L’Éducation sentimentale, éd. Conard, 1910/I/V
V
e lendemain, avant midi, il s’était acheté une boîte de couleurs, des pinceaux, un chevalet. Pellerin consentit à lui donner des leçons, et Frédéric l’emmena dans son logement pour voir si rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture.
Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant :
— C’est lui ! le voilà ! Sénécal !
Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses yeux gris ; et sa longue redingote noire, tout son costume sentait le pédagogue et l’ecclésiastique.
D’abord, on causa des choses du jour, entre autres du Stabat de Rossini ; Sénécal, interrogé, déclara qu’il n’allait jamais au théâtre. Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.
— Est-ce pour toi, tout cela ? dit le clerc.
— Mais sans doute !
— Tiens ! quelle idée !
Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. Il l’avait apporté lui-même, et lisait à voix basse des passages, tandis que Pellerin et Frédéric examinaient ensemble la palette, le couteau, les vessies ; puis ils vinrent à s’entretenir du dîner chez Arnoux.
— Le marchand de tableaux ? demanda Sénécal. Joli monsieur, vraiment !
— Pourquoi donc ? dit Pellerin.
Sénécal répliqua :
— Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques !
Et il se mit à parler d’une lithographie célèbre, représentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes : Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, les princesses brodaient, le duc de Nemours ceignait un sabre ; M. de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunes frères ; on apercevait, dans le fond, un lit à deux compartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille, avait fait les délices des bourgeois, mais l’affliction des patriotes. Pellerin, d’un ton vexé comme s’il en était l’auteur, répondit que toutes les opinions se valaient ; Sénécal protesta. L’Art devait exclusivement viser à la moralisation des masses ! Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses ; les autres étaient nuisibles.
— Mais ça dépend de l’exécution ? cria Pellerin. Je peux faire des chefs-d’œuvre !
— Tant pis pour vous, alors ! on n’a pas le droit…
— Comment ?
— Non ! monsieur, vous n’avez pas le droit de m’intéresser à des choses que je réprouve ! Qu’avons-nous besoin de laborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages ? Je ne vois pas là d’enseignement pour le peuple ! Montrez-nous ses misères, plutôt ! enthousiasmez-nous pour ses sacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent pas : la ferme, l’atelier…
Pellerin en balbutiait d’indignation, et, croyant avoir trouvé un argument :
— Molière, l’acceptez-vous ?
— Soit ! dit Sénécal. Je l’admire comme précurseur de la Révolution française.
— Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n’y a eu d’époque plus pitoyable !
— Pas de plus grande, monsieur !
Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face :
— Vous m’avez l’air d’un fameux garde national !
Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit :
— Je n’en suis pas ! et je la déteste autant que vous. Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules ! Ça fait le compte du Gouvernement, du reste ; il ne serait pas si fort sans la complicité d’un tas de farceurs comme celui-là.
Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de Sénécal l’exaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnoux était un véritable cœur d’or, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.
— Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait pas pour servir de modèle.
Frédéric devint blême.
— Il vous a donc fait bien du tort, monsieur ?
— À moi ? non ! Je l’ai vu, une fois, au café, avec un ami. Voilà tout.
Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement, par les réclames de l’Art industriel. Arnoux était, pour lui, le représentant d’un monde qu’il jugeait funeste à la démocratie. Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs aucun besoin, et étant d’une probité inflexible.
La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela bientôt son rendez-vous, le répétiteur ses élèves ; et, quand ils furent sortis, après un long silence, Deslauriers fit différentes questions sur Arnoux.
— Tu m’y présenteras plus tard, n’est-ce pas, mon vieux ?
— Certainement, dit Frédéric.
Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l’École de droit son inscription, acheté les livres indispensables ; et la vie qu’ils avaient tant rêvée commença.
Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers n’ayant parlé d’aucune convention pécuniaire, Frédéric n’en parla pas. Il subvenait à toutes les dépenses, rangeait l’armoire, s’occupait du ménage ; mais, s’il fallait donner une mercuriale au concierge, le clerc s’en chargeait, continuant, comme au collège, son rôle de protecteur et d’aîné.
Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à l’interrompre. C’étaient des épanchements sans fin, des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, à propos de la lampe qui filait ou d’un livre égaré, colères d’une minute, que des rires apaisaient.
La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de loin, dans leur lit.
Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse ; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l’air pur, qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis ; ils sentaient, en l’aspirant, un vaste espoir épandu.
Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble ; et, bras dessus bras dessous, ils s’en allaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d’eux. Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine. Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d’un jet d’eau, servi par des pages nègres ; et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises, qu’elles le désolaient comme s’il les avait perdues.
— À quoi bon causer de tout cela, disait-il, puisque jamais nous ne l’aurons !
— Qui sait ? reprenait Deslauriers.
Malgré ses opinions démocratiques, il l’engageait à s’introduire chez les Dambreuse. L’autre objectait ses tentatives.
— Bah ! retournes-y ! On t’invitera !
Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur qui leur apportait à dîner. Frédéric, n’ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus à Deslauriers ; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux.
Effectivement, il n’y mettait point de modération. Une vue de Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des trois murailles, des sujets équestres d’Alfred de Dreux çà et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de l’Art industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dans les angles, encombraient le logis d’une telle façon, qu’on avait peine à poser un livre, à remuer les coudes. Frédéric prétendait qu’il lui fallait tout cela pour sa peinture.
Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses, ayant coutume d’assister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient rendre compte ; et Frédéric passait des heures entièrement seul dans l’atelier. Le calme de cette grande pièce, où l’on n’entendait que le trottinement des souris, la lumière qui tombait du plafond, et jusqu’au ronflement du poêle, tout le plongeait d’abord dans une sorte de bien-être intellectuel. Puis ses yeux, abandonnant son ouvrage, se portaient sur les écaillures de la muraille, parmi les bibelots de l’étagère, le long des torses où la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours ; et, tel qu’un voyageur perdu au milieu d’un bois et que tous les chemins ramènent à la même place, continuellement il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de Mme Arnoux.
Il se fixait des jours pour aller chez elle ; arrivé au second étage, devant sa porte, il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient ; on ouvrait, et, à ces mots : « Madame est sortie », c’était une délivrance, et comme un fardeau de moins sur son cœur.
Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait trois dames avec elle ; une autre après-midi, le maître d’écriture de Mlle Marthe survint. D’ailleurs, les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites. Il n’y retourna plus, par discrétion.
Mais il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux dîners du jeudi, de se présenter à l’Art industriel, chaque mercredi, régulièrement ; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusqu’à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : « Êtes-vous libre, demain soir ? » Il acceptait avant que la phrase fût achevée. Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra l’art de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses conseils, aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue.
Il ne parlait guère pendant ces dîners ; il la contemplait. Elle avait à droite, contre la tempe, un petit grain de beauté ; ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme un peu humides sur les bords ; elle les flattait de temps à autre, avec deux doigts seulement. Il connaissait la forme de chacun de ses ongles ; il se délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie quand elle passait auprès des portes, il humait en cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des œuvres d’art, presque animées comme des personnes ; toutes lui prenaient le cœur et augmentaient sa passion.
Il n’avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde, afin de pouvoir causer d’elle.
Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fontaine, poussait un long bâillement. Frédéric s’asseyait au pied de son lit. D’abord il parlait du dîner, puis il racontait mille détails insignifiants, où il voyait des marques de mépris ou d’affection. Une fois, par exemple, elle avait refusé son bras, pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric se désolait.
— Ah ! quelle bêtise !
Ou bien elle l’avait appelé son « ami ».
— Vas-y gaiement, alors !
— Mais je n’ose pas, disait Frédéric.
— Eh bien, n’y pense plus ! Bonsoir.
Deslauriers se retournait vers la ruelle et s’endormait. Il ne comprenait rien à cet amour, qu’il regardait comme une dernière faiblesse d’adolescence ; et, son intimité ne lui suffisant plus, sans doute, il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine.
Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois rideaux d’algérienne étaient soigneusement tirés ; la lampe et quatre bougies brûlaient ; au milieu de la table, le pot à tabac, tout plein de pipes, s’étalait entre les bouteilles de bière, la théière, un flacon de rhum et des petits fours. On discutait sur l’immortalité de l’âme, on faisait des parallèles entre les professeurs.
Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habillé d’une redingote trop courte des poignets, et la contenance embarrassée. C’était le garçon qu’ils avaient réclamé au poste, l’année dernière.
N’ayant pu rendre à son maître le carton de dentelle perdu dans la bagarre, celui-ci l’avait accusé de vol, menacé des tribunaux ; maintenant, il était commis dans une maison de roulage. Hussonnet, le matin, l’avait rencontré au coin d’une rue ; et il l’amenait, car Dussardier, par reconnaissance, voulait voir « l’autre ».
Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein, et qu’il avait gardé religieusement avec l’espoir de le rendre. Les jeunes gens l’invitèrent à revenir. Il n’y manqua pas.
Tous sympathisaient. D’abord, leur haine du Gouvernement avait la hauteur d’un dogme indiscutable. Martinon seul tâchait de défendre Louis-Philippe. On l’accablait sous les lieux communs traînant dans les journaux : l’embastillement de Paris17, les lois de septembre18, Pritchard, lord Guizot19, si bien que Martinon se taisait, craignant d’offenser quelqu’un. En sept ans de collège, il n’avait pas mérité de pensum, et, à l’École de droit, il savait plaire aux professeurs. Il portait ordinairement une grosse redingote couleur mastic avec des claques en caoutchouc ; mais il apparut un soir dans une toilette de marié : gilet de velours à châle, cravate blanche, chaîne d’or.
L’étonnement redoubla quand on sut qu’il sortait de chez M. Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse venait d’acheter au père Martinon une partie de bois considérable ; le bonhomme lui ayant présenté son fils, il les avait invités à dîner tous les deux.
— Y avait-il beaucoup de truffes, demanda Deslauriers, et as-tu pris la taille à son épouse, entre deux portes, sicut decet ?
Alors, la conversation s’engagea sur les femmes. Pellerin n’admettait pas qu’il y eût de belles femmes (il préférait les tigres) ; d’ailleurs, la femelle de l’homme était une créature inférieure dans la hiérarchie esthétique :
— Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade comme idée ; je veux dire les seins, les cheveux…
— Cependant, objecta Frédéric, de longs cheveux noirs, avec de grands yeux noirs…
— Oh ! connu ! s’écria Hussonnet. Assez d’Andalouses sur la pelouse ! des choses antiques ? serviteur ! Car enfin, voyons, pas de blagues ! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo ! Soyons Gaulois, nom d’un petit bonhomme ! et Régence si nous pouvons !
Il faut passer de la brune à la blonde ! — Est-ce votre avis, père Dussardier ?
Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître ses goûts.
— Eh bien, fit-il en rougissant, moi, je voudrais aimer la même, toujours !
Cela fut dit d’une telle façon, qu’il y eut un moment de silence, les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme.
Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière, et déclara dogmatiquement que, la prostitution étant une tyrannie et le mariage une immoralité, il valait mieux s’abstenir. Deslauriers prenait les femmes comme une distraction, rien de plus. M. de Cisy avait à leur endroit toute espèce de crainte.
Élevé sous les yeux d’une grand’mère dévote, il trouvait la compagnie de ces jeunes gens alléchante comme un mauvais lieu et instructive comme une Sorbonne. On ne lui ménageait pas les leçons ; et il se montrait plein de zèle, jusqu’à vouloir fumer, en dépit des maux de cœur qui le tourmentaient chaque fois, régulièrement. Frédéric l’entourait de soins. Il admirait la nuance de ses cravates, la fourrure de son paletot et surtout ses bottes, minces comme des gants et qui semblaient insolentes de netteté et de délicatesse ; sa voiture l’attendait en bas dans la rue.
Un soir qu’il venait de partir, et que la neige tombait, Sénécal se mit à plaindre son cocher. Puis il déclama contre les gants jaunes, le Jockey-Club. Il faisait plus de cas d’un ouvrier que de ces messieurs.
— Moi, je travaille, au moins ! je suis pauvre !
— Cela se voit, dit à la fin Frédéric, impatienté.
Le répétiteur lui garda rancune pour cette parole.
Mais Regimbart ayant dit qu’il connaissait un peu Sénécal, Frédéric, voulant faire une politesse à l’ami d’Arnoux, le pria de venir aux réunions du samedi, et la rencontre fut agréable aux deux patriotes.
Ils différaient cependant.
Sénécal — qui avait un crâne en pointe — ne considérait que les systèmes. Regimbart, au contraire, ne voyait dans les faits que les faits. Ce qui l’inquiétait principalement, c’était la frontière du Rhin20. Il prétendait se connaître en artillerie, et se faisait habiller par le tailleur de l’École polytechnique.
Le premier jour, quand on lui offrit des gâteaux, il leva les épaules dédaigneusement, en disant que cela convenait aux femmes ; et il ne parut guère plus gracieux les fois suivantes. Du moment que les idées atteignaient une certaine hauteur, il murmurait : « Oh ! pas d’utopies, pas de rêves ! » En fait d’art (bien qu’il fréquentât les ateliers, où quelquefois il donnait, par complaisance, une leçon d’escrime), ses opinions n’étaient point transcendantes. Il comparait le style de M. Marrast à celui de Voltaire21 et Mlle Vatnaz à Mme de Staël, à cause d’une ode sur la Pologne, « où il y avait du cœur ». Enfin, Regimbart assommait tout le monde et particulièrement Deslauriers, car le Citoyen était un familier d’Arnoux. Or, le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connaissances profitables. « Quand donc m’y mèneras-tu ? » disait-il. Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage ; puis, ce n’était pas la peine, les dîners allaient finir.
S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l’eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusqu’à venir au bureau de l’Art industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d’elle. Il admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l’aurait gêné mille fois plus. Le clerc s’apercevait qu’il ne voulait pas tenir sa promesse, et le silence de Frédéric lui semblait une aggravation d’injure.
Il aurait voulu le conduire absolument, le voir se développer d’après l’idéal de leur jeunesse ; et sa fainéantise le révoltait, comme une désobéissance et comme une trahison. D’ailleurs Frédéric, plein de l’idée de Mme Arnoux, parlait de son mari souvent ; et Deslauriers commença une intolérable scie, consistant à répéter son nom cent fois par jour, à la fin de chaque phrase, comme un tic d’idiot. Quand on frappait à sa porte, il répondait : « Entrez, Arnoux ! » Au restaurant, il demandait un fromage de Brie « à l’instar d’Arnoux » ; et, la nuit, feignant d’avoir un cauchemar, il réveillait son compagnon en hurlant : « Arnoux ! Arnoux ! » Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui dit d’une voix lamentable :
— Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux !
— Jamais ! répondit le clerc.
Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou glacée !
L’image de l’Arnoux…
— Tais-toi donc ! s’écria Frédéric en levant le poing.
Il reprit doucement :
— C’est un sujet qui m’est pénible, tu sais bien.
— Oh ! pardon, mon bonhomme, répliqua Deslauriers en s’inclinant très bas, on respectera désormais les nerfs de Mademoiselle ! Pardon encore une fois. Mille excuses !
Ainsi fut terminée la plaisanterie.
Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit :
— Eh bien, je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux !
— Où donc ?
— Au Palais, avec Balandard, avoué ; une femme brune, n’est-ce pas, de taille moyenne ?
Frédéric fit un signe d’assentiment. Il attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot d’admiration, il se serait épanché largement, était tout prêt à le chérir ; l’autre se taisait toujours ; enfin, n’y tenant plus, il lui demanda d’un air indifférent ce qu’il pensait d’elle.
Deslauriers la trouvait « pas mal, sans avoir pourtant rien d’extraordinaire ».
— Ah ! tu trouves, dit Frédéric.
Arriva le mois d’août, époque de son deuxième examen. D’après l’opinion courante, quinze jours devaient suffire pour en préparer les matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala d’emblée les quatre premiers livres du Code de procédure, les trois premiers du Code pénal, plusieurs morceaux d’instruction criminelle et une partie du Code civil, avec les annotations de M. Poncelet. La veille, Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusqu’au matin ; et, pour mettre à profit le dernier quart d’heure, il continua à l’interroger sur le trottoir, tout en marchant.
Comme plusieurs examens se passaient simultanément, il y avait beaucoup de monde dans la cour, entre autres Hussonnet et Cisy ; on ne manquait pas de venir à ces épreuves quand il s’agissait des camarades. Frédéric endossa la robe noire traditionnelle ; puis il entra, suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce, éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes, le long des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée d’un tapis vert. Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs en robe rouge, tous portant des chausses d’hermine sur l’épaule, avec des toques à galons d’or sur le chef.
Frédéric se trouvait l’avant-dernier dans la série, position mauvaise. À la première question sur la différence entre une convention et un contrat, il définit l’une pour l’autre ; et le professeur, un brave homme, lui dit :
— Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous !
Puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe que tout n’était pas encore perdu ; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. Mais, après la troisième, relative au testament mystique, l’examinateur étant resté impassible tout le temps, son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les haussements d’épaules. Enfin, le moment arriva où il fallut répondre sur la Procédure ! Il s’agissait de la tierce opposition. Le professeur, choqué d’avoir entendu des théories contraires aux siennes, lui demanda d’un ton brutal :
— Et vous, monsieur, est-ce votre avis ? Comment conciliez-vous le principe de l’article 1351 du Code civil avec cette voie d’attaque extraordinaire ?
