’origine surnaturelle de son pouvoir, à ce qu’il y a de caduc dans toute autorité déléguée. Une autorité législative et exécutive peut venir de la foule ; mais des sacrements, des dispensations de grâces célestes n’ont rien avoir avec le suffrage universel. De tels privilèges viennent du ciel ou, selon la formule chrétienne, de Jésus-Christ, source de toute grâce et de tout bien.

Jamais, à proprement parler, l’évêque n’avait été nommé par la communauté tout entière. La désignation de l’Esprit-Saint[16], c’est-à-dire l’emploi secret de manœuvres électorales qu’excusait une extrême naïveté, suffisait à l’enthousiasme spontané des premières Églises. Quand l’âge apostolique fut passé et qu’il fallut suppléer par décision ecclésiastique à l’espèce de droit divin dont on supposait les apôtres et leurs disciples immédiats revêtus[17], ce furent les anciens qui choisirent parmi eux leur président et le soumirent à l’acclamation du peuple[18]. Comme ce choix ne se faisait jamais sans que l’on eût préalablement consulté l’opinion, l’acclamation ou plutôt le vote par main levée[19] n’était en fait qu’une formalité ; mais elle suffisait pour conserver le souvenir de l’idéal évangélique, d’après lequel l’esprit de Jésus résidait essentiellement dans la communauté[20]. L’élection des diacres était également à deux degrés. La désignation se faisait par l’évêque ; mais l’approbation de la communauté était nécessaire pour que le choix fût validé[21]. Une loi générale de l’Église est que l’inférieur n’y a jamais nommé son supérieur. Voilà ce qui donne encore aujourd’hui à l’Église, au milieu de la tendance toute contraire de la démocratie moderne, une si grande force de réaction.

C’est dans les Églises de Paul que ce mouvement vers la hiérarchie et l’épiscopat était particulièrement sensible. Les Églises judéo-chrétiennes, moins vivantes, restaient des synagogues et n’aboutissaient pas aussi nettement au cléricalisme. Aussi est-ce par des écrits prêtés à Paul, que l’on créa des arguments à la doctrine qu’on voulait inculquer. Une épître de saint Paul était une autorité hors de ligne. Plusieurs passages des lettres authentiques de l’apôtre prêchaient déjà la hiérarchie, le respect de l’autorité des anciens. Pour avoir des arguments encore plus décisifs, on supposa trois petites épîtres, censées écrites par Paul à ses disciples Titus et Timothée. L’auteur de ces écrits apocryphes n’avait pas entre les mains les Actes des apôtres ; il connaissait d’une manière vague, et non par le détail, les courses apostoliques de Paul[22]. Comme bien peu de personnes avaient des notions plus précises, il ne se compromettait pas beaucoup pour cela, et d’ailleurs le sens critique faisait alors tellement défaut, que l’idée de rapprochements de textes en vue d’un débat contradictoire ne venait à personne. Quelques passages de ces trois épîtres sont d’ailleurs si beaux, qu’on peut se demander si le faussaire n’avait pas entre les mains quelques billets authentiques de Paul[23], qu’il aurait enchâssés dans sa composition apocryphe.

Ces trois petits écrits, sortis évidemment de la même plume, et probablement composés à Rome[24], sont déjà une sorte de traité sur les devoirs ecclésiastiques, un premier essai de fausses décrétales, un code à l’usage de l’homme d’Église[25]. Grande chose est l’épiscopat[26]. L’évêque est une sorte de modèle de perfection proposé à ses subordonnés[27]. Il faut donc qu’il soit irrépréhensible aux yeux des fidèles et de ceux du dehors, sobre, chaste, aimable, bienveillant, juste, sans morgue, digne en sa vie, hospitalier, modéré, inoffensif, exempt d’avarice, gagnant honorablement sa vie sans gains déshonnêtes. Il peut boire un peu de vin pour sa santé ; mais il faut qu’il n’ait été marié qu’une fois[28]. Sa famille doit être grave comme lui ; ses fils doivent être soumis, respectueux, à l’abri de tout soupçon de mœurs dissolues. Si quelqu’un ne sait pas présider à sa propre famille, comment pourrait-il gouverner l’Église de Dieu ? Orthodoxe avant tout, attaché à la vraie foi, ennemi juré de l’erreur ; qu’il prêche, qu’il enseigne. Il ne faut prendre pour de telles fonctions ni un néophyte, de peur que cette élévation trop prompte ne l’égare, ni un homme capable d’un accès de colère, ni une personne exerçant une profession décriée. Même les infidèles doivent respecter l’évêque et n’avoir rien à dire contre lui.

