L’Éducation du peuple après l’école/Lettre d’un ouvrier à son père


Librairie de la France scolaire (p. 41-57).


LETTRE

D’UN OUVRIER À SON PÈRE


Paris, 16 novembre 1891.


Mon cher père,


Je ne suis pas, tu le sais, de ces jeunes gens qui, tenant leurs parents pour de pauvres vieux radoteurs, rejettent systématiquement leurs avis, et n’en font qu’à leur tête. Loin de là, j’attache la plus grande importance aux excellents conseils que tu me donnes, et je m’efforce d’en profiter.

Il m’a été d’autant plus facile de me retirer de mon club de communistes qu’il a été fermé par ordonnance du préfet de police, à la suite d’une rixe sanglante qu’avait suscitée l’échange de paroles injurieuses entre les orateurs et l’assemblée. J’étais près de la porte ; je dois à cet heureux hasard d’avoir pu m’esquiver avant l’arrivée des gardiens de la paix, non toutefois sans avoir reçu de droite et de gauche force coups de poing. Et c’est le corps tout meurtri, avec deux dents cassées et l’œil droit en compote, que je suis rentré ce soir-là chez moi, jurant, mais un peu tard, qu’on ne m’y reprendrait plus.

J’ai assisté la semaine passée à une représentation du Lohengrin. Quel magnifique opéra ! L’action, la mise en scène, la musique, tout est merveilleux ! J’étais dans le ravissement. Les mots me manquent pour exprimer ce que je ressentais en entendant la mélodie du cygne. L’enthousiasme était général. Il semblait que la salle allait crouler sous les applaudissements. En sortant je me disais : « Mon Dieu ! que j’étais sot d’avoir manifesté contre Wagner et que mon père a raison de dire : « l’art comme la science n’a pas de patrie ! ».

La nouvelle que je vais t’apprendre va te transporter de joie. Imagine-toi qu’à mon instigation tous les ouvriers typographes de Paris viennent de fonder une caisse de secours et de retraite. Tout membre de l’association est tenu de verser 5 francs par mois. Moyennant ce versement régulier, il est, en cas de maladie, soigné aux frais communs tout le temps qu’exige l’état de sa santé jusqu’à son complet rétablissement, et, au bout de trente ans, il reçoit une pension annuelle de 300 francs. Pour 10 francs par mois pendant 30 ans la pension est doublée, pour 15 francs elle est triplée et ainsi de suite. Les adhésions ont été unanimes. Quant à moi, je me suis inscrit pour 10 francs par mois et, à mesure que mon salaire augmentera, j’augmenterai mon versement mensuel. Telle est la société de prévoyance et de secours mutuels que j’ai contribué à établir. Je te ferai observer qu’elle est en même temps une société de tolérance politique et religieuse, puisque nous y admettons indistinctement tous les compagnons, et, qu’ils soient opportunistes ou intransigeants, juifs ou protestants, ils sont tous, quand ils en ont besoin, soignés avec la même sollicitude et doivent, dans leurs vieux jours, jouir des mêmes avantages.

Tous les corps de métiers pourraient faire comme le nôtre, et, de cette manière, on ne verrait jamais un honnête ouvrier mourir de misère sur le grabat où la maladie l’a cloué, ou bien, quand il est trop vieux pour travailler, et que le malheur s’est abattu sur sa tête, dans la cruelle nécessité de tendre la main, s’il lui répugne d’entrer à l’hospice.

J’ai lu avec avidité la brochure que tu as eu la bonté de m’envoyer. Quel puissant et heureux génie que ce Rabelais qui sut combattre en se jouant les vices et les abus des grands, et comme l’auteur de la brochure a été bien inspiré de donner à ce philosophe le nom de bienfaiteur, puisqu’il servit la cause de la raison, de la justice, de l’humanité, et que son livre fut pour l’esprit humain un éclatant signal d’affranchissement.

