L’Éducation sentimentale, éd. Conard, 1910/II/IV

Louis Conard (p. 289-349).
Chapitre V  ►
Deuxième partie


IV



La Maréchale était prête et l’attendait.

— C’est gentil, cela ! dit-elle, en fixant sur lui ses jolis yeux, à la fois tendres et gais.

Quand elle eut fait le nœud de sa capote, elle s’assit sur le divan et resta silencieuse.

— Partons-nous ? dit Frédéric.

Elle regarda la pendule.

— Oh ! non ! pas avant une heure et demie, comme si elle eût posé en elle-même cette limite à son incertitude.

Enfin l’heure ayant sonné :

— Eh bien, andiamo, caro mio !

Et elle donna un dernier tour à ses bandeaux, fit des recommandations à Delphine.

— Madame revient dîner ?

— Pourquoi donc ? Nous dînerons ensemble quelque part, au Café Anglais, où vous voudrez !

— Soit !

Ses petits chiens jappaient autour d’elle.

— On peut les emmener, n’est-ce pas ?

Frédéric les porta, lui-même, jusqu’à la voiture. C’était une berline de louage avec deux chevaux de poste et un postillon ; il avait mis sur le siège de derrière son domestique. La Maréchale parut satisfaite de ses prévenances ; puis, dès qu’elle fut assise, lui demanda s’il avait été chez Arnoux, dernièrement.

— Pas depuis un mois, dit Frédéric.

— Moi, je l’ai rencontré avant-hier, il serait même venu aujourd’hui. Mais il a toutes sortes d’embarras, encore un procès, je ne sais quoi. Quel drôle d’homme !

— Oui ! très drôle !

Frédéric ajouta d’un air indifférent :

— À propos, voyez-vous toujours… comment donc l’appelez-vous ?… cet ancien chanteur… Delmar ?

Elle répliqua, sèchement :

— Non ! c’est fini !

Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de l’espoir.

Ils descendirent au pas le quartier Breda ; les rues, à cause du dimanche, étaient désertes, et des figures de bourgeois apparaissaient derrière des fenêtres. La voiture prit un train plus rapide ; le bruit des roues faisait se retourner les passants, le cuir de la capote rabattue brillait, le domestique se cambrait la taille, et les deux havanais l’un près de l’autre semblaient deux manchons d’hermine, posés sur les coussins. Frédéric se laissait aller au bercement des soupentes. La Maréchale tournait la tête, à droite et à gauche, en souriant.

Son chapeau de paille nacrée avait une garniture de dentelle noire. Le capuchon de son burnous flottait au vent ; et elle s’abritait du soleil, sous une ombrelle de satin lilas, pointue par le haut comme une pagode.

— Quels amours de petits doigts ! dit Frédéric, en lui prenant doucement l’autre main, la gauche, ornée d’un bracelet d’or, en forme de gourmette. Tiens, c’est mignon ; d’où cela vient-il ?

— Oh ! il y a longtemps que je l’ai, dit la Maréchale.

Le jeune homme n’objecta rien à cette réponse hypocrite. Il aima mieux « profiter de la circonstance ». Et, lui tenant toujours le poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la manchette.

— Finissez, on va nous voir !

— Bah ! qu’est-ce que cela fait !

Après la place de la Concorde, ils prirent par le quai de la Conférence et le quai de Billy, où l’on remarque un cèdre dans un jardin. Rosanette croyait le Liban situé en Chine ; elle rit elle-même de son ignorance et pria Frédéric de lui donner des leçons de géographie. Puis, laissant à droite le Trocadéro, ils traversèrent le pont d’Iéna, et s’arrêtèrent enfin, au milieu du Champ de Mars, près des autres voitures, déjà rangées dans l’Hippodrome.

Les tertres de gazon étaient couverts de menu peuple. On apercevait des curieux sur le balcon de l’École Militaire ; et les deux pavillons en dehors du pesage, les deux tribunes comprises dans son enceinte, et une troisième devant celle du Roi, se trouvaient remplies d’une foule en toilette qui témoignait, par son maintien, de la révérence pour ce divertissement encore nouveau. Le public des courses, plus spécial dans ce temps-là, avait un aspect moins vulgaire ; c’était l’époque des sous-pieds, des collets de velours et des gants blancs. Les femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient des robes à taille longue, et, assises sur les gradins des estrades, elles faisaient comme de grands massifs de fleurs, tachetés de noir, çà et là, par les sombres costumes des hommes. Mais tous les regards se tournaient vers le célèbre Algérien Bou-Maza46, qui se tenait impassible, entre deux officiers d’état-major, dans une des tribunes particulières. Celle du Jockey-Club contenait exclusivement des messieurs graves.

Les plus enthousiastes s’étaient placés, en bas, contre la piste, défendue par deux lignes de bâtons supportant des cordes ; dans l’ovale immense que décrivait cette allée, des marchands de coco agitaient leur crécelle, d’autres vendaient le programme des courses, d’autres criaient des cigares, un vaste bourdonnement s’élevait ; les gardes municipaux passaient et repassaient ; une cloche, suspendue à un poteau couvert de chiffres, tinta. Cinq chevaux parurent, et on rentra dans les tribunes.

Cependant, de gros nuages effleuraient de leurs volutes la cime des ormes, en face. Rosanette avait peur de la pluie.

— J’ai des riflards, dit Frédéric, et tout ce qu’il faut pour se distraire, ajouta-t-il en soulevant le coffre, où il y avait des provisions de bouche dans un panier.

— Bravo ! nous nous comprenons !

— Et on se comprendra encore mieux, n’est-ce pas ?

— Cela se pourrait ! fit-elle en rougissant.

Les jockeys, en casaque de soie, tâchaient d’aligner leurs chevaux et les retenaient à deux mains. Quelqu’un abaissa un drapeau rouge. Alors, tous les cinq, se penchant sur les crinières, partirent. Ils restèrent d’abord serrés en une seule masse ; bientôt elle s’allongea, se coupa ; celui qui portait la casaque jaune, au milieu du premier tour, faillit tomber ; longtemps il y eut de l’incertitude entre Filly et Tibi ; puis Tom Pouce parut en tête ; mais Clubstick, en arrière depuis le départ, les rejoignit et arriva premier, battant Sir Charles de deux longueurs ; ce fut une surprise ; on criait ; les baraques de planches vibraient sous les trépignements.

— Nous nous amusons ! dit la Maréchale. Je t’aime, mon chéri !

Frédéric ne douta plus de son bonheur ; ce dernier mot de Rosanette le confirmait.

À cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement ; cela recommença plusieurs fois, Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que c’était Mme Arnoux. Impossible, cependant ! Pourquoi serait-elle venue ?

Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.

— Vous n’êtes guère galant ! dit Rosanette.

Il n’écouta rien et s’avança. Le milord, tournant bride, se mit au trot.

Frédéric, au même moment, fut happé par Cisy.

— Bonjour, cher ! comment allez-vous ? Hussonnet est là-bas ! Écoutez donc !

Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le milord. La Maréchale lui faisait signe de retourner près d’elle. Cisy l’aperçut, et voulait obstinément lui dire bonjour.

Depuis que le deuil de sa grand-mère était fini, il réalisait son idéal, parvenait à avoir du cachet. Gilet écossais, habit court, larges bouffettes sur l’escarpin et carte d’entrée dans la ganse du chapeau, rien ne manquait effectivement à ce qu’il appelait lui-même son « chic », un chic anglomane et mousquetaire. Il commença par se plaindre du Champ de Mars, turf exécrable, parla ensuite des courses de Chantilly et des farces qu’on y faisait, jura qu’il pouvait boire douze verres de vin de Champagne pendant les douze coups de minuit, proposa à la Maréchale de parier, caressait doucement ses deux bichons ; et de l’autre coude s’appuyant sur la portière, il continuait à débiter des sottises, le pommeau de son stick dans la bouche, les jambes écartées, les reins tendus. Frédéric, à côté de lui, fumait, tout en cherchant à découvrir ce que le milord était devenu.

La cloche ayant tinté, Cisy s’en alla, au grand plaisir de Rosanette, qu’il ennuyait beaucoup, disait-elle.

La seconde épreuve n’eut rien de particulier, la troisième non plus, sauf un homme qu’on emporta sur un brancard. La quatrième, où huit chevaux disputèrent le prix de la ville, fut plus intéressante.

Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les autres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes à la main l’évolution des jockeys ; on les voyait filer comme des taches rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur de la foule, qui bordait le tour de l’Hippodrome. De loin, leur vitesse n’avait pas l’air excessive ; à l’autre bout du Champ de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus avancer que par une sorte de glissement, où les ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais, revenant bien vite, ils grandissaient ; leur passage coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient ; l’air, s’engouffrant dans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme des voiles ; à grands coups de cravache, ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, c’était le but. On enlevait les chiffres, un autre était hissé ; et, au milieu des applaudissements, le cheval victorieux se traînait jusqu’au pesage, tout couvert de sueur, les genoux raidis, l’encolure basse, tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait les côtes.

Une contestation retarda le dernier départ. La foule qui s’ennuyait se répandit. Des groupes d’hommes causaient au bas des tribunes. Les propos étaient libres ; des femmes du monde partirent, scandalisées par le voisinage des lorettes.

Il y avait aussi des illustrations de bals publics, des comédiennes du boulevard ; — et ce n’était pas les plus belles qui recevaient le plus d’hommages. La vieille Georgine Aubert, celle qu’un vaudevilliste appelait le Louis XI de la prostitution, horriblement maquillée et poussant de temps à autre une espèce de rire pareil à un grognement, restait tout étendue dans sa longue calèche, sous une palatine de martre comme en plein hiver. Mme de Remoussot, mise à la mode par son procès, trônait sur le siège d’un break en compagnie d’Américains ; et Thérèse Bachelu, avec son air de vierge gothique, emplissait de ses douze falbalas l’intérieur d’un escargot qui avait, à la place du tablier, une jardinière pleine de roses. La Maréchale fut jalouse de ces gloires ; pour qu’on la remarquât, elle se mit à faire de grands gestes et à parler très haut.

Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle y répondait en disant leurs noms à Frédéric. C’étaient tous comtes, vicomtes, ducs et marquis ; et il se rengorgeait, car tous les yeux exprimaient un certain respect pour sa bonne fortune.

Cisy n’avait pas l’air moins heureux dans le cercle d’hommes mûrs qui l’entourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates, comme se moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du plus vieux et s’avança vers la Maréchale.

Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, l’imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.

Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.

— Donne-moi du champagne ! dit Rosanette.

Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria :

— Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de mon protecteur, ohé !

Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord disparut. Frédéric la tirait par sa robe, il allait s’emporter. Mais Cisy était là, dans la même attitude que tout à l’heure ; et, avec un surcroît d’aplomb, il invita Rosanette à dîner pour le soir même.

— Impossible ! répondit-elle. Nous allons ensemble au café Anglais.

Frédéric, comme s’il n’eût rien entendu, demeura muet ; et Cisy quitta la Maréchale d’un air désappointé.

Tandis qu’il lui parlait, debout contre la portière de droite, Hussonnet était survenu du côté gauche, et, relevant ce mot de café Anglais :

— C’est un joli établissement ! si l’on y cassait une croûte, hein ?

— Comme vous voudrez, dit Frédéric, qui, affaissé dans le coin de la berline, regardait à l’horizon le milord disparaître, sentant qu’une chose irréparable venait de se faire et qu’il avait perdu son grand amour. Et l’autre était là, près de lui, l’amour joyeux et facile ! Mais, lassé, plein de désirs contradictoires et ne sachant même plus ce qu’il voulait, il éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir.

Un grand bruit de pas et de voix lui fit relever la tête ; les gamins, enjambant les cordes de la piste, venaient regarder les tribunes ; on s’en allait. Quelques gouttes de pluie tombèrent. L’embarras des voitures augmenta. Hussonnet était perdu.

— Eh bien, tant mieux ! dit Frédéric.

— On préfère être seul ? reprit la Maréchale, en posant la main sur la sienne.

Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et d’acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits à la Daumont par deux jockeys en veste de velours, à crépines d’or. Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur l’autre banquette en face ; tous les trois avaient des figures étonnées.

— Ils m’ont reconnu ! se dit Frédéric.