Les diacres ne sont pas assujettis à une moindre perfection que les évêques[29] : sérieux, incapables de duplicité, buvant peu de vin, adonnés à quelque métier convenable, qu’ils gardent le mystère de la foi en une conscience pure. Que leurs femmes de même soient graves, incapables d’une médisance, sobres, fidèles en tout. Qu’ils n’aient été mariés qu’une fois ; qu’ils gouvernent bien leurs enfants et leurs maisons. Pour des fonctions aussi difficiles, une épreuve est nécessaire ; on n’y doit être élevé qu’après un essai préalable et une sorte de noviciat.

Les veuves[30] sont un ordre dans l’Église. Qu’elles remplissent avant tout leurs devoirs de famille, si elles en ont à remplir. La vraie veuve, solitaire, passe sa vie en veilles saintes, en prières. Quant à la veuve consolée, qui vit dans les plaisirs, elle est morte aux yeux de l’Église. Ces intéressantes mais fragiles personnes étaient assujetties à une sorte de règle ; elles avaient une supérieure ; chaque Église, à côté de son diacre, avait sa veuve, chargée de veiller sur les veuves plus jeunes et d’exercer une sorte de diaconie féminine. L’auteur des fausses épîtres à Timothée et à Tite veut que la veuve ainsi élue[31] n’ait pas moins de soixante ans, qu’elle n’ait été qu’une fois mariée, qu’elle soit recommandable par ses bonnes œuvres, par la manière dont elle a élevé ses enfants, par le zèle qu’elle a mis à exercer l’hospitalité, à laver les pieds des saints. Les jeunes veuves doivent être écartées de telles fonctions ; car, au bout de quelque temps donné à Christ, leur nouvel époux, ces étourdies lui sont infidèles, ne pensent plus qu’à se remarier, passent leur vie dans l’oisiveté, allant de maison en maison, curieuses, éventées, bavardes, parfois inconvenantes en leurs discours. « Je veux donc que les jeunes veuves se marient, qu’elles aient des enfants, qu’elles soient maîtresses de maison, qu’elles ne donnent aucune prise à la médisance ; car il en est déjà qui se sont égarées à la suite de Satan. » Les veuves sans ressources sont à la charge de l’Église ; celles qui ont des parents doivent être nourries par eux.

On voit combien l’Église était déjà une société complète. Chaque classe de personnes y avait sa fonction, représentait un membre du corps social ; tous y avaient un devoir, ne fut-ce que celui de faire admirer par sa conduite vertueuse la force des préceptes de Jésus. On comptait surtout pour cela sur les esclaves[32]. On leur disait que personne ne pouvait plus qu’eux faire honneur à la doctrine nouvelle. On leur recommandait, si leur maître était païen, de redoubler de respect envers lui, pour éviter qu’on ne blasphémât le nom de Dieu et la foi qu’ils professaient. Quant à ceux qui avaient un maître fidèle, on leur conseillait d’éviter les familiarités qu’ils pouvaient se permettre sous prétexte de confraternité et de servir d’autant mieux. D’émancipation, naturellement, il n’est jamais question. — Les vieillards[33] doivent être sobres, dignes, orthodoxes ; les vieilles femmes, vouées à un extérieur religieux et reconnaissables à leur costume de sainteté, doivent éviter la médisance, l’ivrognerie ; elles sont comme des catéchistes et ont pour mission d’enseigner aux jeunes à aimer leur mari et leurs enfants, à être modestes, bonnes femmes de ménage, soumises à leurs époux, « pour que la parole de Dieu ne soit pas blasphémée ». Les jeunes gens seront purs, réservés, dociles.

Quant aux femmes mariées[34], leur part est humble, mais belle encore.


Qu’elles aient une tenue convenable, pleine de pudeur, demandant leur parure non aux tresses de cheveux, à l’or, aux perles, aux vêtements précieux, mais, comme il convient à des personnes qui font profession de piété, aux bonnes œuvres. Que la femme écoute l’instruction en silence et avec une entière soumission. Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni d’avoir de l’autorité sur l’homme ; son lot, c’est le silence. Adam, en effet, a été créé le premier, puis ce fut le tour d’Ève. Et ce n’est pas Adam qui a été séduit ; c’est la femme qui, s’étant laissé séduire, commit la prévarication. Ce qui la sauvera, c’est d’avoir des enfants, si elle persévère en même temps dans la foi, la charité, la sainteté, la modestie.


