L’Éducation des filles en Russie et les gymnases de femmes
I.
La grande Catherine est le premier souverain russe qui se soit préoccupé de l’instruction des femmes. En 1764, elle fonda sur les bords de la Neva, dans le couvent de la Résurrection, bâti par l’impératrice Élisabeth, une maison d’éducation pour les jeunes filles. Elles étaient au nombre d’environ cinq cents, moitié de la noblesse, moitié de la bourgeoisie ; on y entrait à six ans, et on en sortait à dix-huit. Une directrice française d’origine, Mme Lafond, avait sous ses ordres huit inspectrices et quarante institutrices ou maîtresses de classe. Non-seulement les élèves étaient admises gratuitement, mais l’impératrice leur fournissait une dot à la sortie : 2,000 roubles pour les jeunes filles de l’aristocratie, 100 pour celles de la bourgeoisie. Une distinction aussi tranchée entre les jeunes filles nobles et roturières à une époque où la noblesse russe avait déjà perdu toute signification politique était surtout vicieuse dans une maison d’éducation. Les unes étaient vêtues d’étoffes fines, les autres de tissus grossiers : aux premières, on enseignait les « arts d’agrément, » les autres apprenaient à coudre, à blanchir, à faire la cuisine. On ne voit pas que Catherine II ait obéi à une préoccupation d’un ordre plus haut que le point de vue pratique. « Nous les élevons, écrivait-elle à Voltaire, pour les rendre les délices des familles dans lesquelles elles entrent ; nous ne les voulons ni prudes ni coquettes, mais bonnes mères de famille et capables de prendre soin de leur maison. » Un autre caractère de son système d’éducation, c’était la crainte des influences de la maison paternelle. L’idéal de l’éducation russe, c’était un rigoureux internat qui supprimait autant que possible les vacances et les rapports avec la famille ; on eût dit que Catherine considérait la société de son temps comme en proie à une contagieuse corruption, et qu’elle croyait ne pouvoir élever une génération pure et chaste qu’à cette condition. Elle entourait d’une tendresse presque maternelle cette jeunesse captive, elle comblait d’honneurs et de caresses les élèves les plus distinguées, et les autorisait à porter toute leur vie, pendu à leur côté, le chiffre en or de l’impératrice. Elle prenait plaisir à venir se délasser ou se purifier au contact de ces innocences ; comme Mme de Maintenon, elle aimait à leur faire représenter devant elle des pièces françaises. En un mot, l’existence que menaient les jeunes élèves de la Résurrection, c’était la vie du cloître avec une échappée sur les splendeurs et les séductions des cours, — la vie du couvent, mais d’un couvent qui avait pour abbesse la grande Catherine.
Son œuvre n’était donc point parfaite : elle nourrissait chez ses élèves des rivalités, des prétentions, déjà surannées, de castes et de classes ; elle voulait se passer de la collaboration des parens dans l’éducation des enfans, elle obéissait à une préoccupation trop étroite des exigences immédiates de la vie. Pourtant c’était un progrès. Le luxe même que déployait Catherine II dans toutes ses créations, luxe qui pouvait avoir une influence fâcheuse sur de jeunes personnes pauvres, à qui une dot de 2,000 roubles ne devait point assurer la fortune, servait du moins à éveiller l’opinion et à relever aux yeux de la nation russe l’importance d’une question si négligée jusqu’alors, l’éducation des femmes. En outre, malgré ce mot de couvent, il ne faut pas perdre de vue que nous assistons ici à la première tentative d’éducation laïque. On ne concevait alors en Russie, même près Pierre le Grand, que l’enseignement donné par le clergé. Les parens pleuraient quand on les forçait à conduire leurs enfans dans d’autres écoles, comme au temps de saint Vladimir les mères russes se désespéraient de voir pour la première fois leurs fils obligés d’apprendre cette dangereuse espèce de sorcellerie, la lecture et l’écriture.
Une autre impératrice donna un développement plus considérable à l’idée de Catherine. Maria-Feodorovna (Sophie de Wurtemberg), la veuve de Paul Ier, se consacra tout entière à la fondation d’hôpitaux, de salles d’asile, surtout d’établissemens d’éducation pour les jeunes filles. L’immense fortune qu’elle attribua par testament à ces œuvres de bienfaisance est aujourd’hui entre les mains d’une administration spéciale, le département de l’impératrice Marie, qui constitue la quatrième section de la chancellerie de l’empereur. Pendant longtemps, on ne parut se soucier que de l’éducation des jeunes filles nobles ; alors s’élevèrent les instituts. Ils sont aujourd’hui en assez grand nombre ; il y en a sept principaux à Saint-Pétersbourg, l’Institut patriotique et l’École d’Elisabeth au Vassili-Ostrof, la Société d’éducation des demoiselles nobles et l’École d’Alexandre au couvent de Smolna, les Instituts de Paul, de Nicolas et de l’ordre de Sainte-Catherine. Il y en a quatre à Moscou, ceux de Sainte-Catherine, d’Alexandre, d’Elisabeth, et l’Institut Nicolas pour les orphelines, qui se trouve dans les bâtimens de la Maison d’éducation (Vospitalnyi dome), création grandiose de Catherine, le plus colossal édifice de Moscou. Enfin il y en a une quinzaine dans les villes de gouvernement ; on en trouve un à Irkoutsk, en Sibérie. Ces établissemens ont conservé quelques-uns des caractères de la première fondation de Catherine II. On leur a reproché de négliger la partie scientifique de l’instruction, l’histoire, la géographie, les sciences naturelles et mathématiques ; aujourd’hui leurs programmes et leur enseignement se rapprochent de plus en plus du plan d’études des gymnases. En revanche, on y a toujours appris les langues vivantes et surtout le français avec une perfection qu’on ne saurait atteindre ailleurs : les élèves, grâce à l’internat, sont en rapports continuels avec des maîtresses qui s’entretiennent avec elles en français, en allemand ou en anglais ; des élèves externes au contraire oublient facilement au foyer domestique les langues étrangères.
Ces instituts, nous venons de le dire, sont des internats ; pour certains d’entre eux, par exemple pour les orphelines Nicolas, on ne saurait même imaginer un autre régime. Or on a tout dit sur les inconvéniens de l’internat en général. Quels que soient le dévoûment, la supériorité même d’éducation des personnes qui sont appelées à suppléer les parens, il est impossible, dans la plupart des cas, qu’elles les remplacent complètement. Il y a quelque chose de factice et d’anormal dans cette vie claustrale, privée des consolations, des conseils, de l’expérience qu’on trouve dans la famille. Cette règle uniforme, qui promène son inflexible niveau sur les caractères et les organisations les plus diverses, détruit à la longue l’individualité. Ce n’est pas impunément que pendant quinze ans on a été condamné à travailler, à dormir, à manger, à s’amuser à une heure fixe qui est la même pour des centaines d’autres enfans. Depuis quelques années, dans les instituts de Russie, on s’est un peu relâché de la rigueur première de ce régime : on admet les parens à des heures déterminées au parloir ; presque partout on a institué des vacances.
On pourrait encore reprocher aux instituts d’avoir conservé le caractère exclusif du premier établissement de Catherine II ; n’entre pas qui veut à l’institut. Pour ne parler que de ceux de Saint-Pétersbourg, on n’admet, à la Société d’éducation pour les demoiselles nobles, que les filles dont le père a pour le moins le grade de colonel ou le titre de conseiller d’état. A Sainte-Elisabeth, on ne reçoit, même à titre de pensionnaires payantes, que les filles dont les pères ont acquis la noblesse héréditaire : les bourses de la couronne sont réservées aux filles des dames qui sont chevalières de l’ordre de Sainte-Elisabeth et aux filles de militaires qui ont au moins le grade de capitaine d’état-major. A l’école d’Alexandre, on exige au moins le tchin de lieutenant-colonel ou de conseiller titulaire. L’institut Paul est le plus démocratique de tous : on exige encore un certain tchin pour les bourses, mais l’on reçoit comme pensionnaires des filles de toute condition, pourvu que le père ne soit pas soumis à l’impôt de la capitation. Un bourgeois (mèchtchanine) dont la bourgeoisie est bien constatée, un marchand dûment inscrit dans une ghilde, peuvent donc y envoyer leur enfant ; mais la fille du paysan même libre, du cultivateur même riche et aisé, s’en trouve exclue. En admettant que quelques instituts aient entr’ouvert la porte à des jeunes filles non nobles, on peut poser en principe que les instituts ne sont pas faits pour les filles de la bourgeoisie, sans parler de la répugnance que le bourgeois pourrait avoir à se séparer de ses filles et à les voir élever dans des idées étrangères à leur condition. Toutefois on ne saurait refuser son tribut d’admiration à l’œuvre de l’impératrice Maria-Feodorovna : vingt-six grandes maisons d’éducation sont ouvertes aujourd’hui aux filles de la noblesse russe, une classe si nombreuse, et qui en somme, grâce à l’anoblissement que confèrent les services administratifs et militaires, se recrute perpétuellement dans les rangs de la bourgeoisie.
Les femmes de la dynastie de Romanof ont donné là un grand exemple. Elles ont employé au relèvement de leur sexe non pas seulement les revenus de l’état, mais leur fortune particulière. Elles ont surtout payé de leur personne, et rendu à leurs pupilles le bienfait de l’éducation plus cher encore par de délicates attentions. Les solennités des instituts sont des fêtes à la fois pour l’école et pour le palais. L’impératrice, l’empereur, les princes de la famille impériale, assistent aux distributions de récompenses, tiennent à fêter à tour de rôle les élèves qui sortent du couvent pour entrer dans la vie. Dans les résidences des environs de Saint-Pétersbourg, à Tsarskoe-Sélo, à Péterhof, il n’est pas rare de rencontrer dans les appartemens impériaux des portraits d’élèves sorties de l’institut, des photographies de promotions entières qui ont voulu offrir un souvenir collectif aux protecteurs de leur maison d’éducation. Ces jeunes filles qui souvent, en sortant du palais impérial paré en leur honneur, sont obligées de se mettre en quête d’une place fort modeste, emportent de cette splendeur d’un jour, dans leur condition nouvelle, un précieux souvenir, un encouragement, parfois aussi des regrets, des illusions. N’importe ; rendons cette justice aux souverains russes : déjà dans la fondation des instituts, ils ont montré qu’ils faisaient de l’instruction des femmes une affaire de cœur, bien plus, une affaire d’état.