Rosanette voulut qu’on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait reparaître. Il cria au postillon :

— Va donc ! va donc ! en avant !

Et la berline se lança vers les Champs-Élysées au milieu des autres voitures, calèches, briskas, wursts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières à rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-fortunes que dirigeaient avec prudence des pères de famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient des douairières qui sommeillaient ; ou bien un stepper magnifique passait emportant une chaise, simple et coquette comme l’habit noir d’un dandy. L’averse cependant redoublait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh ; on se criait de loin : « Bonjour ! — Ça va bien ? — Oui ! — Non ! — À tantôt ! », et les figures se succédaient avec une vitesse d’ombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d’hébétude à voir auprès d’eux, continuellement, toutes ces roues tourner.

Par moments, les files de voitures, trop pressées, s’arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l’on s’examinait. Du bord des panneaux armoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule ; des yeux pleins d’envie brillaient au fond des fiacres ; des sourires de dénigrement répondaient aux ports de tête orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations imbéciles ; et, çà et là, quelque flâneur, au milieu de la voie, se rejetait en arrière d’un bond pour éviter un cavalier qui galopait entre les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se remettait en mouvement ; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l’écume autour d’eux ; et les croupes et les harnais humides fumaient, dans la vapeur d’eau que le soleil couchant traversait. Passant sous l’Arc de triomphe, il allongeait à hauteur d’homme une lumière roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes ; et, sur les deux côtés de la grande avenue, pareille à un fleuve où ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines, les arbres tout reluisants de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines places, avait des douceurs de satin.

Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d’une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et il n’en était pas plus joyeux.

La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre les colonnes du Garde-Meubles, s’en allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale, remontaient vers le boulevard. Devant l’hôtel des Affaires Étrangères, une file de badauds stationnait sur les marches.

À la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les ressorts, s’étala dans son dos. L’homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu Deslauriers.

À la porte du café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanette était montée devant lui, pendant qu’il payait le postillon.

Il la retrouva dans l’escalier, causant avec un monsieur. Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du corridor, un deuxième seigneur l’arrêta.

— Va toujours ! dit-elle, je suis à toi !

Et il entra seul dans le cabinet. Par les deux fenêtres ouvertes, on apercevait du monde aux croisées des autres maisons, vis-à-vis. De larges moires frissonnaient sur l’asphalte qui séchait, et un magnolia posé au bord du balcon embaumait l’appartement. Ce parfum et cette fraîcheur détendirent ses nerfs ; il s’affaissa sur le divan rouge, au-dessous de la glace.

La Maréchale revint ; et, le baisant au front :

— On a des chagrins, pauvre mimi ?

— Peut-être ! répliqua-t-il.

— Tu n’es pas le seul, va !

Ce qui voulait dire : « Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! »

Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouvement, d’une grâce et presque d’une mansuétude lascive, attendrit Frédéric.

— Pourquoi me fais-tu de la peine ? dit-il, en songeant à Mme Arnoux.

— Moi, de la peine ?

Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.

Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.

Il reprit :

— Puisque tu ne veux pas m’aimer ! en l’attirant sur ses genoux.

Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie l’enflammait.

— Où sont-ils ? dit la voix d’Hussonnet dans le corridor.

La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre à l’autre bout du cabinet, tournant le dos à la porte.

Elle demanda des huîtres et ils s’attablèrent.

Hussonnet ne fut pas drôle. À force d’écrire quotidiennement sur toutes sortes de sujets, de lire beaucoup de journaux, d’entendre beaucoup de discussions et d’émettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la notion exacte des choses, s’aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. Les embarras d’une vie légère autrefois, mais à présent difficile, l’entretenaient dans une agitation perpétuelle ; et son impuissance, qu’il ne voulait pas s’avouer, le rendait hargneux, sarcastique. À propos d’Ozaï, un ballet nouveau, il fit une sortie à fond contre la danse, et, à propos de la danse, contre l’Opéra ; puis, à propos de l’Opéra, contre les Italiens, remplacés, maintenant, par une troupe d’acteurs espagnols, « comme si l’on n’était pas rassasié des Castilles ! » Frédéric fut choqué dans son amour romantique de l’Espagne ; et, afin de rompre la conversation, il s’informa du Collège de France, d’où l’on venait d’exclure Edgar Quinet47 et Mickiewicz48. Mais Hussonnet, admirateur de M. De Maistre, se déclara pour l’Autorité et le Spiritualisme. Il doutait, cependant, des faits les mieux prouvés, niait l’histoire, et contestait les choses les plus positives, jusqu’à s’écrier au mot géométrie : « Quelle blague que la géométrie ! » Le tout entremêlé d’imitations d’acteurs. Sainville était particulièrement son modèle.

Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un mouvement d’impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la table.

Tous deux se mirent à aboyer d’une façon odieuse.

— Vous devriez les faire reconduire ! dit-il brusquement.

Rosanette n’avait confiance en personne.

Alors, il se tourna vers le bohème.

— Voyons, Hussonnet, dévouez-vous !

— Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien aimable !

Hussonnet s’en alla, sans se faire prier.

De quelle manière payait-on sa complaisance ? Frédéric n’y pensa pas. Il commençait même à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu’un garçon entra.

— Madame, quelqu’un vous demande.

— Comment ! encore ?

— Il faut pourtant que je voie ! dit Rosanette.

Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui semblait une forfaiture, presque une grossièreté. Que voulait-elle donc ? n’était-ce pas assez d’avoir outragé Mme Arnoux ? Tant pis pour celle-là, du reste ! Maintenant, il haïssait toutes les femmes ; et des pleurs l’étouffaient, car son amour était méconnu et sa concupiscence trompée.

La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :

— J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?

— Comment donc ! certainement !

Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit signe au gentilhomme de s’asseoir.

La Maréchale se mit à parcourir la carte, en s’arrêtant aux noms bizarres.

— Si nous mangions, je suppose, un turban de lapins à la Richelieu et un pudding à la d’Orléans ?

— Oh ! pas d’Orléans ! s’écria Cisy, lequel était légitimiste et crut faire un mot.

— Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord ? reprit-elle.

Cette politesse choqua Frédéric.

La Maréchale se décida pour un simple tournedos, des écrevisses, des truffes, une salade d’ananas, des sorbets à la vanille.

— Nous verrons ensuite. Allez toujours. Ah ! j’oubliais ! Apportez-moi un saucisson ! pas à l’ail !

Et elle appelait le garçon « jeune homme », frappait son verre avec son couteau, jetait au plafond la mie de son pain. Elle voulut boire tout de suite du vin de Bourgogne.

— On n’en prend pas dès le commencement, dit Frédéric.

Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.

— Eh non ! Jamais !

— Si fait, je vous assure !

— Ah ! tu vois !

Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait : « C’est un homme riche, celui-là, écoute-le ! »

Cependant, la porte s’ouvrait à chaque minute, les garçons glapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet à côté, quelqu’un tapait une valse. Puis les courses amenèrent à parler d’équitation et des deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher, Frédéric le comte d’Aure, quand Rosanette haussa les épaules.

— Assez, mon Dieu ! il s’y connaît mieux que toi, va !

Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent ; cette lumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient ; et toute sa personne avait quelque chose d’insolent, d’ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au cœur des désirs fous.

Puis elle demanda, d’une voix calme, à qui appartenait ce grand landau avec une livrée marron.

— À la comtesse Dambreuse, répliqua Cisy.

— Ils sont très riches, n’est-ce pas ?

— Oh ! très riches ! bien que Mme Dambreuse, qui est, tout simplement, une demoiselle Boutron, la fille d’un préfet, ait une fortune médiocre.

Son mari, au contraire, devait recueillir plusieurs héritages, Cisy les énuméra ; fréquentant les Dambreuse, il savait leur histoire.

Frédéric, pour lui être désagréable, s’entêta à le contredire. Il soutint que Mme Dambreuse s’appelait de Boutron, certifiait sa noblesse.

— N’importe ! je voudrais bien avoir son équipage ! dit la Maréchale, en se renversant sur le fauteuil.

Et la manche de sa robe, glissant un peu, découvrit, à son poignet gauche, un bracelet orné de trois opales.

Frédéric l’aperçut.

— Tiens ! mais…

Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent.

La porte s’entre-bâilla discrètement, le bord d’un chapeau parut, puis le profil d’Hussonnet.

— Excusez, si je vous dérange, les amoureux !

Mais il s’arrêta, étonné de voir Cisy et de ce que Cisy avait pris sa place.

On apporta un autre couvert ; et, comme il avait grand’faim, il empoignait au hasard, parmi les restes du dîner, de la viande dans un plat, un fruit dans une corbeille, buvait d’une main, se servait de l’autre, tout en racontant sa mission. Les deux toutous étaient reconduits. Rien de neuf au domicile. Il avait trouvé la cuisinière avec un soldat, histoire fausse, uniquement inventée pour produire de l’effet.

La Maréchale décrocha de la patère sa capote. Frédéric se précipita sur la sonnette en criant de loin au garçon :

— Une voiture

— J’ai la mienne, dit le Vicomte.

— Mais, monsieur !

— Cependant, monsieur !

Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux et les mains tremblantes.

Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bohème attablé :

— Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fît mourir !

La porte retomba.

— Eh bien ? dit Hussonnet.

— Eh bien, quoi ?

— Je croyais…

— Qu’est-ce que vous croyiez ?

— Est-ce que vous ne… ?

Il compléta sa phrase par un geste.

— Eh non ! jamais de la vie !

Hussonnet n’insista pas davantage.

Il avait eu un but en s’invitant à dîner. Son journal, qui ne s’appelait plus l’Art, mais le Flambard, avec cette épigraphe : « Canonniers, à vos pièces ! » ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de Deslauriers. Il reparla de l’ancien projet, et exposa son plan nouveau.

Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit par des choses vagues. Hussonnet empoigna plusieurs cigares sur la table, dit : « Adieu, mon bon », et disparut.

Frédéric demanda la note. Elle était longue ; et le garçon, la serviette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, un individu blafard qui ressemblait à Martinon, vint lui dire :

— Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter le fiacre.

— Quel fiacre ?

— Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens.

Et la figure du garçon s’allongea, comme s’il eût plaint le pauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le gifler. Il donna de pourboire les vingt francs qu’on lui rendait.

— Merci, monseigneur ! dit l’homme à la serviette, avec un grand salut.

Frédéric passa la journée du lendemain à ruminer sa colère et son humiliation. Il se reprochait de n’avoir pas souffleté Cisy. Quant à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir ; d’autres aussi belles ne manquaient pas ; et, puisqu’il fallait de l’argent pour posséder ces femmes-là, il jouerait à la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu, il s’étonna de n’avoir pas songé à Mme Arnoux.

« Tant mieux ! à quoi bon ? »

Le surlendemain, dès huit heures, Pellerin vint lui faire visite. Il commença par des admirations sur le mobilier, des cajoleries. Puis, brusquement :

— Vous étiez aux courses, dimanche ?

— Oui, hélas !

Alors, le peintre déclama contre l’anatomie des chevaux anglais, vanta les chevaux de Géricault, les chevaux du Parthénon.

— Rosanette était avec vous ?

Et il entama son éloge, adroitement.

La froideur de Frédéric le décontenança. Il ne savait comment en venir au portrait.

Sa première intention avait été de faire un Titien. Mais, peu à peu, la coloration variée de son modèle l’avait séduit ; et il avait travaillé franchement, accumulant pâte sur pâte et lumière sur lumière. Rosanette fut enchantée d’abord ; ses rendez-vous avec Delmar avaient interrompu les séances et laissé à Pellerin tout le temps de s’éblouir. Puis, l’admiration s’apaisant, il s’était demandé si sa peinture ne manquait point de grandeur. Il avait été revoir les Titien, avait compris la distance, reconnu sa faute ; et il s’était mis à repasser ses contours simplement. Ensuite il avait cherché, en les rongeant, à y perdre, à y mêler les tons de la tête et ceux des fonds ; et la figure avait pris de la consistance, les ombres de la vigueur ; tout paraissait plus ferme. Enfin la Maréchale était revenue. Elle s’était même permis des objections ; l’artiste, naturellement, avait persévéré. Après de grandes fureurs contre sa sottise, il s’était dit qu’elle pouvait avoir raison. Alors avait commencé l’ère des doutes, tiraillements de la pensée qui provoquent les crampes d’estomac, les insomnies, la fièvre, le dégoût de soi-même ; il avait eu le courage de faire des retouches, mais sans cœur et sentant que sa besogne était mauvaise.