Tous se montreront sujets soumis[35], obéissants, doux, inoffensifs, ennemis des révolutions, intéressés à la paix publique, qui seule peut leur permettre de mener leur pieuse vie[36]. Que la persécution ne les étonne pas ; elle est l’état naturel du chrétien[37]. Le chrétien doit être l’inverse du païen[38]. L’homme qui ne suit que les penchants de la nature est esclave de ses désirs, entraîné par la volupté, méchant, envieux, haineux et haïssable. La transformation qui fait d’un homme un élu est le fruit non de ses mérites, mais de la miséricorde de Jésus-Christ et de l’efficacité de ses sacrements.

Tel est ce petit livre, déjà tout catholique, vrai type de l’esprit ecclésiastique, qui a été pendant dix-sept siècles le manuel du clergé, l’Évangile des séminaires, la règle de la politique des âmes telle que la pratique l’Église. Le fond de cet esprit, c’est la piété. La piété est l’âme du prêtre, le secret de sa résignation et de son autorité[39]. Mais le prêtre pieux a des droits ; il a le droit de réprimander, de corriger, avec respect sans doute quand il s’agit de vieillards, mais toujours avec fermeté. « Prêche la parole, insiste à propos, hors de propos, gronde, censure, exhorte avec patience et doctrine[40]. » Simple en sa vie, ne demandant que deux choses, la nourriture et le vêtement[41], « l’homme de Dieu[42] », comme l’appelle notre auteur, sera un maître austère, souvent un directeur impérieux[43]. « Ne reprends pas le vieillard, mais exhorte-le comme un père ; exhorte les jeunes gens comme des frères, les femmes âgées comme des mères, les femmes jeunes comme des sœurs, en toute pureté[44]. » On sent dès lors que la société chrétienne ne sera pas une société libre. L’individu y sera surveillé, censuré ; il n’aura pas le droit de dire à son concitoyen : « Que vous importent ma conduite et ma croyance ? Je ne vous fais aucun tort. » Le fidèle soutiendra qu’en croyant autrement que lui, on lui fait un tort et qu’il a le droit de protester. Conception tout à fait illibérale, et contre laquelle les princes, les laïques, se révolteront à bon droit. « Évite l’hérétique, après un premier et un second avertissement[45]. » Quoi de moins conforme aux maximes d’un homme bien élevé ? L’hérétique a son opinion, comme vous avez la vôtre ; c’est peut-être lui qui a raison. La politesse veut même qu’en sa présence vous affectiez de le croire. Le monde n’est pas un couvent, et les prétendus avantages de moralité qu’on obtient par la censure et la délation entraînent des inconvénients bien plus considérables que ceux qu’on avait cru éviter.

L’orthodoxie[46], dans les Épîtres à Tite et Timothée, n’a pas fait moins de progrès que l’épiscopat. Déjà il existe une règle de foi, un centre catholique, qui exclut comme des branches mortes ce qui ne reçoit pas la vie du tronc principal. L’hérétique est un coupable, un être dangereux qu’il faut fuir. Il a tous les vices, il est capable de tous les crimes ; les actes qui sont louables chez le prêtre chrétien, tels que la recherche de la direction des femmes, certaines façons de faire le siège des intérieurs, sont chez lui des attentats[47]. Les hérétiques que l’auteur a en vue paraissent être des esséens, des elkasaïtes, des sectaires judéo-chrétiens, préoccupés de généalogies d’éons, s’imposant des abstinences, de rigoureuses distinctions entre les choses pures et impures, condamnant le mariage[48], et néanmoins grands séducteurs de femmes, qu’ils prennent en leur offrant, avec l’appât des voluptés, de faciles manières d’expier leurs péchés[49]. On se sent bien près du gnosticisme et du montanisme. La proposition que la résurrection est déjà un fait accompli[50], fait penser à Marcion. Les expressions sur la divinité de Jésus-Christ gagnent en force, quoique enveloppées encore d’un certain embarras[51].