En attendant, la bourgeoisie semblait oubliée : l’institut lui étant à peu près fermé, il ne lui restait que les pensions particulières. Il est peu probable que ces établissemens privés fussent supérieurs, sous le rapport des programmes et des méthodes, aux instituts ; le grand mouvement d’études et de progrès pédagogique ne date guère que du commencement du règne actuel. Rappelons-nous un des plus malicieux passages de Gogol dans ses Ames mortes. Il nous fait pénétrer dans l’intérieur du gentilhomme campagnard Tchitchikof et de sa femme Manilova, nous trace le portrait des deux époux, nous décrit leur bonheur tranquille et les « surprises » dont l’épouse régale périodiquement son mari, par exemple à l’anniversaire de sa naissance un bonnet grec brodé de ses mains ou un étui à cure-dents enrichi de grains de verre. « Manilova a reçu une bonne éducation ; or la bonne éducation, comme chacun sait, se donne dans les pensionnats, et dans les pensionnats, comme chacun sait, il y a trois choses qui font la base des perfections humaines : la langue française, indispensable pour le bonheur de la vie de famille, le piano pour faire passer d’agréables momens à son époux, enfin, ce qui constitue spécialement la partie économique, savoir broder des bourses et faire des surprises. Du reste, on a introduit divers perfectionnemens et diverses modifications dans les méthodes, surtout en ces derniers temps ; tout dépend de la sagesse et de la capacité des chefs de pensionnat. Il y en a où l’on procède de cette façon : d’abord le piano, puis la langue française, et alors seulement la partie économique. Ailleurs c’est par la partie économique que l’on commence, c’est-à-dire par la broderie et les surprises, puis la langue française, enfin le piano. Il y a diverses méthodes. » Diverses méthodes sans doute ; mais avouons qu’elles semblent toutes avoir pour point de départ celle de Catherine II.
Les choses allèrent ainsi jusqu’en 1855. À cette époque, l’impératrice actuelle, Maria-Alexandrovna (Maximilienne de Hesse-Darmstadt), prit conseil de pédagogues russes distingués, et résolut de faire pour la bourgeoisie ce que Maria-Feodorovna avait fait pour la noblesse. Le nouveau règne s’annonçait par de vastes projets de réformes ; pendant qu’Alexandre II préparait l’affranchissement des serfs, sa femme se vouait, elle aussi, à une œuvre d’émancipation.
C’est en Allemagne et en Suisse qu’il fallait chercher les modèles que la Russie allait dépasser. Un des plus beaux types d’écoles de filles (Töchter-Schule) est celle qui s’ouvrit à Berne vers 1836 sous le nom d’École pour les filles de la ville (Einwohner- Müdchenschule) et dont Frœhlich prit la direction vers 1840. Elle avait été fondée par une société d’actionnaires. Frœhlich y organisa en même temps l’enseignement secondaire (six classes) et l’enseignement primaire (quatre classes). Il compléta son système en créant une école d’enfans et une école de perfectionnement. Cette dernière était une sorte d’école normale où les jeunes filles se formaient aux fonctions d’institutrice ; à côté de celles qui se destinaient à l’enseignement venaient s’asseoir d’autres jeunes filles qui voulaient s’initier à la science pédagogique pour se consacrer plus utilement un jour à l’éducation de leurs propres enfans. Le cycle total des études pouvait donc comprendre une quinzaine d’années : l’enfant entrait à l’école vers quatre ou cinq ans, la jeune fille en sortait à dix-neuf ou vingt ans. Frœhlich a formulé dans une série d’axiomes les principes du système nouveau, opposés de tout point à ceux de la grande Catherine II. « Le but de l’éducation féminine, dit-il, est le même pour toutes les classes. Riche ou pauvre, l’enfant ne doit être rien de plus, ne doit être rien de moins qu’une fille obéissante, une bonne sœur, une jeune fille vertueuse, et, dans le reste de sa carrière féminine, une épouse fidèle, une mère dévouée, une intelligente maîtresse de maison… Il s’agit d’éveiller toutes ses forces intellectuelles et de leur donner un développement suffisant pour qu’elle soit capable de poursuivre par elle-même le but de la vie dans les conditions qui lui sont imposées par son sexe… L’éducation des jeunes filles se fait à la fois dans la maison et dans l’école ; à la famille incombe surtout le devoir de l’élever pour son rôle futur dans la maison et dans la famille, à l’école le devoir de cultiver son esprit… Dans les rapports de l’école et de la maison, il n’est pas douteux que le rôle de la famille ne soit prépondérant[1]. » Frœhlich, aidé par une pléiade d’excellens maîtres et maîtresses, a formé un grand nombre d’élèves, qui allèrent porter dans toute la Suisse et l’Allemagne ses principes et ses méthodes.
L’impératrice Maria-Alexandrovna, qui sans doute avait assisté dans sa patrie d’origine au développement de ces institutions, chargea le professeur Wychnegrobski d’aller étudier en Allemagne les écoles de filles. Son rapport ayant été favorable, on se mit à l’œuvre. Le conseiller de l’impératrice eut à combattre les objections financières ; il fit remarquer que les pensionnats existans vivaient de leurs propres ressources, que par conséquent les écoles pour les jeunes filles externes (tel fut le premier nom des gymnases féminins), tout en faisant mieux, ne coûteraient pas plus à proportion ; illusion que l’expérience devait détruire. Dans tous les gymnases de filles, le produit de la rétribution scolaire est insuffisant à couvrir les grandes dépenses de matériel et de personnel qu’un établissement de ce genre doit s’imposer lorsqu’il veut répondre dignement à sa destination. Pour l’année 1872, il y a un excédant de dépenses sur les recettes qui varie pour les gymnases de Saint-Pétersbourg entre 4,000 et 8,000 roubles ; le déficit est comblé au moyen des fonds que fournit le département de l’impératrice Marie[2]. Toutefois, comme on y est encore sous l’influence des premières illusions, on a quelque peine à s’habituer à ces continuelles demandes de fonds. Jusqu’à présent, il n’y a pas de budget régulier pour les gymnases féminins dépendans de la quatrième section ; pour chaque exercice, pour chaque dépense imprévue, il faut s’adresser au département.
De son côté, le ministère de l’instruction publique n’a pas voulu rester en arrière : sous ses auspices, surtout depuis le règlement du 24 mai 1870, se sont élevés 54 gymnases et 108 progymnases. Il faut y ajouter 2 écoles supérieures qui par leurs programmes se rapprochent des gymnases, et 22 écoles secondaires qui se rapprochent des progymnases. C’est un total de 186 établissemens scolaires comprenant 23,400 élèves, et d’où sortent annuellement, avec le certificat d’études complètes, un millier de jeunes filles.
Un certain nombre de ces gymnases, surtout de ceux qui sont situés dans les provinces allemandes, lithuaniennes et polonaises, sont entretenus exclusivement aux frais du trésor ; le gouvernement n’épargne pas l’argent lorsqu’il est question de faire prévaloir la langue ou les idées russes dans les provinces frontières. Il y a neuf gymnases de filles, rien que dans l’arrondissement universitaire de Varsovie ; chacun d’eux a 14,000 roubles par an pour son entretien. La somme totale des dépenses pour l’entretien des 54 gymnases et 108 progymnases de filles, en y ajoutant les 22 écoles de second ordre, s’est élevée en 1871 à 624, 100 roubles (2 millions 1/2 de francs). Le gouvernement ne fournit que 50,000 roubles ; le reste est couvert par les allocations des villes, celles des états provinciaux et la rétribution scolaire. Ces établissemens sont en progrès ; dans le seul arrondissement de Kazan, le chiffre des élèves est monté de 3,224 à 6,776 ; mais revenons aux gymnases qui dépendent de la quatrième section.
Aujourd’hui les gymnases féminins qui ressortissent au département sont à Pétersbourg au nombre de six : Marie, Kolomna, Alexandre, Liteinaïa, Pierre et Vassili-Ostrof. Le gymnase Marie, qui est le plus ancien et le plus considérable, compte cette année 605 élèves, les autres en ont moins[3]. Il faut ajouter aux six gymnases le progymnase de la Nativité ; il diffère des gymnases en ce qu’il n’a pas les trois classes supérieures. Enfin au gymnase Alexandre est joint un établissement d’un caractère particulier, les Cours pédagogiques. A Moscou, il y a quatre gymnases féminins qui comptent ensemble 1,275 écolières. Néanmoins ces établissemens sont déjà considérés comme absolument insuffisans ; on est à l’œuvre pour de nouvelles créations. Outre les gymnases des deux capitales, on en trouve déjà quinze dans les villes de gouvernement, à Kief, à Kamenetz de Podolie, Jitomir, Mohilef, Minsk, Vitepsk, Kovno, Grodno, Riazan, Simbirsk, Astrakhan, Vychneï, Volotchek (gouvernement de Tver), Tsarskoe-Sélo et Gatchina. Ces deux derniers pourraient rentrer dans la liste des gymnases de Saint-Pétersbourg. On remarquera que les huit premiers de ces gymnases sont situés dans la partie occidentale de l’empire ; la quatrième section s’est inspirée sans doute des mêmes motifs que le ministère de l’instruction publique pour la multiplication des écoles dans « les provinces occidentales de la Russie[4] : » aussi les Russes de l’intérieur se plaignent-ils sans cesse que les « frontières » absorbent à leur détriment tout le budget de l’instruction publique. La plupart des établissemens de province portent le nom de gymnases Marie : double hommage à Maria-Feodorovna, dont la libéralité a fourni leur dotation, et à Maria-Alexandrovna, fondatrice des gymnases féminins en Russie.
