L’Éducation sentimentale, éd. Charpentier, 1891/Troisième partie/Chapitre 2
II
Mme Dambreuse, dans son boudoir, entre sa nièce et miss John, écoutait parler M. Roque, contant ses fatigues militaires.
Elle se mordait les lèvres, semblait souffrir.
— « Oh ! ce n’est rien ! ça se passera ! »
Et, d’un air gracieux :
— « Nous aurons à dîner une de vos connaissances, M. Moreau. »
Louise tressaillit.
— « Puis seulement quelques intimes, Alfred de Cisy, entre autres. »
Et elle vanta ses manières, sa figure, et principalement ses mœurs.
Mme Dambreuse mentait moins qu’elle ne croyait ; le Vicomte rêvait le mariage. Il l’avait dit à Martinon, ajoutant qu’il était sûr de plaire à Mlle Cécile et que ses parents l’accepteraient.
Pour risquer une telle confidence, il devait avoir sur la dot des renseignements avantageux. Or, Martinon soupçonnait Cécile d’être la fille naturelle de M. Dambreuse ; et il eût été, probablement, très fort de demander sa main à tout hasard. Cette audace offrait des dangers ; aussi Martinon, jusqu’à présent, s’était conduit de manière à ne pas se compromettre ; d’ailleurs, il ne savait comment se débarrasser de la tante. Le mot de Cisy le détermina ; et il avait fait sa requête au banquier, lequel, n’y voyant pas d’obstacle, venait d’en prévenir Mme Dambreuse.
Cisy parut. Elle se leva, dit :
— « Vous nous oubliez… Cécile, shake hands ! »
Au même moment, Frédéric entrait.
— « Ah ! enfin ! on vous retrouve ! » s’écria le père Roque. « J’ai été trois fois chez vous, avec Louise, cette semaine ! »
Frédéric les avait soigneusement évités. Il allégua qu’il passait tous ses jours près d’un camarade blessé. Depuis longtemps, du reste, un tas de choses l’avaient pris ; et il cherchait des histoires. Heureusement, les convives arrivèrent : d’abord M. Paul de Grémonville le diplomate entrevu au bal ; puis Fumichon, cet industriel dont le dévouement conservateur l’avait un soir scandalisé ; la vieille duchesse de Montreuil-Nantua les suivait.
Mais deux voix s’élevèrent dans l’antichambre.
— « J’en suis certaine », disait l’une.
— « Chère belle dame ! chère belle dame ! » répondait l’autre, « de grâce, calmez-vous ! »
C’était M. de Nonancourt, un vieux beau, l’air momifié dans du cold-cream, et Mme de Larsillois, l’épouse d’un préfet de Louis-Philippe. Elle tremblait extrêmement, car elle avait entendu, tout à l’heure, sur un orgue, une polka qui était un signal entre les insurgés. Beaucoup de bourgeois avaient des imaginations pareilles on croyait que des hommes, dans les catacombes, allaient faire sauter le faubourg Saint-Germain ; des rumeurs s’échappaient des caves ; il se passait aux fenêtres des choses suspectes.
Tout le monde s’évertua cependant à tranquilliser Mme de Larsillois. L’ordre était rétabli. Plus rien à craindre. « Cavaignac nous a sauvés ! » Comme si les horreurs de l’insurrection n’eussent pas été suffisamment nombreuses, on les exagérait. Il y avait eu vingt-trois mille forçats du côté des socialistes, — pas moins !
On ne doutait nullement des vivres empoisonnés, des mobiles sciés entre deux planches, et des inscriptions des drapeaux qui réclamaient le pillage, l’incendie.
— « Et quelque chose de plus ! » ajouta l’ex-préfète.
— « Ah ! chère ! » dit par pudeur Mme Dambreuse, en désignant d’un coup d’œil les trois jeunes filles.
M. Dambreuse sortit de son cabinet avec Martinon. Elle détourna la tête, et répondit aux saluts de Pellerin qui s’avançait. L’artiste considérait les murailles, d’une façon inquiète. Le banquier le prit à part, et lui fit comprendre qu’il avait dû, pour le moment, cacher sa toile révolutionnaire.
— « Sans doute ! » dit Pellerin, son échec au Club de l’Intelligence ayant modifié ses opinions.
