L’Éducation en Angleterre/Chapitre II

Librairie Hachette (p. 27-41).

ETON



Au pied de Windsor-Castle, la Tamise, qui se rend à Londres, glisse paisiblement dans l’atmosphère tiède et pure d’un soir de printemps. Si les « Etonians » voulaient bien lui en laisser la liberté, elle refléterait la silhouette imposante du château royal, les berges, la verdure et le pont qui relie Eton à Windsor. Mais elle a bien autre chose à faire qu’à refléter tout cela : il lui faut porter les barques innombrables qu’on lui a confiées ; ne sachant rien refuser à ses jeunes tyrans, elle semble ralentir sa marche, retenir son souffle pour aider à leurs jeux..… Ceux-ci ne sont pas les premiers au bien physique et moral desquels elle a travaillé.

La course qui va avoir lieu ne présente pas un très vif intérêt : il s’agit de deux équipages choisis dans les rangs des plus jeunes élèves du collège (Lower Boys). Aussi la navigation est demeurée libre, et les spectateurs, au lieu de rester massés sur les rives, sont eux-mêmes en bateau. Dans les grandes circonstances, le « captain of the boats » rend un décret par lequel la navigation est interdite : rien ne trouble alors la surface du fleuve. Le voilà, ce très illustre personnage, debout, bien posté pour voir les rameurs. Cela l’intéresse au point de vue du métier ; il détaille les muscles avec le coup d’œil exercé de l’éleveur escomptant les succès de ses poulains. La considération dont il jouit s’étend jusque dans la ville, et il est, en ce moment, le point de mire de bien des regards ; les petits surtout le contemplent avec une muette admiration : il leur apparaît comme un être d’une nature supérieure, une manière de demi-dieu. Pas très loin de lui, mais évidemment moins en vue, se tient le capitaine des Onze (les onze plus forts au cricket). Tous deux sont des hommes déjà formés, à la taille élancée, à la silhouette robuste.

Sur l’eau, un envahissement de bois vernis : périssoires légères, lourds chalands que l’on meut avec des perches, embarcations pour vieilles ladies, tout cela s’agite confusément, et, quand le signal se fait entendre au loin, un grand remue-ménage s’opère. On se serre contre les berges et l’on s’attache les uns aux autres pour ne pas dériver. Quelques pagayeurs circulent encore en quête d’un voisinage agréable, ainsi qu’un infortuné professeur qui cherche une place et fait force de rames pour arracher sa nombreuse famille au plongeon qui la menace, au cas où elle se trouverait sur le passage de la course… La piste est libre à présent et bientôt paraissent les bateaux, longs insectes courant sur l’eau avec leurs huit pattes qui en éclaboussent à peine la surface. Derrière eux, la cohue se reforme instantanément, et voilà tout à coup les avirons qui se lèvent, en même temps qu’une acclamation retentit à l’ouïe des noms des vainqueurs.

Un peu plus tard, la longue rue d’Eton est balayée par un tourbillon humain ; les bras et les jambes sont à tel point enchevêtrés qu’on ne voit pas comment chacun pourra reconnaître son bien dans tout cela. Au milieu, il y a deux garçons portés triomphalement sur les épaules de leurs camarades ; ce sont deux des champions victorieux, auxquels on fait subir cette élévation au pavois appelée « hoysting ». Avec un vacarme infernal, l’étrange cortège défile devant les fenêtres du « headmaster ». Un proviseur français en mourrait d’apoplexie ; celui-ci n’a sans doute rien trouvé à redire, car il n’a pas paru.

Le lendemain, il se trouve que tous n’ont pas été aussi sages que des images, ce qui d’ailleurs n’est pas surprenant. Imaginez que deux farceurs avaient cousu ensemble les robes de quatre spectatrices. Un grand les vit et les pinça : il prit leurs noms et celui de leur « tutor » et, après force excuses, délivra les prisonnières.

« Les petits vont le prendre en grippe, ce vengeur ?

— Point du tout ! Ils savent qu’il ne faisait que ce qu’il devait et s’était engagé à faire.