Si la création du premier institut, au temps de Catherine II, avait semblé une nouveauté hardie, quel a dû être l’effet produit il y a une quinzaine d’années par l’apparition des gymnases ? Les instituts au moins étaient encore des demi-couvens ; si l’instruction y était donnée par des laïques, le régime intérieur ne différait pas trop de celui du cloître. Ils avaient du couvent la vie en commun, la règle sévère, l’internat rigoureux ; quelquefois ils occupaient d’anciens cloîtres, et se trouvaient à l’ombre sacrée de quelque temple. Les gymnases féminins au contraire étaient essentiellement fondés sur le principe de l’externat. Ces établissemens se chargent de l’instruction des enfans ; pour leur éducation, ils réclament la collaboration de la famille. Ainsi dans cette Russie où, jusqu’à Pierre le Grand, les femmes étaient condamnées à la réclusion du terem, on verra, comme en Allemagne, les jeunes filles coudoyer la foule et fréquenter les écoles publiques. Un second principe non moins essentiel des gymnases féminins, c’est qu’ils sont ouverts aux jeunes filles de toute condition et de toute religion. Dans un pays où les préjugés de classe ne sont pas encore éteints, cette nouveauté ne pouvait manquer de faire scandale ; comment le conseiller privé actuel se résoudra-t-il à laisser son enfant fréquenter une école où elle rencontrera des jeunes filles dont les pères n’ont même pas obtenu le huitième rang du tchin, qui confère la noblesse héréditaire ? Le tchinovnik même de dixième ou de douzième rang sera-t-il flatté de voir son rejeton fréquenter des filles de marchands et d’artisans ? Parmi les négocians, il n’y a pas moins de distinctions : on est marchand de première ghilde et marchand de troisième ghilde, et l’on aime à « garder son rang. » Sans parler de ces petites misères de la vanité, ne pouvait-on pas craindre que les jeunes filles ne fissent à l’école de mauvaises fréquentations ? Les prêtres des différens cultes ne devaient-ils pas alarmer les parens de cette promiscuité légale des religions ? Enfin jusqu’alors on avait enseigné dans les établissemens d’éducation ce qu’on regardait comme indispensable pour tenir un salon ou une maison. Les nouveaux maîtres étaient plus ambitieux ; ils proclamaient qu’une femme n’est pas nécessairement et exclusivement épouse, mère, maîtresse de maison. Avant de la spécialiser pour telle ou telle destination, il fallait s’appliquer à donner tout le développement possible à toutes ses facultés intellectuelles et morales.
On se rappelle quelle tempête a soulevée chez nous, il y a quelque cinq ou six ans, une tentative bien plus modeste pour faire participer les jeunes filles à quelques-unes des connaissances que l’enseignement secondaire assure à leurs frères. Les choses se sont passées plus paisiblement en Russie : pas de polémique, pas de brochures épiscopales ; le clergé s’est tenu entièrement au second plan et n’est point parti en guerre pour « défendre et venger la femme orthodoxe et russe. » On a procédé plutôt par insinuation : on a essayé d’exploiter les répugnances, les scrupules de conscience, les faiblesses et la vanité des parens ; surtout on a profité des fautes et des folies commises par des partisans exaltés du mouvement. Beaucoup de ces enfans perdus allaient dans leurs vœux bien au-delà du possible et du désirable[5]. Il y eut de jeunes extravagantes qui, dans leur passion exagérée pour la science libre et l’indépendance de la femme, quittèrent la maison paternelle, se mirent en tête de vivre à leurs risques et dépens, formèrent des sociétés d’étudiantes, affectèrent un costume bizarre qui était la négation de leur sexe : cheveux courts, lunettes bleues, casquette ou chapeau d’étudiant. Les timorés ne manquaient pas de prononcer le grand mot de nihilisme, qui remplace en Russie celui de matérialisme dans les aménités de la polémique. La police, qui jusqu’alors ne savait comment mettre les poucettes à l’insaisissable doctrine, se trouva plus à l’aise quand le nihilisme prit un corps et un costume. On commença la chasse aux cheveux courts et aux lunettes bleues. Plus d’une honnête personne, à la fois très myope et très orthodoxe, fut victime de l’effet produit sur la police par ces instrumens d’optique. A la fin, le mouvement de propagation des gymnases féminins, le mouvement des esprits sérieux qui cherchaient l’émancipation de la femme ailleurs que dans de vaines théories, encouragé par le gouvernement et soutenu par l’opinion, prit un tel éclat et une telle ampleur que toutes les discordances et les excentricités furent comme emportées et englouties dans le courant. La jeune Russie avait jeté sa gourme ; sur ce terrain encore, la nation nouvelle s’avançait de ce pas à la fois prudent et audacieux, inexpérimenté et irrésistible, qu’Antakolski à si bien rendu dans son beau groupe du Premier Pas.
Il nous reste à donner une idée de l’organisation des gymnases de filles. On a vu qu’un comité d’enseignement était installé au sein du département de l’impératrice Marie. Le prince Alexandre-Pierre d’Oldenbourg, mari d’une nièce de l’empereur, porte le titre de grand administrateur. Il montre le plus grand zèle pour ces établissemens et ne manque à aucune de leurs solennités scolaires ; il n’est pas rare de le rencontrer dans tel ou tel gymnase, occupé de détails d’organisation et d’enseignement. Dernièrement, il publiait une circulaire où il se plaignait que beaucoup de ses 9 écolières ne connussent pas la métrique des vers qu’elles récitaient. A la tête de chaque gymnase se trouvent une inspectrice (nadziratelnitza) et un personnage qui prend généralement le nom de supérieur (natchalnik) ; à Saint-Pétersbourg, où il y a déjà un natchalnik chargé de la haute surveillance des huit établissemens, il porte simplement le titre d’inspecteur des classes. A Moscou, les quatre gymnases sont placés sous la surveillance d’un seul supérieur. On croira sans peine que sa fonction n’est point une sinécure : les gymnases sont dispersés dans tous les quartiers de la ville ; il faut, pour les visiter avec quelque régularité, passer des heures entières en voiture, par le froid, par la neige, à travers les rues tortueuses, boueuses, souvent défoncées de la grande capitale. Moscou, d’un tiers moins peuplé que Paris, l’égale au moins en étendue : les courses y constituent de véritables voyages.
Le natchalnik et l’inspectrice répondent à peu près au proviseur et au censeur de nos lycées. La mission du natchalnik consiste à choisir les maîtres et les maîtresses pour les différentes classes, à surveiller l’exécution des lois et règlemens, et, dans les cas extrêmes, à suspendre les fonctionnaires ou même les destituer, à charge d’en donner avis aux curateurs des gymnases. L’inspectrice doit prendre soin de la santé des enfans, veiller au maintien de la bonne tenue et des bonnes mœurs ; mais ses attributions se confondent sur bien des points avec celles du supérieur : de là quelquefois des tiraillemens. Ces inspectrices ont été choisies avec un soin extrême, bien qu’elles n’aient pas toutes fait de la pédagogie une étude particulière. A une époque où il s’agissait de bien poser les gymnases dans l’opinion, on a tenu à y mettre des femmes d’une éducation et quelquefois d’un rang supérieurs. Il y a parmi elles des princesses, et l’on s’est efforcé de relever encore leur situation par des distinctions de toute sorte. Par la suite, il deviendra désirable que ces places soient exclusivement réservées aux membres mêmes du corps enseignant ; elles seront pour les maîtresses une espérance, le stimulant énergique d’une légitime ambition, la récompense de loyaux services.
Au-dessous du prince d’Oldenbourg, les souverains ont le droit de nommer auprès d’un ou de plusieurs gymnases un protecteur ou curateur (papétchitel) distingué par son rang ou par sa naissance. Telle est la situation occupée par le prince Troubetzkoï auprès des gymnases de Moscou. Pour empêcher les conflits d’attributions, le curateur ne doit agir que par l’intermédiaire du natchalnik : c’est celui-ci qui doit lui proposer les mesures à prendre, c’est lui qui est l’exécuteur nécessaire de ses décisions. Suivant le règlement, le curateur a le droit de nommer les natchalniks et les inspectrices, sauf confirmation par l’impératrice ; à leur tour, ces fonctionnaires choisissent les maîtres et les maîtresses du gymnase, sauf confirmation par le curateur. Une autre catégorie de collaborateurs bénévoles à l’œuvre des gymnases, ce sont les surveillans (nabliouditel). Ils sont choisis par le curateur parmi les personnes qui sont disposées à consacrer une partie de leur temps et de leur fortune au bien de l’établissement ; le choix doit être approuvé par l’impératrice. C’est une façon d’intéresser les hommes riches et influens à la prospérité de ces établissemens. Parlons encore de deux autorités collectives, de deux conseils qui prennent part dans certaines limites à l’administration des écoles, la conférence et le comité d’administration. La conférence se compose du natchalnik, de l’inspectrice, des maîtres et maîtresses de l’établissement ; c’est la réunion du corps enseignant. Elle statue sur la rédaction et les modifications du tableau des classes, le choix des manuels et des livres de bibliothèque, les notes et récompenses à décerner aux élèves, les examens de sortie et de passage, et en général sur tout ce qui peut intéresser l’éducation morale et intellectuelle des écolières. Le comité d’administration, qui a également pour président le natchalnik se compose de l’inspectrice, des surveillans bénévoles, quand il s’en trouve, et de deux maîtres ou maîtresses délégués par la conférence. Il règle le budget de la maison, approuve les dépenses extraordinaires, veille à l’entretien du matériel et à l’exacte tenue des livres.