C’est en folâtrant et avec la meilleure grâce du monde que ce charmant réformateur traite les questions les plus graves et trace un plan d’éducation nouvelle où les exercices physiques tiennent une place aussi large que les exercices intellectuels. La France ne fait à l’heure actuelle qu’appliquer cet excellent système. En effet, nous faisons tous aujourd’hui, avec plaisir et profit, ce que jadis le bon géant Gargantua faisait seul, c’est-à-dire que nous travaillons sans relâche au développement progressif de notre esprit et de notre corps. À Rabelais revient donc l’honneur de l’idée première de cette éducation régénératrice à laquelle on a grandement raison de nous habituer dès l’école primaire.

Mon patron a, je le sais, l’intention de publier prochainement une édition populaire du roman de Gargantua et de Pantagruel. Je compte le prier de me charger de sa composition. J’aurai ainsi l’occasion d’étudier dans le détail ce précieux monument de notre littérature nationale dont je n’ai encore qu’une vue générale. Je rencontrerai assurément de sérieuses difficultés pour la compréhension des mots ; mais, armé de beaucoup de patience et aidé d’un bon glossaire, j’en viendrai bien à bout. Mon patron me chargera d’autant mieux de cette besogne qu’il est très content de moi : je travaille maintenant à mes pièces, et je gagne de 5 à 6 francs par jour. J’espère pouvoir en gagner 7 avant six mois.

Cette brochure m’a décidément donné le goût des recherches. À propos des citations que l’auteur tire de l’édition première de Gargantua, j’ai vu en note que c’est à Geoffroy Tory que nous devons l’introduction des accents, des apostrophes et des cédilles en typographie. J’ai voulu faire connaissance avec ce savant et ingénieux imprimeur du XVIe siècle, et en ce moment je vais le soir, deux fois par semaine, dans une bibliothèque publique où je suis en train de lire son ouvrage. À l’association philotechnique je suis le cours de physique, le plus fréquenté du reste, où l’on nous initie aux applications vraiment merveilleuses de l’électricité.

Les dimanches, quand le temps est mauvais, je vais aux matinées littéraires de l’Odéon où l’on joue les chefs-d’œuvre de la scène française. La dernière fois, j’ai assisté à la représentation d’une tragédie de Casimir Delavigne, Louis XI, pièce d’une vérité saisissante et d’un grand enseignement. Je me croyais réellement enfermé dans le sombre et lugubre château de Plessis-les-Tours en compagnie d’un féroce bourreau, Tristan l’Ermite, et de cet abominable tyran dont la crainte n’avait d’égale que la lâcheté. En présence de tant de forfaits accomplis par la royauté, j’avais peine à contenir mon indignation et je me demandais comment il se faisait que la Révolution n’eût pas éclaté trois siècles plus tôt. Mais en y réfléchissant, je compris que le peuple d’alors n’était pas encore mûr pour la liberté et qu’il lui fallait souffrir encore l’oppression pendant trois cents ans, pour être en âge et en force de secouer le joug. Quel immense service nous ont rendu nos vaillants aïeux en nous donnant, au prix de leur sang, toutes les libertés dont nous jouissons maintenant ! Comme nous devons leur être reconnaissants et surtout avec quel soin jaloux nous devons nous appliquer non seulement à les conserver mais encore à en faire le meilleur usage pour les affermir de plus en plus ?