Il se plaignit seulement d’avoir été refusé au Salon, puis reprocha à Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de la Maréchale.

— Je me moque bien de la Maréchale !

Une déclaration pareille l’enhardit.

— Croiriez-vous que cette bête-là n’en veut plus, maintenant ?

Ce qu’il ne disait point, c’est qu’il avait réclamé d’elle mille écus. Or la Maréchale s’était peu souciée de savoir qui payerait, et, préférant tirer d’Arnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait même pas parlé.

— Eh bien, et Arnoux ? dit Frédéric.

Elle l’avait relancé vers lui. L’ancien marchand de tableaux n’avait que faire du portrait.

— Il soutient que ça appartient à Rosanette.

— En effet, c’est à elle.

— Comment ! c’est elle qui m’envoie vers vous ! répliqua Pellerin.

S’il eût cru à l’excellence de son œuvre, il n’eût pas songé, peut-être, à l’exploiter. Mais une somme (et une somme considérable) serait un démenti à la critique, un raffermissement pour lui-même. Frédéric, afin de s’en délivrer, s’enquit de ses conditions, courtoisement.

L’extravagance du chiffre le révolta, il répondit :

— Non, ah ! non !

— Vous êtes pourtant son amant, c’est vous qui m’avez fait la commande !

— J’ai été l’intermédiaire, permettez !

— Mais je ne peux pas rester avec ça sur les bras !

L’artiste s’emportait.

— Ah ! je ne vous croyais pas si cupide.

— Ni vous si avare ! Serviteur !

Il venait de partir que Sénécal se présenta.

Frédéric, troublé, eut un mouvement d’inquiétude.

— Qu’y a-t-il ?

Sénécal conta son histoire.

— Samedi, vers neuf heures, Mme Arnoux a reçu une lettre qui l’appelait à Paris ; comme personne, par hasard, ne se trouvait là pour aller à Creil chercher une voiture, elle avait envie de m’y faire aller moi-même. J’ai refusé, car ça ne rentre pas dans mes fonctions. Elle est partie, et revenue dimanche soir. Hier matin, Arnoux tombe à la fabrique. La Bordelaise s’est plainte. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais il a levé son amende devant tout le monde. Nous avons échangé des paroles vives. Bref, il m’a donné mon compte, et me voilà !

Puis, détachant ses paroles :

— Au reste, je ne me repens pas, j’ai fait mon devoir. N’importe, c’est à cause de vous.

— Comment ? s’écria Frédéric, ayant peur que Sénécal ne l’eût deviné.

Sénécal n’avait rien deviné, car il reprit :

— C’est-à-dire que, sans vous, j’aurais peut-être trouvé mieux.

Frédéric fut saisi d’une espèce de remords.

— En quoi puis-je vous servir, maintenant ?

Sénécal demandait un emploi quelconque, une place.

— Cela vous est facile. Vous connaissez tant de monde, M. Dambreuse entre autres, à ce que m’a dit Deslauriers.

Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à son ami. Il ne se souciait guère de retourner chez les Dambreuse depuis la rencontre du Champ de Mars.

— Je ne suis pas suffisamment intime dans la maison pour recommander quelqu’un.

Le démocrate essuya ce refus stoïquement, et, après une minute de silence :

— Tout cela, j’en suis sûr, vient de la Bordelaise et aussi de votre Mme Arnoux.

Ce votre ôta du cœur de Frédéric le peu de bon vouloir qu’il gardait. Par délicatesse, cependant, il atteignit la clef de son secrétaire.

Sénécal le prévint.

— Merci !

Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de la patrie, les croix d’honneur prodiguées à la fête du Roi, un changement de cabinet, les affaires Drouillard49 et Bénier, scandales de l’époque, déclama contre les bourgeois et prédit une révolution.

Un crid japonais suspendu contre le mur arrêta ses yeux. Il le prit, en essaya le manche, puis le rejeta sur le canapé, avec un air de dégoût.

— Allons, adieu ! Il faut que j’aille à Notre-Dame de Lorette.

— Tiens ! pourquoi ?

— C’est aujourd’hui le service anniversaire de Godefroy Cavaignac50. Il est mort à l’œuvre, celui-là ! Mais tout n’est pas fini !… Qui sait ?

Et Sénécal tendit sa main, bravement.

— Nous ne nous reverrons peut-être jamais ! adieu !

Cet adieu, répété deux fois, son froncement de sourcils en contemplant le poignard, sa résignation et son air solennel, surtout, firent rêver Frédéric, qui bientôt n’y pensa plus.

Dans la même semaine, son notaire du Havre lui envoya le prix de sa ferme, cent soixante-quatorze mille francs. Il en fit deux parts, plaça la première sur l’État, et alla porter la seconde chez un agent de change pour la risquer à la Bourse.

Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cette aventure.

Le hasard voulut qu’il rencontrât Cisy, trois jours après. Le gentilhomme fit bonne contenance, et l’invita même à dîner pour le mercredi suivant.

Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une notification d’huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste Oudry lui apprenait qu’aux termes d’un jugement du tribunal, il s’était rendu acquéreur d’une propriété sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux, et qu’il était prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francs montant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont l’immeuble était grevé dépassant le prix de l’acquisition, la créance de Frédéric se trouvait complètement perdue.

Tout le mal venait de n’avoir pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux s’était chargé de cette démarche, et l’avait ensuite oubliée. Frédéric s’emporta contre lui, et, quand sa colère fut passée :

« Eh bien après… quoi ? si cela peut le sauver, tant mieux ! je n’en mourrai pas ! n’y pensons plus ! »

Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il rencontra la lettre d’Hussonnet, et aperçut le post-scriptum, qu’il n’avait point remarqué la première fois. Le bohème demandait cinq mille francs, tout juste, pour mettre l’affaire du journal en train.

« Ah ! celui-là m’embête ! »

Et il le refusa brutalement dans un billet laconique. Après quoi, il s’habilla pour se rendre à la Maison d’or.

Cisy présenta ses convives, en commençant par le plus respectable, un gros monsieur à cheveux blancs :

— Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain. M. Anselme de Forchambeaux, dit-il ensuite (c’était un jeune homme blond et fluet, déjà chauve) ; puis, désignant un quadragénaire d’allures simples :

— Joseph Boffreu, mon cousin ; et voici mon ancien professeur M. Vezou (personnage moitié charretier, moitié séminariste, avec de gros favoris et une longue redingote boutonnée dans le bas par un seul bouton, de manière à faire châle sur la poitrine).

Cisy attendait encore quelqu’un, le baron de Comaing, « qui peut-être viendra, ce n’est pas sûr ». Il sortait à chaque minute, paraissait inquiet ; enfin, à huit heures, on passa dans une salle éclairée magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre des convives. Cisy l’avait choisie par pompe, tout exprès.

Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits, occupait le milieu de la table, couverte de plats d’argent, suivant la vieille mode française ; des raviers, pleins de salaisons et d’épices, formaient bordure tout autour ; des cruches de vin rosat frappé de glace se dressaient de distance en distance ; cinq verres de hauteur différente étaient alignés devant chaque assiette avec des choses dont on ne savait pas l’usage, mille ustensiles de bouche ingénieux ; et il y avait, rien que pour le premier service : une hure d’esturgeon mouillée de champagne, un jambon d’York au tokai, des grives au gratin, des cailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de perdrix rouges, et, aux deux bouts de tout cela, des effilés de pommes de terre qui étaient mêlés à des truffes. Un lustre et des girandoles illuminaient l’appartement, tendu de damas rouge. Quatre domestiques en habit noir se tenaient derrière les fauteuils de maroquin. À ce spectacle, les convives se récrièrent, le Précepteur surtout.

— Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies ! C’est trop beau !

— Ça ? dit le vicomte de Cisy, allons donc !

Et, dès la première cuillerée :

— Eh bien, mon vieux des Aulnays, avez-vous été au Palais-Royal, voir Père et Portier ?

— Tu sais bien que je n’ai pas le temps ! répliqua le marquis.

Ses matinées étaient prises par un cours d’arboriculture, ses soirées par le Cercle agricole, et toutes ses après-midi par des études dans les fabriques d’instruments aratoires. Habitant la Saintonge les trois quarts de l’année, il profitait de ses voyages dans la capitale pour s’instruire ; et son chapeau à larges bords, posé sur une console, était plein de brochures.

Mais Cisy, s’apercevant que M. de Forchambeaux refusait du vin :

— Buvez donc, saprelotte ! Vous n’êtes pas crâne pour votre dernier repas de garçon !

À ce mot, tous s’inclinèrent, on le congratulait.

— Et la jeune personne, dit le précepteur, est charmante, j’en suis sûr ?

— Parbleu ! s’écria Cisy. N’importe, il a tort ; c’est si bête, le mariage !

— Tu parles légèrement, mon ami ! répliqua M. des Aulnays, tandis qu’une larme roulait dans ses yeux, au souvenir de sa défunte.

Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de suite, en ricanant :

— Vous y viendrez vous-même, vous y viendrez !

Cisy protesta. Il aimait mieux se divertir, « être régence ». Il voulait apprendre la savate, pour visiter les tapis-francs de la Cité, comme le prince Rodolphe des Mystères de Paris51, tira de sa poche un brûle-gueule, rudoyait les domestiques, buvait extrêmement ; et, afin de donner de lui bonne opinion, dénigrait tous les plats. Il renvoya même les truffes, et le précepteur, qui s’en délectait, dit par bassesse :

— Cela ne vaut pas les œufs à la neige de madame votre grand’mère !

Puis il se remit à causer avec son voisin l’agronome, lequel trouvait au séjour de la campagne beaucoup d’avantages, ne serait-ce que de pouvoir élever ses filles dans des goûts simples. Le précepteur applaudissait à ses idées et le flagornait, lui supposant de l’influence sur son élève, dont il désirait secrètement être l’homme d’affaires.

Frédéric était venu plein d’humeur contre Cisy ; sa sottise l’avait désarmé. Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne lui rappelant le dîner du Café Anglais, l’agaçait de plus en plus ; et il écoutait les remarques désobligeantes que faisait à demi-voix le cousin Joseph, un brave garçon sans fortune, amateur de chasse, et boursier. Cisy, par manière de rire, l’appela « voleur » plusieurs fois ; puis, tout à coup :

— Ah ! le baron !

Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait quelque chose de rude dans la physionomie, de souple dans les membres, le chapeau sur l’oreille, et une fleur à la boutonnière. C’était l’idéal du vicomte. Il fut ravi de le posséder ; et, sa présence l’excitant, il tenta même un calembour, car il dit, comme on passait un coq de bruyère :

— Voilà le meilleur des caractères de La Bruyère !

Ensuite, il adressa à M. de Comaing une foule de questions sur des personnes inconnues à la société ; puis, comme saisi d’une idée :

— Dites donc ! avez-vous pensé à moi ?

L’autre haussa les épaules.

— Vous n’avez pas l’âge, mon petiot ! Impossible !

Cisy l’avait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre :

— Ah ! j’oubliais ! Mille félicitations pour votre pari, mon cher !

— Quel pari ?

— Celui que vous avez fait, aux courses, d’aller le soir même chez cette dame.

Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.

En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, s’était présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au vicomte qu’il « gênait », et on l’avait flanqué dehors, avec peu de cérémonie.

Il eut l’air de ne pas entendre. Le baron ajouta :

— Que devient-elle, cette brave Rose ?… a-t-elle toujours d’aussi jolies jambes ? prouvant par ce mot qu’il la connaissait intimement.

Frédéric fut contrarié de la découverte.

— Il n’y a pas de quoi rougir, reprit le Baron ; c’est une bonne affaire !

Cisy claqua de la langue.

— Peuh ! pas si bonne !

— Ah !

— Mon Dieu, oui ! D’abord, moi, je ne lui trouve rien d’extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu’on veut, car enfin… elle est à vendre !

— Pas pour tout le monde ! reprit aigrement Frédéric.

— Il se croit différent des autres ! répliqua Cisy, quelle farce !