En règle générale, il devrait y avoir pour chaque classe ce qu’on appelle une sous-inspectrice ou dame de classe ; mais, comme le plus souvent elles sont suppléées par les maîtresses qui enseignent des matières spéciales, il n’est pas nécessaire qu’elles soient en si grand nombre. Toutefois la dame de classe n’a la liberté de s’absenter que lorsqu’elle est remplacée par une maîtresse ; elle est tenue en général d’assister à la leçon quand c’est un maître qui la donne. On a voulu ôter tout prétexte à la malveillance. Beaucoup de ces maîtres sont déjà professeurs dans des gymnases de garçons ; il y a parmi eux des savans très distingués, qui honoreraient les chaires de l’enseignement supérieur, et qui ont préféré se consacrer à une œuvre éminemment utile et patriotique. Quant au personnel des maîtresses, il provient de sources assez différentes : les unes sont des élèves des instituts, et elles excellent surtout comme maîtresses de langues ; les autres sortent des pensions particulières, ou se sont formées elles-mêmes à une époque où l’on n’avait encore rien fait pour la bourgeoisie, quelques-unes sont sorties de ces mêmes gymnases féminins où elles enseignent aujourd’hui. A l’origine des gymnases, on confiait exclusivement à des hommes l’enseignement dans les classes supérieures ; on réservait aux maîtresses les classes inférieures. La rétribution annuelle des premiers est calculée au taux de 50 roubles pour chaque heure de leçon par semaine, celle des autres au taux de 25 roubles. Pendant quelque temps, cette différence de traitemens, motivée sur la distinction entre les hautes classes et les basses classes, a paru vouloir s’attacher à la différence de sexe ; il était presque passé en règle qu’une maîtresse n’avait droit qu’à la moitié du traitement d’un maître. Cette injustice tend à disparaître ; les maîtresses qui, par leur science et leur talent, ont paru dignes d’enseigner dans les classes supérieures touchent le même traitement que leurs collègues masculins.
Ce qui a le plus contribué à doter les gymnases d’un excellent personnel de maîtresses, c’est l’institution de cours pédagogiques à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Les cours pédagogiques de Saint-Pétersbourg se font dans le gymnase Alexandre, sous la direction du natchalnik de tous les gymnases, M. Osinine, qui est lui-même un des professeurs. Le jour où nous lui avons fait notre visite, il venait de faire une leçon sur le syllogisme considéré au point de vue pédagogique. Le cours complet dure deux années ; la première est employée à perfectionner les connaissances générales des élèves ; dans la seconde, elles étudient les méthodes d’enseignement appliquées aux langues, à l’histoire ou aux sciences. Aux cours pédagogiques est annexée une école, distincte du gymnase, ouverte à de jeunes enfans auprès desquels les élèves peuvent commencer leur apprentissage d’institutrices et faire succéder la pratique à la théorie. Aux heures des récréations, on voit ces jeunes maîtresses se promener avec les petits enfans qui se suspendent à leur bras ou ne veulent pas quitter leur main.
En France, les établissemens qui servent à former des maîtres pour l’enseignement secondaire ou primaire sont presque toujours gratuits. En Russie au contraire, les 156 élèves des cours pédagogiques paient une rétribution de 60 roubles par an, somme considérable pour un budget modeste. Elles n’y sont reçues que comme externes : leur entretien reste donc tout entier à leur charge. Le règlement des cours pédagogiques est fort sévère. Ils ne sont accessibles qu’aux jeunes filles qui ont subi un sérieux examen d’entrée devant la conférence des maîtres du cours ; mais les élèves des gymnases qui ont mérité à l’issue de leurs études un attestat sont dispensées d’une nouvelle épreuve. Pour passer de la première année dans la seconde, autre examen ; les jeunes filles qui ne se sont pas présentées pour subir l’épreuve de passage recommencent le cours de première année. Celles qui n’assisteraient pas régulièrement aux cours et ne feraient pas exactement les travaux que l’on y prescrit seraient exclues par une décision de la conférence.
La plupart des jeunes filles qui fréquentent ces cours ont de dix-sept à vingt ans, l’âge auquel on termine les études secondaires. Les unes viennent des gymnases, les autres des instituts ; le cours pédagogique est ainsi un centre auquel aboutissent ces deux systèmes d’éducation. La plupart des élèves sont là ; pour leur propre compte ; d’autres y sont entretenues par les états provinciaux (zemstva) désireux de propager dans leurs gouvernemens les meilleures méthodes d’enseignement. Enfin, à leurs pèlerines blanches, on reconnaît les pensionnaires de la Société philanthropique de Saint-Pétersbourg.
On voit que la science pédagogique est prise au sérieux en Russie : de même qu’il y a des méthodes pour découvrir les vérités scientifiques, de même on croit qu’il existe une méthode pour les communiquer aux enfans. Grâce à ces cours, une jeune fille sortie à seize ou dix-sept ans d’un gymnase peut devenir à dix-huit ou dix-neuf ans une excellente maîtresse pour ce même gymnase. Malheureusement cette carrière s’est fort encombrée. Pour une seule place, il peut se présenter jusqu’à cent candidats ; de là cette tendance à donner aux maîtresses, à mérite égal, moitié moins qu’aux maîtres, tendance qui pourrait se justifier par le principe économique de l’offre et de la demande, mais non par les principes d’équité. Beaucoup de jeunes filles pauvres, après s’être imposé des privations pour subvenir pendant les deux années de cours pédagogiques à leur entretien et à la rétribution scolaire, arrivées à l’issue de leurs études, trouvent porte close au gymnase, dont l’enseignement était le but de leur vie. Alors elles sont obligées d’accepter dans des pensions particulières une situation inférieure, ou de se mettre en quête d’une position d’institutrice ou de gouvernante dans une famille. J’ai entendu déplorer qu’en donnant aux jeunes filles une instruction si perfectionnée on leur ménageât si peu de moyens d’en tirer profit. On craignait de n’aboutir, après tant de soins, qu’à former ainsi dans la société russe une sorte de prolétariat savant. On espère qu’avec le développement que prennent chaque jour les gymnases, on pourra utiliser un plus grand nombre de capacités ; le plus facile, en attendant, serait d’organiser des écoles préparatoires où l’on serait sûr d’avoir bientôt tous les jeunes enfans des deux capitales.
Les traitemens se composent, pour une partie des fonctionnaires, des appointemens proprement dits, de l’indemnité de logement quand l’administration ne loge pas les maîtres, et de quelques autres avantages. C’est ainsi que le natchalnik de Saint-Pétersbourg reçoit annuellement 2,668 roubles, — celui de Tsarskoe-Sélo, pour prendre un exemple en province, 896 roubles, — une inspectrice[6] de 750 à 1,080, — un inspecteur de 1,050 à 1,330, — une dame de classe de 400 à 700 roubles. Le traitement des maîtres et maîtresses est établi d’une tout autre façon : ils reçoivent, pour toute l’année scolaire, pour chaque heure de leçon par semaine, 25 roubles dans les classes inférieures, 50 dans les supérieures. Pour se constituer un traitement annuel de 200 roubles seulement, il faut donc que les maîtresses des premières classes donnent quatre leçons par semaine, celles des classes inférieures huit heures. Un maître des classes supérieures qui enseignerait vingt heures par semaine, comme font nos professeurs de lycées dans les classes de grammaire, arriverait à un traitement de 1,000 roubles ; une maîtresse de seconde classe en s’imposant le même travail, n’arrive qu’à 500 roubles par an. C’est bien peu pour Saint-Pétersbourg, où la vie est plus chère qu’à Paris. Une maîtresse de cette classe qui aurait des charges de famille un peu lourdes devrait donc professer non pas vingt heures par semaine, ce qui est beaucoup, mais trente ou quarante heures, ce qui dépasse les forces humaines. Il faut encore consacrer beaucoup de temps chez soi à corriger les devoirs des élèves. Aucun gymnase ne peut donner plus d’une vingtaine d’heures de leçons à une de ses maîtresses, fût-elle dans la situation de famille la plus digne d’intérêt. Celles qui ont besoin d’un supplément de traitement sont donc obligées d’aller à de longues distances chercher quelques heures de leçons, ou dans un autre gymnase, ou dans un établissement quelconque. On se figure la vie de quelques-unes de ces jeunes filles disgraciées de la fortune, vie de dévoûment, de privations, de labeur accablant. Toutes n’en sont pas, là ; parmi les maîtresses de gymnase, il y en a qui au contraire cherchent à ne pas se laisser trop absorber par ce travail matériel. Aucun règlement n’exclut les femmes mariées ; c’est la nature même des choses qui les éloigne. Une femme qui a une maison à tenir et des enfans à surveiller ne peut plus s’astreindre, à un travail qui, régulièrement et à des heures fixes, l’oblige à de longues absences.
Un gymnase comprend sept classes plus une école préparatoire ; on demande déjà beaucoup à une fillette de huit ans qui a l’ambition d’être élève de septième : il faut connaître la numération, savoir lire et écrire non-seulement en russe, mais en français et en allemand. On voit que les Russes s’y prennent de bonne heure pour faire apprendre à leurs enfans les langues vivantes. Est-il étonnant qu’ils soient de tous les peuples, — sans en excepter les Allemands, — celui qui parle le plus de langues, et qui les parle le mieux ? On pourrait traverser toute l’Allemagne sans entendre parler français ; mais à la frontière prusso-russe éclatent de nouveau les sons de la langue natale. C’est à croire quelquefois qu’au lieu d’avoir passé la Vistule on a repassé la Moselle. Les Russes sont les seuls étrangers qui parlent le français comme une seconde langue maternelle. Le secret de ce brillant talent de polyglotte, nous le trouvons dans la première éducation.
Le règlement ne permet pas qu’il y ait plus de quarante élèves dans une classe, principe qu’il serait bon d’appliquer rigoureusement dans nos lycées français. Quand ce nombre est dépassé, on divise la classe ; on crée ainsi deux ou trois parallèles. Au gymnase Marie, les sept classes réglementaires forment dix-huit parallèles. Les établissemens de province suivent d’aussi près que possible l’organisation des gymnases modèles des deux capitales ; mais s’il arrivait que le nombre des élèves fût insuffisant, le curateur s’entendrait avec le natchalnik pour remplacer la division en sept classes par une organisation plus simple qui permettrait d’économiser sur le personnel. La rétribution scolaire, dont le montant doit être versé entre les mains du natchalnik ou de l’inspecteur par semestre et six mois d’avance, n’a rien d’exorbitant. On paie 60 roubles par an dans les quatre gymnases de Moscou et dans ceux de Liteinaïa, Marie, Alexandra, Vassili-Ostrof, 50 dans ceux de Kolomna et de Pierre, 40 à la Nativité. On ne distingue pas entre les élèves des classes inférieures ou supérieures.