M. Dambreuse glissa fort poliment qu’il lui commanderait d’autres travaux.
— « Mais pardon !… — Ah ! cher ami ! quel bonheur ! » Arnoux et Mme Arnoux étaient devant Frédéric.
Il eut comme un vertige. Rosanette, avec son admiration pour les soldats, l’avait agacé toute l’après-midi ; et le vieil amour se réveilla.
Le maître d’hôtel vint annoncer que Madame était servie. D’un regard, elle ordonna au Vicomte de prendre le bras de Cécile, dit tout bas à Martinon : « Misérable ! » et on passa dans la salle à manger.
Sous les feuilles vertes d’un ananas, au milieu de la nappe, une dorade s’allongeait, le museau tendu vers un quartier de chevreuil et touchant de sa queue un buisson d’écrevisses. Des figues, des cerises énormes, des poires et des raisins (primeurs de la culture parisienne) montaient en pyramides dans des corbeilles de vieux saxe ; une touffe de fleurs, par intervalles, se mêlait aux claires argenteries ; les stores de soie blanche abaissés devant les fenêtres emplissaient l’appartement d’une lumière douce ; il était rafraîchi par deux fontaines où il y avait des morceaux de glace ; et de grands domestiques en culotte courte servaient. Tout cela semblait meilleur après l’émotion des jours passés. On rentrait dans la jouissance des choses que l’on avait eu peur de perdre ; et Nonancourt exprima le sentiment général en disant :
— « Ah ! espérons que MM. les républicains vont nous permettre de dîner ! »
— « Malgré leur fraternité ! » ajouta spirituellement le père Roque.
Ces deux honorables étaient à la droite et à la gauche de Mme Dambreuse ayant devant elle son mari, entre Mme de Larsillois flanquée du diplomate et la vieille duchesse, que Fumichon coudoyait. Puis venaient le peintre, le marchand de faïences, Mlle Louise ; et grâce à Martinon qui lui avait enlevé sa place pour se mettre auprès de Cécile’, Frédéric se trouvait à côté de Mme Arnoux.
Elle portait une robe de barège noir, un cercle d’or au poignet, et comme le premier jour où il avait dîné chez elle, quelque chose de rouge dans les cheveux, une branche de fuchsia entortillée à son chignon. Il ne put s’empêcher de lui dire :
— « Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus ! »
— « Ah ! » répliqua-t-elle froidement.
Il reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuait l’impertinence de sa question :
— « Avez-vous quelquefois pensé à moi ? »
— « Pourquoi y penserais-je ? »
Frédéric fut blessé par ce mot.
— « Vous avez peut-être raison, après tout. »
Mais, se repentant vite, il jura qu’il n’avait pas vécu un seul jour sans être ravagé par son souvenir.
— « Je n’en crois absolument rien, monsieur. »
— « Cependant, vous savez que je vous aime ! »
Mme Arnoux ne répondit pas.
— « Vous savez que je vous aime. »
Elle se taisait toujours.
— « Eh bien, va te promener ! », se dit Frédéric.
Et, levant les yeux, il aperçut, à l’autre bout de la table, Mlle Roque.
Elle avait cru coquet de s’habiller tout en vert, couleur qui jurait grossièrement avec le ton de ses cheveux rouges. Sa boucle de ceinture était trop haute, sa collerette l’engonçait ; ce peu d’élégance avait contribué sans doute au froid abord de Frédéric. Elle l’observait de loin, curieusement ; et Arnoux, près d’elle, avait beau prodiguer les galanteries, il n’en pouvait tirer trois paroles, si bien que, renonçant à plaire, il écouta la conversation. Elle roulait maintenant sur les purées d’ananas du Luxembourg.
Louis Blanc, d’après Fumichon, possédait un hôtel rue Saint-Dominique et refusait de louer aux ouvriers.
— « Moi, ce que je trouve drôle », dit Nonancourt, « c’est Ledru-Rollin chassant dans les domaines de la Couronne ! »
— « Il doit vingt mille francs à un orfèvre ! » ajouta Cisy ; « et même on prétend… »
Mme Dambreuse l’arrêta.
— « Ah ! que c’est vilain de s’échauffer pour la politique ! Un jeune homme, fi donc ! Occupez-vous plutôt de votre voisine ! »
Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.