Et un rire parcourut la table.

Frédéric sentait les battements de son cœur l’étouffer. Il avala deux verres d’eau, coup sur coup.

Mais le baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.

— Est-ce qu’elle est toujours avec un certain Arnoux ?

— Je n’en sais rien, dit Cisy. Je ne connais pas ce monsieur !

Il avança, néanmoins, que c’était une manière d’escroc.

— Un moment ! s’écria Frédéric.

— Cependant, la chose est certaine ! Il a même eu un procès.

— Ce n’est pas vrai

Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves. Le vicomte, plein de rancune, et qui était gris d’ailleurs, s’entêta dans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement :

— Est-ce pour m’offenser, monsieur ?

Et il le regardait, avec des prunelles ardentes comme son cigare.

— Oh ! pas du tout ! je vous accorde même qu’il a quelque chose de très bien : sa femme.

— Vous la connaissez ?

— Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça !

— Vous dites ?

Cisy, qui s’était levé, répéta en balbutiant :

— Tout le monde connaît ça !

— Taisez-vous ! Ce ne sont pas celles-là que vous fréquentez !

— Je m’en flatte !

Frédéric lui lança son assiette au visage.

Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre du vicomte.

Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait, en criant, pris d’une sorte de frénésie ; M. des Aulnays répétait :

— Calmez-vous ! voyons ! cher enfant !

— Mais c’est épouvantable ! vociférait le précepteur.

Forchambeaux, livide comme les prunes, tremblait ; Joseph riait aux éclats ; les garçons épongeaient le vin, ramassaient par terre les débris ; et le baron alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré le bruit des voitures, aurait pu s’entendre du boulevard.

Comme tout le monde, au moment où l’assiette avait été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c’était à cause d’Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d’un autre. Ce qu’il y avait de certain, c’était la brutalité inqualifiable de Frédéric ; il se refusa positivement à en témoigner le moindre regret.

M. des Aulnays tâcha de l’adoucir, le cousin Joseph, le précepteur, Forchambeaux lui-même. Le baron pendant ce temps-là, réconfortait Cisy, qui, cédant à une faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric, au contraire, s’irritait de plus en plus ; et l’on serait resté là jusqu’au jour si le baron n’avait dit pour en finir :

— Le vicomte, monsieur, enverra demain chez vous ses témoins.

— Votre heure ?

— À midi, s’il vous plaît.

— Parfaitement, monsieur.

Frédéric, une fois dehors, respira à pleins poumons. Depuis trop longtemps, il contenait son cœur. Il venait de le satisfaire enfin ; il éprouvait comme un orgueil de virilité, une surabondance de forces intimes qui l’enivraient. Il avait besoin de deux témoins. Le premier auquel il songea fut Regimbart ; et il se dirigea tout de suite vers un estaminet de la rue Saint-Denis. La devanture était close. Mais de la lumière brillait à un carreau, au-dessus de la porte. Elle s’ouvrit, et il entra, en se courbant très bas sous l’auvent.

Une chandelle, au bord du comptoir, éclairait la salle déserte. Tous les tabourets, les pieds en l’air, étaient posés sur les tables. Le maître et la maîtresse avec leur garçon soupaient dans l’angle près de la cuisine ; et Regimbart, le chapeau sur la tête, partageait leur repas, et même gênait le garçon, qui était contraint à chaque bouchée de se tourner de côté, quelque peu. Frédéric, lui ayant conté la chose brièvement, réclama son assistance. Le Citoyen commença par ne rien répondre ; il roulait des yeux, avait l’air de réfléchir, fit plusieurs tours dans la salle, et dit enfin :

— Oui, volontiers !

Et un sourire homicide le dérida, en apprenant que l’adversaire était un noble.

— Nous le ferons marcher tambour battant, soyez tranquille ! D’abord… avec l’épée…

— Mais peut-être, objecta Frédéric, que je n’ai pas le droit…

— Je vous dis qu’il faut prendre l’épée ! répliqua brutalement le Citoyen. Savez-vous tirer ?

— Un peu !

— Ah ! un peu ! voilà comme ils sont tous ! Et ils ont la rage de faire assaut ! Qu’est-ce que ça prouve, la salle d’armes ! Écoutez-moi : tenez-vous bien à distance en vous enfermant toujours dans des cercles, et rompez ! rompez ! C’est permis. Fatiguez-le ! Puis fendez-vous dessus, franchement ! Et surtout pas de malice, pas de coups à la La Fougère ! non ! de simples une-deux, des dégagements. Tenez, voyez-vous ? en tournant le poignet comme pour ouvrir une serrure. — Père Vauthier, donnez-moi votre canne ! Ah ! cela suffit.

Il empoigna la baguette qui servait à allumer le gaz, arrondit le bras gauche, plia le droit, et se mit à pousser des bottes contre la cloison. Il frappait du pied, s’animait, feignait même de rencontrer des difficultés, tout en criant : « Y es-tu, là ? y es-tu ? », et sa silhouette énorme se projetait sur la muraille, avec son chapeau qui semblait toucher au plafond. Le limonadier disait de temps en temps : « Bravo ! très bien ! » Son épouse également l’admirait, quoique émue ; et Théodore, un ancien soldat, en restait cloué d’ébahissement, étant, du reste, fanatique de M. Regimbart.

Le lendemain, de bonne heure, Frédéric courut au magasin de Dussardier. Après une suite de pièces, toutes remplies d’étoffes garnissant des rayons, ou étendues en travers sur des tables, tandis, que, çà et là, des champignons de bois supportaient des châles, il l’aperçut dans une espèce de cage grillée, au milieu de registres, et écrivant debout sur un pupitre. Le brave garçon lâcha immédiatement sa besogne.

Les témoins arrivèrent avant midi. Frédéric, par bon goût, crut devoir ne pas assister à la conférence.

Le baron et M. Joseph déclarèrent qu’ils se contenteraient des excuses les plus simples. Mais Regimbart, ayant pour principe de ne céder jamais, et qui tenait à défendre l’honneur d’Arnoux (Frédéric ne lui avait point parlé d’autre chose), demanda que le Vicomte fît des excuses. M. de Comaing fut révolté de l’outrecuidance. Le Citoyen n’en voulut pas démordre. Toute conciliation devenant impossible, on se battrait.

D’autres difficultés surgirent ; car le choix des armes, légalement, appartenait à Cisy, l’offensé. Mais Regimbart soutint que, par l’envoi du cartel, il se constituait l’offenseur. Ses témoins se récrièrent qu’un soufflet, cependant, était la plus cruelle des offenses. Le Citoyen épilogua sur les mots, un coup n’étant pas un soufflet. Enfin, on décida qu’on s’en rapporterait à des militaires ; et les quatre témoins sortirent, pour aller consulter des officiers dans une caserne quelconque.

Ils s’arrêtèrent à celle du quai d’Orsay. M. de Comaing, ayant abordé deux capitaines, leur exposa la contestation.

Les capitaines n’y comprirent goutte, embrouillée qu’elle fut par les phrases incidentes du Citoyen. Bref, ils conseillèrent à ces messieurs d’écrire un procès-verbal ; après quoi, ils décideraient. Alors, on se transporta dans un café ; et même, pour faire les choses plus discrètement, on désigna Cisy par H et Frédéric par un K.

Puis on retourna à la caserne. Les officiers étaient sortis. Ils reparurent, et déclarèrent qu’évidemment le choix des armes appartenait à M. H. Tous s’en revinrent chez Cisy. Regimbart et Dussardier restèrent sur le trottoir.

Le vicomte, en apprenant la solution, fut pris d’un si grand trouble, qu’il se la fit répéter plusieurs fois ; et, quand M. de Comaing en vint aux prétentions de Regimbart, il murmura « cependant », n’étant pas loin, en lui-même, d’y obtempérer. Puis il se laissa choir dans un fauteuil, et déclara qu’il ne se battrait pas.

— Hein ? comment ? dit le Baron.

Alors, Cisy s’abandonna à un flux labial désordonné. Il voulait se battre au tromblon, à bout portant, avec un seul pistolet.

— Ou bien on mettra de l’arsenic dans un verre, qui sera tiré au sort. Ça se fait quelquefois ; je l’ai lu !

Le Baron, peu endurant naturellement, le rudoya.

— Ces messieurs attendent votre réponse. C’est indécent, à la fin ! Que prenez-vous ? voyons ! Est-ce l’épée ?

Le Vicomte répliqua « oui », par un signe de tête ; et le rendez-vous fut fixé pour le lendemain, à la porte Maillot, à sept heures juste.

Dussardier étant contraint de s’en retourner à ses affaires, Regimbart alla prévenir Frédéric.

On l’avait laissé toute la journée sans nouvelles ; son impatience était devenue intolérable.

— Tant mieux ! s’écria-t-il.

Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.

— On réclamait de nous des excuses, croiriez-vous ? Ce n’était rien, un simple mot ! Mais je les ai envoyés joliment bouler ! Comme je le devais, n’est-ce pas ?

— Sans doute, dit Frédéric tout en songeant qu’il eût mieux fait de choisir un autre témoin.

Puis, quand il fut seul, il se répéta tout haut, plusieurs fois :

« Je vais me battre. Tiens, je vais me battre ! C’est drôle »

Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa glace, il s’aperçut qu’il était pâle.

« Est-ce que j’aurais peur ? »

Une angoisse abominable le saisit à l’idée d’avoir peur sur le terrain.

« Si j’étais tué, cependant ? Mon père est mort de la même façon. Oui, je serai tué ! »

Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire ; des images incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâcheté l’exaspéra. Il fut pris d’un paroxysme de bravoure, d’une soif carnassière. Un bataillon ne l’eût pas fait reculer. Cette fièvre calmée, il se sentit, avec joie, inébranlable. Pour se distraire, il se rendit à l’Opéra, où l’on donnait un ballet. Il écouta la musique, lorgna les danseuses, et but un verre de punch, pendant l’entr’acte. Mais, en rentrant chez lui, la vue de son cabinet, de ses meubles, où il se retrouvait peut-être pour la dernière fois, lui causa une faiblesse.

Il descendit dans son jardin. Les étoiles brillaient ; il les contempla. L’idée de se battre pour une femme le grandissait à ses yeux, l’ennoblissait. Puis il alla se coucher tranquillement.

Il n’en fut pas de même de Cisy. Après le départ du baron, Joseph avait tâché de remonter son moral, et, comme le vicomte demeurait froid :

— Pourtant, mon brave, si tu préfères en rester là, j’irai le dire.

Cisy n’osa répondre « certainement », mais il en voulut à son cousin de ne pas lui rendre ce service sans en parler.

Il souhaita que Frédéric, pendant la nuit, mourût d’une attaque d’apoplexie, ou qu’une émeute survenant, il y eût le lendemain assez de barricades pour fermer tous les abords du bois de Boulogne, et qu’un événement empêchât un des témoins de s’y rendre ; car le duel faute de témoins manquerait. Il avait envie de se sauver par un train express n’importe où. Il regretta de ne pas savoir la médecine pour prendre quelque chose qui, sans exposer ses jours, ferait croire à sa mort. Il arriva jusqu’à désirer être malade, gravement.

Afin d’avoir un conseil, un secours, il envoya chercher M. des Aulnays. L’excellent homme était retourné en Saintonge, sur une dépêche lui apprenant l’indisposition d’une de ses filles. Cela parut de mauvais augure à Cisy. Heureusement que M. Vezou, son précepteur, vint le voir. Alors il s’épancha.

— Comment faire, mon Dieu ! comment faire ?

— Moi, à votre place, monsieur le Comte, je payerais un fort de la halle pour lui flanquer une raclée.

— Il saurait toujours de qui ça vient ! reprit Cisy.

Et, de temps à autre, il poussait un gémissement ; puis :

— Mais est-ce qu’on a le droit de se battre en duel ?

— C’est un reste de barbarie ! Que voulez-vous !

Par complaisance, le pédagogue s’invita lui-même à dîner. Son élève ne mangea rien, et, après le repas, sentit le besoin de faire un tour.

Il dit en passant devant une église :

— Si nous entrions un peu… pour voir ?