Frédéric se sentait un grand mal de tête pour avoir passé la nuit sans dormir. Un rayon de soleil, entrant par l’intervalle d’une jalousie, le frappait au visage. Debout derrière la chaise, il se dandinait et tirait sa moustache.
— J’attends toujours votre réponse ! reprit l’homme à la toque d’or.
Et, comme le geste de Frédéric l’agaçait sans doute :
— Ce n’est pas dans votre barbe que vous la trouverez !
Ce sarcasme causa un rire dans l’auditoire ; le professeur, flatté, s’amadoua. Il lui fit deux questions encore sur l’ajournement et sur l’affaire sommaire, puis baissa la tête en signe d’approbation ; l’acte public était fini. Frédéric rentra dans le vestibule.
Pendant que l’huissier le dépouillait de sa robe, pour la repasser à un autre immédiatement, ses amis l’entourèrent en achevant de l’ahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de l’examen. On le proclama bientôt d’une voix sonore, à l’entrée de la salle : « Le troisième était… ajourné ! »
— Emballé ! dit Hussonnet, allons-nous-en !
Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent Martinon, rouge, ému, avec un sourire dans les yeux et l’auréole du triomphe sur le front. Il venait de subir sans encombre son dernier examen. Restait seulement la thèse. Avant quinze jours, il serait licencié. Sa famille connaissait un ministre, « une belle carrière » s’ouvrait devant lui.
— Celui-là t’enfonce tout de même, dit Deslauriers.
Rien n’est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l’on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu’il s’en moquait. Ses prétentions étaient plus hautes ; et, comme Hussonnet faisait mine de s’en aller, il le prit à l’écart pour lui dire :
— Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu !
Le secret était facile, puisque Arnoux, le lendemain, partait en voyage pour l’Allemagne.
Le soir, en rentrant, le clerc trouva son ami singulièrement changé : il pirouettait, sifflait ; et, l’autre s’étonnant de cette humeur, Frédéric déclara qu’il n’irait pas chez sa mère ; il emploierait ses vacances à travailler.
À la nouvelle du départ d’Arnoux, une joie l’avait saisi. Il pouvait se présenter là-bas, tout à son aise, sans crainte d’être interrompu dans ses visites. La conviction d’une sécurité absolue lui donnerait du courage. Enfin il ne serait pas éloigné, ne serait pas séparé d’elle ! Quelque chose de plus fort qu’une chaîne de fer l’attachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester.
Des obstacles s’y opposaient. Il les franchit en écrivant à sa mère ; il confessait d’abord son échec, occasionné par des changements faits dans le programme, un hasard, une injustice ; d’ailleurs, tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de novembre. Or, n’ayant pas de temps à perdre, il n’irait point à la maison cette année ; et il demandait, outre l’argent d’un trimestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles ; le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations d’amour filial.
Mme Moreau, qui l’attendait le lendemain, fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit « de venir tout de même ». Frédéric ne céda pas. Une brouille s’ensuivit. À la fin de la semaine, néanmoins, il reçut l’argent du trimestre avec la somme destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon gris perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d’or.
Quand tout cela fut en sa possession :
« C’est peut-être une idée de coiffeur que j’ai eue ? » songea-t-il.
Et une grande hésitation le prit.
Pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois dans l’air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité l’ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul.
Il monta vivement l’escalier, tira le cordon de la sonnette ; elle ne sonna pas ; il se sentait près de défaillir.
Puis il ébranla, d’un coup furieux, le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, s’apaisa par degrés ; et l’on n’entendait plus rien. Frédéric eut peur.
Il colla son oreille contre la porte ; pas un souffle ! Il mit son œil au trou de la serrure, et il n’apercevait dans l’antichambre que deux pointes de roseau, sur la muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin, il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup léger. La porte s’ouvrit ; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l’air maussade, Arnoux lui-même parut.
— Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez !
Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et, d’un ton brusque :
— Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
— Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
— Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers !
Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
— Est-ce que je ne pourrai pas la voir ?
Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
Il n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.
— Chartres ! Cela vous étonne ?
— Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde !
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui s’était fait une cigarette, tournait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs, l’étagère, le parquet ; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.
Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans l’antichambre ; Arnoux le prit ; et, se haussant sur la pointe des pieds, il l’enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de main :
— Avertissez le concierge, s’il vous plaît, que je n’y suis pas !
Et il referma la porte sur son dos, violemment.
Frédéric descendit l’escalier marche à marche. L’insuccès de cette première tentative le décourageait sur le hasard des autres. Alors commencèrent trois mois d’ennui. Comme il n’avait aucun travail, son désœuvrement renforçait sa tristesse.
Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres, noircis de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré contre le bord, où des gamins quelquefois s’amusaient, dans la vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux, délaissant à gauche le pont de pierre de Notre-Dame et trois ponts suspendus, se dirigeaient toujours vers le quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls du port de Montereau. La tour Saint-Jacques, l’hôtel de ville, Saint-Gervais, Saint-Louis, Saint-Paul se levaient en face, parmi les toits confondus, et le génie de la colonne de Juillet resplendissait à l’orient comme une large étoile d’or, tandis qu’à l’autre extrémité le dôme des Tuileries arrondissait, sur le ciel, sa lourde masse bleue. C’était par derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de Mme Arnoux.
Il rentrait dans sa chambre ; puis, couché sur son divan, s’abandonnait à une méditation désordonnée : plans d’ouvrage, projets de conduite, élancements vers l’avenir. Enfin, pour se débarrasser de lui-même, il sortait.
Il remontait, au hasard, le quartier latin, si tumultueux d’habitude, mais désert à cette époque, car les étudiants étaient partis dans leurs familles. Les grands murs des collèges, comme allongés par le silence, avaient un aspect plus morne encore ; on entendait toutes sortes de bruits paisibles, des battements d’ailes dans des cages, le ronflement d’un tour, le marteau d’un savetier ; et les marchands d’habits, au milieu des rues, interrogeaient de l’œil chaque fenêtre, inutilement. Au fond des cafés solitaires, la dame du comptoir bâillait entre ses carafons remplis ; les journaux demeuraient en ordre sur la table des cabinets de lecture ; dans l’atelier des repasseuses, des linges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède. De temps à autre, il s’arrêtait à l’étalage d’un bouquiniste ; un omnibus, qui descendait en frôlant le trottoir, le faisait se retourner ; et, parvenu devant le Luxembourg, il n’allait pas plus loin.
Quelquefois, l’espoir d’une distraction l’attirait vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures d’ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient, et la foule l’étourdissait, le dimanche surtout, quand, depuis la Bastille jusqu’à la Madeleine, c’était un immense flot ondulant sur l’asphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur continue ; il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder.
Il allait tous les jours à l’Art industriel ; et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s’informait de sa mère très longuement. La réponse d’Arnoux ne variait pas : « le mieux se continuait », sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait d’inquiétude, si bien qu’Arnoux, attendri par tant d’affection, l’emmena cinq ou six fois dîner au restaurant.
Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de peinture n’était pas fort spirituel. Arnoux pouvait s’apercevoir de ce refroidissement ; et puis c’était l’occasion de lui rendre, un peu, ses politesses.
Voulant donc faire les choses très bien, il vendit à un brocanteur tous ses habits neufs, moyennant la somme de quatre-vingts francs ; et, l’ayant grossie de cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux le prendre pour dîner. Regimbart s’y trouvait. Ils s’en allèrent aux Trois-Frères-Provençaux.
Le Citoyen commença par retirer sa redingote, et, sûr de la déférence des deux autres, écrivit la carte. Mais il eut beau se transporter dans la cuisine pour parler lui-même au chef, descendre à la cave dont il connaissait tous les coins, et faire monter le maître de l’établissement, auquel il « donna un savon », il ne fut content ni des mets, ni des vins, ni du service ! À chaque plat nouveau, à chaque bouteille différente, dès la première bouchée, la première gorgée, il laissait tomber sa fourchette, ou repoussait au loin son verre ; puis s’accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras, il s’écriait qu’on ne pouvait plus dîner à Paris ! Enfin, ne sachant qu’imaginer pour sa bouche, Regimbart se commanda des haricots à l’huile, « tout bonnement », lesquels, bien qu’à moitié réussis, l’apaisèrent un peu. Puis il eut, avec le garçon, un dialogue, roulant sur les anciens garçons des Provençaux : « Qu’était devenu Antoine ? Et un nommé Eugène ? Et Théodore, le petit, qui servait toujours en bas ? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement distinguée, et des têtes de Bourgogne comme on n’en reverra plus ! »
Ensuite, il fut question de la valeur des terrains dans la banlieue, une spéculation d’Arnoux, infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts, puisqu’il ne voulait vendre à aucun prix. Regimbart lui découvrirait quelqu’un ; et ces deux messieurs firent, avec un crayon, des calculs jusqu’à la fin du dessert.
