L’Éducation en Angleterre/Chapitre V

Librairie Hachette (p. 86-103).

WELLINGTON



Au lendemain de la mort du vainqueur de Waterloo, quelques-uns de ses compatriotes eurent la noble pensée de consacrer à sa mémoire non pas un monument vulgaire fait de marbre et de bronze, mais un monument vivant, un collège qui porterait son nom et qui, fondé et soutenu par les souscriptions nationales, assurerait aux fils d’officiers restés orphelins et sans fortune le bénéfice d’une bonne éducation.

L’établissement fut ouvert en janvier 1859 ; mais le plan primitif avait déjà subi des modifications : on s’était décidé, en plus des boursiers, à recevoir tous les enfants d’officiers, orphelins ou non, à des conditions exceptionnelles, il est vrai : £ 30 (750 fr.) par an seulement. Il advint que les calculs furent mal faits et que, l’école ne pouvant se soutenir avec des élèves sur lesquels elle ne réalisait pas le moindre bénéfice, on en admit une nouvelle catégorie au prix de £ 100 (2500 fr.), sans distinction cette fois entre l’élément militaire et l’élément civil. L’accroissement progressif du prix de la pension et la création de « boarding houses » firent bientôt de Wellington un public school à peu près semblable aux autres, et, dans l’armée, des plaintes s’élevèrent de tous côtés ; on disait, non sans raison, que l’institution avait manqué son but et qu’il fallait y introduire de grands changements pour l’y ramener.

Une commission d’enquête fut alors nommée à charge de rechercher les causes de cette métamorphose et d’étudier les moyens susceptibles d’être employés pour y porter remède. Elle se composait de lord Penzance, de l’évêque d’Exeter, de deux officiers supérieurs et d’un conseiller de la couronne. Instituée le 20 juin 1879, la commission déposa son rapport le 14 juillet 1880 ; dans l’intervalle elle avait interrogé en détail trente témoins et rassemblé une foule de documents, tant sur Wellington que sur d’autres grandes écoles susceptibles d’être comparées à celle-là. De pareils documents, on le conçoit, sont d’une grande importance pour qui veut se rendre compte d’une manière quelque peu approfondie de l’éducation anglaise ; ils donnent précisément ce qu’on ne peut voir de ses propres yeux et ce que les professeurs eux-mêmes ne sont pas toujours à même de vous donner, des chiffres. Mais on y recueille aussi, sur des questions vitales, la façon de penser de ceux qui, par leur longue expérience, sont particulièrement dignes d’être écoutés. J’en ai donc extrait les renseignements qui m’ont paru le plus saillants ; je demande pardon pour les additions qui les accompagnent, en faisant remarquer à ceux que cela n’intéresse pas qu’il n’y a rien de plus facile à passer.

Composition de Wellington - college au moment de l’enquête :
Élèves dits foundationers (orphelins militaires élevés gratuitement) 
  
75
Élèves payant £ 80 (fils d’officiers) 
  
80
Élèves payant £ 110 (sans distinction) 
  
151

Total 
  
306

Ces élèves représentent une somme de £ 23 090 ou 577 250 francs.

Il y a en plus dans les boarding houses :

98 élèves payant au collège £ 3920 ou 98 000 francs ;

4 externes ont été autorisés à suivre les cours ;

Le total des recettes sera donc £ 27 010 ou 675 250 francs.

Les administrateurs estiment :

1o  Qu’un foundationer coûte £ 88 ou 2200 francs.

Il y en a 75 : ils représentent une dépense de £ 6600 ou 165 000 francs.

2o  Qu’un non-foundationer coûte environ £ 80 ou 2000 francs.

Il y en a 231 : ils représentent une dépense de £ 18 480 ou 462 000 francs.

3o  Enfin qu’un boarder coûte £ 40 ou 1000 francs.

Il y en a 98, ce qui équivaut à ₤ 3920 ou 98 000 francs.

Le total de ce que coûtent les élèves sera donc de £ 29 000 ou 725 000 francs.

La différence entre les recettes et les dépenses est de £ 1990 ou 49 750 francs.

Ce sont les souscriptions, dons et legs qui équilibrent cette différence ; depuis la fondation ils s’élèvent à la somme énorme de £ 161 317 ou 4 032 925 fr., qui, avec les revenus, a fourni au collège un total de £ 260 367 ou 6 509 175 francs.

Les bâtiments une fois élevés et tous les travaux d’installation terminés, il est resté £ 22 338 ou 558 450 francs, qui ont été employés à couvrir les dépenses annuelles et à équilibrer le budget.