M. Vezou ne demanda pas mieux, et même lui présenta de l’eau bénite.

C’était le mois de Marie, des fleurs couvraient l’autel, des voix chantaient, l’orgue résonnait. Mais il lui fut impossible de prier, les pompes de la religion lui inspirant des idées de funérailles ; il entendait comme des bourdonnements de De profundis.

— Allons-nous-en ! Je ne me sens pas bien !

Ils employèrent toute la nuit à jouer aux cartes. Le vicomte s’efforça de perdre, afin de conjurer la mauvaise chance, ce dont M. Vezou profita. Enfin, au petit jour, Cisy, qui n’en pouvait plus, s’affaissa sur le tapis vert, et eut un sommeil plein de songes désagréables.

Si le courage, pourtant, consiste à vouloir dominer sa faiblesse, le vicomte fut courageux, car, à la vue de ses témoins qui venaient le chercher, il se roidit de toutes ses forces, la vanité lui faisant comprendre qu’une reculade le perdrait. M. de Comaing le complimenta sur sa bonne mine.

Mais, en route, le bercement du fiacre et la chaleur du soleil matinal l’énervèrent. Son énergie était retombée. Il ne distinguait même plus où l’on était.

Le Baron se divertit à augmenter sa frayeur, en parlant du « cadavre », et de la manière de le rentrer en ville, clandestinement. Joseph donnait la réplique ; tous deux, jugeant l’affaire ridicule, étaient persuadés qu’elle s’arrangerait.

Cisy gardait sa tête sur sa poitrine ; il la releva doucement et fit observer qu’on n’avait pas pris de médecin.

— C’est inutile, dit le baron.

— Il n’y a pas de danger, alors ?

Joseph répliqua d’un ton grave :

— Espérons-le !

Et personne dans la voiture ne parla plus.

À sept heures dix minutes, on arriva devant la porte Maillot. Frédéric et ses témoins s’y trouvaient, habillés de noir tous les trois. Regimbart, au lieu de cravate, avait un col de crin comme un troupier ; et il portait une espèce de longue boîte à violon, spéciale pour ce genre d’aventures. On échangea froidement un salut. Puis tous s’enfoncèrent dans le bois de Boulogne, par la route de Madrid, afin d’y trouver une place convenable.

Regimbart dit à Frédéric, qui marchait entre lui et Dussardier :

— Eh bien, et cette venette, qu’en fait-on ? Si vous avez besoin de quelque chose, ne vous gênez pas, je connais ça ! La crainte est naturelle à l’homme.

Puis, à voix basse :

— Ne fumez plus, ça amollit !

Frédéric jeta son cigare qui le gênait, et continua d’un pied ferme. Le vicomte avançait par derrière, appuyé sur le bras de ses deux témoins.

De rares passants les croisaient. Le ciel était bleu, et on entendait, par moments, des lapins bondir. Au détour d’un sentier, une femme en madras causait avec un homme en blouse, et, dans la grande avenue sous les marronniers, des domestiques en veste de toile promenaient leurs chevaux. Cisy se rappelait les jours heureux où, monté sur son alezan et le lorgnon dans l’œil, il chevauchait à la portière des calèches ; ces souvenirs renforçaient son angoisse ; une soif intolérable le brûlait ; la susurration des mouches se confondait avec le battement de ses artères ; ses pieds enfonçaient dans le sable ; il lui semblait qu’il était en train de marcher depuis un temps infini.

Les témoins, sans s’arrêter, fouillaient de l’œil les deux bords de la route. On délibéra si l’on irait à la croix Catelan ou sous les murs de Bagatelle. Enfin, on prit à droite ; et on s’arrêta dans une espèce de quinconce, entre des pins.

L’endroit fut choisi de manière à répartir également le niveau du terrain. On marqua les deux places où les adversaires devaient se poser. Puis Regimbart ouvrit sa boîte. Elle contenait, sur un capitonnage de basane rouge, quatre épées charmantes, creuses au milieu, avec des poignées garnies de filigrane. Un rayon lumineux, traversant les feuilles, tomba dessus ; et elles parurent à Cisy briller comme des vipères d’argent sur une mare de sang.

Le Citoyen fit voir qu’elles étaient de longueur pareille ; il prit la troisième pour lui-même, afin de séparer les combattants en cas de besoin. M. de Comaing tenait une canne. Il y eut un silence. On se regarda. Toutes les figures avaient quelque chose d’effaré ou de cruel.

Frédéric avait mis bas sa redingote et son gilet. Joseph aida Cisy à faire de même ; sa cravate étant retirée, on aperçut à son cou une médaille bénite. Cela fit sourire de pitié Regimbart.

Alors, M. de Comaing (pour laisser à Frédéric encore un moment de réflexion) tâcha d’élever des chicanes. Il réclama le droit de mettre un gant, celui de saisir l’épée de son adversaire avec la main gauche ; Regimbart, qui était pressé, ne s’y refusa pas. Enfin le baron, s’adressant à Frédéric :

— Tout dépend de vous, monsieur ! Il n’y a jamais de déshonneur à reconnaître ses fautes.

Dussardier l’approuvait du geste. Le Citoyen s’indigna.

— Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les canards, fichtre ?… En garde !

Les adversaires étaient l’un devant l’autre, leurs témoins de chaque côté. Il cria le signal :

— Allons !

Cisy devint effroyablement pâle. Sa lame tremblait par le bout, comme une cravache. Sa tête se renversait, ses bras s’écartèrent, il tomba sur le dos, évanoui. Joseph le releva ; et, tout en lui poussant sous les narines un flacon, il le secouait fortement. Le vicomte rouvrit les yeux, puis tout à coup, bondit comme un furieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne ; et il l’attendait, l’œil fixe, la main haute.

— Arrêtez, arrêtez ! cria une voix qui venait de la route, en même temps que le bruit d’un cheval au galop ; et la capote d’un cabriolet cassait les branches ! Un homme penché en dehors agitait un mouchoir, et criait toujours : « Arrêtez, arrêtez ! »

M. de Comaing, croyant à une intervention de la police, leva sa canne.

— Finissez donc ! le vicomte saigne !

— Moi ? dit Cisy.

En effet, il s’était, dans sa chute, écorché le pouce de la main gauche.

— Mais c’est en tombant, ajouta le Citoyen.

Le Baron feignit de ne pas entendre.

Arnoux avait sauté du cabriolet.

— J’arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué !

Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.

— Je sais le motif ; vous avez voulu défendre votre vieil ami ! C’est bien, cela, c’est bien ! Jamais je ne l’oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant !

Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur. Le baron se tourna vers Joseph.

— Je crois que nous sommes de trop dans cette petite fête de famille. C’est fini, n’est-ce pas, messieurs ? — Vicomte, mettez votre bras en écharpe ; tenez, voilà mon foulard.

Puis, avec un geste impérieux :

— Allons ! pas de rancune ! Cela se doit !

Les deux combattants se serrèrent la main, mollement. Le vicomte, M. de Comaing et Joseph disparurent d’un côté, et Frédéric s’en alla de l’autre avec ses amis.

Comme le restaurant de Madrid n’était pas loin, Arnoux proposa de s’y rendre pour boire un verre de bière.

— On pourrait même déjeuner, dit Regimbart.

Mais, Dussardier n’en ayant pas le loisir, ils se bornèrent à un rafraîchissement, dans le jardin. Tous éprouvaient cette béatitude qui suit les dénouements heureux. Le Citoyen, cependant, était fâché qu’on eût interrompu le duel au bon moment.

Arnoux en avait eu connaissance par un nommé Compain, ami de Regimbart ; et dans un élan de cœur, il était accouru pour l’empêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les preuves de sa tendresse, se fit scrupule d’augmenter son illusion :

— De grâce, n’en parlons plus !

Arnoux trouva cette réserve fort délicate. Puis, avec sa légèreté ordinaire, passant à une autre idée :

— Quoi de neuf, Citoyen ?

Et ils se mirent à causer traites, échéances. Afin d’être plus commodément, ils allèrent même chuchoter à l’écart sur une autre table.

Frédéric distingua ces mots : « Vous allez me souscrire. — Oui ! mais, vous, bien entendu… — Je l’ai négocié enfin pour trois cents ! — Jolie commission, ma foi ! » Bref, il était clair qu’Arnoux tripotait avec le Citoyen beaucoup de choses.

Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D’ailleurs, il se sentait fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il remit cela à un autre jour.

Arnoux, assis à l’ombre d’un troène, fumait d’un air hilare. Il leva les yeux vers les portes des cabinets donnant toutes sur le jardin, et dit qu’il était venu là, autrefois, bien souvent.

— Pas seul, sans doute ? répliqua le Citoyen.

— Parbleu !

— Quel polisson vous faites ! un homme marié !

— Eh bien, et vous donc ! reprit Arnoux.

Et, avec un sourire indulgent :

— Je suis même sûr que ce gredin-là possède quelque part, une chambre où il reçoit des petites filles !

Le Citoyen confessa que c’était vrai, par un simple haussement de sourcils. Alors, ces deux messieurs exposèrent leurs goûts : Arnoux préférait maintenant la jeunesse, les ouvrières ; Regimbart détestait « les mijaurées » et tenait avant tout au positif. La conclusion fournie par le marchand de faïence fut qu’on ne devait pas traiter les femmes sérieusement.

« Cependant il aime la sienne ! », songeait Frédéric, en s’en retournant ; et il le trouvait un malhonnête homme. Il lui en voulait de ce duel, comme si c’eût été pour lui qu’il avait, tout à l’heure, risqué sa vie.

Mais il était reconnaissant à Dussardier de son dévouement ; le commis, sur ses instances, arriva bientôt à lui faire une visite tous les jours.

Frédéric lui prêtait des livres : Thiers52, Dulaure53, Barante54, les Girondins55 de Lamartine. Le brave garçon l’écoutait avec recueillement et acceptait ses opinions comme celles d’un maître.

Il arriva un soir tout effaré.

Le matin, sur le boulevard, un homme qui courait à perdre haleine s’était heurté contre lui ; et, l’ayant reconnu pour un ami de Sénécal, lui avait dit :

— On vient de le prendre, je me sauve !

Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la journée aux informations. Sénécal était sous les verrous, comme prévenu d’attentat politique.

Fils d’un contremaître, né à Lyon et ayant eu pour professeur un ancien disciple de Chalier, dès son arrivée à Paris, il s’était fait recevoir de la Société des Familles56, ses habitudes étaient connues ; la police le surveillait. Il s’était battu dans l’affaire de mai 183957 ; et, depuis lors, se tenait à l’ombre, mais s’exaltant de plus en plus, fanatique d’Alibaud58, mêlant ses griefs contre la société à ceux du peuple contre la monarchie, et s’éveillant chaque matin avec l’espoir d’une révolution qui, en quinze jours ou un mois, changerait le monde. Enfin, écœuré par la mollesse de ses frères, furieux des retards qu’on opposait à ses rêves et désespérant de la patrie, il était entré comme chimiste dans le complot des bombes incendiaires ; et on l’avait surpris portant de la poudre qu’il allait essayer à Montmartre, tentative suprême pour établir la République.

Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle signifiait, croyait-il, affranchissement et bonheur universel. Un jour, — à quinze ans, — dans la rue Transnonain59, devant la boutique d’un épicier, il avait vu des soldats, la baïonnette rouge de sang, avec des cheveux collés à la crosse de leur fusil ; depuis ce temps-là le Gouvernement l’exaspérait comme l’incarnation même de l’Injustice. Il confondait un peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard valait, à ses yeux, un parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il l’attribuait naïvement au Pouvoir ; et il le haïssait d’une haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le cœur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal l’avaient ébloui. Qu’il fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait ! Du moment qu’il était la victime de l’Autorité, on devait le servir.

— Les Pairs le condamneront, certainement. Puis il sera emmené dans une voiture cellulaire, comme un galérien et on l’enfermera au Mont-Saint-Michel, où le Gouvernement les fait mourir ! Austen est devenu fou ! Steuben s’est tué ! Pour transférer Barbès dans un cachot, on l’a tiré par les jambes, par les cheveux ! On lui piétinait le corps, et sa tête rebondissait à chaque marche tout le long de l’escalier. Quelle abomination ! les misérables !

Des sanglots de colère l’étouffaient, et il tournait dans la chambre, comme pris d’une grande angoisse.