On s’en alla prendre le café, passage du Saumon, dans un estaminet, à l’entresol. Frédéric assista, sur ses jambes, à d’interminables parties de billard, abreuvées d’innombrables chopes ; et il resta là, jusqu’à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l’espérance confuse d’un événement quelconque favorable à son amour.
Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :
— Ma femme est revenue hier, vous savez !
Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.
Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.
— Mais non ! Qui vous l’a dit ?
— Arnoux !
Elle fit un « ah » léger, puis ajouta qu’elle avait eu d’abord, des craintes sérieuses, maintenant disparues.
Elle se tenait près du feu, dans la bergère de tapisserie. Il était sur le canapé, avec son chapeau entre ses genoux ; et l’entretien fut pénible, elle l’abandonnait à chaque minute ; il ne trouvait pas de joint pour y introduire ses sentiments. Mais, comme il se plaignait d’étudier la chicane, elle répliqua : « Oui…, je conçois…, les affaires… ! » en baissant la figure, absorbée tout à coup par des réflexions.
Il avait soif de les connaître, et même ne songeait pas à autre chose. Le crépuscule amassait de l’ombre autour d’eux.
Elle se leva, ayant une course à faire, puis reparut avec une capote de velours, et une mante noire, bordée de petit-gris. Il osa offrir de l’accompagner.
On n’y voyait plus ; le temps était froid, et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l’air. Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras ; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu’il aurait voulu couvrir de baisers, s’appuyait sur sa manche. À cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu ; il lui semblait qu’ils étaient tous les deux comme bercés par le vent, au milieu d’un nuage.
L’éclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans la réalité. L’occasion était bonne, le temps pressait. Il se donna jusqu’à la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s’arrêta net, en lui disant :
— Nous y sommes, je vous remercie ! À jeudi, n’est-ce pas, comme d’habitude ?
Les dîners recommencèrent ; et plus il fréquentait Mme Arnoux, plus ses langueurs augmentaient.
La contemplation de cette femme l’énervait, comme l’usage d’un parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament, et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d’exister.
Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes violents. Il regardait, le long des boutiques, les cachemires, les dentelles et les pendeloques de pierreries, en les imaginant drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. À l’éventaire des marchandes, les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle les choisît en passant ; dans la montre des cordonniers, les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison ; les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville, avec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autour d’elle.
Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d’un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d’autruche, dans une robe de brocart. D’autres fois, il la rêvait en pantalon de soie jaune, sur les coussins d’un harem ; et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique, l’allure d’une phrase, un contour l’amenaient à sa pensée d’une façon brusque et insensible.
Quant à essayer d’en faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine.
Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front ; Lovarias fit de même, en disant :
— Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège des amis ?
Frédéric balbutia :
— Il me semble que nous sommes tous des amis ?
— Pas tous des vieux ! reprit-elle.
C’était le repousser d’avance, indirectement.
Que faire, d’ailleurs ? Lui dire qu’il l’aimait ? Elle l’éconduirait sans doute ; ou bien, s’indignant, le chasserait de sa maison ! Or il préférait toutes les douleurs à l’horrible chance de ne plus la voir.
Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l’intéresser.
Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.
Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée ; et, incapable d’action, maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente l’étouffait. Il restait pendant des heures immobile, ou bien il éclatait en larmes ; et, un jour qu’il n’avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit :
— Mais, saprelotte ! qu’est-ce que tu as ?
Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un homme comme lui se laisser abattre, quelle sottise ! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c’est perdre son temps.
— Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande l’ancien. Garçon, toujours du même ! Il me plaisait ! Voyons, fume une pipe, animal ! Secoue-toi un peu, tu me désoles !
— C’est vrai, dit Frédéric, je suis fou !
Le Clerc reprit :
— Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui t’afflige ! Le petit cœur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue, quatre de trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je t’en fasse connaître, des femmes ? Tu n’as qu’à venir à l’Alhambra.
C’était un bal public ouvert récemment au haut des Champs-Élysées, et qui se ruina dès la seconde saison, par un luxe prématuré dans ce genre d’établissements.
— On s’y amuse à ce qu’il paraît. Allons-y ! Tu prendras tes amis si tu veux ; je te passe même Regimbart !
Frédéric n’invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l’Alhambra.
Deux galeries moresques s’étendaient à droite et à gauche, parallèlement. Le mur d’une maison, en face, occupait tout le fond, et le quatrième côté (celui du restaurant) figurait un cloître gothique à vitraux de couleurs. Une sorte de toiture chinoise abritait l’estrade où jouaient les musiciens ; le sol autour était couvert d’asphalte, et des lanternes vénitiennes accrochées à des poteaux formaient, de loin, sur les quadrilles une couronne de feux multicolores. Un piédestal, çà et là, supportait une cuvette de pierre, d’où s’élevait un mince filet d’eau. On apercevait dans les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou Cupidons tout gluants de peinture à l’huile ; et les allées nombreuses, garnies d’un sable très jaune soigneusement ratissé, faisaient paraître le jardin beaucoup plus vaste qu’il ne l’était.
Des étudiants promenaient leurs maîtresses ; des commis en nouveautés se pavanaient une canne entre les doigts ; des collégiens fumaient des régalias ; de vieux célibataires caressaient avec un peigne leur barbe teinte ; il y avait des Anglais, des Russes, des gens de l’Amérique du Sud, trois Orientaux en tarbouch. Des lorettes, des grisettes et des filles étaient venues là, espérant trouver un protecteur, un amoureux, une pièce d’or, ou simplement pour le plaisir de la danse ; et leurs robes à tunique vert d’eau, bleu cerise, ou violette, passaient, s’agitaient entre les ébéniers et les lilas. Presque tous les hommes portaient des étoffes à carreaux, quelques-uns des pantalons blancs, malgré la fraîcheur du soir. On allumait les becs de gaz.
Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et les petits théâtres, connaissait beaucoup de femmes ; il leur envoyait des baisers par le bout des doigts, et, de temps à autre, quittant ses amis, allait causer avec elles.
Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il aborda cyniquement une grande blonde, vêtue de nankin. Après l’avoir considéré d’un air maussade, elle dit : « Non ! pas de confiance, mon bonhomme ! » et tourna les talons.
Il recommença près d’une grosse brune, qui était folle sans doute, car elle bondit dès le premier mot, en le menaçant, s’il continuait, d’appeler les sergents de ville. Deslauriers s’efforça de rire ; puis, découvrant une petite femme assise à l’écart sous un réverbère, il lui proposa une contredanse.
Les musiciens, juchés sur l’estrade, dans des postures de singe, raclaient et soufflaient, impétueusement. Le chef d’orchestre, debout, battait la mesure d’une façon automatique. On était tassé, on s’amusait ; les brides dénouées des chapeaux effleuraient les cravates, les bottes s’enfonçaient sous les jupons ; tout cela sautait en cadence ; Deslauriers pressait contre lui la petite femme, et, gagné par le délire du cancan, se démenait au milieu des quadrilles comme une grande marionnette. Cisy et Dussardier continuaient leur promenade ; le jeune aristocrate lorgnait les filles, et, malgré les exhortations du commis, n’osait leur parler, s’imaginant qu’il y avait toujours chez ces femmes-là « un homme caché dans l’armoire avec un pistolet, et qui en sort pour vous faire souscrire des lettres de change ».
Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansait plus ; et tous se demandaient comment finir la soirée, quand Hussonnet s’écria :
— Tiens ! la marquise d’Amaëgui !
C’était une femme pâle, à nez retroussé, avec des mitaines jusqu’aux coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le long de ses joues, comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit :
— Nous devrions organiser une petite fête chez toi, un raout oriental ? Tâche d’herboriser quelques-unes de tes amies pour ces chevaliers français ? Eh bien, qu’est-ce qui te gêne ? Attendrais-tu ton hidalgo ?
L’Andalouse baissait la tête ; sachant les habitudes peu luxueuses de son ami, elle avait peur d’en être pour ses rafraîchissements. Enfin au mot d’argent lâché par elle, Cisy proposa cinq napoléons, toute sa bourse ; la chose fut décidée. Mais Frédéric n’était plus là.
Il avait cru reconnaître la voix d’Arnoux, avait aperçu un chapeau de femme, et il s’était enfoncé bien vite dans le bosquet à côté.
Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.
— Excusez-moi ! je vous dérange ?
— Pas le moins du monde ! reprit le marchand.
Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit qu’il était accouru à l’Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d’une affaire urgente ; et sans doute Arnoux n’était pas complètement rassuré, car il lui dit d’un air inquiet :
— Vous êtes bien sûre ?
— Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quel homme !