Si vous voulez à présent vous transporter dans un « boarding house », — celui du Révérend E. Davenport, par exemple, — vous aurez une idée du profit que peut faire en un an le professeur qui en a la direction. Voici le compte général de l’année 1878 ; le boarding house en question contenait alors trente élèves.
dépenses
Tarifs payés au collège 
  
£ 1769
ou
44 225
francs.
Dépenses de la maison 
  
1664
41 600
Frais généraux 
  
523
13 075



Total 
  
£ 3956
ou
98 900
francs.
recettes
Pensions payées par les élèves 
  
£ 4506
ou
112 650
francs.
Salaire payé par le collège 
  
250
6 250



Total 
  
£ 4756
ou
118 900
francs.
Profit : £ 800 ou 20 000 francs.

Il est permis de taxer ce profit de légèrement exagéré ; à ce métier-là on doit faire fortune rapidement, et il paraît dès lors démontré que de véritables abus existaient à Wellington. Le head master, qui n’a pas, lui, les ennuis d’un boarding house, reçoit directement du collège un traitement de 24 000 ou 60 000 francs ; la commission a réclamé très justement contre cette somme exorbitante. Les traitements des autres maîtres varient d’ordinaire de £ 800 à 200 (20 000 à 5 000 francs), selon qu’ils sont ou ne sont pas à la tête de boarding houses.

J’aurai occasion de revenir sur cette question-là et d’expliquer pourquoi, à mon avis ce qui est ici un abus n’en est pas un dans les écoles telles qu’Eton, Harrow, Rugby, etc. Mais on ne saurait oublier que Wellington fut fondé dans un but tout particulier et, dès lors, devrait différer essentiellement des autres écoles. Des économies aisément réalisables permettraient de recevoir un plus grand nombre de foundationers ; actuellement il n’y en a que 75 sur quatre cent huit élèves. Ils peuvent tenir leurs bourses à partir de 9 ans, mais comme ils ne doivent entrer dans le collège proprement dit qu’à douze ans, on les met d’abord dans une école préparatoire qui y a été annexée. Le nombre des élèves qui sortent chaque année de Wellington est d’environ 60 ou 70.

De toutes les questions accessoires qui furent agitées devant la commission d’enquête, la plus importante est sans contredit celle des dortoirs. La commission chargée de préparer des réformes financières se demanda si le système le plus économique n’était pas en même temps le plus hygiénique et le plus moral ; et elle interrogea à ce sujet tous les témoins qui se présentèrent devant elle.

Le système en usage à Wellington est celui des « cubicles ». On appelle ainsi les espèces de compartiments formés par des cloisons qui ne s’élèvent pas jusqu’au plafond. C’est un intermédiaire entre le véritable dortoir et les chambres séparées ; c’était le système de prédilection du prince Albert, qui contribua beaucoup à le faire adopter. Qu’on se représente une vaste salle divisée en 33 cubicles, chacun ayant sa fenêtre et une porte sans verrou et étant assez grand pour que l’on puisse en plus du lit y loger quelques meubles. Mais qui doit les y mettre, ces meubles ? Est-ce l’établissement qui les fournira d’après un modèle uniforme, ou bien l’élève sera-t-il libre d’en choisir à sa fantaisie ? « Nous commençâmes, dit le lord évêque de Truro, qui fut pendant 15 années head master de Wellington, nous commençâmes par fournir nous mêmes le lit, une chaise, un bureau grossièrement peint et un paillasson, et nous fîmes défense de rien apporter en plus En peu de temps, les cubicles devinrent semblables à des cages à ours (sic) ; rien n’appartenant aux enfants, ils n’avaient aucun souci de leurs meubles et ne se faisaient pas le moindre scrupule de les détruire ; voyant que nous faisions fausse route, nous leur donnâmes la permission de se meubler eux-mêmes, tout en maintenant certaines interdictions, celle d’avoir un fauteuil par exemple ; mais ils purent apporter un tapis, des bibelots, et mettre des gravures sur les cloisons : cela fit merveille et le désordre cessa aussitôt. En établissant les cubicles, nous avions eu le désir de les amener à y travailler tranquillement et à se conduire en jeunes gens raisonnables, et ce but ne fut atteint que lorsqu’ils purent s’y sentir chez eux et donner à leurs petites chambres un cachet individuel. »