— Il faudrait faire quelque chose, cependant ! Voyons ! moi, je ne sais pas ! Si nous tâchions de le délivrer, hein ? Pendant qu’on le mènera au Luxembourg, on peut se jeter sur l’escorte dans le couloir ! Une douzaine d’hommes déterminés, ça passe partout.

Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric en tressaillit.

Sénécal lui apparut plus grand qu’il ne croyait. Il se rappela ses souffrances, sa vie austère ; sans avoir pour lui l’enthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette admiration qu’inspire tout homme se sacrifiant à une idée. Il se disait que, s’il l’eût secouru, Sénécal n’en serait pas là ; et les deux amis cherchèrent laborieusement quelque combinaison pour le sauver.

Il leur fut impossible de parvenir jusqu’à lui.

Frédéric s’enquérait de son sort dans les journaux, et pendant trois semaines fréquenta les cabinets de lecture.

Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous la main. L’article de fond, invariablement, était consacré à démolir un homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis, on blaguait l’Odéon, Carpentras, la pisciculture, et les condamnés à mort quand il y en avait. La disparition d’un paquebot fournit matière à plaisanteries pendant un an. Dans la troisième colonne, un courrier des arts donnait, sous forme d’anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analyses d’ouvrages, traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes. La seule partie sérieuse était la critique des petits théâtres, où l’on s’acharnait sur deux ou trois directeurs ; et les intérêts de l’Art étaient invoqués à propos des décors des Funambules ou d’une amoureuse des Délassements.

Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux rencontrèrent un article intitulé : Une poulette entre trois cocos. C’était l’histoire de son duel, narrée en style sémillant, gaulois. Il se reconnut sans peine, car il était désigné par cette plaisanterie, laquelle revenait souvent : « Un jeune homme du collège de Sens et qui en manque. ». On le représentait même comme un pauvre diable de provincial, un obscur nigaud tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quant au vicomte, il avait le beau rôle, d’abord dans le souper, où il s’introduisait de force, ensuite dans le pari, puisqu’il emmenait la demoiselle, et finalement sur le terrain, où il se comportait en gentilhomme. La bravoure de Frédéric n’était pas niée, précisément, mais on faisait comprendre qu’un intermédiaire, le protecteur lui-même, était survenu juste à temps. Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut-être de perfidies :

« D’où vient leur tendresse ? Problème ! et, comme dit Basile, qui diable est-ce qu’on trompe ici ? »

C’était, sans le moindre doute, une vengeance d’Hussonnet contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs.

Que faire ? S’il lui en demandait raison, le bohème protesterait de son innocence, et il n’y gagnerait rien. Le mieux était d’avaler la chose silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le Flambard.

En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde devant la boutique d’un marchand de tableaux. On regardait un portrait de femme, avec cette ligne écrite au bas en lettres noires : « Mlle Rose-Annette Bron, appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent ».

C’était bien elle, ou à peu près, vue de face, les seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant dans ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançait son bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes en éventail.

Pellerin avait fait cette exhibition pour contraindre Frédéric au payement, persuadé qu’il était célèbre et que tout Paris, s’animant en sa faveur, allait s’occuper de cette misère.

Était-ce une conjuration ? Le peintre et le journaliste avaient-ils monté leur coup ensemble ?

Son duel n’avait rien empêché. Il devenait ridicule, tout le monde se moquait de lui.

Trois jours après, à la fin de juin, les actions du Nord ayant fait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille l’autre mois, il se trouva gagner trente mille francs. Cette caresse de la fortune lui redonna confiance. Il se dit qu’il n’avait besoin de personne, que tous ses embarras venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il aurait dû commencer avec la Maréchale brutalement, refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se compromettre avec Pellerin ; et, pour montrer que rien ne le gênait, il se rendit chez Mme Dambreuse, à une de ses soirées ordinaires.

Au milieu de l’antichambre, Martinon, qui arrivait en même temps que lui, se retourna.

— Comment, tu viens ici, toi ? avec l’air surpris et même contrarié de le voir.

— Pourquoi pas ?

Et, tout en cherchant la cause d’un tel abord, Frédéric s’avança dans le salon.

La lumière était faible, malgré les lampes posées dans les coins ; car les trois fenêtres, grandes ouvertes, dressaient parallèlement trois larges carrés d’ombre noire. Des jardinières, sous les tableaux, occupaient, jusqu’à hauteur d’homme, les intervalles de la muraille ; et une théière d’argent avec un samovar se mirait au fond, dans une glace. Un murmure de voix discrètes s’élevait. On entendait des escarpins craquer sur le tapis.

Il distingua des habits noirs, puis une table ronde éclairée par un grand abat-jour, sept ou huit femmes en toilettes d’été, et, un peu plus loin, Mme Dambreuse dans un fauteuil à bascule. Sa robe de taffetas lilas avait des manches à crevés, d’où s’échappaient des bouillons de mousseline, le ton doux de l’étoffe se mariant à la nuance de ses cheveux ; et elle se tenait quelque peu renversée en arrière, avec le bout de son pied sur un coussin, tranquille comme une œuvre d’art pleine de délicatesse, une fleur de haute culture.

M. Dambreuse et un vieillard à chevelure blanche se promenaient dans toute la longueur du salon. Quelques-uns s’entretenaient au bord des petits divans, çà et là les autres, debout, formaient un cercle au milieu.

Ils causaient de votes, d’amendements, de sous-amendements, du discours de M. Grandin, de la réplique de M. Benoist60. Le tiers parti décidément allait trop loin ! Le centre gauche aurait dû se souvenir un peu mieux de ses origines ! Le ministère avait reçu de graves atteintes ! Ce qui devait rassurer pourtant, c’est qu’on ne lui voyait point de successeur. Bref, la situation était complètement analogue à celle de 1834.

Comme ces choses ennuyaient Frédéric, il se rapprocha des femmes. Martinon était près d’elles, debout, le chapeau sous le bras, la figure de trois quarts, et si convenable, qu’il ressemblait à de la porcelaine de Sèvres. Il prit une Revue des Deux Mondes traînant sur la table, entre une Imitation et un Annuaire de Gotha, et jugea de haut un poète illustre, dit qu’il allait aux conférences de Saint-François, se plaignit de son larynx, avalait de temps à autre une boule de gomme ; et cependant, parlait musique, faisait le léger. Mlle Cécile, la nièce de M. Dambreuse, qui se brodait une paire de manchettes, le regardait, en dessous, avec ses prunelles d’un bleu pâle ; et miss John, l’institutrice à nez camus, en avait lâché sa tapisserie ; toutes deux paraissaient s’écrier intérieurement : « Qu’il est beau ! »

Mme Dambreuse se tourna vers lui.

— Donnez-moi donc mon éventail, qui est sur cette console, là-bas. Vous vous trompez ! l’autre !

Elle se leva ; et, comme il revenait, ils se rencontrèrent au milieu du salon, face à face ; elle lui adressa quelques mots, vivement, des reproches sans doute, à en juger par l’expression altière de sa figure ; Martinon tâchait de sourire ; puis il alla se mêler au conciliabule des hommes sérieux. Mme Dambreuse reprit sa place, et, se penchant sur le bras de son fauteuil, elle dit à Frédéric :

— J’ai vu quelqu’un, avant-hier, qui m’a parlé de vous, M. de Cisy ; vous le connaissez, n’est-ce pas ?

— Oui… un peu.

Tout à coup Mme Dambreuse s’écria :

— Duchesse, ah ! quel bonheur !

Et elle s’avança jusqu’à la porte, au-devant d’une vieille petite dame, qui avait une robe de taffetas carmélite et un bonnet de guipure, à longues pattes. Fille d’un compagnon d’exil du comte d’Artois et veuve d’un maréchal de l’Empire créé pair de France en 1830, elle tenait à l’ancienne cour comme à la nouvelle et pouvait obtenir beaucoup de choses. Ceux qui causaient debout s’écartèrent, puis reprirent leur discussion.

Maintenant, elle roulait sur le paupérisme61, dont toutes les peintures, d’après ces messieurs, étaient fort exagérées.

— Cependant, objecta Martinon, la misère existe, avouons-le ! Mais le remède ne dépend ni de la Science ni du Pouvoir. C’est une question purement individuelle. Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles s’affranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral et il sera moins pauvre !

Suivant M. Dambreuse, on n’arriverait à rien de bien sans une surabondance du capital. Donc, le seul moyen possible était de confier, « comme le voulaient, du reste, les saint-simoniens (mon Dieu, ils avaient du bon ! soyons justes envers tout le monde), de confier, dis-je, la cause du Progrès à ceux qui peuvent accroître la fortune publique ». Insensiblement on aborda les grandes exploitations industrielles, les chemins de fer, la houille. Et M. Dambreuse, s’adressant à Frédéric, lui dit tout bas :

— Vous n’êtes pas venu pour notre affaire.

Frédéric allégua une maladie ; mais, sentant que l’excuse était trop bête :

— D’ailleurs, j’ai eu besoin de mes fonds.

— Pour acheter une voiture ? reprit Mme Dambreuse, qui passait près de lui, une tasse de thé à la main, et elle le considéra pendant une minute, la tête un peu tournée sur son épaule.

Elle le croyait l’amant de Rosanette ; l’allusion était claire. Il sembla même à Frédéric que toutes les dames le regardaient de loin, en chuchotant. Pour mieux voir ce qu’elles pensaient, il se rapprocha d’elles, encore une fois.

De l’autre côté de la table, Martinon, auprès de Mlle Cécile, feuilletait un album. C’étaient des lithographies représentant des costumes espagnols. Il lisait tout haut les légendes : « Femme de Séville, — Jardinier de Valence, — Picador andalou » ; et, descendant une fois jusqu’au bas de la page, il continua d’une haleine :

— Jacques Arnoux, éditeur… Un de tes amis, hein ?

— C’est vrai, dit Frédéric, blessé par son air.

Mme Dambreuse reprit :

— En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une maison, je crois ? oui, une maison appartenant à sa femme.

Cela signifiait : « C’est votre maîtresse. »

Il rougit jusqu’aux oreilles ; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta :

— Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux.

Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric. Son trouble, que l’on voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui dit de plus près, d’un ton grave :

— Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je suppose ?

Il protesta par des secousses de tête multipliées, sans comprendre l’intention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil.

Il avait envie de partir. La peur le retint de sembler lâche. Un domestique enlevait les tasses de thé ; Mme Dambreuse causait avec un diplomate en habit bleu ; deux jeunes filles, rapprochant leurs fronts, se faisaient voir une bague ; les autres, assises en demi-cercle sur des fauteuils, remuaient doucement leurs blancs visages, bordés de chevelures noires ou blondes ; personne enfin ne s’occupait de lui. Frédéric tourna les talons ; et, par une suite de longs zigzags, il avait presque gagné la porte, quand, passant près d’une console, il remarqua dessus, entre un vase de Chine et la boiserie, un journal plié en deux. Il le tira quelque peu, et lut ces mots : le Flambard.

Qui l’avait apporté ? Cisy ! Pas un autre évidemment. Qu’importait, du reste ! Ils allaient croire, tous déjà croyaient peut-être à l’article. Pourquoi cet acharnement ? Une ironie silencieuse l’enveloppait. Il se sentait comme perdu dans un désert. Mais la voix de Martinon s’éleva :

— À propos d’Arnoux, j’ai lu parmi les prévenus des bombes incendiaires, le nom d’un de ses employés. Sénécal. Est-ce le nôtre ?

— Lui-même, dit Frédéric.

Martinon répéta, en criant très haut :

— Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal !

Alors, on le questionna sur le complot ; sa place d’attaché au parquet devait lui fournir des renseignements.

Il confessa n’en pas avoir. Du reste, il connaissait fort peu le personnage, l’ayant vu deux ou trois fois seulement, et le tenait en définitive pour un assez mauvais drôle. Frédéric, indigné, s’écria :

— Pas du tout ! c’est un très honnête garçon !

— Cependant, monsieur, dit un propriétaire, on n’est pas honnête quand on conspire !