Ce qui domine tout, c’est un admirable bon sens pratique. L’ardent piétiste qui a composé ces lettres ne s’égare pas un moment dans les sentiers dangereux du quiétisme. Il répète jusqu’à la fatigue que la femme n’a le droit de se livrer à la vie spirituelle que quand elle n’a pas de devoirs de famille à remplir ; que le devoir principal de la femme, c’est la génération et l’éducation des enfants ; que c’est un égarement de prétendre servir l’Église, quand on n’est pas complètement en règle avec sa maison[52]. La piété que prêche notre auteur est d’ailleurs une piété toute spirituelle ; elle réside dans le sentiment : les pratiques corporelles[53], les abstinences, par exemple, comptent pour peu de chose. On sent l’influence de saint Paul, une sorte de sobriété dans le mysticisme et, au travers des plus étranges aberrations de la foi au surnaturel, un grand fond de droiture et de sincérité.

La composition des épîtres à Timothée et à Tite coïncida vraisemblablement avec ce qu’on peut appeler l’édition des épîtres de Paul. Ces lettres avaient été jusque-là éparses, chaque Église gardant celles qui lui étaient adressées ; plusieurs s’étaient déjà perdues. Vers le temps où nous sommes, il s’en fit un recueil[54], dans le corps duquel on inséra les trois petits écrits que l’on regardait comme un complément nécessaire de l’œuvre de Paul. L’édition dut se faire à Rome[55]. L’ordre établi par ces premiers éditeurs fut toujours conservé dans la suite. On fit deux catégories : les lettres adressées à des Églises et les lettres adressées à des particuliers[56]. Dans chacune de ces catégories, on rangea les pièces par ordre de longueur[57], en se guidant d’après la stichométrie[58]. Certains exemplaires continrent bientôt l’Épître aux Hébreux. La place de cette épître hors de tout rang, à la fin du volume, suffirait pour prouver qu’elle fut adjointe tardivement au corps des écrits de saint Paul.