Et elle lui faisait la moue, en avançant ses grosses lèvres, presque sanguinolentes à force d’être rouges. Mais elle avait d’admirables yeux fauves avec des points d’or dans les prunelles, tout pleins d’esprit, d’amour et de sensualité. Ils éclairaient, comme des lampes, le teint un peu jaune de sa figure maigre. Arnoux semblait jouir de ses rebuffades. Il se pencha de son côté en lui disant :
— Vous êtes gentille, embrassez-moi !
Elle le prit par les deux oreilles, et le baisa sur le front.
À ce moment, les danses s’arrêtèrent ; et, à la place du chef d’orchestre, parut un beau jeune homme, trop gras et d’une blancheur de cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à la manière du Christ, un gilet de velours azur à grandes palmes d’or, l’air orgueilleux comme un paon, bête comme un dindon ; et quand il eut salué le public, il entama une chansonnette. C’était un villageois narrant lui-même son voyage dans la capitale ; l’artiste parlait bas-normand, faisait l’homme soûl ; le refrain :
Dans ce gueusard de Paris !
Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que chantait l’homme en haillons, entre les tambours du bateau. Ses yeux s’attachaient involontairement sur le bas de la robe étalée devant lui. Après chaque couplet, il y avait une longue pause, et le souffle du vent dans les arbres ressemblait au bruit des ondes.
Mlle Vatnaz, en écartant d’une main les branches d’un troène qui lui masquait la vue de l’estrade, contemplait le chanteur, fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans une joie sérieuse.
— Très bien ! dit Arnoux. Je comprends pourquoi vous êtes ce soir à l’Alhambra ! Delmas vous plaît, ma chère.
Elle ne voulut rien avouer.
— Ah ! quelle pudeur !
Et, montrant Frédéric :
— Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçon plus discret !
Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie.
Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier. Elle se leva bientôt, et, lui tendant la main :
— Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ?
— Comment la connaissez-vous ? demanda Frédéric.
— Nous avons été dans la même maison ! reprit-il.
Cisy le tirait par la manche, ils sortirent ; et, à peine disparu, Mlle Vatnaz commença l’éloge de son caractère. Elle ajouta même qu’il avait le génie du cœur.
Puis on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime, avoir des succès au théâtre ; et il s’ensuivit une discussion, où l’on mêla Shakespeare, la censure, le style, le peuple, les recettes de la Porte-Saint-Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan. Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres ; les jeunes gens se penchaient pour l’écouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de la musique ; et, sitôt le quadrille ou la polka terminés, tous s’abattaient sur les tables, appelaient le garçon, riaient ; les bouteilles de bière et de limonade gazeuse détonaient dans les feuillages, des femmes criaient comme des poules, quelquefois, deux messieurs voulaient se battre ; un voleur fut arrêté.
Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriant, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes avec les basques des habits ; les trombones rugissaient plus fort ; le rythme s’accélérait ; derrière le cloître moyen âge, on entendit des crépitations, des pétards éclatèrent ; des soleils se mirent à tourner ; la lueur des feux de Bengale, couleur d’émeraude, éclaira pendant une minute tout le jardin ; et, à la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir.
Elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans l’air. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il accompagnait une femme d’une cinquantaine d’années, laide, magnifiquement vêtue, et d’un rang social problématique.
— Ce gaillard-là, dit Deslauriers, est moins simple qu’on ne suppose. Mais où est donc Cisy ?
Dussardier leur montra l’estaminet, où ils aperçurent le fils des preux, devant un bol de punch, en compagnie d’un chapeau rose.
Hussonnet, qui s’était absenté depuis cinq minutes, reparut au même moment.
Une jeune fille s’appuyait sur son bras, en l’appelant tout haut « mon petit chat ».
— Mais non ! lui disait-il. Non ! pas en public ! Appelle-moi vicomte, plutôt ! Ça vous donne un genre cavalier, Louis XIII et bottes molles, qui me plaît ! Oui, mes bons, une ancienne ! N’est-ce pas qu’elle est gentille ?
Il lui prenait le menton.
— Salue ces messieurs ! ce sont tous des fils de pairs de France ! je les fréquente pour qu’ils me nomment ambassadeur !
— Comme vous êtes fou ! soupira Mlle Vatnaz.
Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à sa porte.
Arnoux les regarda s’éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :
— Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ?
Frédéric, devenu blême, jura qu’il ne cachait rien.
— C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresse, reprit Arnoux.
Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu’effectivement, il n’avait pas de maîtresse.
Le marchand l’en blâma.
— Ce soir, l’occasion était bonne ! Pourquoi n’avez-vous pas fait comme les autres, qui s’en vont tous avec une femme ?
— Eh bien, et vous ? dit Frédéric, impatienté d’une telle persistance.
— Ah ! moi ! mon petit c’est différent ! Je m’en retourne auprès de la mienne !
Il appela un cabriolet, et disparut.
Les deux amis s’en allèrent à pied. Un vent d’est soufflait. Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre. Deslauriers regrettait de n’avoir pas brillé devant le directeur d’un journal, et Frédéric s’enfonçait dans sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue lui avait paru stupide.
— À qui la faute ? Si tu ne nous avais pas lâchés pour ton Arnoux !
— Bah ! tout ce que j’aurais pu faire eût été complètement inutile !
Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait pour obtenir les choses, de les désirer fortement.
— Cependant, toi-même, tout à l’heure…
— Je m’en moquais bien ! fit Deslauriers, arrêtant net l’allusion. Est-ce que je vais m’empêtrer de femmes !
Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises ; bref, elles lui déplaisaient.
— Ne pose donc pas ! dit Frédéric.
Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :
— Veux-tu parier cent francs que je fais la première qui passe ?
— Oui ! accepté !
La première qui passa était une mendiante hideuse ; et ils désespéraient du hasard, lorsqu’au milieu de la rue de Rivoli, ils aperçurent une grande fille, portant à la main un petit carton.
Deslauriers l’accosta sous les arcades. Elle inclina brusquement du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la Place du Carrousel ; elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près d’elle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre qu’il les gênerait, et n’avait qu’à suivre son exemple.
— Combien as-tu encore ?
— Deux pièces de cent sous.
— C’est assez ! bonsoir !
Frédéric fut saisi par l’étonnement que l’on éprouve à voir une farce réussir : « Il se moque de moi, pensa-t-il. Si je remontais ? » Deslauriers croirait, peut-être, qu’il lui enviait cet amour ? Comme si je n’en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort ! » Une espèce de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.
Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement. Cependant, il restait les yeux collés sur la façade, comme s’il avait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant, sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l’oreiller, les lèvres entre-closes, la tête sur un bras.
Celle d’Arnoux lui apparut. Il s’éloigna, pour fuir cette vision.
Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ; il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les rues.
Quand un piéton s’avançait, il tâchait de distinguer son visage. De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes, décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un homme surgissait, dans l’ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en de certains endroits, secouait le tuyau de tôle d’une cheminée ; des sons lointains s’élevaient, se mêlant au bourdonnement de sa tête, et il croyait entendre, dans les airs, la vague ritournelle des contredanses. Le mouvement de sa marche entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde.
Alors, il se ressouvint de ce soir de l’autre hiver, où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s’arrêter, tant son cœur battait vite sous l’étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant !
Des nues sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut ; ses dents claquaient ; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n’en pas finir ? Rien qu’un mouvement à faire ! Le poids de son front l’entraînait, il voyait son cadavre flottant sur l’eau ; Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude qu’il n’essaya pas de le franchir.
Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards et s’affaissa sur un banc. Des agents de police le réveillèrent, convaincus qu’il « avait fait la noce ».
Il se remit à marcher. Mais comme il se sentait grand’faim, et que tous les restaurants étaient fermés, il alla souper dans un cabaret des Halles. Après quoi, jugeant qu’il était encore trop tôt, il flâna aux alentours de l’Hôtel de Ville, jusqu’à huit heures et un quart.
Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa donzelle ; et il écrivait sur la table, au milieu de la chambre. Vers quatre heures, M. de Cisy entra.
Grâce à Dussardier, la veille au soir, il s’était abouché avec une dame ; et même il l’avait reconduite en voiture, avec son mari, jusqu’au seuil de sa maison, où elle lui avait donné rendez-vous. Il en sortait. On ne connaissait pas ce nom-là !
— Que voulez-vous que j’y fasse ? dit Frédéric.
Alors le gentilhomme battit la campagne ; il parla de Mlle Vatnaz, de l’Andalouse, et de toutes les autres. Enfin, avec beaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite : se fiant à la discrétion de son ami, il venait pour qu’il l’assistât dans une démarche, après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme ; et Frédéric ne le refusa pas. Il conta l’histoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le concernait personnellement.
Le Clerc trouva qu’« il allait maintenant très bien. » Cette déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.
C’était par elle qu’il avait séduit, dès le premier jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la plus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands yeux bleus, continuellement ébahis. Le clerc abusait de sa candeur, jusqu’à lui faire croire qu’il était décoré ; il ornait sa redingote d’un ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais s’en privait en public, pour ne point humilier son patron, disait-il. Du reste, il la tenait à distance, se laissait caresser comme un pacha, et l’appelait « fille du peuple » par manière de rire. Elle lui apportait chaque fois de petits bouquets de violettes. Frédéric n’aurait pas voulu d’un tel amour.