Arnoux prit leur défense ; Frédéric s’en mêla, les appelant des maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des imbéciles, ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas que c’était une vengeance contre elle.
Cependant, le Vicomte se torturait l’intellect afin de conquérir Mlle Cécile. D’abord, il étala des goûts d’artiste, en blâmant la forme des carafons et la gravure des couteaux. Puis il parla de son écurie, de son tailleur et de son chemisier ; enfin, il aborda le chapitre de la religion et trouva moyen de faire entendre qu’il accomplissait tous ses devoirs.
Martinon s’y prenait mieux. D’un train monotone, et en la regardant continuellement, il vantait son profil d’oiseau, sa fade chevelure blonde, ses mains trop courtes. La laide jeune fille se délectait sous cette averse de douceurs.
On n’en pouvait rien entendre, tous parlant très haut.
M. Roque voulait pour gouverner la France « un bras de fer ». Nonancourt regretta même que l’échafaud politique fût aboli. On aurait dû tuer en masse tous ces gredins-là !
— « Ce sont même des lâches », dit Fumichon. « Je ne vois pas de bravoure à se mettre derrière les barricades ! »
— « À propos, parlez-nous donc de Dussardier ! » dit M. Dambreuse en se tournant vers Frédéric.
Le brave commis était maintenant un héros, comme Sallesse, les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc.
Frédéric, sans se faire prier, débita l’histoire de son ami ; il lui en revint une espèce d’auréole.
On arriva, tout naturellement, à relater différents traits de courage. Suivant le diplomate, il n’était pas difficile d’affronter la mort, témoin ceux qui se battent en duel.
— « On peut s’en rapporter au Vicomte », dit Martinon.
Le Vicomte devint très rouge.
Les convives le regardaient ; et Louise, plus étonnée que les autres, murmura :
— « Qu’est-ce donc ? »
— « Il a calé devant Frédéric », reprit tout bas Arnoux. « Vous savez quelque chose, mademoiselle ? » demanda aussitôt Nonancourt ; et il dit sa réponse à Mme Dambreuse, qui, se penchant un peu, se mit à regarder Frédéric.
Martinon n’attendit pas les questions de Cécile. Il lui apprit que cette affaire concernait une personne inqualifiable. La jeune fille se recula légèrement sur sa chaise, comme pour fuir le contact de ce libertin.
La conversation avait recommencé. Les grands vins de Bordeaux circulaient, — on s’animait —, Pellerin en voulait à la révolution à cause du musée espagnol, définitivement perdu. C’était ce qui l’affligeait le plus, comme peintre. À ce mot, M. Roque l’interpella.
— « Ne seriez-vous pas l’auteur d’un tableau très remarquable ? »
— « Peut-être ! Lequel ? »
— « Cela représente une dame dans un costume… ma foi !… un peu… léger, avec une bourse et un paon derrière. »
Frédéric à son tour s’empourpra. Pellerin faisait semblant de ne pas entendre.
— « Cependant c’est bien de vous ! Car il y a votre nom écrit au bas, et une ligne sur le cadre constatant que c’est la propriété de M. Moreau. »
Un jour que le père Roque et sa fille l’attendaient chez lui, ils avaient vu le portrait de la Maréchale. Le bonhomme l’avait même pris pour « un tableau gothique. »
— « Non ! » dit Pellerin brutalement ; « c’est un portrait de femme. »
Martinon ajouta :
— « D’une femme très vivante ! N’est-ce pas, Cisy ? »
— « Eh ! je n’en sais rien. »
— « Je croyais que vous la connaissiez. Mais du moment que ça vous fait de la peine, mille excuses ! »
Cisy baissa les yeux, prouvant par son embarras qu’il avait dû jouer un rôle pitoyable à l’occasion de ce portrait. Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convictions qui se forment tout de suite, et les figures de l’assemblée la manifestaient clairement.
— « Comme il me mentait ! » se dit Mme Arnoux.
— « C’est donc pour cela qu’il m’a quittée ! » pensa Louise.
Frédéric s’imaginait que ces deux histoires pouvaient le compromettre ; et, quand on fut dans le jardin, il en fit des reproches à Martinon.