  1. Φιλοπρωτεύειν, III Joh., 9 ; Clem, Rom., Epist. I, c. 44. — Φιλοκαθεδροῦντος τολμηροῦ, Epist. Clem. ad Jac., 3. — Cf. I Tim., iii, 1 ; les passages synoptiques, Matth., xxiii, 6 ; Marc, xii, 39 ; Luc, xi, 43 ; xx, 46 ; Tertullien, Adv. Val., 4 ; Épiph, xlii, 1.
  2. Πρωτοκαθεδρία. Hermas, mand. xi, 12.
  3. Marc, ix, 32 et suiv. ; x, 42 et suiv. ; Matth., xviii, 1 et suiv. ; Luc, xxii, 24 et suiv.
  4. Certaines paroles de Jésus (Matth., xviii, 17-20), semblaient impliquer une pareille idée. Mais il faut se rappeler que Matthieu seul met dans la bouche de Jésus le mot ecclesia.
  5. Lettre d’Irénée à Victor, dans Eusèbe, H. E., V, xxiv, 17.
  6. Ep. Petri ad Jac., 1 ; Epist. Clem. ad Jac., 2, 3, 6, 12, 16, 17, 19 ; Ignace ad Philad., 3.
  7. Comp. I Tim., iii, 1 et suiv. ; v, 17-19, et surtout Tit., i, 5, 6, 7. Cf. Phil., i, 1, et saint Paul, p. 238-239. Dans Clément Romain, il n’y a non plus que des prêtres et des diacres (ch. 42).
  8. Πολύκαρπος καὶ οἱ σὺν αὐτῷ πρεσϐύτεροι. Suscription de l’épître de Polycarpe.
  9. Προστάτης,… προφήτης, θιασάρχης, ξυναγωγεὺς καὶ πάντα μόνος αὐτὸς ὤν. Lucien, Peregr., 11.
  10. Ἐπίθεσις τῶν χειρῶν, qui n’a rien à faire avec la χειροτονία.
  11. I Tim., iv, 14. Paul a ordonné Timothée et Titus ; Timothée et Titus ordonnent les presbyteri ou episcopi des Églises qu’ils fondent. Tit. i, 5. Ces délégués apostoliques ont pouvoir sur les presbyteri. I Tim., v, 17-19.
  12. Dans Eusèbe, H. E., IV, xxii, 1-3.
  13. Πρωτοκαθεδρίται (Hermas, Vis. iii, 9). Irénée (dans Eusèbe, H. E., V, xxiv, 14) appelle encore les évêques de Rome des presbyteri (οἱ πρεσϐύτεροι οἱ προστάντες τῆς ἐκκλησίας). Voir ci-après p. 420.
  14. Διαδόχη.
  15. Clém. Rom., Epist. I, c. 42, 44.
  16. Clém. d’Alex., Quis dives salv., 42.
  17. Tit., i, 5 ; I Tim., v, 22 ; Clément d’Alexandrie, Quis dives salv., 42.
  18. Clém. Rom., Epist. I, c. 44.
  19. Χειροτονία. Dans Act., xiv, 23, et dans II Cor., viii, 19, comme du reste dans beaucoup de passages des classiques grecs, χειροτονεῖν a, par extension, le sens de « choisir », sans impliquer la participation d’une foule levant les mains. Comparez Constit. apost., VII, 31.
  20. Matth., xviii, 17-20.
  21. Constit. apost., III, 15 et VII, 31.
  22. V. Saint Paul, introd., p. xxiii-lii.
  23. II Tim, iv, 6 et suiv. Ce qui appuierait cette hypothèse, c’est que Clément Romain (Ep. ad Cor. I, 44) paraît faire allusion à II Tim., iv, 6 (ἀνάλυσις dans le sens de mort). Les autres ressemblances d’expressions entre l’épître de Clément et nos trois épitres viennent sans doute de ce que les deux auteurs puisèrent au même répertoire, c’est-à-dire dans le langage favori de l’Église romaine.
  24. V. Saint Paul, li-lii.
  25. « In ordinatione ecclesiasticæ disciplinæ sanctificatæ sunt. » Canon de Muratori, lignes 61-62.
  26. I Tim., iii ; Tit., i. L’évêque est qualifié θεοῦ οἰκονομος. Tit., i, 7.
  27. I Tim., iv, 12 ; Tit., ii, 7-8.
  28. Cf. Saint Paul, p. 244.
  29. I Tim., iii.
  30. I Tim., v. Cf. les Apôtres, p. 124.
  31. I Tim., v, 9 et suiv.
  32. I Tim., vi, 1 et suiv. ; Tit., ii, 9, 10.
  33. Tit., ii, 1 et suiv.
  34. I Tim., ii, 9 et suiv.
  35. Tit., iii, 4.
  36. I Tim., ii, 2-3.
  37. II Tim., iii, 12 ; iv, 3-4.
  38. Tit., iii, 3 et suiv. Cf. II Tim., ii, 19-21.
  39. I Tim., v et vi ; II Tim., iv, 5.
  40. II Tim., iv, 2.
  41. I Tim., vi, 7 et suiv., 17-19.
  42. I Tim., vi, 11 ; II Tim., iii, 17. Cf. II Petri, i, 21. L’expression est empruntée à l’hébreu.
  43. I Tim., v, 20 ; II Tim., ii, 24-26 ; Tit., iii, 10.
  44. I Tim., v, 1-2, 17-19.
  45. Tit., iii, 10.
  46. Ἡ ὑγιαίνουσα διδασκαλία (latinisme pour sana doctrina).
  47. I Tim., i, 4, 6, 7, 20 ; vi, 3-5, 20-21 ; II Tim., ii, 14-16, 23, 25-26 ; iii, 1-9 ; iv, 3 et suiv. ; Tit., i, 10-16 ; iii, 9-11.
  48. I Tim., i, 4, 6, 7 ; iv, 3-4, 7 ; II Tim., iii, 1-9.
  49. II Tim., iii, 6. Comp. Irénée, I, xiii, 3, 6 ; Epiph. xxvi, 11.
  50. II Tim., ii, 18. Cf. Tertullien, Adv. Marc., V, 10 (cf. De resurr. carnis, 19) ; Epiph., hær. xlii, 3.
  51. Tit., ii, 13 ; iii, 4, 6.
  52. I Tim., ii, 15 ; v, 9 et suiv.
  53. Σωματικὴ γυμνασία. I Tim., iv, 8.
  54. II Petri, iii, 15-16.
  55. C’est ce qu’on peut conclure de l’Épître aux Romains. Nous croyons avoir montré que cette épître fut adressée à plusieurs Églises (Saint Paul, p. lxiii et suiv.), et que l’exemplaire qui servit de type aux éditeurs fut l’exemplaire envoyé aux Romains.
  56. Canon de Muratori, lignes 58 et suiv.
  57. C’est la méthode orientale de classement ; comparez le Coran, la Mischna.
  58. V. Laurent, Neutest. Studien, p. 43 et suiv.; comp. Graux, dans la Revue de philologie, avril 1879, p. 105, 106, 119, 120.