Cependant, lorsqu’ils sortaient, bras dessus bras dessous, pour se rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait une singulière tristesse. Frédéric ne savait pas combien, depuis un an, chaque jeudi, il avait fait souffrir Deslauriers, quand il se brossait les ongles, avant d’aller dîner rue de Choiseul !
Un soir que, du haut de son balcon, il venait de les regarder partir, il vit de loin Hussonnet sur le pont d’Arcole. Le bohème se mit à l’appeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq étages :
— Voici la chose : C’est samedi prochain, 24, la fête de Mme Arnoux.
— Comment, puisqu’elle s’appelle Marie ?
— Angèle aussi, n’importe ! On festoiera dans leur maison de campagne, à Saint-Cloud ; je suis chargé de vous en prévenir. Vous trouverez un véhicule à trois heures, au journal ! Ainsi convenu ! Pardon de vous avoir dérangé. Mais j’ai tant de courses !
Frédéric n’avait pas tourné les talons que son portier lui remit une lettre :
« Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F. Moreau de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant. — R. S. V. P. »
— Trop tard, pensa-t-il.
Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers, lequel s’écria :
— Ah ! enfin ! Mais tu n’as pas l’air content. Pourquoi ?
Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu’il avait le même jour une autre invitation.
— Fais-moi le plaisir d’envoyer bouler la rue de Choiseul. Pas de bêtises ! Je vais répondre pour toi, si ça te gêne.
Et le clerc écrivit une acceptation, à la troisième personne.
N’ayant jamais vu le monde qu’à travers la fièvre de ses convoitises, il se l’imaginait comme une création artificielle, fonctionnant en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, la rencontre d’un homme en place, le sourire d’une jolie femme pouvaient, par une série d’actions se déduisant les unes des autres, avoir de gigantesques résultats. Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui prennent la matière à l’état brut et la rendent centuplée de valeur. Il croyait aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts. Enfin il estimait la fréquentation des Dambreuse tellement utile, et il parla si bien, que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre.
Il n’en devait pas moins, puisque c’était la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ; il songea, naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse. Or il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent soixante-quinze francs et il n’avait pas un sou, vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à Deslauriers.
Deslauriers lui répondit qu’il n’avait pas d’argent.
— J’en ai besoin, dit Frédéric, grand besoin !
Et, l’autre ayant répété la même excuse, il s’emporta.
— Tu pourrais bien, quelquefois…
— Quoi donc ?
— Rien !
Le clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question, et, quand il l’eut versée pièce à pièce :
— Je ne te réclame pas de quittance, puisque je vis à tes crochets !
Frédéric lui sauta au cou, avec mille protestations affectueuses. Deslauriers resta froid. Puis, le lendemain, apercevant l’ombrelle sur le piano :
— Ah ! c’était pour cela !
— Je l’enverrai peut-être, dit lâchement Frédéric.
Le hasard le servit, car il reçut, dans la soirée, un billet bordé de noir, et où Mme Dambreuse, lui annonçant la perte d’un oncle, s’excusait de remettre à plus tard le plaisir de faire sa connaissance.
Il arriva dès deux heures au bureau du journal. Au lieu de l’attendre pour le mener dans sa voiture, Arnoux était parti la veille, ne résistant plus à son besoin de grand air.
Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours de suite, il décampait le matin, faisait de longues courses à travers champs, buvait du lait dans les fermes, batifolait avec les villageoises, s’informait des récoltes, et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir. Enfin, réalisant un vieux rêve, il s’était acheté une maison de campagne.
Pendant que Frédéric parlait au commis, Mlle Vatnaz survint, et fut désappointée de ne pas voir Arnoux. Il resterait là-bas encore deux jours, peut-être. Le commis lui conseilla « d’y aller » ; elle ne pouvait y aller ; d’écrire une lettre, elle avait peur que la lettre ne fût perdue. Frédéric s’offrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapidement, et le conjura de la remettre sans témoins.
Quarante minutes après, il débarquait à Saint-Cloud.
La maison, cent pas plus loin que le pont, se trouvait à mi-hauteur de la colline. Les murs du jardin étaient cachés par deux rangs de tilleuls, et une large pelouse descendait jusqu’au bord de la rivière. La porte de la grille étant ouverte, Frédéric entra.
Arnoux, étendu sur l’herbe, jouait avec une portée de petits chats. Cette distraction paraissait l’absorber infiniment. La lettre de Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur.
— Diable, diable ! c’est ennuyeux ! elle a raison ; il faut que je parte.
Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir à montrer son domaine. Il montra tout, l’écurie, le hangar, la cuisine. Le salon était à droite, et, du côté de Paris, donnait sur une varangue en treillage, chargée d’une clématite. Mais, au-dessus de leur tête, une roulade éclata ; Mme Arnoux, se croyant seule, s’amusait à chanter. Elle faisait des gammes, des trilles, des arpèges. Il y avait de longues notes qui semblaient se tenir suspendues ; d’autres tombaient précipitées, comme les gouttelettes d’une cascade ; et sa voix, passant par la jalousie, coupait le grand silence, et montait vers le ciel bleu.
Elle cessa tout à coup, quand M. et Mme Oudry, deux voisins, se présentèrent.
Puis elle parut elle-même au haut du perron ; et, comme elle descendait les marches, il aperçut son pied. Elle avait de petites chaussures découvertes, en peau mordorée, avec trois pattes transversales, ce qui dessinait sur ses bas un grillage d’or.
Les invités arrivèrent. Sauf Me Lefaucheux, avocat, c’étaient les convives du jeudi. Chacun avait apporté quelque cadeau : Dittmer une écharpe syrienne, Rosenwald un album de romances, Burieu une aquarelle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin un fusain, représentant une espèce de danse macabre, hideuse fantaisie d’une exécution médiocre. Hussonnet s’était dispensé de tout présent.
Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.
Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :
— Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.
— De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends pas !
— À table ! fit Arnoux, en le saisissant par le bras.
Puis, dans l’oreille :
— Vous n’êtes guère malin, vous !
Rien n’était plaisant comme la salle à manger, peinte d’une couleur vert d’eau. À l’un des bouts, une nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en forme de coquille. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un vieux pin d’Écosse, aux trois quarts dépouillé ; des massifs de fleurs la bombaient inégalement ; et, au-delà du fleuve, se développaient, en large demi-cercle, le bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, un canot à la voile prenait des bordées.
On causa d’abord de cette vue que l’on avait, puis du paysage en général ; et les discussions commençaient quand Arnoux donna l’ordre à son domestique d’atteler l’américaine vers les neuf heures et demie. Une lettre de son caissier le rappelait.
— Veux-tu que je m’en retourne avec toi ? dit Mme Arnoux.
— Mais certainement !
Et, en lui faisant un beau salut :
— Vous savez bien, Madame, qu’on ne peut vivre sans vous !
Tous la complimentèrent d’avoir un si bon mari.
— Ah ! c’est que je ne suis pas seule ! répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille.
Puis, la conversation ayant repris sur la peinture, on parla d’un Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, et Pellerin lui demanda s’il était vrai que le fameux Saül Mathias, de Londres, fût venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois mille francs.
— Rien de plus vrai !
Et, se tournant vers Frédéric :
— C’est même le monsieur que je promenais l’autre jour à l’Alhambra, bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles !
Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme, avait admiré l’aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux.
Le marchand ajouta, d’un air simple :
— Comment l’appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votre ami ?
— Deslauriers, dit vivement Frédéric.
Et, pour réparer les torts qu’il se sentait à son endroit, il le vanta comme une intelligence supérieure.
— Ah ! vraiment ? Mais il n’a pas l’air si brave garçon que l’autre, le commis de roulage.
Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire qu’il frayait avec les gens du commun.
Ensuite, il fut question des embellissements de la capitale, des quartiers nouveaux, et le bonhomme Oudry vint à citer, parmi les grands spéculateurs, M. Dambreuse.
Frédéric, saisissant l’occasion de se faire valoir, dit qu’il le connaissait. Mais Pellerin se lança dans une catilinaire contre les épiciers ; vendeurs de chandelles ou d’argent, il n’y voyait pas de différence. Puis, Rosenwald et Burieu devisèrent porcelaines ; Arnoux causait jardinage avec Mme Oudry ; Sombaz, loustic de la vieille école, s’amusait à blaguer son époux ; il l’appelait Odry, comme l’acteur, déclara qu’il devait descendre d’Oudry, le peintre des chiens, car la bosse des animaux était visible sur son front. Il voulut même lui tâter le crâne, l’autre s’en défendait à cause de sa perruque ; et le dessert finit avec des éclats de rire.