J’oubliais de te dire que je fais partie d’un club athlétique où je vais tous les dimanches de 9 heures à 11 heures du matin. Pour être membre de ce club, il faut être suffisamment fort en gymnastique. On fait du reste subir un examen tout pratique aux candidats avant de les admettre. Les exercices en honneur dans ce club sont l’escrime, la boxe, la course à pied, en canot, en bicycle. Il n’y a pas un exercice que je néglige, et je m’en trouve très bien. Quand je suis parti, j’étais maigre, fluet, dépourvu de force musculaire. Tu ne me reconnaîtrais pas, si tu me voyais aujourd’hui, tant je me suis développé : ma poitrine s’est élargie, mes bras et mes jambes ont grossi ; j’ai acquis autant de souplesse que de vigueur et il me semble que mes muscles sont d’acier, tant l’action physique me coûte peu, quelque forte, difficile et prolongée qu’elle soit. Les exercices les plus violents ne sont maintenant que jeux pour moi. Enfin j’ai une santé superbe. Il est vrai que je mène une vie très régulière. Je suis ordinairement au lit à 10 heures du soir et à l’atelier avant 8 heures du matin. Jamais je ne fais de bamboches comme quelques-uns de mes confrères qui, passant souvent leur nuit du dimanche à danser et à boire, sont le lundi dans l’impossibilité de travailler. Quelquefois ils se sont tellement fatigués qu’ils ne peuvent reprendre leur travail de deux ou trois jours. Ils perdent ainsi 6 ou 7 francs par jour, sans compter qu’ils ruinent leur santé. J’ai entrepris de leur faire comprendre combien une telle vie devait leur être funeste sous tous les rapports, et je ne désespère pas de réussir à les rendre plus raisonnables.

Il faut que je te raconte un incident dont j’ai eu lieu de me réjouir.

Je me promenais le dimanche 1er novembre avec un ami près de Vincennes, lorsqu’un vieux monsieur, à l’air fort respectable, qui marchait seul devant nous, tomba tout à coup en faiblesse. Il n’y avait personne pour nous aider. Nous l’étendîmes sur un banc, je lui frappai la paume des mains, tandis que mon ami défaisait son col pour lui permettre de respirer plus à l’aise ; mais le vieillard restait toujours inerte. Nous étions fort perplexes. Par bonheur vient à passer un fiacre vide ; nous nous y installons, tant bien que mal, avec notre pauvre malade, et quelques minutes après nous arrivons à Vincennes. Nous le transportons dans la pharmacie la plus proche, et, grâce aux frictions énergiques qu’on lui fait, il finit par reprendre connaissance. Il est très fatigué et il parle difficilement. Il donne son adresse et veut rentrer tout de suite à son domicile à Paris, rue Saint-Honoré, si bien que nous nous faisons un devoir de le reconduire. Nous remontons donc en voiture. Pendant le trajet, je me disais que la figure de ce vieillard ne m’était pas étrangère. Je rassemblais mes souvenirs. Plus je le regardais, plus il me revenait… Oui, c’était bien lui, un de ces salutistes que j’avais poursuivis de mes invectives et de mes moqueries. Je craignais qu’il ne me reconnût, et ce n’était pas sans inquiétude que j’attendais le moment où il nous parlerait distinctement. Il ne tarda pas à recouvrer l’usage de la parole. « Ô mes amis, dit-il, que vous êtes bons et charitables ! Comment pourrais-je reconnaître le service que vous venez de me rendre ? Si jamais je puis vous être de quelque utilité, n’hésitez pas à recourir à moi », et il me tendit sa carte où je lus : Marquis de Saint-Évremont. Nous étions arrivés devant son hôtel. Il nous pressa vivement d’entrer. Nous refusâmes et nous repartîmes sur-le-champ. Chemin faisant, je me disais : « Que je suis heureux d’avoir pu, en partie du moins, réparer ma faute ! »

Mais je m’aperçois qu’il est dix heures et demie. Malgré le plaisir que j’éprouve à causer avec toi, mon bon père, je me vois obligé d’y mettre un terme. Car il est tard, et il faut précisément que je sois demain à l’atelier de meilleure heure que de coutume pour un travail pressant.

Dis à ma bonne mère qu’à la morte saison prochaine j’irai sûrement passer un mois à la maison. Je m’en fais une fête. Embrasse-la pour moi comme je t’embrasse mille fois de tout cœur.

Ton fils dévoué,
Richard.

P.-S. — Je te prie de dire à Louise que son petit souvenir m’a vivement touché et que de mon côté je pense souvent à elle. Tu recevras en même temps que ma lettre une petite boîte, où il y a un bouquet de violettes et un bouquet de myosotis. Tu remettras en mon nom l’un à ma mère et l’autre à Louise. Pour les femmes les fleurs parlent souvent mieux qu’une lettre.