Un des membres de la commission ayant demandé s’il n’était pas préférable d’habituer les enfants à travailler tous ensemble, au milieu du bruit des allées et venues, l’évêque répondit que son expérience l’avait conduit à une opinion diamétralement contraire et que la solitude et la propriété étaient, selon lui, deux puissants moyens d’éducation. « De la sorte, ajouta-t-il, il y a bien des habitudes de famille (home habits) qu’ils peuvent conserver, bien des petits objets qu’ils peuvent avoir auprès d’eux et auxquels ils attachent de bons souvenirs Et il ne faut pas croire que cela les rende délicats ou efféminés Il est difficile de trouver des garçons plus énergiques et plus virils que ceux de Wellington : je l’ai toujours remarqué. Un autre avantage des cubicles, c’est de permettre aux élèves de travailler ensemble, chose excellente et très propre à développer des amitiés durables. Souvent aussi un præfect (ou monitor : ces deux mots désignent la même fonction), s’il voit un nouveau découragé ou embarrassé, le prendra avec lui et l’aidera un peu dans ses devoirs. »

Interrogé à son tour, M. G. Barford, docteur-médecin attaché à l’établissement, dit qu’il « a considéré comme étant de son devoir d’observer très attentivement les enfants dans leurs rapports entre eux et qu’il est forcé de convenir que le système des cubicles est bon ; les enfants l’apprécient très haut, cela va sans dire, et le seul reproche qu’on lui fasse est précisément de faciliter les relations dangereuses ; mais lui, parlant en sa qualité de médecin, atteste que l’événement n’a pas justifié ces craintes. On pourrait, si l’on veut, réserver les cubicles aux élèves âgés de quinze ans et au delà, car il n’est pas mauvais qu’à mesure qu’ils grandissent, ils se sentent davantage traités en hommes… Mais les dortoirs en général ne lui semblent bons qu’à abaisser le ton général et le niveau dans une école, à rendre les élèves peu soignés, etc. » M. Barford répond à une objection tirée du danger qu’il y a de rendre les enfants difficiles par les soins dont on les entoure ; il s’élève avec force contre cette théorie (celle du fauteuil dans lequel il est prudent de ne pas s’asseoir parce qu’un jour peut venir où l’on n’aura qu’une chaise à sa disposition) ; entourer les enfants de soins et leur donner du confort, ce n’est pas les gâter : il a maintes fois remarqué d’ailleurs que ceux qui ont été élevés dans la privation ne sont pas ensuite les moins difficiles et les plus endurcis. « Rendez la vie agréable à vos enfants, dit-il ; vous ne les amollirez point si par ailleurs vous prenez soin de développer en eux le côté viril ; bien au contraire, vous leur laisserez de leur enfance des souvenirs qui seront une force pour toute leur vie. »

Cela me fait penser à un jeune Anglais qui était allé faire fortune en Australie dans l’élevage des bestiaux. Il n’est sorte de privations qu’il n’ait endurées dans sa rude existence de cowboy par laquelle il commença son apprentissage ; cela ne l’empêchait pas quand il venait à la ville la plus proche de son exploitation — une de ces cités d’Australie, toutes jeunes et déjà civilisées — d’arborer l’habit et la cravate blanche, tout comme dans les clubs de Londres M. Barford a raison ; l’éducation recherchée n’amollit pas et ceux qui l’ont reçue se montrent souvent plus énergiques et plus résistants que d’autres moins favorisés dans leur enfance.

Le même témoin est encore interrogé sur le chapitre de la nourriture ; on lui demande s’il trouve les repas bien réglés ; dans tous les collèges, il y a quatre repas différents : un déjeuner composé d’œufs et de thé le matin vers 9 heures ; à 1 heure ou 1 heure et demie, le dîner, qui n’est qu’un luncheon ordinaire ; du thé à 5 heures et demie ou 6 heures, et à 8 heures du soir un souper composé de pain, de bière et de fromage. Je ne sais d’où vient l’habitude de considérer les Anglais en général comme les plus gros mangeurs de la création ; ce temps-là est bien passé, s’il a jamais existé, et, chose curieuse, plus ils dépensent de force, moins ils mangent. Bien des collégiens français ne se contenteraient pas de ce qui suffit aux jeunes athlètes du Royaume-Uni : ceux qui s’entraînent pour un sport quelconque se soumettent à un régime sévère et s’en trouvent bien. Chez nous on entend parfois formuler des axiomes comme celui-ci : Plus on mange de viande, mieux on se porte. Je n’ai rien entendu de systématique à cet égard en Angleterre, mais l’expérience semble y avoir prouvé que les collégiens en particulier doivent manger souvent et peu à la fois et qu’il faut leur donner plus de légumes que de viande. Je demande pardon pour cette digression culinaire.