— Et quel châtiment recevront les coupables ?

— La faute est grave : ils n’ont pas agi en « gentlemen » vis-à-vis de personnes du dehors, ils vont être envoyés au docteur.

— C’est-à-dire ?

Flogged (fouettés). »

Eton a été fondé en 1440, par le roi Henri vi : des fenêtres de son palais le monarque pouvait voir ses jeunes protégés prendre leurs ébats dans les prés qui forment à présent le parc du collège : parc ombreux et magnifique, qui encadre dignement les vieilles murailles ; une eau limpide y court entre des berges de gazon sous un feuillage épais, dont le rideau s’entr’ouvre pour laisser voir Windsor, sa longue façade et sa grosse tour ronde. Ouvert aux promeneurs même quand les élèves y jouent, le parc donne sur la campagne presque sans clôture ; la Tamise le baigne d’un autre côté ; les bâtiments s’élèvent autour de deux grandes cours : dans l’une (outer quadrangle), la statue en bronze du fondateur ; l’autre contient à l’heure actuelle un peloton de grands garçons qui font l’exercice sous le regard d’une vieille moustache grise : ce sont des volontaires.

Eton renferme à peu près sept cents élèves : là-dessus il y a soixante-dix internes, qui relativement ne coûtent pas cher à leurs parents (20 livres [500 fr.] par an seulement), Henri vi ayant pris soin d’y pourvoir. Ces places sont obtenues au concours ; mais le singulier, c’est que les riches ne s’abstiennent nullement de faire concourir leurs enfants à cause du grand honneur que recueillent les lauréats. La fondation ne manque-t-elle pas ainsi son but et ne serait-ce pas mieux d’en limiter les bénéfices à ceux auxquels elle peut être vraiment utile ? Certains sont de mon avis ; mais généralement on m’assure que je méconnais le caractère de l’institution. Le concours doit être libre, et il importe de ne pas créer dans l’école une catégorie qui serait nécessairement dédaignée par les autres élèves : ils payent moins cher ; c’est la récompense de leur succès ; il ne faut pas que ce privilège les signale comme appartenant à des familles pauvres.

Nous venons de jeter un coup d’œil dans le grand réfectoire où dînent les internes ; c’est une vaste salle pleine de lambris sculptés, d’armoiries et de vitraux. Mon jeune conducteur m’invite à l’accompagner chez sa dame : « Come to my dame, » ce qu’en français vulgaire on traduirait par : « Venez voir la patronne. » Je le suis ; la maison est tout près : dans un gai parterre s’élève le bâtiment de briques sur lequel est tendu un rideau de plantes grimpantes ; nous entrons dans le salon, élégamment rempli de ces babioles dont le goût passe de France en Angleterre. J’attends la dame, qui se montre enfin… c’est un homme aimable et distingué, lequel ne tarde pas à songer que je désire peut-être visiter la maison ; en quoi il ne se trompe pas.

Elle contient une trentaine d’élèves ; j’ai l’insigne honneur de faire la connaissance de leur capitaine, l’aîné d’entre eux qui est chargé de surveiller, de maintenir le bon ordre. Dans un corridor lambrissé de sapin, un petit garçon monté sur un tabouret est occupé à fixer au mur une notice par laquelle il informe « tout le monde » qu’il a perdu un porte-crayon en or et prie celui qui le trouvera de le lui rapporter. Sur ce corridor donnent les chambres ; elles ne sont uniformes ni de taille ni de disposition, et surtout la manière dont elles sont décorées varie beaucoup. Hier, dans un autre « boarding house », j’allais voir un garçon de ma connaissance sous la conduite de la fille du professeur, qui est entrée avec moi et a fait un bout de causette ; mon jeune hôte revenait du cricket et avait eu l’étonnante idée de se laver les mains, et le toupet de demander de l’eau chaude, encore ! Comme c’est efféminé ! Que voulez-vous ? Les Anglais se sont aperçus que, quand on ne donnait pas d’eau chaude aux enfants, les enfants ne se lavaient pas. Cette maison était celle d’un « tutor » ; celui qui reçoit des pensionnaires sans leur donner de leçons, ni s’occuper de leur travail, est appelé « dame » : voilà l’explication.