Pour ces 50 ou 60 roubles que n’enseigne-t-on pas ? Nous sommes loin des modestes programmes dont Gogol raille la simplicité. C’est d’abord la loi de Dieu pour les élèves orthodoxes : un pope vient à des heures régulières apprendre aux enfans les prières et les élémens du catéchisme et de l’histoire sainte, expliquer aux plus âgées les mystères de la dramatique liturgie orthodoxe, l’histoire du schisme des Latins et les gloires de l’église russe. Les leçons de religion catholique, luthérienne, calviniste et, s’il y a lieu, musulmane, sont rejetées avec l’enseignement de la langue anglaise dans les matières facultatives, auxquelles on réserve des heures supplémentaires. Puis viennent la langue et la littérature russes, les langues française et allemande, l’histoire et la géographie, l’arithmétique, la géométrie et même les équations du premier degré, des notions élémentaires de physique et d’histoire naturelle, de la pédagogie, enfin la danse, le chant, le dessin, les ouvrages de femme. Pour donner une idée de la façon dont les programmes sont répartis entre les sept années, prenons l’enseignement de l’histoire. Dans les trois classes inférieures, pas de programme, pas de cours ; les maîtresses se bornent à raconter aux enfans les beaux traits de l’histoire de tous les pays. En quatrième, c’est l’histoire de l’Orient et la Grèce ; en troisième, l’histoire romaine, le moyen âge occidental jusqu’aux croisades, les premiers siècles de la Russie ; en seconde, l’histoire d’Occident jusqu’à la paix de Westphalie et l’histoire de Russie jusqu’à l’avènement des Romanof ; en première classe, l’histoire d’Occident jusqu’au traité de Paris en 1856 et celle de Russie jusqu’à l’époque actuelle. On voit que l’histoire contemporaine n’effarouche personne.
Ces programmes si étendus ne chargent pas trop les élèves. Les pédagogues russes se sont ingéniés à prévenir chez les enfans la satiété et la fatigue qu’entraîne la monotonie des occupations ; surtout ils n’ont pas voulu leur infliger ce traitement barbare que subissent tant de nos écolières françaises, et qui consiste à rester assises six ou sept heures par jour sur les bancs d’un pensionnat, tandis qu’on en consacre à peine trois ou quatre à un travail sérieux. Économiser la peine et le temps, telle est leur devise. L’écolière russe fait son entrée au gymnase à neuf heures du matin et en sort à deux heures et demie : total cinq heures et demie. Voici comme elles sont distribuées : il y a dans une journée cinq leçons d’un peu moins d’une heure chacune ; on a surtout évité qu’elles soient toutes employées à des exercices également absorbans. On consacre par exemple trois leçons à l’histoire, à la géographie ou à la physique, à l’arithmétique ou à la religion, au français, à l’allemand, etc. ; pendant les deux autres heures, on dessinera, on chantera, on fera de la couture, on dansera. Entre chaque leçon d’une heure, il y a quelques minutes de repos, le temps de faire un tour dans les corridors ou dans les salles de récréation, de rendre au sang sa circulation naturelle et de s’assurer qu’on n’a pas perdu l’habitude de rire et de babiller. Entre la troisième et la quatrième leçon, repos d’une demi-heure pour le déjeuner. A deux heures et demie, les enfans s’en vont à la maison paternelle, convenablement saturées de science, mais dans un bon équilibre de développement physique et intellectuel. L’esprit a eu son exercice ; les doigts et même les jambes ont eu le leur. Aussi retourne-t-on avec plaisir, au gymnase : les vestibules ou les corridors se trouvent encombrés d’écolières un grand quart d’heure avant l’ouverture des classes. Enfin il y a des vacances dans les mois les plus chauds du climat russe, du 15 juin au 7 août.
Il a fallu subir un examen pour entrer en septième ; pour passer ensuite d’une classe à une autre, il y a encore des examens très sévères. Les pédagogues des gymnases russes ne se soucient pas d’encombrer leurs classes d’élèves qui ne peuvent les suivre et qui abaissent le niveau des études. L’enfant qui ne satisfait pas à l’examen reste dans sa classe : elle y restera trois années de suite, s’il le faut ; après la troisième, on la rendra à sa famille. A la fin de chaque année scolaire, il y a une solennité publique où l’on distribue des prix aux meilleures élèves ; à la fin des études, les élèves distinguées reçoivent dès livres et des médailles. Celles qui ont achevé le cours d’enseignement avec succès reçoivent un attestat qui leur permet d’entrer sans examen aux cours pédagogiques et leur confère le droit d’enseigner, comme institutrices privées, les matières pour lesquelles elles ont reçu ce témoignage.
Ce qui a fait la fortune des gymnases dès l’origine, c’est la petite bourgeoisie. Imbue d’un esprit très positif, mais profondément convaincue de l’utilité, même au point de vue pratique, d’une bonne instruction générale, elle s’est empressée de leur envoyer ses enfans. Une partie de la haute bourgeoisie, des fonctionnaires, de la noblesse, dominée par les vieux préjugés, s’est tenue quelque temps à l’écart ; enfin, voyant qu’on recevait au gymnase un excellent enseignement, qu’aucun des inconvéniens prophétisés ne se réalisait, les hautes classes se sont résignées à leur tour à profiter du progrès accompli. J’ai pu voir sur les registres des gymnases les noms des filles de généraux et de conseillers d’état inscrits à côté de filles d’artisans. S’il s’agissait de jeunes garçons, les mieux élevés seraient peut-être disposés à prendre les mauvaises manières de quelques-uns de leurs camarades ; mais remarquons qu’il s’agit ici de petites filles, c’est-à-dire de petites femmes. Leur instinct de délicatesse féminine les porte plutôt à s’assimiler ce qu’il y a de gracieux et d’élégant que ce qui leur paraît grossier. Dans les cours supérieurs principalement, toute différence dans les manières ou dans la tenue s’efface entre les jeunes filles appartenant aux différentes classes de la société. Au point de vue intellectuel, l’aristocratie de la classe n’est pas toujours celle du monde. Pour effacer également toute distinction extérieure, pour mieux achever la fusion de tous ces élémens, pour empêcher les mauvais sentimens que pourrait faire naître la comparaison des robes et des toilettes, dans certains gymnases on a prescrit un uniforme. Dans un gymnase de Moscou, j’ai remarqué que toutes les jeunes filles étaient vêtues de robes brunes, et c’est une princesse qui a pris la peine de me développer les avantages de cette mesure égalitaire, Malgré tout, il y a encore des parens récalcitrans à l’idée des écoles communes. La Feuille pédagogique entreprenait récemment une campagne pour leur conversion, et l’on peut s’étonner du langage tenu par un organe semi-officiel dans un pays que nous avons de la peine à nous représenter comme une démocratie. Même dans notre Occident libéral et égalitaire, les conservateurs pourraient tirer quelque profit de ses conseils : « Au premier plan, on peut mettre les gens qui craignent de voir leurs enfans compromettre leur dignité aristocratique en fréquentant des camarades dont les parens sont tailleurs, cordonniers, boutiquiers. Ceux qui se placent sur ce terrain ne sont pas en état de nous répondre, sr nous leur demandons un motif raisonnable de cette manière de voir : ils n’ont à leur service que des phrases qui ont fait leur temps ; eux-mêmes ne remarquent pas qu’en nageant contre un courant très fort, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de rester stationnaires, et qu’ils préparent à leurs enfans le même labeur absolument stérile. Ils ne veulent pas reconnaître que la vie réel le leur donne, à chaque pas un démenti, que l’égalité devant la loi, l’obligation universelle du service, militaire, l’abolition des privilèges de castes, sont des faits qui ne sont pas destinés à s’amoindrir, mais qui vont se développer et s’étendre chaque jour davantage… Pour avoir de l’influence sur le siècle, il faut vivre avec le siècle et gagner sa confiance…
« Pour nous, nous déclarons sincèrement qu’à notre avis les classes inférieures auraient plus de raison que les classes supérieures de redouter les atteintes portées à la moralité de leurs enfans par la fréquentation des établissemens ouverts à toutes les classes de la société. Les enfans pauvres y rencontrent des enfans riches qui sont venues en voiture, des enfans habillées avec recherche et prétention, accompagnées de laquais portant leurs livres et leurs cahiers ; leurs camarades plus riches leur parlent des bals, des spectacles, auxquels elles ont assisté la veille ; elles leur apparaissent comme la vivante personnification de toutes ces joies de la terre qui sont autant de tentations pour le pauvre… On pourrait entrevoir là plus de germes de corruption morale que dans un mot grossier ou dans un geste gauche d’une fille de cocher ou de concierge… Mais nous tenons fermement à cette croyance, que l’école doit être une préparation à la vie, à cette vie réelle qui dans ce siècle nous conduit, à pas de géant, à l’abaissement de toutes les barrières élevées par les préjugés. Or la destruction de ces barrières doit commencer précisément à l’école, et nous répéterons le mot célèbre de Leibniz : Renouvelez l’éducation vous renouvellerez la face de la terre.
