L’Éducation sentimentale, éd. Conard, 1910/Opinion des auteurs contemporains

Louis Conard (p. 702-704).


L’ÉDUCATION SENTIMENTALE
ET
LES AUTEURS CONTEMPORAINS.


Paris, le 15 décembre 1869.
Mon cher Ami,

Je viens seulement de pouvoir me procurer votre adresse actuelle, et je m’empresse de vous exprimer tout mon enthousiasme pour votre livre. Avant que vous m’eussiez donné la grande joie de le recevoir de vous, je l’avais déjà lu avec l’admiration que j’ai pour votre génie toujours grandissant, et j’en avais parlé dans le feuilleton de théâtres du National, mais avec bien moins de développements que je ne l’aurais désiré, car, officiellement, je n’ai que le droit de raconter les vaudevilles. Si l’Éducation sentimentale est pour tout le monde un beau livre, il faut avoir vécu, comme nous, en 1840, pour savoir avec quelle puissance d’évocation vous avez ressuscité cette époque de transition avec ses défaillances et avec ses aspirations impuissantes. Tout cela est vrai jusque dans la moelle des os, et exprimé dans une forme immortelle.

À vous, mon cher ami, bien fidèlement,

Théodore de Banville,
10, rue de Buci.




10, rue Vanneau.
Vendredi.
Mon cher ami, je vous ai lu malgré mes belles résolutions ; j’ai fini mon bouquin depuis une heure, et je puis enfin vous parler de votre livre, très sincèrement, comme toujours.

C’est admirablement écrit, il y a quantité de ces petits mots qu’on retient et qui font voir les choses (f. 27 « ce gros bruit doux ») presque à chaque page, entre autres toute la forêt de Fontainebleau au deuxième volume.

À mon sens, vos personnages sont des spécimens exacts de la moyenne humaine bourgeoise, moderne en France. Tous êtres mixtes, parfois grossiers, parfois délicats, à la fois bons et mauvais, avec des vouloirs intermittents, rien de grand, de fort, ni d’arrêté, une sorte de briquetage et de cailloutis moral plaqué de torchis et de plâtre qui s’écaille, avec un certain vernis courant. Il me semble que vous vous êtes dit : « Jetons un filet sur le boulevard et ramassons les individus qui passent. Les types très francs et très absolus sont faux, ils n’existent que dans l’esprit. Tout homme réel et vivant n’est qu’un à peu près, un hybride, un mélange de velléités et d’inconséquences. Faire vrai, c’est faire le monsieur que voici, et non le personnage énergique et grandiose que mon imagination aurait du plaisir à contempler. Cela posé, promenons ces spécimens de la moyenne humaine parmi des événements et des paysages rigoureusement réels, que j’ai vus un à un, à travers l’histoire et la nature que j’ai observées de plus par moi-même et de plus près. J’aurai donné le plus exact spécimen du bourgeois parisien, au XIXe siècle, dans un cadre qui sera comme lui un document. »

Est-cela ? et vous ai-je bien compris ?

Vous avez prévu et accepté d’avance l’inconvénient — vous savez, aussi bien que moi, que le public ne s’intéresse qu’aux personnages appelés intéressants, c’est-à-dire éminents, tout d’une pièce, excessifs en quelque chose, bref aux types construits d’après une idée, et manifestés par une série d’actions tranchées et systématiques — mais probablement vous ne vous êtes pas soucié du public.

J’ai retrouvé à chaque pas votre sentiment propre, votre ironie latente et puissante (2e vol., le terrible mot de la dernière page ; et 322, un plus comique encore : « comme vous êtes délicat ». Plus haut encore, 214, Sénécal qui tue Dussardier ; et tout le jeu des sentiments dans la grande dame après la mort de son mari ; et 296, Frédéric pleure et Rosanette qui croit que c’est pour l’enfant, et leurs baisers à contre-sens). Il y a partout des finesses et amertumes semblables, mais le public les verra-t-il ? En outre, ce titre, l’Éducation sentimentale, ne semble-t-il pas promettre un plus long développement sur les années de collège de 14 à 18 ans ? Vous racontez plutôt une vie sentimentale.

Au total, la leçon est rude et bonne. Quantité de jeunes gens vivent ainsi, et finissent par se dire le mot de la fin : « C’était peut-être ce que nous avons eu de meilleur ! » Tout cela est de l’art objectif. N’écrirez-vous pas un jour votre conclusion à vous, votre croyance de fond, celle que vous avez justifiée par votre vie, en l’histoire d’une volonté infatigable et victorieuse ?

À vous de cœur.

H. Taine.




20 déc. 1869.

Je suis un solitaire et j’aime vos livres. Je vous remercie de me les envoyer. Ils sont profonds et puissants. Ceux qui peignent la vie actuelle ont un arrière-goût doux et amer. Votre dernier livre me charme et m’attriste. Je le relirai comme je relis, en ouvrant au hasard, çà et là. Il n’y a que les écrivains penseurs qui résistent à cette façon de lire, vous êtes de cette forte race. Vous avez la pénétration comme Balzac, et le style de plus.

Quand vous verrai-je ?

Je vous serre les mains.

Victor Hugo.