Quand on eut pris le café, sous les tilleuls, en fumant, et fait plusieurs tours dans le jardin, on alla se promener le long de la rivière.
La compagnie s’arrêta devant un pêcheur, qui nettoyait des anguilles, dans une boutique à poisson. Mlle Marthe voulut les voir. Il vida sa boîte sur l’herbe ; et la petite fille se jetait à genoux pour les rattraper, riait de plaisir, criait d’effroi. Toutes furent perdues. Arnoux les paya.
Il eut, ensuite, l’idée de faire une promenade en canot.
Un côté de l’horizon commençait à pâlir, tandis que, de l’autre, une large couleur orange s’étalait dans le ciel et était plus empourprée au faîte des collines, devenues complètement noires. Mme Arnoux se tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur d’incendie derrière elle. Les autres personnes flânaient, çà et là ; Hussonnet, au bas de la berge, faisait des ricochets sur l’eau.
Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où, malgré les représentations les plus sages, il empila ses convives. Elle sombrait ; il fallut débarquer.
Déjà des bougies brûlaient dans le salon, tout tendu de perse, avec des girandoles en cristal contre les murs. La mère Oudry s’endormait doucement dans un fauteuil, et les autres écoutaient M. Lefaucheux, dissertant sur les gloires du barreau. Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l’aborda.
Ils causèrent de ce que l’on disait. Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n’avait point d’ambition.
— Ah ! pourquoi ? dit-elle. Il faut en avoir un peu !
Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans l’embrasure de la croisée. La nuit, devant eux, s’étendait comme un immense voile sombre, piqué d’argent. C’était la première fois qu’ils ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts : certains parfums lui faisaient mal, les livres d’histoire l’intéressaient, elle croyait aux songes.
Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette droiture d’esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage, qu’elle semblait en dépendre.
Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, une minute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu’au fond de l’eau. Il l’aimait sans arrière-pensée, sans espoir de retour, absolument ; et, dans ces muets transports, pareils à des élans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir son front d’une pluie de baisers. Cependant, un souffle intérieur l’enlevait comme hors de lui ; c’était une envie de se sacrifier, un besoin de dévouement immédiat, et d’autant plus fort qu’il ne pouvait l’assouvir.
Il ne partit pas avec les autres, Hussonnet non plus. Ils devaient s’en retourner dans la voiture ; et l’américaine attendait au bas du perron, quand Arnoux descendit dans le jardin, pour cueillir des roses. Puis, le bouquet étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient inégalement, il fouilla dans sa poche, pleine de papiers, en prit un au hasard, les enveloppa, consolida son œuvre avec une forte épingle et il l’offrit à sa femme, avec une certaine émotion.
— Tiens, ma chérie, excuse-moi de t’avoir oubliée !
Mais elle poussa un petit cri ; l’épingle, sottement mise, l’avait blessée, et elle remonta dans sa chambre. On l’attendit près d’un quart d’heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.
— Et ton bouquet ? dit Arnoux.
— Non ! non ! ce n’est pas la peine !
Frédéric courait pour l’aller prendre ; elle lui cria :
— Je n’en veux pas !
Mais il l’apporta bientôt, disant qu’il venait de le remettre dans l’enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et l’on partit.
Frédéric, assis près d’elle, remarqua qu’elle tremblait horriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche :
— Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite !
Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l’autre main, de n’en jamais parler.
Ensuite, elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne bougea plus.
Les deux autres, sur le siège, causaient imprimerie, abonnés. Arnoux, qui conduisait sans attention, se perdit au milieu du bois de Boulogne. Alors, on s’enfonça dans de petits chemins. Le cheval marchait au pas ; les branches des arbres frôlaient la capote. Frédéric n’apercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux, dans l’ombre ; Marthe s’était allongée sur elle, et il lui soutenait la tête.
— Elle vous fatigue ! dit sa mère.
Il répondit :
— Non ! oh non !
De lents tourbillons de poussière se levaient ; on traversait Auteuil ; toutes les maisons étaient closes ; un réverbère, çà et là, éclairait l’angle d’un mur, puis on rentrait dans les ténèbres ; une fois, il s’aperçut qu’elle pleurait.
Était-ce un remords ? un désir ? quoi donc ? Ce chagrin, qu’il ne savait pas, l’intéressait comme une chose personnelle ; maintenant, il y avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité ; et il lui dit, de la voix la plus caressante qu’il put :
— Vous souffrez ?
— Oui, un peu, reprit-elle.
La voiture roulait, et les chèvrefeuilles et les seringas débordaient les clôtures des jardins, envoyaient dans la nuit des bouffées d’odeurs amollissantes. Les plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds. Il lui semblait communiquer avec toute sa personne par ce corps d’enfant étendu entre eux. Il se pencha vers la petite fille, et, écartant ses jolis cheveux bruns, la baisa au front, doucement.
— Vous êtes bon ! dit Mme Arnoux.
— Pourquoi ?
— Parce que vous aimez les enfants.
— Pas tous !
Il n’ajouta rien, mais il étendit la main gauche de son côté et la laissa toute grande ouverte, s’imaginant qu’elle allait faire comme lui, peut-être, et qu’il rencontrerait la sienne. Puis il eut honte, et la retira.
On arriva bientôt sur le pavé. La voiture allait plus vite, les becs de gaz se multiplièrent, c’était Paris. Hussonnet, devant le Garde-Meuble, sauta du siège. Frédéric attendit pour descendre que l’on fût arrivé dans la cour ; puis il s’embusqua au coin de la rue de Choiseul, et aperçut Arnoux qui remontait lentement vers les boulevards.
Dès le lendemain, il se mit à travailler de toutes ses forces.
Il se voyait dans une cour d’assises, par un soir d’hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever ; puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, emporté, sublime. Elle serait là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs d’enthousiasme ; ils se retrouveraient ensuite ; et les découragements, les calomnies et les injures ne l’atteindraient pas, si elle disait : « Ah ! cela est beau ! » en lui passant sur le front ses mains légères.
Ces images fulguraient, comme des phares, à l’horizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusqu’au mois d’août, il s’enferma, et fut reçu à son dernier examen.
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s’étonnait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que Frédéric fût député ; dans quinze, ministre ; pourquoi pas ? Avec son patrimoine qu’il allait toucher bientôt, il pouvait, d’abord, fonder un journal ; ce serait le début ; ensuite, on verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire à l’École de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d’une façon si remarquable, qu’elle lui valut les compliments des professeurs.
Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant de partir en vacances, il eut l’idée d’un pique-nique, pour clore les réunions du samedi.
Il s’y montra gai. Mme Arnoux était maintenant près de sa mère, à Chartres. Mais il la retrouverait bientôt, et finirait par être son amant.
Deslauriers, admis le jour même à la parlotte d’Orsay, avait fait un discours fort applaudi. Quoiqu’il fût sobre, il se grisa, et dit au dessert à Dussardier :
— Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche, je t’instituerai mon régisseur.
Tous étaient heureux ; Cisy ne finirait pas son droit ; Martinon allait continuer son stage en province, où il serait nommé substitut ; Pellerin se disposait à un grand tableau figurant le Génie de la Révolution ; Hussonnet, la semaine prochaine, devait lire au directeur des Délassements le plan d’une pièce, et ne doutait pas du succès :
— Car la charpente du drame, on me l’accorde ! Les passions, j’ai assez roulé ma bosse pour m’y connaître ; quant aux traits d’esprit, c’est mon métier !
Il fit un saut, retomba sur les deux mains, et marcha quelque temps autour de la table, les jambes en l’air.
Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il venait d’être chassé de sa pension, pour avoir battu un fils d’aristocrate. Sa misère augmentant, il s’en prenait à l’ordre social, maudissait les riches ; et il s’épancha dans le sein de Regimbart, lequel était de plus en plus désillusionné, attristé, dégoûté. Le Citoyen se tournait, maintenant, vers les questions budgétaires, et accusait la Camarilla de perdre des millions en Algérie22.
Comme il ne pouvait dormir sans avoir stationné à l’estaminet Alexandre, il disparut dès onze heures. Les autres se retirèrent plus tard ; et Frédéric, en faisant ses adieux à Hussonnet, apprit que Mme Arnoux avait dû revenir la veille.
Il alla donc aux Messageries changer sa place pour le lendemain, et, vers six heures du soir, se présenta chez elle. Son retour, lui dit le concierge, était différé d’une semaine. Frédéric dîna seul, puis flâna sur les boulevards.
Des nuages roses, en forme d’écharpe, s’allongeaient au delà des toits ; on commençait à relever les tentes des boutiques ; des tombereaux d’arrosage versaient une pluie sur la poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il y avait des groupes d’hommes causant au milieu du trottoir ; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs. Quelque chose d’énorme s’épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. Il n’apercevait, dans l’avenir, qu’une interminable série d’années toutes pleines d’amour.