Parmi les collèges susceptibles d’être comparés à Wellington, on peut citer Haileybury, Westward Ho ! et Oxford military college. Haileybury offre aux enfants de clergymen un avantage analogue à celui que les fils d’officiers trouvent à Wellington ; on les reçoit à des prix réduits. L’établissement est donc tenu à éviter un trop grand luxe d’aménagement, à avoir des tendances économiques et un peu égalitaires… on m’assure que le résultat a répondu au but et que tout y marche bien, Haileybury contient 362 élèves et 21 professeurs ; l’âge d’admission est entre 12 et 14 ; cette disposition est inscrite dans la plupart des règlements ; on la retrouve même dans certains private schools ; parfois, après quatorze ans, il faut payer plus cher ; c’est une façon de décourager les parents et de les empêcher de faire voyager leurs enfants de collège en collège. Les maîtres se méfient extrêmement des élèves qu’ils n’ont pas connus avant quatorze ans ; ils n’en sont pas sûrs et se croient tenus de les surveiller particulièrement quand ils acceptent de s’en charger par exception. « Comment, me dit l’un d’eux, comment voulez-vous qu’un jeune homme entré si tard dans un collège s’en assimile l’esprit, y fasse son trou, y prenne ses habitudes ? cela ne peut se faire qu’à l’âge où son caractère est encore malléable. » En France, où nous regardons le collège comme une auberge intellectuelle, on voit jusqu’en rhétorique et en philosophie entrer des nouveaux dont les antécédents sont plus ou moins inconnus et dont le caractère demeure un point d’interrogation pour tout le monde. J’ai remarqué généralement que ces tard venus ne valaient pas grand’chose et qu’ils formaient la portion la plus détestable de la population scolaire.

Il n’y a à Haileybury qu’un seul boarding house avec 20 élèves ; tous les autres vivent réunis, ce qui permet de n’avoir qu’une seule administration, une seule cuisine… et partant de réaliser une économie importante. Les dortoirs sont divisés en 46 « cubicles » ; mais ils sont tout petits ; ne contenant même pas les meubles de toilette qui sont placés au milieu de la salle, on travaille dans les classrooms, les plus jeunes en commun, les plus grands, 3 ou 4 ensemble dans une pièce séparée. L’argent de poche est limité à 1 schelling par semaine. Je ne parle pas des gymnases, bassins de natation, champ pour le cricket et le foot-ball, etc., cela va sans le dire ; un collège anglais serait incomplet s’il ne possédait pas ces dépendances ; et sûrement c’est à quoi l’on pense en premier lieu quand il s’agit de bâtir une école et d’en choisir l’emplacement.

L’Oxford military college et Westward Ho ! sont deux établissements pour les enfants d’officiers ; ce dernier a été fondé en 1874 ; il renfermait, en 1879, 123 internes et 21 externes ; une école préparatoire (junior school) y est annexée.

La liste des témoins interrogés par la commission mentionne encore un nom honoré dans le monde universitaire, celui du révérend Thring, mort tout récemment après avoir été trente-cinq ans head master d’Uppingham. Il sut placer son école, qui, bien que très ancienne (elle fut fondée en 1584), n’avait qu’une minime importance jusqu’à son arrivée, il sut la placer à un rang très élevé : et telle fut sa compétence reconnue que la nouvelle de sa mort a causé une grande émotion dans le public ; ses ouvrages ont été lus et relus en Angleterre et en Amérique ; on y trouve des pensées, des préceptes analogues aux pensées et aux préceptes de Thomas Arnold avec quelque chose de plus général, une tendance à s’occuper de la masse plutôt que de l’élite, des vues plus égalitaires, mais moins profondes et moins élevées. En 1879, Uppingham possédait 316 élèves répartis dans 11 maisons… Dans sa déposition, le head master déclara, entre autres choses, qu’il considérait le dortoir comme ennemi de tout sentiment familial (domestic feelings).

Pour terminer par des chiffres, voici un tableau qui permet de comparer les dépenses des élèves dans différents collèges. Le premier total représente la note la plus élevée de l’année ; le second, une note moyenne. Mais il faut se souvenir que les déplacements n’y figurent pas et que ce facteur a certes son importance.

Wellington 
  
3 730
francs.
3 230
francs.
Marlborough 
  
3 550
3 160
Winchester 
  
3 500
2 995
Uppingham 
  
3 450
3 140
Rugby 
  
3 230
3 025
Haileybury 
  
2 550
1 925

À Eton, où je n’ai pu me procurer de renseignements de cette nature, les seules charges obligatoires s’élèvent à 3 725 francs, abstraction faite de toute dépense d’extra. Cela donne à penser ce que doivent être les notes dans ce milieu fréquenté par les membres des plus riches familles de l’Angleterre et où les occasions ne manquent guère de laisser filer l’argent.