Il y a, en Angleterre, toute une littérature scolaire ; la raison en est simple : les élèves des public schools ont passé là le plus heureux temps de leur vie ; ils n’ont garde de l’oublier et ils aiment à en retrouver une image fidèle, dans les récits faits par leurs anciens condisciples ; ajoutez que cette existence joyeuse, animée et libre fournit matière aux auteurs. Sur la table de la « dame » il y avait précisément un gros volume dont la reliure portait l’écusson d’Eton ; j’ai sollicité et obtenu la faveur d’y jeter un coup d’œil ; cela se lisait aisément, étant écrit d’un style simple et sans prétention ; on y trouvait l’analyse des impressions d’un Eton-boy depuis son entrée au collège jusqu’à l’adieu au head master le matin du dernier départ. En voici un spécimen : « Empilés dans le train de retour à la rentrée d’octobre, ces jeunes messieurs n’ont vraiment pas l’air désolés d’avoir quitté leurs familles ; ils se racontent leurs exploits de l’été, non sans quelques embellissements peut-être ; on interroge les nouveaux, on fait des projets pour l’année qui vient ; quand Windsor approche, c’est à qui distinguera le premier les clochetons du vieux collège. Les voitures roulent bientôt sur la route et s’arrêtent devant la porte désignée : le vieux maître d’hôtel est accablé de questions et, ne pouvant répondre à tous à la fois, prend son air le plus bougon ; chacun monte à sa chambre et l’installation se fait au milieu d’un grand bousculis. Et le lendemain matin, à peine avez-vous eu le temps de vous reconnaître qu’on frappe à votre porte. « Entrez ! » C’est le trésorier zélé qui recueille les adhésions pour le foot-ball. »

Celui-là est le premier et le plus passionnant des sports d’hiver ; puis viendront les combats homériques à boules de neige, les longues courses sur la glace, les chasses aux petits papiers dans la campagne, et enfin, avec le printemps, le cricket, le canotage et la natation. « Quand il considère toute cette perspective de choses à faire en plus de son travail quotidien, l’Eton-boy n’a-t-il pas vraiment le droit de se dire un homme très occupé ?… » Et ainsi les années s’écoulent jusqu’à la dernière, pendant laquelle on jouit de tous les privilèges de l’autorité. Appelé chez le « docteur » le jour où il devient un élève de la sixth form (la première classe), X. entend le speech suivant : « Vous savez quels sont vos nouveaux devoirs ; vous vous engagez à mettre un terme à tout ce qui ira mal sitôt que vous en aurez connaissance, à user de toute votre influence pour le bien et surtout à donner le bon exemple partout. » Ce qui inspire au nouveau chevalier — car n’est-ce pas une sorte de chevalerie, cette classe dans laquelle on entre avec une pareille mission ? — les réflexions suivantes : « Qu’un garçon devienne jaloux de son honneur et sente qu’il a un rôle à jouer, une position à garder, cette idée-là influera plus sur lui que toutes les leçons et tous les exemples que ses maîtres pourraient lui prêcher. » En effet, à mesure qu’il s’élève dans l’école, il y est traité avec une considération croissante ; ce qu’il a à dire est de plus en plus écouté ; il se sent devenir l’auxiliaire du maître, et, voyant son importance croître, il se rend compte de la responsabilité qui en découle et prend soin de se bien conduire. Il ne devient pas fat, parce qu’il ne jouit pas là d’une faveur exclusivement réservée à une élite : de quoi se glorifierait-il ? C’est l’âge, ce n’est pas le succès qui attire l’honneur d’une telle situation ; on sous-entend que le bon sens, la raison, le caractère doivent croître avec l’âge, et le sous-entendu le force à montrer par sa conduite qu’en effet il en est ainsi. D’autre part, les droits qu’exercent ces jeunes gens sont, en eux-mêmes, assez vagues, assez peu définis pour que ceux qui en jouissent comprennent que tout dépend de la façon dont ils les exercent, et dont ils usent de leur influence sur leurs camarades ; par conséquent ils y vont prudemment et prennent garde de ne pas dépasser la mesure.