« L’enfant riche et l’enfant pauvre, la paysanne et la comtesse, sont assises sur les mêmes bancs ; on les apprécie, on les estime d’après une mesure unique, qui est un certain idéal de culture intellectuelle et morale. C’est précisément à l’école que l’enfant s’accoutume à se placer à ce point de vue pour juger son prochain : ce point de vue, elle le portera dans la vie réelle : Ici, l’enfant des classas inférieures, affranchie de toutes les humiliations qui pèsent sur elle dans le monde, s’habitue à prendre conscience de sa dignité personnelle, qui aurait peine à se révéler à elle dans la maison paternelle, dans la misère, la dépendance et autres conditions défavorables. L’enfant riche, a beau s’entendre dire à la maison qu’elle a été créée du même limon que les autres hommes, que c’est une sottise de s’enorgueillir de la fortune ou de la fonction de ses parens quand on ne sait pas y joindre certains mérites personnels, cela ne l’empêche pas de jouir des avantages, des plaisirs de sa condition. La démonstration de ces vérités morales est autrement vive à l’école ; là, ce n’est pas son titre qui l’affranchira de la honte de n’avoir pas appris sa leçon sans excuse raisonnable, ce ne sont pas ses mises recherchées, ses riches vêtemens qui la sauveront de la punition méritée par ses fautes. Ici, il faut qu’elle se distingue par des qualités purement personnelles, de l’ordre intellectuel et moral, et qu’elle prenne l’habitude d’appliquer aux autres ce mode d’estimation[7]. »
Ce monde d’écolières n’est pas difficile à gouverner ; rarement il y a lieu de recourir à de véritables punitions. La simple menace de donner à l’élève une note inférieure à la note 12 pour la conduite suffit pour amener les plus rebelles à résipiscence. D’ordinaire l’administration du gymnase prend les mesures les plus exactes afin que les jeunes filles ne sortent de ses mains que pour tomber dans celles des parens. Dans certains établissemens, les personnes chargées de venir reprendre les jeunes filles sont tenues de présenter une sorte de cachet attestant qu’on peut leur remettre en toute confiance le précieux dépôt. Les gymnases féminins ont été institués pour l’instruction plutôt que pour l’éducation : on compte sur les familles pour cette partie de la tâche ; mais, comme dans toute société, il y a dans la société pétersbourgeoise ou moscovite des types de parens assez différens. Il y a ceux que l’administration du gymnase ne voit jamais, ne connaît même pas, et qui laissent à la jeune fille le soin de revenir toute seule à la maison. Il y a ceux qui, malgré d’immenses distances, malgré d’absorbantes occupations, viennent tous les jours des extrémités de la ville chercher eux-mêmes leur enfant, s’informer de ses progrès, se concerter avec l’administration pour les méthodes à suivre. Dans le bureau de l’inspectrice ou de l’inspecteur, on rencontre des gens du monde, élégans et raffinés, — ou des artisans russes, encore incultes, mais nullement grossiers, connaissant tout le prix de l’instruction avant de savoir ce que peut bien être l’éducation, — ou des marchands allemands tantôt dignes et solennels, tantôt humbles et obséquieux, prodigues dans la conversation du titre d’excellence. L’école réclame la collaboration de la famille pour l’éducation des enfans ; souvent c’est la famille qui vient réclamer l’appui de l’école pour telle ou telle fillette de treize ou quatorze ans, sage comme un icône sur les bancs de l’école, mais diable incarné quand elle se retrouve au foyer domestique.
En général on ne peut être admis à visiter un gymnase sans la haute autorisation du prince d’Oldenbourg. Grâce à mon titre de professeur français, le natchalnik de Saint-Pétersbourg, M. Osinine, et plus tard celui de Moscou, M. Vinogradof, ont gracieusement consenti à me faire passer sur les formalités ; bien plus ils ont offert de me guider eux-mêmes. Ces établissemens dont ils me faisaient les honneurs, ils en étaient non-seulement les administrateurs, mais encore les créateurs ; c’était leur œuvre propre qu’ils me détaillaient ainsi pièce à pièce.
La plupart des gymnases de Saint-Pétersbourg occupent de vastes édifices nouvellement construits ou restaurés, mais il n’y a pas si longtemps qu’ils jouissent de cette fortune ; presque tous se sont établis à leurs débuts dans des maisons particulières qui répondaient mal aux exigences d’une école. C’est le 2 (15) septembre 1872 que le gymnase Marie, le doyen de tous les gymnases de Saint-Pétersbourg, a solennellement inauguré son installation dans un vaste bâtiment appartenant à l’école de commerce ; le même jour, Vassili-Ostrof prenait possession d’un spacieux édifice construit tout exprès. Le 4 septembre, le gymnase Pierre rentrait dans son ancien local, considérablement agrandi et mieux approprié aux besoins du service ; enfin le 15 septembre Kolomna célébrait la dédicace d’un bâtiment élevé aux frais de la Société philanthropique. Quant au gymnase Alexandre et aux cours pédagogiques, c’est en 1871 qu’ils sont arrivés à une organisation définitive. Les gymnases de Moscou, à part le premier, n’en sont pas encore là. lis sont installés dans des maisons particulières. Les salles sont médiocres, encore décorées de papier de mauvais goût ; les plafonds sont bas, les fenêtres petites et trop peu nombreuses. Il semble qu’on fasse la classe dans une chambre à coucher ou dans un cabinet de toilette. Avec le succès croissant de l’institution, leur tour viendra aussi de se transporter dans quelque vaste et confortable édifice.
On entre au gymnase à huit heures trois quarts, parce qu’avant l’ouverture des classes le pope fait faire la prière aux élèves orthodoxes ; mais dès le matin un flot de jeune population se répand dans les rues de Saint-Pétersbourg : on se croirait dans une de ces cités que décrivent complaisamment les livres d’étrennes, et qui ne sont peuplées que d’enfans. D’abord les garçons petits et grands, les uns avec leur sac au dos, les autres avec leurs livres sous le bras, les premiers gambadant et sifflant ou affectant le pas militaire, les seconds s’essayant à une allure grave, se sont rendus qui à l’école primaire, qui au gymnase, qui à l’université. Puis se montrent de tous côtés les petits enfans pendus aux mains de leurs bonnes ou de leurs mères, et qui vont aux salles d’asile modèles ou aux classes préparatoires s’initier aux mystères de l’alphabet, — les fillettes de neuf ou dix ans avec leur carton de livres ou de cahiers sous le bras et le panier aux provisions dans la main, — enfin les jeunes filles, élèves ou maîtresses, qui se hâtent vers le gymnase. A neuf heures, les hommes peuvent reprendre possession de la rue ; tout ce petit monde est en lieu de sûreté, assis chacun sur son banc ou son tabouret.
A la porte et dans les corridors de l’établissement vous trouvère ? , comme dans toutes les maisons de Saint-Pétersbourg, quelques vieux soldats à la mine sérieuse et honnête, aux façons dignes et polies, à la moustache grise, abondamment chevronnés depuis le coude jusqu’à l’épaule, qui font l’office de concierges ou de domestiques. Vous pouvez visiter ce qu’on appelle la bibliothèque, où il n’y a encore qu’une centaine de livres, et le cabinet de collections, qui se compose de quelques squelettes d’animaux, d’une machine électrique ou pneumatique, plus, à l’usage des dessinateurs, le torse de Laocoon ou la tête de Socrate en plâtre, On ne fait encore que commencer les collections, et on n’a pas l’argent en abondance. Vous pouvez jeter un coup d’œil aux vastes salles de récréation, qui dans la froide Russie remplacent les cours et jardins indispensables chez nous. Le parquet, d’un travail soigné, luit comme un miroir ; les grands murs blancs vernissés ne présentent pas une tache ; les énormes poêles de faïence blanche qui occupent une moitié de panneau depuis le parquet jusqu’au plafond donneraient une leçon de propreté à une ménagère hollandaise ; les portraits de l’empereur, de l’impératrice et du prince d’Oldenbourg ont l’air de se croire dans un salon du Palais d’Hiver. Tout cela est propre jusqu’à en paraître luxueux. Évidemment les lycéennes russes n’ont pas l’humeur destructive de leurs camarades français. On ne voit pas d’encriers qui se sont écrasés au beau milieu d’une muraille fraîchement blanchie, ni de bonshommes gesticulant, ni d’inscriptions quelconques destinées à vexer n’importe qui. Sur les tables en bois blanc vernissé, pas de noms profondément burinés pour la postérité la plus reculée. Ceci commence à me donner une idée favorable du caractère des élèves russes.
Les maîtres et maîtresses sont à l’œuvre, chacun dans sa classe ; dans une salle, une trentaine de fillettes, les bras croisés, essaient de ployer le genou ou de tordre le pied suivant toutes les règles de l’art chorégraphique ; des parties reculées de l’établissement arrivent jusqu’à nous les sons affaiblis de chœurs lointains ou de gammes ascendantes ou descendantes : personne ne reste oisif. Sur les murs des salles de classe s’étalent les cartes géographiques, russes, françaises ou allemandes ; elles sont remplacées dans les petites classes par des scènes de l’histoire ou des représentations déplantes ou d’animaux : ainsi se fait « l’enseignement des choses. » — Si vous êtes curieux de types et de physionomies, une salle de classe dans un gymnase russe nous en présente une intéressante collection. On voit dans une salle du palais de Péterhof 350 portraits de jeunes filles que Catherine II aurait fait peindre, dit-on, pour représenter tous les types féminins de son empire. Malheureusement sous la chapka polonaise, le kakochnik russe ou le bonnet de fourrure tatar, ce sont toujours des minois de marquises à la Watteau. Vous trouverez ici ce que vous avez vainement cherché là-bas. Pourtant vous reconnaîtrez la jeune fille russe à son visage rond, à des traits solides et réguliers, à un teint mat, des cheveux châtains, des yeux noirs, doux et un peu tristes, un air d’application sérieuse à son travail. L’Allemande, — il y en a un certain nombre, les Allemandes d’Allemagne ou des provinces baltiques font par exemple la huitième partie de la population du gymnase Marie, — l’Allemande a au contraire le visage ovale, le teint frais, des cheveux blonds, des yeux bleus. A côté de la Russe, on trouve la Petite-Russienne, cette Italienne des pays slaves ; habituellement elle est plus éveillée que sa sœur du nord, — la forme du visage plus allongée, des yeux noirs aussi, mais plus vifs et plus brillans, toujours prêts à quitter le livre. Plus grande que la Petite-Russienne, plus svelte que la Russe, blonde comme l’Allemande, mais avec une carnation moins vive, est la jeune fille polonaise. Ai-je besoin de vous présenter la Juive ? Elle est la même dans tous les pays. Quant aux Tatares, on n’en trouve pas beaucoup à Saint-Pétersbourg, ni, je crois, à Moscou ; mais des yeux noirs petits et ronds, un visage un peu large à la hauteur des pommettes, un nez qui a une tendance à se relever, se retrouvent aussi chez quelques Russes : c’est une de ces traces du joug tatar dont parle Karamsine. C’est au gymnase d’Irkoutsk qu’il faut aller voir assises sur les mêmes bancs que la race conquérante les filles des Ostiaks et des Vogouls ; c’est à Kazan que la population scolaire se divise presque également en Slaves et en Tatares ; c’est à Birsk que le ministère de l’instruction publique convie aux bienfaits de la science les jeunes Bachkires.