L’amoureux de Mlle Cécile lui éclata de rire au nez.
— « Eh ! pas du tout ! ça te servira ! Va de l’avant ! »
Que voulait-il dire ? D’ailleurs, pourquoi cette bienveillance si contraire à ses habitudes ? Sans rien expliquer, il s’en alla vers le fond, où les dames étaient assises. Les hommes se tenaient debout, et Pellerin, au milieu d’eux, émettait des idées. Ce qu’il y avait de plus favorable pour les arts, c’était une monarchie bien entendue. Les temps modernes le dégoûtaient, « quand ce ne serait qu’à cause de la garde nationale », il regrettait le Moyen Age, Louis XIV ; M. Roque le félicita de ses opinions, avouant même qu’elles renversaient tous ses préjugés sur les artistes. Mais il s’éloigna presque aussitôt, attiré par la voix de Fumichon. Arnoux tâchait d’établir qu’il y a deux socialismes, un bon et un mauvais. L’industriel n’y voyait pas de différence, la tête lui tournant de colère au mot propriété.
— « C’est un droit écrit dans la nature ! Les enfants tiennent à leurs joujoux ; tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux ; le lion même, s’il pouvait parler, se déclarerait propriétaire ? Ainsi, moi, messieurs, j’ai commencé avec quinze mille francs de capital ! Pendant trente ans, savez-vous, je me levais régulièrement à quatre heures du matin ! J’ai eu un mal des cinq cents diables à faire ma fortune ! Et on viendra me soutenir que je n’en suis pas le maître, que mon argent n’est pas mon argent, enfin, que la propriété, c’est le vol ! »
— « Mais Proudhon… »
— « Laissez-moi tranquille, avec votre Proudhon ! S’il était là, je crois que je l’étranglerais ! »
Il l’aurait étranglé. Après les liqueurs surtout, Fumichon ne se connaissait plus ; et son visage apoplectique était près d’éclater comme un obus.
— « Bonjour, Arnoux », dit Hussonnet, qui passa lestement sur le gazon.
Il apportait à M. Dambreuse la première feuille d’une brochure intitulée l’Hydre, le bohème défendant les intérêts d’un cercle réactionnaire, et le banquier le présenta comme tel à ses hôtes.
Hussonnet les divertit, en soutenant d’abord que les marchands de suif payaient trois cent quatre-vingt-douze gamins pour crier chaque soir : « Des lampions ! » puis en blaguant les principes de 89, l’affranchissement des nègres, les orateurs de la gauche ; il se lança même jusqu’à faire Prudhomme sur une barricade, peut-être par l’effet d’une jalousie naïve contre ces bourgeois qui avaient bien dîné. La charge plut médiocrement. Leurs figures s’allongèrent.
Ce n’était pas le moment de plaisanter, du reste Nonancourt le dit, en rappelant la mort de Monseigneur Affre et celle du général Bréa. Elles étaient toujours rappelées ; on en faisait des arguments. M. Roque déclara le trépas de l’Archevêque : « tout ce qu’il y avait de plus sublime » ; Fumichon donnait la palme au militaire ; et, au lieu de déplorer simplement ces deux meurtres, on discuta pour savoir lequel devait exciter la plus forte indignation. Un second parallèle vint après, celui de Lamoricière et de Cavaignac, M. Dambreuse exaltant Cavaignac et Nonancourt Lamoricière. Personne de la compagnie, sauf Arnoux, n’avait pu les voir à l’œuvre. Tous n’en formulèrent pas moins sur leurs opérations un jugement irrévocable. Frédéric s’était récusé, confessant qu’il n’avait pas pris les armes. Le diplomate et M. Dambreuse lui firent un signe de tête approbatif. En effet, avoir combattu l’émeute, c’était avoir défendu la République. Le résultat, bien que favorable, la consolidait ; et, maintenant qu’on était débarrassé des vaincus, on souhaitait l’être des vainqueurs.
À peine dans le jardin, Mme Dambreuse, prenant Cisy, l’avait gourmandé de sa maladresse ; à la vue de Martinon, elle le congédia, puis voulut savoir de son futur neveu la cause de ses plaisanteries sur le Vicomte.