La plupart des hommes qui étaient là avaient servi, au moins, quatre gouvernements ; et ils auraient vendu la France ou le genre humain, pour garantir leur fortune, s’épargner un malaise, un embarras, ou même par simple bassesse, adoration instinctive de la force. Tous déclarèrent les crimes politiques inexcusables. Il fallait plutôt pardonner à ceux qui provenaient du besoin ! Et on ne manqua pas de mettre en avant l’éternel exemple du père de famille, volant l’éternel morceau de pain chez l’éternel boulanger.

Un administrateur s’écria même :

— Moi, monsieur, si j’apprenais que mon frère conspire, je le dénoncerais !

Frédéric invoqua le droit de résistance ; et, se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita Desolmes, Blackstone, le bill des droits en Angleterre, et l’article 2 de la Constitution de 91. C’était même en vertu de ce droit-là qu’on avait proclamé la déchéance de Napoléon ; il avait été reconnu en 1830, inscrit en tête de la Charte.

— D’ailleurs, quand le souverain manque au contrat, la justice veut qu’on le renverse.

— Mais c’est abominable ! exclama la femme d’un préfet.

Toutes les autres se taisaient, vaguement épouvantées, comme si elles eussent entendu le bruit des balles. Mme Dambreuse se balançait dans son fauteuil, et l’écoutait parler en souriant.

Un industriel, ancien carbonaro62, tâcha de lui démontrer que les d’Orléans étaient une belle famille sans doute, il y avait des abus…

— Eh bien, alors ?

— Mais on ne doit pas les dire, cher monsieur ! Si vous saviez comme toutes ces criailleries de l’opposition nuisent aux affaires !

— Je me moque des affaires ! reprit Frédéric.

La pourriture de ces vieux l’exaspérait63 et, emporté par la bravoure qui saisit quelquefois les plus timides, il attaqua les financiers, les députés, le Gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes, débitait beaucoup de sottises. Quelques-uns l’encourageaient ironiquement : « Allez donc ! continuez ! » tandis que d’autres murmuraient : « Diable ! quelle exaltation ! » Enfin, il jugea convenable de se retirer ; et, comme il s’en allait, M. Dambreuse lui dit, faisant allusion à la place de secrétaire :

— Rien n’est terminé encore ! Mais dépêchez-vous !

Et Mme Dambreuse :

— À bientôt, n’est-ce pas ?

Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie. Il était déterminé à ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus fréquenter tous ces gens-là. Il croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel large fonds d’indifférence le monde possède ! Ces femmes surtout l’indignaient. Pas une qui l’eût soutenu, même du regard. Il leur en voulait de ne pas les avoir émues. Quant à Mme Dambreuse, il lui trouvait quelque chose à la fois de langoureux et de sec, qui empêchait de la définir par une formule. Avait-elle un amant ? Quel amant ? Était-ce le diplomate ou un autre ? Martinon, peut-être ? Impossible ! Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers elle une malveillance inexplicable.

Dussardier, venu ce soir-là comme d’habitude, l’attendait. Frédéric avait le cœur gonflé ; il le dégorgea, et ses griefs, bien que vagues et difficiles à comprendre, attristèrent le brave commis ; il se plaignait même de son isolement. Dussardier, en hésitant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers.

Frédéric, au nom de l’avocat, fut pris par un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde, et la compagnie de Dussardier insuffisante. Il lui répondit d’arranger les choses comme il voudrait.

Deslauriers, également, sentait depuis leur brouille une privation dans sa vie. Il céda sans peine à des avances cordiales.

Tous deux s’embrassèrent, puis se mirent à causer de choses indifférentes.

La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement destinés. L’avocat n’en douta pas, néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout à fait sa rancune, et il ne parla point de l’ancienne promesse.

Frédéric, trompé par son silence, crut qu’il l’avait oubliée. Quelques jours après, il lui demanda s’il n’existait pas de moyens de rentrer dans ses fonds.

On pouvait discuter les hypothèques précédentes, attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des poursuites au domicile contre la femme.

— Non ! non ! pas contre elle ! s’écria Frédéric.

Et, cédant aux questions de l’ancien clerc, il avoua la vérité. Deslauriers fut convaincu qu’il ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute. Ce défaut de confiance le blessa.

Ils étaient, cependant, aussi liés qu’autrefois, et même ils avaient tant de plaisir à se trouver ensemble, que la présence de Dussardier les gênait. Sous prétexte de rendez-vous, ils arrivèrent à s’en débarrasser peu à peu. Il y a des hommes n’ayant pour mission parmi les autres que de servir d’intermédiaires ; on les franchit comme des ponts, et l’on va plus loin.

Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. Il lui dit l’affaire des houilles, avec la proposition de M. Dambreuse.

L’avocat devint rêveur.

— C’est drôle ! il faudrait pour cette place quelqu’un d’assez fort en droit !

— Mais tu pourras m’aider, reprit Frédéric.

— Oui… tiens… parbleu ! certainement.

Dans la même semaine, il lui montra une lettre de sa mère.

Mme Moreau s’accusait d’avoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa fortune, et de la possibilité, pour plus tard, d’un mariage avec Louise.

— Ce ne serait peut-être pas bête ! dit Deslauriers.

Frédéric s’en rejeta loin ; le père Roque, d’ailleurs, était un vieux filou. Cela n’y faisait rien, selon l’avocat.

À la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric n’avait pas vendu les siennes ; il perdit d’un seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.

Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.

L’aspect des rues de Nogent, qu’il monta sous le clair de la lune, le reporta dans de vieux souvenirs ; et il éprouvait une sorte d’angoisse, comme ceux qui reviennent après de longs voyages.

Il y avait chez sa mère tous les habitués d’autrefois : MM. Gamblin, Heudras et Chambrion, la famille Lebrun, « ces demoiselles Auger » ; de plus, le père Roque, et, en face de Mme Moreau, devant une table de jeu, Mlle Louise. C’était une femme, à présent. Elle se leva, en poussant un cri. Tous s’agitèrent. Elle était restée immobile, debout ; et les quatre flambeaux d’argent posés sur la table augmentaient sa pâleur. Quand elle se remit à jouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta démesurément Frédéric, dont l’orgueil était malade ; il se dit : « Tu m’aimeras, toi ! », et, prenant sa revanche des déboires qu’il avait essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien, le lion, donna des nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées dans les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes.

Le lendemain, Mme Moreau s’étendit sur les qualités de Louise ; puis énuméra les bois, les fermes qu’elle posséderait. La fortune de M. Roque était considérable.

Il l’avait acquise en faisant des placements pour M. Dambreuse ; car il prêtait à des personnes pouvant offrir de bonnes garanties hypothécaires, ce qui lui permettait de demander des suppléments ou des commissions. Le capital, grâce à une surveillance active, ne risquait rien. D’ailleurs, le père Roque n’hésitait jamais devant une saisie ; puis il rachetait à bas prix les biens hypothéqués, et M. Dambreuse, voyant ainsi rentrer ses fonds, trouvait ses affaires très bien faites.

Mais cette manipulation extra-légale le compromettait vis-à-vis de son régisseur. Il n’avait rien à lui refuser. C’était sur ses instances qu’il avait si bien accueilli Frédéric.

En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition. Il voulait que sa fille fût comtesse ; et, pour y parvenir, sans mettre en jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas d’autre jeune homme que celui-là.

Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre de son aïeul, Mme Moreau étant la fille d’un comte de Fouvens, apparentée, d’ailleurs, aux plus vieilles familles champenoises, les Lavernade, les d’Étrigny. Quant aux Moreau, une inscription gothique, près des moulins de Villeneuve-l’Archevêque, parlait d’un Jacob Moreau qui les avait réédifiés en 1596 ; et la tombe de son fils, Pierre Moreau, premier écuyer du roi sous Louis XIV, se voyait dans la chapelle Saint-Nicolas.

Tant d’honorabilité fascinait M. Roque, fils d’un ancien domestique. Si la couronne comtale ne venait pas, il s’en consolerait sur autre chose ; car Frédéric pouvait parvenir à la députation quand M. Dambreuse serait élevé à la pairie, et alors l’aider dans ses affaires, lui obtenir des fournitures, des concessions. Le jeune homme lui plaisait, personnellement. Enfin il le voulait pour gendre, parce que, depuis longtemps, il s’était féru de cette idée, qui ne faisait que s’accroître.

Maintenant, il fréquentait l’église ; et il avait séduit Mme Moreau par l’espoir du titre, surtout. Elle s’était gardée cependant de faire une réponse décisive.

Donc, huit jours après, sans qu’aucun engagement eût été pris, Frédéric passait pour « le futur » de Mlle Louise ; et le père Roque, peu scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.



46. Le célèbre Algérien Bou-Maza. — Bou-Maza avait été un des plus redoutables adversaires de l’armée française en Algérie. Fait prisonnier par Saint-Arnaud en 1847, il fut traité avec beaucoup d’égards par le gouvernement de Louis-Philippe. On lui assigna Paris comme résidence avec une pension de 15,000 francs. Somptueusement installé avenue des Champs-Élysées, il fit bientôt figure de « personnalité bien parisienne ».

47. Edgar Quinet. — Edgar Quinet (1803-1875) avait été, en 1839, professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Lyon. En 1840, il avait fait une incursion dans la politique par sa brochure 1815-1840, qui eut un grand retentissement. En 1842, Quinet obtenait au Collège de France la chaire des langues et littératures de l’Europe méridionale. On discutait alors la question de la liberté de l’enseignement. Quinet publia en 1843, avec Michelet, un livre sur les Jésuites. Dans ses cours il attaquait violemment non seulement les jésuites, mais le catholicisme. Bientôt le Collège de France devint le théâtre de manifestations. En 1846 le Gouvernement retira à Quinet sa chaire de professeur.

48. Mickiewicz. — Adam Mickiewicz (1798-1855) occupait la chaire des langues et littératures slaves au Collège de France. Grand écrivain, il joua aussi un grand rôle comme patriote polonais. Il fut en relations avec Gœthe, Montalembert, La Mennais, Cousin, Quinet, Michelet. Ses principaux ouvrages sont : Grazyna, Dziady, Conrad Wallenrod, le Livre des pèlerins polonais, etc. Ses cours au Collège de France provoquèrent une véritable émotion. Le gouvernement de Louis-Philippe les suspendit. En 1848, Mickiewicz fonda un journal : la Tribune des peuples. Au moment de la guerre de Crimée, il espéra un contrecoup favorable à la Pologne et alla dans ce but en Turquie. Il mourut à Constantinople le 26 novembre 1855. Il fut enterré d’abord en France, au cimetière polonais de Montmorency, puis à Cracovie, dans le caveau des rois de Pologne.

49. Les affaires Drouillard et Bénier. — Drouillard était un banquier parisien qui fut condamné le 17 février 1847, par la cour d’assises de Maine-et-Loire, sous l’inculpation d’avoir employé une somme de 150,000 francs pour acheter des voix d’électeurs.

Bénier était directeur de la Manutention générale des vivres. Il avait été accusé de malversations par un chef de bureau nommé Tessier, mais l’affaire avait été étouffée. À la mort de Bénier (31 mai 1845) on découvrit dans sa caisse un déficit de 300,000 francs. Lanjuinais interpella le Gouvernement à ce sujet (5 juin 1846), et la Chambre des députés ordonna une enquête. Deux intendants militaires furent mis à la retraite.

50. Godefroy Cavaignac. — Godefroy Cavaignac (1801-1845) était le fils du conventionnel et le frère du général. Il prit part à la Révolution de 1830, fut un des fondateurs de la société des Amis du peuple et de celle des Droits de l’Homme. Il fut plusieurs fois poursuivi et acquitté. Le 6 avril 1831, devant la cour d’assises de la Seine, Godefroy Cavaignac avait fait entendre la première profession de foi républicaine depuis l’avènement de Louis-Philippe. « Nous ne conspirons pas, dit-il, nous nous tenons prêts. » Il fut acquitté.

Condamné à la suite des journées d’avril 1834, il s’évada de Sainte-Pélagie et vécut à l’étranger jusqu’à l’amnistie. Il fut l’un des principaux rédacteurs de la Réforme.

Godefroy Cavaignac est une des plus nobles figures du parti républicain.