Pour avoir une idée de l’enseignement, suivons celui du français de classe en classe. Dans les classes inférieures, on se trouve aux prises avec les premières difficultés de la lecture, des noms, conjugaisons, etc. La plupart des petites filles ne savent pas encore assez notre langue pour que le cours de français puisse se faire en français ; la leçon a lieu en russe, mais la maîtresse a déjà soin de donner ensuite la traduction française pour faire l’éducation de l’oreille. C’est là qu’on peut voir déjà la facilité extrême avec laquelle les organes russes s’accommodent de notre langue ; il y a une différence énorme de prononciation entre une petite fille d’origine russe et sa condisciple d’origine allemande ; mais c’est là qu’on peut voir aussi combien notre grammaire, qui nous paraît si simple, et que les étrangers, selon nous, doivent apprendre en naissant, pour nous éviter la peine d’apprendre la leur, présente de difficultés et de singularités en apparence capricieuses. Que de sons différens ne représente pas la lettre e ! Pourquoi dans la même phrase prononçons-nous d’une façon différente ces deux mots écrits de la même façon : nous portions, des portions ? Et mille autres chicanes grammaticales ! On habitue aussi les enfans à faire rapidement des traductions orales du russe en français ou du français en russe. Pendant qu’on fait réciter aux unes des morceaux de français, d’autres, armées de la craie, les écrivent sur le tableau noir. C’est merveille de voir avec quelle conscience une fillette de onze ou douze ans, stimulée par la présence de l’inspecteur, peut-être aussi par celle de l’étranger, trace les pleins et les déliés, aligne ses mots, souligne, quand il y a lieu, ou les verbes ou les substantifs, sans paraître voir ou écouter autre chose. Dans les classes supérieures, la leçon se fait en français ; questions du maître, réponses de l’élève, se croisent en cette langue. À la perfection de la prononciation, on pourrait se croire parfois dans une classe française où le français se parlerait sans accent provincial. C’est en français que le professeur fait sa leçon sur la biographie de Voltaire ou sur une tragédie de Racine : c’est en français que les élèves sont tenues de rendre compte de leurs lectures.
Mais l’heure sonne, et l’on se répand dans les corridors pour jouir du repos de cinq minutes. C’est alors une animation, un mouvement bien explicable quand on est resté près d’une heure assis, le bourdonnement d’une vaste ruche d’abeilles. Grandes et petites, élèves des classes supérieures et inférieures se mélangent, se fréquentent librement ; on n’a pas trouvé nécessaire de séparer et de parquer les différens âges. Au milieu de cette foule bruyante circulent l’inspecteur et l’inspectrice, accueillis sur leur passage par ces petites génuflexions dont toutes les écolières russes ont l’habitude ; maîtres et maîtresses se rassemblent pour échanger des poignées de main et causer comme de bons collègues. Les dames sont en robe bleue ; le bleu est la couleur de l’instruction publique, mais on a le choix entre toutes les nuances. Les maîtres ont l’habit bleu nombre à boutons d’or, comme en portaient chez nous les élégans d’il y a quarante ans ; il remplace la robe pour les professeurs comme pour les magistrats ; on fait la classe, l’on juge, l’on plaide en habit. Parfois aussi, on voit un bon pope à la grande barbe de patriarche, à la figure large et réjouie, avec son chapeau rond, son long caftan brun, le livre sacré sous son bras, appuyé sur sa canne à pomme d’ivoire. Cinq minutes sont bientôt écoulées, et déjà le vétéran aux chevrons d’or fait retentir une sonnette dans les salles ou les corridors, — à moins pourtant que ce ne soit la récréation de midi ; alors on déjeune, on ouvre les paniers aux provisions, et les pupitres de travail se transforment en tables frugales. Dans certains gymnases, on a même installé un buffet où l’on peut avoir une tasse de bouillon ou de chocolat.
Telle est dans ses traits essentiels l’organisation des gymnases russes. Il y a des gymnases féminins dans d’autres pays ; mais nulle part peut-être on ne les a constitués dans de si vastes proportions et sur un plan aussi général ; nulle part l’état ou le souverain n’a témoigné pour eux une si grande sollicitude. Le personnel des gymnases est considéré comme relevant de la couronne ; il a droit à tous les avantages accordés aux serviteurs de l’état, — pensions de retraite, promotions de tchin, collations d’ordres. Il ne se passe guère de mois sans que plusieurs professeurs soient nommés conseillers auliques ou conseillers titulaires. C’est un décret rendu par l’empereur, par le goçoudar imperator lui-même, qui décide par exemple qu’au Vassili-Ostrof il y aura une classe parallèle et une dame de classe de plus. C’est dans le palais même du prince d’Oldenbourg qu’a lieu la distribution solennelle des récompenses pour tous les gymnases. En 1872, l’impératrice n’a pas pu y assister personnellement, mais elle a voulu affirmer ses sympathies envers l’institution en envoyant un télégramme de Livadia, où elle se trouvait alors, pour féliciter les élèves qui sortaient du gymnase et leur faire ses souhaits de bonheur à leur entrée dans la vie.
L’instruction des femmes est aussi affaire capitale pour l’opinion publique. Rien ne saurait plus arrêter le mouvement de diffusion de ces gymnases. Le nombre des demandes d’admission s’est accru dans de telles proportions que l’on complète partout ceux qui n’avaient pas le nombre de classes réglementaire, et qu’il faut songer à en créer de nouveaux. Les gymnases ont maintenant leur presse à eux, des livres et des manuels rédigés spécialement pour eux, même un journal, la Feuille pédagogique[8], qui paraît périodiquement, à l’instar des Berliner Blätter für Schule und Erzichung. Elle publie les actes officiels qui intéressent les gymnases et des articles spéciaux sur l’utilité des langues vivantes, les devoirs que l’élève doit faire à la maison, le rôle de la famille dans l’éducation, etc. Son but est, conformément aux principes de Frœhlich, de mettre en rapport l’école et la famille pour la collaboration à l’œuvre commune, et de venir en aide à la bonne volonté des parens en les tenant au courant des principales questions d’éducation. En un mot, les gymnases féminins sont entrés dans les mœurs russes. On les préfère aux instituts, surtout parce qu’ils n’éloignent pas l’enfant du foyer paternel. Pourtant l’externat est un régime dont ne peuvent pas s’accommoder toutes les familles. De même qu’autour de nos lycées d’externes à Paris, il s’est créé autour de certains gymnases féminins des pensionnats soumis à la surveillance de l’administration scolaire.
Rien assurément ne contribuera plus au progrès de cette bourgeoisie russe, si peu nombreuse encore, mais déjà si laborieuse et si intelligente, que l’institution des gymnases féminins. La bourgeoisie russe tend à concentrer toutes ses forces vives ; elle retient dans son sein une partie de ce qu’on appelle la noblesse, elle y appelle sans cesse de nouvelles fractions du peuple. La distance diminue mieux que dans notre pays démocratique entre la femme d’un juge et la femme d’un marchand, la première se souviendra que la seconde a été sa condisciple au Vassili-Ostrof ou au gymnase Marie. Les divers élémens de la bourgeoisie féminine se fusionnent au gymnase comme ceux de la bourgeoisie masculine. Les rivalités, les dédains, les vanités de femme, dissolvans si énergiques de notre société, s’atténuent devant la solidarité qu’entraînent une éducation commune, une instruction égale. Tel est le premier avantage social du gymnase féminin. Quant aux reproches qu’on peut lui faire, quelques-uns ne me semblent pas très fondés. Il peut créer, dit-on, un prolétariat savant. Il est vrai que beaucoup de jeunes filles sortent du gymnase à la fois savantes et pauvres ; mais étaient-elles riches avant d’y aller ? Auraient-elles eu plus de facilités d’existence, si elles n’y étaient pas entrées ? L’instruction reçue leur ôte-t-elle un seul des moyens de travail que possède une femme ordinaire, et ne lui assure-t-elle pas des ressources nouvelles, un travail plus lucratif et plus honorable ? Une jeune fille qui à force d’étude est devenue maîtresse dans un gymnase n’est-elle pas dans une situation que toute jeune fille pourrait envier ? Elle vit de son travail, souvent elle en fait vivre les autres ; elle a la vraie émancipation, la vraie indépendance[9]. Elle n’a pas besoin de faire un mariage précipité, irréfléchi, pour avoir ce qu’on appelle une position ; elle-même en a conquis une, pour laquelle elle n’est redevable à personne. Rien ne la presse, Car elle n’est point à charge à sa famille. Quand même le mariage devrait lui faire perdre sa situation officielle, elle n’en conserve pas moins une valeur intellectuelle et morale qui lui donne le droit de choisir dans certains rangs. Considérons celle même qui a été chercher au gymnase ou dans les cours pédagogiques non une carrière, dont elle n’a pas besoin, mais simplement la culture intellectuelle ; comme elle est mieux armée d’instruction, en attendant l’expérience que rien ne remplace pour toutes les luttes de la vie ! Elle dispose de plus de moyens pour apprécier et pour connaître les hommes. Entre une jeune fille instruite et les jeunes hommes, les sujets d’entretien se multiplient : tant d’objets d’étude sont communs ! Les qualités, les défauts de l’intelligence ou du cœur se révèlent mieux dans des conversations plus variées. On cesse d’être une énigme l’un pour l’autre ; si l’on se choisit, c’est en connaissance de cause.