— « Il n’y en a pas. »
— « Et tout cela comme pour la gloire de M. Moreau ! Dans quel but ? »
— « Dans aucun. Frédéric est un charmant garçon. Je l’aime beaucoup. »
— « Et moi aussi ! Qu’il vienne ! Allez le chercher ! »
Après deux ou trois phrases banales, elle commença par déprécier légèrement ses convives, ce qui était le mettre au-dessus d’eux. Il ne manqua pas de dénigrer un peu les autres femmes, manière habile de lui adresser des compliments. Mais elle le quittait de temps en temps, c’était soir de réception, des dames arrivaient ; puis elle revenait à sa place, et la disposition toute fortuite des sièges leur permettait de n’être pas entendus.
Elle se montra enjouée, sérieuse, mélancolique et raisonnable. Les préoccupations du jour l’intéressaient médiocrement ; il y avait tout un ordre de sentiments moins transitoires. Elle se plaignit des poètes qui dénaturent la vérité, puis elle leva les yeux vers le ciel, en lui demandant le nom d’une étoile.
On avait mis dans les arbres deux ou trois lanternes chinoises ; le vent les agitait, des rayons colorés tremblaient sur sa robe blanche. Elle se tenait, comme d’habitude, un peu en arrière dans son fauteuil, avec un tabouret devant elle ; on apercevait la pointe d’un soulier de satin noir ; et Mme Dambreuse, par intervalles, lançait une parole plus haute, quelquefois même un rire.
Ces coquetteries n’atteignaient pas Martinon, occupé de Cécile ; mais elles allaient frapper la petite Roque, qui causait avec Mme Arnoux. C’était la seule, parmi ces femmes, dont les manières ne lui semblaient pas dédaigneuses. Elle était venue s’asseoir à côté d’elle ; puis, cédant à un besoin d’épanchement :
— « N’est-ce pas qu’il parle bien, Frédéric Moreau ? »
— « Vous le connaissez ? »
— « Oh ! beaucoup ! Nous sommes voisins. Il m’a fait jouer toute petite. »
Mme Arnoux lui jeta un long regard qui signifiait : « Vous ne l’aimez pas, j’imagine ? »
Celui de la jeune fille répliqua sans trouble : — « Si »
— « Vous le voyez souvent, alors ? »
— « Oh ! non ! seulement quand il vient chez sa mère. Voilà dix mois qu’il n’est venu ! Il avait promis cependant d’être plus exact. »
— « Il ne faut pas trop croire aux promesses des hommes, mon enfant. » — « Mais il ne m’a pas trompée, moi ! »
— « Comme d’autres ! »
Louise frissonna : « Est-ce que, par hasard, il lui aurait aussi promis quelque chose, à elle ? » et sa figure était crispée de défiance et de haine.
Mme Arnoux en eut presque peur ; elle aurait voulu rattraper son mot. Puis, toutes deux se turent.
Comme Frédéric se trouvait en face, sur un pliant, elles le considéraient, l’une avec décence, du coin des paupières, l’autre franchement, la bouche ouverte, si bien que Mme Dambreuse lui dit :
— « Tournez-vous donc, pour qu’elle vous voie ! »
— « Qui cela ? »
— «
— « Mais la fille de M. Roque ! »
Et elle le plaisanta sur l’amour de cette jeune provinciale. Il s’en défendait, en tâchant de rire.
— « Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une laideron pareille ! »
Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité immense. Il se rappelait l’autre soirée, celle dont il était sorti, le cœur plein d’humiliations ; et il respirait largement ; il se sentait dans son vrai milieu, presque dans son domaine, comme si tout cela, y compris l’hôtel Dambreuse, lui avait appartenu. Les dames formaient un demi-cercle en l’écoutant ; et, afin de briller, il se prononça pour le rétablissernent du divorce, qui devait être facile jusqu’à pouvoir se quitter et se reprendre indéfiniment, tant qu’on voudrait. Elles se récrièrent ; d’autres chuchotaient ; il y avait de petits éclats de voix dans l’ombre, au pied du mur couvert d’aristoloches. C’était comme un caquetage de poules en gaieté ; et il développait sa théorie, avec cet aplomb que la conscience du succès procure. Un domestique apporta dans la tonnelle un plateau chargé de glaces. Les messieurs s’en rapprochèrent. Ils causaient des arrestations.