Il s’arrêta devant le théâtre de la Porte-Saint-Martin à regarder l’affiche ; et, par désœuvrement, prit un billet.
On jouait une vieille féerie. Les spectateurs étaient rares ; et, dans les lucarnes du paradis, le jour se découpait en petits carrés bleus, tandis que les quinquets de la rampe formaient une seule ligne de lumières jaunes. La scène représentait un marché d’esclaves à Pékin, avec clochettes, tam-tams, sultanes, bonnets pointus et calembours. Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement, et admira sur le boulevard, au bas du perron, un grand landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par un cocher en culotte courte.
Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge d’avant-scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari avait un visage pâle, bordé d’un filet de barbe grise, la rosette d’officier, et cet aspect glacial qu’on attribue aux diplomates.
Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande ni petite, ni laide ni jolie, portait ses cheveux blonds tirebouchonnés à l’anglaise, une robe à corsage plat, et un large éventail de dentelle noire. Pour que des gens d’un pareil monde fussent venus au spectacle dans cette saison, il fallait supposer un hasard, ou l’ennui de passer leur soirée en tête-à-tête. La dame mordillait son éventail, et le monsieur bâillait. Frédéric ne pouvait se rappeler où il avait vu cette figure.
À l’entracte suivant, comme il traversait un couloir, il les rencontra tous les deux ; sur le vague salut qu’il fit, M. Dambreuse, le reconnaissant, l’aborda et s’excusa, tout de suite, de négligences impardonnables. C’était une allusion aux cartes de visite nombreuses, envoyées d’après les conseils du clerc. Toutefois il confondait les époques, croyant que Frédéric était à sa seconde année de droit. Puis il l’envia de partir pour la campagne. Il aurait eu besoin de se reposer, mais les affaires le retenaient à Paris.
Mme Dambreuse, appuyée sur son bras, inclinait la tête, légèrement ; et l’aménité spirituelle de son visage contrastait avec son expression chagrine de tout à l’heure.
— On y trouve pourtant de belles distractions ! dit-elle, aux derniers mots de son mari. Comme ce spectacle est bête ! n’est-ce pas, monsieur ?
Et tous trois restèrent debout, à causer théâtres et pièces nouvelles.
Frédéric, habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales, n’avait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières, cette simplicité, qui est un raffinement, et où les naïfs aperçoivent l’expression d’une sympathie instantanée.
On comptait sur lui, dès son retour ; M. Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque.
Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil à Deslauriers.
— Fameux ! reprit le clerc, et ne te laisse pas entortiller par ta maman ! Reviens tout de suite !
Le lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreau emmena son fils dans le jardin.
Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils n’étaient pas aussi riches que l’on croyait ; la terre rapportait peu ; les fermiers payaient mal ; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle lui exposa leur situation.
Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts d’argent, renouvelés, prolongés malgré elle. Il était venu les réclamer tout à coup ; et elle avait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite d’un banquier, à Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à l’avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle l’avait écouté encore une fois. Mais elle était quitte, maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine !
— Ce n’est pas possible ! s’écria Frédéric.
Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très possible.
Mais son oncle lui laisserait quelque chose ?
Rien n’était moins sûr !
Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle l’attira contre son cœur, et, d’une voix que les larmes étouffaient :
— Ah ! mon pauvre garçon ! Il m’a fallu abandonner bien des rêves !
Il s’assit sur le banc, à l’ombre du grand acacia.
Ce qu’elle lui conseillait, c’était de se mettre clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude ; s’il la faisait bien valoir, il pourrait la revendre, et trouver un bon parti.
Frédéric n’entendait plus. Il regardait machinalement, par-dessus la haie, dans l’autre jardin, en face.
Une petite fille d’environ douze ans, et qui avait les cheveux rouges, se trouvait là, toute seule. Elle s’était fait des boucles d’oreilles avec des baies de sorbier ; son corset de toile grise laissait à découvert ses épaules, un peu dorées par le soleil ; des taches de confitures maculaient son jupon blanc ; et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa personne, à la fois nerveuse et fluette. La présence d’un inconnu l’étonnait, sans doute, car elle s’était brusquement arrêtée, avec son arrosoir à la main, en dardant sur lui ses prunelles, d’un vert bleu limpide.
— C’est la fille de M. Roque, dit Mme Moreau. Il vient d’épouser sa servante et de légitimer son enfant.
17. L’embastillement de Paris. — En 1833, le Gouvernement avait présenté à la Chambre des députés une demande de crédits pour fortifier Paris. La Chambre répondit par un refus à la suite d’une vigoureuse campagne de l’opposition. Le général Demarçay qualifia les forts de « Bastilles dirigées au moins pour moitié contre la population de Paris ».
18. Les lois de septembre. — Les lois de septembre 1825 avaient été votées à la suite de l’attentat de Fieschi (28 juillet 1835). Elles avaient été présentées par M. de Broglie, président du Conseil.
La première, relative au jury, réduisait de huit à sept, sur douze, le nombre de voix nécessaires à la condamnation et décidait que le vote des jurés serait secret.
La seconde permettait au Ministre de la justice de créer autant de cours d’assises qu’il le croirait nécessaire pour juger les actes de rébellion.
La troisième, concernant la presse, punissait d’une amende de 10,000 à 50,000 francs l’outrage à la personne du roi et toute attaque contre le principe du Gouvernement, par le moyen de la presse. Elle soumettait les journaux à une discipline sévère ; elle interdisait de jouer aucune pièce de théâtre et de mettre en vente aucun dessin sans autorisation préalable.
19. Lord Guizot. — L’opposition reprochait à Guizot ses complaisances anglophiles. M. Thureau-Dangin rapporte que le jour de l’entrée des cendres de Napoléon à Paris, il y eut des cris de : À bas Guizot ! À bas les traîtres ! À bas les Anglais !
20. Ce qui l’inquiétait principalement, c’était la frontière du Rhin. — Au lendemain de la Révolution de 1830, lorsqu’on put craindre une nouvelle coalition de l’Europe contre la France, il y eut une explosion patriotique extraordinaire. Les républicains évoquèrent les souvenirs de 1792 et se montrèrent chauds partisans d’une guerre, qui nous permettrait de déchirer les traités de 1815 et de prendre la rive gauche du Rhin ; on peut dire qu’ils étaient les interprètes d’une très grande partie de l’opinion française. La Révolution de 1830, qui avait arboré pour la première fois depuis quinze ans le drapeau tricolore, semblait aussi nationale que libérale, une sorte de revanche contre les Alliés. Tout fut calmé par la politique pacifique de Casimir Périer.
En 1840, lors des difficultés relatives à l’Égypte, il y eut une explosion toute pareille. On se mit à chanter la Marseillaise et à parler de la rive gauche du Rhin. La brochure d’Edgar Quinet, 1815 et 1840, est très significative à cet égard. Les Allemands ripostèrent en évoquant les souvenirs de 1813 ; ce fut alors que Becker composa son chant fameux : « Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand. » Musset répondit, en 1841, par son « Rhin allemand ».
Il est à noter que cette préoccupation des libéraux et des républicains français relative à la frontière du Rhin avait été celle de Charles X. En 1830, il avait traité secrètement à ce sujet avec le tsar de Russie ; la France devait s’emparer de la rive gauche du Rhin et appuyait la Russie du côté des provinces danubiennes.
21. Il comparait le style de M. Marrast à celui de Voltaire. — Marrast (1801-1852) était un ancien maître d’études du lycée Louis-le-Grand et de l’École normale. Au début du règne de Louis-Philippe il dirigeait le journal républicain, la Tribune, ce qui lui valut de nombreuses condamnations. Après l’insurrection d’avril, Marrast fut emprisonné, mais réussit à s’évader avec plusieurs de ses codétenus. Il vécut à l’étranger jusqu’à l’amnistie. Rentré en France, il devint à la mort de Carrel le principal rédacteur du National, et ses luttes de presse contre le gouvernement de Louis-Philippe ne furent pas sans un certain éclat. Il fut secrétaire du Gouvernement provisoire de 1848, puis président de l’Assemblée constituante. Il ne fut pas réélu à l’Assemblée législative et mourut dans la misère en 1852. Marrast avait fait paraître en 1846 un certain nombre de ses articles du National et de la Tribune sous le titre de Galerie des pritchardistes.
22. Le Citoyen… accusait la Camarilla de perdre des millions en Algérie. — À la suite de la victorieuse expédition de 1844 contre les Marocains, la France ne réclama même pas les frais de la guerre, qui s’élevaient à 20 millions de francs. L’opposition reprocha vivement au Gouvernement de gaspiller l’argent du pays. Guizot répondit par l’organe d’un des principaux journaux ministériels (le Journal des Débats) : « La France est assez riche pour payer sa gloire. »