Tout le monde chez nous a en tête les Précieuses, qui pourtant n’étaient pas de vraies précieuses, et les Femmes savantes, qui n’étaient pas de vraies savantes. On craint qu’une jeune fille qui aura appris les langues, l’histoire contemporaine et les équations du premier degré ne perde quelque chose de sa grâce native. On dirait volontiers avec de Maistre : « Le plus grand défaut d’une femme, c’est d’être un homme, et c’est vouloir être un homme que de vouloir être savant… Permis à une femme de ne pas ignorer que Pékin n’est pas en Europe et qu’Alexandre le Grand ne demanda pas en mariage une nièce de Louis XIV… Une coquette est bien plus facile à marier qu’une savante. » Ce serait ici le lieu de répondre avec M. Dupanloup. : « Quoi ! vous voulez détruire l’épanouissement de l’œuvre divine, d’une âme dans laquelle Dieu a déposé un germe de vie idéale ? Vous respectez ce don chez les hommes à la condition toutefois qu’il trouvera son emploi dans la vie pratique, c’est-à-dire qu’il servira à gagner de l’argent et à accroître une position sociale ; mais, comme l’utilité des grandes choses est moins lucrative chez les femmes, il vaut mieux les supprimer ! .. Tout ce qu’il y a de plus dangereux pour la femme, c’est la demi-science, c’est le demi-talent, qui, lui faisant entrevoir des horizons supérieurs, ne lui donne pas la force de les atteindre, lui fait croire qu’elle sait ce qu’elle ignore, et jette ainsi dans son âme un trouble, un désordre et un orgueil qui souvent se traduira par les plus tristes égaremens… Si vous ne dirigez pas cette flamme en haut, elle dévorera sur terre les alimens les plus grossiers[10]. »
Une jeune fille, comme un jeune homme, ne peut échapper au désir de faire montre de la science récemment acquise. Cela se voit surtout à l’époque où l’on va passer des examens, et où l’on est en quelque sorte saturé de son sujet : inconvénient passager ; la jeune fille surtout reprend bien vite la grâce, la facilité de relations, une certaine modestie qui vient toujours, avec plus de savoir, de la défiance de ce même savoir. Le moment où la femme comme l’homme se présentent avec tous leurs avantages, c’est celui où ils ont beaucoup su et où ils commencent à beaucoup oublier. Les choses techniques, les curiosités de l’histoire ou de la grammaire s’égrènent de leur mémoire ; il leur reste de ce qu’ils ont étudié une plus vaste conception de la vie, l’habitude de regarder au-delà des choses du temps présent. La science acquise se résout en une philosophie. Tout cet échafaudage de connaissances trop minutieuses, déprogrammes et de questionnaires, se défait pièce à pièce comme on enlève l’échafaudage d’une maison dont la construction est achevée, et alors apparaît la science proprement dite, celle des hommes et des choses, le monument gracieux et solide que cet attirail d’études et d’examens cachait aux regards.
A tous les avantages que la société russe, soit pour le rapport des classes, soit pour le rapport des sexes, retirera d’une instruction des femmes si largement organisée, vient s’ajouter ce que les femmes elles-mêmes comme mères de famille communiqueront à leurs fils de leurs connaissances acquises. Ceux qui craignent d’en apprendre trop aux femmes ne songent pas assez à l’influence qu’elles ont sur leurs enfans. Elles contribuent pour leur bonne part à faire ou à défaire les nations : voyez les sociétés antiques ; mais combien leur influence est-elle plus énergique dans les sociétés modernes ! Sans avoir de droits politiques, elles font la politique ; elles ne votent pas, elles font voter. Superstitieuses ou frivoles, elles seraient les plus terribles ennemies du progrès politique ou de la moralité publique. Leurs fils, leurs maris, sont ce qu’elles les ont faits. Est-ce une génération d’esprits faibles qui résoudra les problèmes du temps, qui fera reprendre à la France son rang scientifique et politique ? La sainte Russie, elle, ne néglige aucune des forces vives du pays ; elle fait appel aux femmes comme aux hommes.
En France, on entend toutes les familles se plaindre de la difficulté qu’on éprouve à instruire les filles. Saint-Denis représente assez bien les instituts de la Russie ; mais tout le monde ne peut pas aller à Saint-Denis. Les couvens ? C’est dans le monde et dans la vie réelle qu’il faut apprendre le monde et la vie. Les pensionnats ? Il y en a de très bons, mais des efforts isolés peuvent-ils réaliser ce que l’union du pays et de la couronne a créé en Russie ? Nous avons en France beaucoup d’excellentes institutrices, éprouvées par des examens fort difficiles, mais dans quelle situation se trouve généralement une institutrice ? On lui confie des enfans de tout âge, des grandes et des petites, les unes qui ont presque achevé leur éducation, les autres qui en sont à l’a b c. Lui est-il possible de leur donner à toutes en même temps l’instruction qui convient à leur âge et à l’état de leurs connaissances ? Que de temps perdu tantôt pour les unes, tantôt pour les autres ! Qu’elle s’adjoigne une ou deux auxiliaires, le vice de cet enseignement n’est qu’atténué. Ces institutrices peuvent-elles rivaliser avec ce personnel de trente ou quarante maîtres[11] qu’on trouve dans un gymnase russe ? Combien ne seraient-elles pas plus heureuses, si, au lieu de consumer leurs talens à passer d’une leçon de littérature à une leçon d’alphabet, et d’une démonstration mathématique à une exposition d’histoire, elles étaient concentrées, comme leurs collègues de Russie et d’Allemagne, dans une spécialité de prédilection où elles pourraient compléter sans cesse leurs connaissances, au lieu de les gaspiller sans mesure ! Beaucoup de parens font venir chez eux des maîtres pour leurs filles ; si les maîtres sont bons, ce moyen n’est pas à la portée de toutes les fortunes, et d’ailleurs il manquera toujours à cette éducation ce qui fait le grand ressort de l’éducation publique, l’émulation, le stimulant, et surtout ce que les enfans acquièrent par la fréquentation les uns des autres, le prélude dans l’expérience de l’école des expériences de la vie. On conduit dans des villes privilégiées les jeunes filles aux cours de facultés ; mais l’enseignement supérieur doit compléter et non remplacer l’enseignement secondaire.
Un des derniers ministres de l’instruction publique avait organisé des cours de filles ; ils sont tombés, excepté à Paris et dans quelques autres villes, sous l’effort d’influences puissantes. Ces cours rappelaient sous certains rapports les gymnases féminins ; mais on ne saurait compter pour l’enseignement des filles sur des professeurs qui sont déjà complètement absorbés par l’enseignement des garçons ; il faudrait un personnel enseignant presque nouveau, dans lequel devrait dominer l’élément féminin. Les locaux attribués à ces cours étaient généralement précaires, souvent peu appropriés par leur disposition, leur situation, ou leurs connexités à la destination qu’on se proposait. Pourtant il ne faut pas oublier que c’était un commencement ; en durant, l’institution eût acquis ce qui lui manquait, personnel, matériel, locaux, budget particulier. L’important, si on veut jamais créer en France l’enseignement des femmes comme on l’a fondé en Allemagne et en Russie, c’est l’organisation d’un vaste ensemble où les efforts des institutrices ne se perdent pas dans l’isolement, mais soient soutenus et dirigés par une pensée commune. Quel obstacle pourrait-on rencontrer encore dans une création aussi patriotique ? Qui oserait contester que « le plus grand besoin de la société en tout temps, et aujourd’hui plus que jamais, est de fortifier les mœurs, et que le moyen le plus efficace pour y parvenir est de donner une bonne éducation aux femmes[12] ? »
ALFRED RAMBAUD.
- ↑ Die Einwohner-Mädchenschule in Bern ; Berne 1861.
- ↑ La dépense totale des six gymnases et du cours pédagogique est de 150,670 roubles, sur lesquels le département en fournit 43,600. En somme, ces établissemens se suffisent à eux-mêmes dans une très large mesure.
- ↑ Marie 605, — Kolomna 536, — Alexandre 348, — Liteinaïa 307, — Vassili 278, — Pierre 270, — Tsarskoe-Sélo 115, — Nativité 101, — Cours pédagogiques 156.
- ↑ Euphémisme qui, dans la langue administrative, sert à désigner la Pologne.
- ↑ Voyez, dans la Revue du Ier octobre 1872, l’étude de M. H. Baudrillart sur l’Agitation pour l’émancipation des femmes.
- ↑ En outre elles sont logées aux frais de l’établissement dans les gymnases Marie, Kolomna, Alexandre, Litelnaïa, Vassili-Ostrof ; au gymnase Pierre, c’est du contraire l’inspecteur qui reçoit le logement.
- ↑ Feuille pédagogique, décembre 1872.
- ↑ Pedagoghilcheskii Listok, spécialement consacrée aux gymnases de Saint-Pétersbourg.
- ↑ Voyez la Revue du 1er août 1872, les Femmes à l’université de Zurich. Sur les 63 étudiantes de cette université, on comptait alors 54 Russes, dont 44 pour la médecine et 10 pour la philosophie. En Russie même, les femmes vont chercher l’enseignement supérieur, non-seulement aux cours pédagogiques, mais aux universités. La Feuille pédagogique, dans son numéro de janvier, les défend contre M. Bischoff, professeur à l’université de Munich, qui, au nom de l’anatomie cérébrale, refuse aux femmes les aptitudes nécessaires pour l’instruction supérieure. Grâce à ces fortes études, les jeunes filles russes voient s’ouvrir devant elles de nouvelles carrières. En même temps qu’elles font reconnaître leur droit à l’exercice de la médecine, le gouvernement russe les accepte dans les télégraphes et dans, d’autres administrations sur le pied d’égalité avec les hommes.
- ↑ Femmes studieuses et femmes savantes, par Mgr l’évêque d’Orléans, Orléans 1867. — Comparez l’Enseignement primaire des filles en France, par M. Jules Simon, dans la Revue du 15 août 1864.
- ↑ Au gymnase Marie, 7 dames de classe, 23 professeurs, 16 maîtresses ; — à Kolomna, 4 dames de classe, 10 professeurs, 12 maîtresses ; — à Alexandre, 3 dames, 14 professeurs, 11 maîtresses ; — à Liteinaïa, 5 dames, 16 professeurs, 11 maîtresses, etc., sans compter les membres de l’administration.
- ↑ Voyez la Revue du 15 août 1864.