Alors, Frédéric se vengea du Vicomte en lui faisant accroire qu’on allait peut-être le poursuivre comme légitimiste. L’autre objectait qu’il n’avait pas bougé de sa chambre ; son adversaire accumula les chances mauvaises ; MM. Dambreuse et de Grémonville eux-mêmes s’amusaient. Puis ils complimentèrent Frédéric, tout en regrettant qu’il n’employât pas ses facultés à la défense de l’ordre ; et leur poignée de main fut cordiale ; il pouvait désormais compter sur eux. Enfin, comme tout le monde s’en allait, le Vicomte s’inclina très bas devant Cécile :
— « Mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonsoir. »
Elle répondit d’un ton sec :
— « Bonsoir ! » Mais elle envoya un sourire à Martinon.
Le père Roque, pour continuer sa discussion avec Arnoux, lui proposa de le reconduire « ainsi que madame », leur route étant la même. Louise et Frédéric marchaient devant. Elle avait saisi son bras ; et, quand elle fut un peu loin des autres :
— « Ah ! enfin ! enfin ! Ai-je assez souffert toute la soirée ! Comme ces femmes sont méchantes ! Quels airs de hauteur ! »
Il voulut les défendre.
— « D’abord, tu pouvais bien me parler en entrant, depuis un an que tu n’es venu ! »
— « Il n’y a pas un an », dit Frédéric, heureux de la reprendre sur ce détail pour esquiver les autres.
— « Soit ! Le temps m’a paru long, voilà tout ! Mais, pendant cet abominable dîner, c’était à croire que tu avais honte de moi ! Ah ! je comprends, je n’ai pas ce qu’il faut pour plaire, comme elles. »
— « Tu te trompes », dit Frédéric.
— « Vraiment ! Jure-moi que tu n’en aimes aucune ? »
Il jura.
— « Et c’est moi seule que tu aimes ? »
— « Parbleu ! »
Cette assurance la rendit gaie. Elle aurait voulu se perdre dans les rues, pour se promener ensemble toute la nuit.
— « J’ai été si tourmentée là-bas ! On ne parlait que de barricades ! Je te voyais tombant sur le dos, couvert de sang ! Ta mère était dans son lit avec ses rhumatismes. Elle ne savait rien. Il fallait me taire ! Je n’y tenais plus Alors, j’ai pris Catherine. »
Et elle lui conta son départ, toute sa route, et le mensonge fait à son père.
— « Il me ramène dans deux jours. Viens demain soir, comme par hasard, et profites-en pour me demander en mariage. »
Jamais Frédéric n’avait été plus loin du mariage. D’ailleurs, Mlle Roque lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait la certitude aujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, par un coup de cœur, dans une détermination de cette importance. Il fallait maintenant être positif ; — et puis il avait revu Mme Arnoux. Cependant la franchise de Louise l’embarrassait.
Il répliqua : — « As-tu bien réfléchi à cette démarche ? »
— « Comment ! » s’écria-t-elle, glacée de surprise et d’indignation.
Il dit que se marier actuellement serait une folie.
— « Ainsi tu ne veux pas de moi ? »
— « Mais tu ne me comprends pas ! »
Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, pour lui faire entendre qu’il était retenu par des considérations majeures, qu’il avait des affaires à n’en plus finir, que même sa fortune était compromise (Louise tranchait tout, d’un mot net), enfin que les circonstances politiques s’y opposaient. Donc, le plus raisonnable était de patienter quelque temps. Les choses s’arrangeraient, sans doute ; du moins, il l’espérait ; et, comme il ne trouvait plus de raisons, il feignit de se rappeler brusquement qu’il aurait dû être depuis deux heures chez Dussardier.
Puis, ayant salué les autres, il s’enfonça dans la rue Hauteville, fit le tour du Gymnase, revint sur le boulevard, et monta en courant les quatre étages de Rosanette.
M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, à l’entrée de la rue Saint-Denis. Ils s’en retournèrent sans rien dire ; lui, n’en pouvant plus d’avoir bavardé, et elle, éprouvant une grande lassitude ; elle s’appuyait même sur son épaule. C’était le seul homme qui eût montré pendant la soirée des sentiments honnêtes. Elle se sentit pour lui pleine d’indulgence. Cependant, il gardait un peu de rancune contre Frédéric.