Son désintéressement et son courage commandaient la sympathie et même l’admiration. Chez lui, le culte de la République se confondait de façon touchante avec le culte de son père, le conventionnel. Louis Blanc raconte que Godefroy Cavaignac lui disait une fois, parlant d’un chapitre de l’Histoire de dix ans : « Sais-tu ce qui, dans ce chapitre, m’a particulièrement touché ? C’est la note qui apprend au lecteur que le Cavaignac d’Afrique est mon frère. Mais pourquoi n’as-tu pas ajouté qu’il est le fils de cet autre Cavaignac ? »

« Il regarda le ciel, dit Louis Blanc, et ne put continuer, tant il était ému. »

51. Les Mystères de Paris. — Les Mystères de Paris, d’Eugène Sue, parus en feuilleton dans le Journal des Débats en 1842 et 1843, eurent un immense succès.

« L’auteur ne crut pas devoir se gêner avec ceux qui se montraient d’accueil si facile. Au contraire, on eût dit qu’il prenait un plaisir de gamin à voir jusqu’où il pourrait mener les honnêtes abonnés de la feuille ministérielle. Il se mit à les promener par les ruelles infâmes, les arrêta dans les bouges, les assit aux tapis francs, en société de prostituées et de forçats, leur parla argot, ne leur procurant d’autre diversion à ces vilaines odeurs que l’âcre parfum des scènes lubriques…

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« En somme, dans le monde même qui eût dû leur être le plus sévère, le succès des Mystères de Paris fut immense.

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« L’exemple, d’ailleurs, était donné de haut. Un matin, M. Duchâtel entrait précipitamment dans le cabinet de ses attachés, avec un air qui semblait annoncer un gros événement politique : « Eh bien, dit-il, vous savez ! La Louve est morte ! » La Louve était une des héroïnes des Mystères de Paris. Un autre ministre, le maréchal Soult, se mettait en colère quand le feuilleton manquait ; Eugène Sue, ayant été mis en prison pour négligence obstinée dans son service de garde national, menaçait de ne pas donner de « copie » tant qu’il serait sous les verrous ; le maréchal se hâta de lui faire ouvrir les portes. » (Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. VI, p. 74, 75 et 76.)

52. Thiers. — Thiers avait fait paraître son Histoire de la Révolution française de 1823 à 1827. La publication de l’Histoire du Consulat et de l’Empire commença en 1845.

53. Dulaure. — Dulaure (1755-1835). L’ouvrage, dont il est question ici, est sans doute Esquisses historiques de la Révolution.

54. Barante. — De Barante (1782-1866). Il est sans doute question ici de son Histoire des ducs de Bourgogne (12 vol., 1824-1826).

55. Les Girondins. — L’Histoire des Girondins, de Lamartine, parut du 20 mars au 12 juin 1847. Elle eut un succès prodigieux.

56. Société des Familles. — « Quelques républicains socialistes avaient organisé une société secrète qu’ils nommèrent d’abord Société des Familles, mais qui porta ensuite le titre de Société des Saisons, à partir de 1837. Leur doctrine était la suivante : « Le peuple et les travailleurs utiles, produisant tout, ont droit exclusif à tout. L’établissement de la République est moins un but qu’un moyen de faire passer les biens des possesseurs qui ne travaillent pas, aux travailleurs qui ne possèdent rien. » Cette société secrète, organisée d’une manière particulière, se composait d’un comité suprême, dont chaque membre, ayant la qualité d’agent révolutionnaire, dirigeait quatre groupes ou saisons, placées sous les ordres d’un chef nommé printemps. Une saison comprenait trois mois, commandés chacun par un chef, qui recevait le titre de juillet. Dans un mois il y avait quatre semaines ; enfin chaque semaine était formée de sept membres, dont un chef ; c’est-à-dire que le mois comptait 28 hommes, la saison 84 et le bataillon de chaque agent révolutionnaire 336 hommes. Les associés étaient étrangers les uns aux autres et les différents chefs n’avaient de rapports qu’avec leurs supérieurs immédiats. Chacun, en entrant dans la société, jurait de répondre au premier appel qui lui serait fait.

« Le comité suprême comprenait des hommes d’une grande énergie, tels que l’ouvrier typographe Martin Bernard, le jeune et riche créole Armand Barbès, et le conspirateur de profession Auguste Blanqui. » (Jules Trousset, Histoire d’un siècle, t. VIII, p. 215 et 216.)

57. Affaire de mai 1839. — L’émeute du 12 mai 1839 fut organisée par la Société des Saisons.

« Les affiliés, au nombre d’environ 600, furent convoqués pour le 12 mai 1839. Ils se réunirent par une belle journée de printemps, vers une heure, dans la rue Bourg-l’Abbé, fixée pour lieu de rendez-vous. La plupart d’entre eux ignoraient ce que l’on allait faire et ne savaient même pas le nom de leurs chefs. Tout à coup Blanqui, Barbès et Martin Bernard se firent connaître et crièrent : « Aux armes ! » Il y eut d’abord de l’hésitation ; nul n’avait d’armes ; où s’en procurer ? Sur un ordre de Martin Bernard, les plus résolus se jetèrent dans l’importante fabrique de l’armurier Lepage, et en quelques minutes, ceux qui voulurent participer à cette folle entreprise furent pourvus de fusils, de pistolets et de sabres. Sans perdre un instant, la troupe d’insurgés se divisa en deux colonnes. L’une, commandée par Martin Bernard et Blanqui, se dirigea vers la Préfecture par la place du Châtelet ; la seconde, énergiquement enlevée par Barbès, marcha vers le Palais de justice par le quai aux Fleurs. Il y avait, à la Conciergerie, un poste de municipaux comprenant une trentaine d’hommes. À la vue des insurgés en armes, le lieutenant Drouineau, chef du poste, s’avança pour savoir de quoi il s’agissait. « Bas les armes ou la mort ! lui cria l’un des assaillants. — Plutôt la mort ! » lui répondit le lieutenant. Un coup de feu lui répliqua, et il tomba mortellement blessé. Une décharge générale faite à brûle-pourpoint par les insurgés blessa une dizaine de municipaux ; les autres s’enfuirent en laissant le poste au pouvoir de Barbès.

« La bande continua sa route vers le Palais de justice, mais l’alarme était déjà donnée ; les portes étaient fermées et gardées ; les fenêtres garnies de soldats. Barbès, forcé de rétrograder, se replia sur la place du Châtelet, où il rallia l’autre colonne qui s’y était arrêtée sans rien entreprendre.

« Les deux colonnes, réunies en une seule, coururent à l’Hôtel de Ville où personne ne se doutait de rien. En peu d’instants, les insurgés s’emparèrent de l’Hôtel de Ville, du poste de la place Saint-Jean et de la mairie du IVe arrondissement, non sans tuer ou blesser quelques-uns des soldats qui essayèrent de résister.

« Quelques barricades furent construites ; mais déjà les troupes arrivaient de tous côtés ; deux brigades, commandées par Bugeaud, occupaient les boulevards, depuis la porte Saint-Denis jusqu’à la Bastille. D’autres soldats, sous les ordres du général Trezel, reprirent l’Hôtel de Ville et s’échelonnèrent le long de la rue Saint-Antoine. Les insurgés, refoulés dans les rues Beaubourg, Transnonain et Grenétat, s’y défendirent jusqu’à dix heures du soir. Enveloppés de tous côtés, et n’ayant pas réussi à soulever la population indifférente, ils se débandèrent. Barbès, atteint de plusieurs blessures, dont une assez grave à la tête, fut arrêté par les gardes municipaux dans la rue du Grand-Hurleur, chez un marchand de vin, où il était entré pour se faire panser.

« Le lendemain matin, les insurgés élevèrent une barricade dans la rue Saint-Denis ; quelques-uns se présentèrent en portant un cadavre devant l’École polytechnique, mais les élèves ne bougèrent pas ; la barricade fut enlevée, et à midi tout était terminé. Martin Bernard tomba, peu de temps après, entre les mains de la police. Quant à Blanqui, il échappa pendant six mois à toutes les recherches…

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« Elle (la Chambre des pairs) s’érigea ensuite en cour de justice pour juger les prisonniers faits pendant et après l’insurrection du 12 mai. Les débats commencèrent le 27 juin et se terminèrent le 12 juillet. Barbès, accusé d’avoir assassiné le lieutenant Drouineau, avec préméditation et guet-apens, repoussa énergiquement la responsabilité de ce meurtre. Il n’en fut pas moins condamné à la peine de mort ; Martin Bernard à la déportation ; Mialon aux travaux forcés à perpétuité pour avoir tué un brigadier de la garde municipale ; Delsade et Auster à quinze années de détention ; les autres, sauf quatre qui furent acquittés, à des peines variant de six années de détention à deux ans de prison.

« La condamnation de Barbès parut excessive, parce que l’accusation n’avait pu prouver qu’il fût le véritable assassin de l’officier Drouineau. Le jour même où fut prononcé le verdict, les écoles s’agitèrent et firent une manifestation en faveur d’une commutation de peine. Victor Hugo en appela à la clémence royale dans cette strophe éloquente où il fit une touchante allusion à la mort récente de la princesse Marie, décédée en janvier 1839, et à la naissance du comte de Paris :

Par votre ange envolée ainsi qu’une colombe,
Par ce royal enfant, doux et frêle roseau !
Grâce, encore une fois ! Grâce au nom de la tombe !
Grâce au nom du berceau !

« Mme Carl, sœur de Barbès, vint se jeter aux pieds de Louis-Philippe, qui lui promit une commutation. Ce fut en vain que les ministres voulurent le faire revenir sur sa parole : « J’ai promis à la sœur, dit-il, le frère ne peut mourir » ; et, plus humain que ses conseillers, il usa de son droit de grâce en commuant la peine de Barbès en celle de la prison perpétuelle. » (Jules Trousset, Histoire d’un siècle, t. VIII, p. 216, 217, 218, 219 et 220.)

58. Alibaud. — Alibaud (1810-1836) tira un coup de fusil sur Louis-Philippe au Pont-Royal, le 25 juin 1836. Il fut condamné à mort par la Chambre des pairs le 3 juillet, et exécuté le 11.

59. Rue Transnonain. — Le 13 avril 1834, à la nouvelle du soulèvement de Lyon, les républicains avaient organisé une émeute à Paris. Elle fut promptement réprimée, dès le matin du 14, par le général Bugeaud. « Un terrible massacre marqua la fin du soulèvement. Un officier, qu’on transportait blessé, ayant été atteint de nouveau d’un coup de feu tiré des fenêtres du numéro 12, rue Transnonain, ses soldats se ruèrent dans la maison et tuèrent tous les habitants, les femmes même et les enfants. » (Albert Malet, Histoire contemporaine, p. 334.)

Le sanglant souvenir de la rue Transnonain fut évoqué souvent par l’opposition républicaine sous le règne de Louis-Philippe.

60. M. Benoist. — Il s’agit sans doute de Benoist d’Azy, député légitimiste sous la Monarchie de Juillet, qui fut vice-président de l’Assemblée législative.

61. Le paupérisme. — «… Le premier résultat de ce développement industriel, dont notre siècle s’enorgueillissait, semblait être l’apparition d’un mal nouveau, d’une forme spéciale de paupérisme qu’on appelait précisément le paupérisme industriel : misère matérielle et morale, parfois plus hideuse que tout ce qu’on avait vu à des époques réputées moins prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à créer. » (Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. VI, p. 148.)

62. Ancien carbonaro. — Parmi les défenseurs de « l’ordre » sous la Monarchie de Juillet se trouvaient beaucoup d’anciens carbonari, qui avaient conspiré jadis sous la Restauration dans les Ventes de la Charbonnerie. Au début du règne, dans un procès politique, un des accusés déclara qu’il avait autrefois juré haine à la royauté sur le même poignard que l’ancien carbonaro Barthe, devenu conservateur et garde des sceaux de Louis-Philippe.

63. La pourriture de ces vieux l’exaspérait. — Guizot écrivait plus tard, en parlant de son parti : « Trop étroit de base, trop petit de taille, trop froid ou trop faible de cœur ; voulant sincèrement l’ordre dans la liberté, et n’acceptant ni les principes de l’ordre, ni les conséquences de la liberté ; plein de petites jalousies et de craintes ; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, les repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos. »

Le fils de Louis-Philippe, le duc d’Orléans, parlait avec mépris de ces bourgeois, « qui ne voyaient dans la France qu’une ferme ou une maison de commerce ».