Un épisode qui a disparu aujourd’hui de la vie des Etonians, c’est « l’oppidan dinner », banquet par cotisation qui se donnait au commencement de l’été, au White-Hart, la célèbre auberge de Windsor. Y assistaient : les équipages des upper boats, les onze champions du cricket et les sixth form, en tout une cinquantaine. La cotisation était d’une livre environ (25 francs). — Le curieux de la fête, c’est qu’elle était coupée en deux par une course hygiénique. Les autorités du collège, feignant d’ignorer une réunion qui ne bénéficiait que de leur tolérance, ne dispensaient pas de l’appel ceux qui y prenaient part. Sitôt donc la partie substantielle du repas achevée, les invités dégringolaient la montée de Windsor et enfilaient en courant le chemin d’Eton, où ils arrivaient à temps pour répondre : « Présent » ; après quoi, ils retournaient à l’hôtel pour y trouver le dessert servi et le vin des toasts prêt à mousser dans les verres. Ces toasts étaient fort longs. Le capitaine des Rameurs, qui présidait, portait la santé de la Reine, du prince de Galles et de la famille royale, en l’honneur desquels on chantait le « God save the Queen » ; il portait ensuite la santé de son successeur, désigné pour l’année suivante : échange de compliments réciproques. C’était alors le tour du cricket, puis du foot-ball, chaque toast étant suivi de chansons. Pour finir, on souhaitait au collège la réalisation de sa vieille devise : « Floreat Etona. »

J’ai vu Eton un peu par tous les temps et dans toutes les saisons ; jamais je ne l’ai vu plus brillant qu’au lendemain du Jubilé de 1887. La Reine, revenant de Londres, descendit du train à Slough, afin de traverser le collège et d’y recevoir une adresse des maîtres et des élèves. Pour accueillir dignement la descendante du fondateur d’Eton, rien n’avait été épargné : drapeaux et guirlandes ornaient les fenêtres, accompagnés d’inscriptions latines et grecques convenant à cet asile des lettres ; Virgile, Horace, Homère y étaient représentés par des citations appropriées à la solennité du jour. Les horse-guards gardaient l’entrée des rues transversales : les aînés du collège, en uniforme de volontaires, se tenaient au pied de la voûte ogivale sur laquelle, au premier signal, allait être hissé l’étendard écartelé. Devant la façade principale une grande estrade avait été dressée : les professeurs s’y tenaient en costume académique avec des écharpes rouges sur leurs toges noires et à côté d’eux les élèves ; les petits, en chapeau haut de forme et veste courte, avaient une apparence très correcte. — Et vraiment c’était un beau spectacle celui de ces vieux bâtiments vénérables, de ces murailles crénelées, de ces portiques en tenue de fête, et ce dôme incomparable de verdure répandant sur la place une douce fraîcheur et une sorte de lumineux crépuscule.

De très loin arrivent maintenant des roulements continus signalant l’approche du cortège : ce sont les gens des campagnes environnantes qui acclament ; la musique joue ; les assistants sont debout ; on apporte l’adresse, qui est en parchemin, enluminée comme une page de missel ; les armoiries d’Eton y figurent avec celles de la Reine ; enfin paraissent les voitures attelées de chevaux gris en daumont, et les livrées rouges..… Le même soir, une procession aux flambeaux déroula ses lacets de feu sur la terrasse de Windsor. Les Eton-boys chantèrent leurs vieilles chansons et groupèrent leurs torches de façon à dessiner en lettres lumineuses le monogramme royal. Professeurs et élèves acclamèrent à l’envi la représentation de leur patrie venant de passer à travers ce triomphe qui s’est appelé le Jubilé ; et leurs acclamations étaient sincères autant que désintéressées : le collège d’Eton est autonome, riche, puissant, maître de ses destinées ; il n’a rien à attendre de la couronne, à laquelle il n’a d’ailleurs rien à demander.