— « As-tu vu sa mine, lorsqu’il a été question du portrait ? Quand je te disais qu’il est son amant ? Tu ne voulais pas me croire ! »
— « Oh ! oui, j’avais tort ! »
Arnoux, content de son triomphe, insista.
— « Je parie même qu’il nous a lâchés, tout à l’heure pour aller la rejoindre ! Il est maintenant chez elle, va ! Il y passe la nuit. »
Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
— « Mais tu trembles ! »
— « C’est que j’ai froid », reprit-elle.
Dès que son père fut endormi, Louise entra dans la chambre de Catherine, et, la secouant par l’épaule :
— « Lève-toi !… vite ! plus vite ! et va me chercher un fiacre. »
Catherine lui répondit qu’il n’y en avait plus à cette heure.
— « Tu vas m’y conduire toi-même, alors ? »
— « Où donc ? »
— « Chez Frédéric ! »
— « Pas possible ! À cause ? »
C’était pour lui parier. Elle ne pouvait attendre. Elle voulait le voir tout de suite.
— « Y pensez-vous ! Se présenter comme ça dans une maison au milieu de la nuit ! D’ailleurs, à présent, il dort ! »
— « Je le réveillerai ! »
— « Mais ce n’est pas convenable pour une demoiselle ! »
— « Je ne suis pas une demoiselle ! Je suis sa femme Je l’aime ! Allons, mets ton châle. »
Catherine, debout au bord de son lit, réfléchissait. Elle finit par dire :
— « Non ! je ne veux pas ! »
— « Eh bien reste ! Moi, j’y vais ! »
Louise glissa comme une couleuvre dans l’escalier. Catherine s’élança par derrière, la rejoignit sur le trottoir. Ses représentations furent inutiles ; et elle la suivait, tout en achevant de nouer sa camisole. Le chemin lui parut extrêmement long. Elle se plaignait de ses vieilles jambes.
— « Après ça, moi, je n’ai pas ce qui vous pousse, dame ! »
Puis elle s’attendrissait.
— « Pauvre cœur ! Il n’y a encore que ta Catau, vois-tu ! »
Des scrupules, de temps en temps, la reprenaient.
— « Ah ! vous me faites faire quelque chose de joli ! Si votre père se réveillait ! Seigneur Dieu ! Pourvu qu’un malheur n’arrive pas ! »
Devant le théâtre des Variétés, une patrouille de gardes nationaux les arrêta. Louise dit tout de suite qu’elle allait avec sa bonne dans la rue Rumford chercher un médecin. On les laissa passer.
Au coin de la Madeleine, elles rencontrèrent une seconde patrouille ; et, Louise ayant donné la même explication, un des citoyens reprit :
— « Est-ce pour une maladie de neuf mois, ma petite chatte ? »
— « Gougibaud ! » s’écria le capitaine, « pas de polissonneries dans les rangs ! — Mesdames, circulez ! »
Malgré l’injonction, les traits d’esprit continuèrent :
— « Bien du plaisir ! »
— « Mes respects au docteur ! »
— « Prenez garde au loup ! »
— « Ils aiment à rire », remarqua tout haut Catherine.
— « C’est jeune ! »
Enfin, elles arrivèrent chez Frédéric. Louise tira la sonnette avec vigueur, plusieurs fois. La porte s’entrebâilla ; et le concierge répondit à sa demande :
— « Non ! »
— « Mais il doit être couché ? »
— « Je vous dit que non ! Voilà près de trois mois qu’il ne couche pas chez lui ! »
Et le petit carreau de la loge retomba nettement, comme une guillotine. Elles restaient dans l’obscurité, sous la voûte. Une voix furieuse leur cria :
— « Sortez donc ! »
La porte se rouvrit ; elles sortirent.
Louise fut obligée de s’asseoir sur une borne ; et elle pleura, la tête dans ses mains, abondamment, de tout son cœur. Le jour se levait, des charrettes passaient.
Catherine la ramena en la soutenant, en la baisant, en lui disant toutes sortes de bonnes choses tirées de son expérience. Il ne fallait pas se faire tant de mal pour les amoureux. Si celui-là manquait, elle en trouverait d’autres !