L’Éducation des femmes par les femmes/Madame de Lambert


MADAME DE LAMBERT



Il est peu de femmes qui aient pris à cœur la cause des femmes avec autant d’ardeur que la marquise de Lambert. Quand Fénclon réclame en leur faveur, au nom de la famille, de la société et de la religion, sa réclamation ne trahit que l’émotion généreuse d’un philosophe et d’un chrétien. Cette émotion, chez Mme de Lambert, s’anime de toute la vivacité du sentiment personnel froissé. Sa dignité souffre à la pensée « qu’on ne travaille que pour les hommes, comme s’ils formaient une espèce à part, tandis que les femmes sont sacrifiées, abandonnées, réduites à néant : dans leur jeunesse on ne les occupe à rien de solide ; au cours de la vie elles ne peuvent se charger ni du soin de leur fortune ni de la conduite de leurs affaires ; elles sont livrées sans défense au monde, aux préjugés, à l’ignorance, au plaisir ; il suffit qu’elles soient belles, on ne leur demande rien de plus : on les tient quittes de tout le reste. » Mme de Lambert ne se borne pas à établir une fois ses griefs : il n’est pas un de ses écrits où elle n’y revienne ; elle les développe, les retourne en tous sens, les aiguise. Elle essaye bien par moments de rendre dédain pour dédain : « Après tout, les hommes auront beau faire, ils n’ôteront jamais aux femmes la gloire d’avoir formé ce que les temps passés ont compté de plus honnêtes gens » ; elle se répète « qu’il y a bien peu d’hommes qui soient en état de comprendre le mérite des femmes. » Mais cette vengeance intime ne la satisfait point. Une telle inégalité de condition — que la nature n’a point créée et qui est l’œuvre de la force — l’humilie et l’irrite. Elle crie à l’usurpation, à l’injustice : « Quelle tyrannie que celle des hommes ! Ils prétendent que nous ne fassions aucun usage de notre intelligence ni de nos sentiments ; ils veulent que la bienséance soit aussi blessée quand nous ornons notre esprit que quand nous livrons notre cœur ; en vérité, c’est étendre trop loin leurs droits. » Elle ne pardonne pas à Molière d’avoir « déplacé la pudeur, attaché au savoir la honte qui était le partage du vice et fait que le ridicule est devenu plus redoutable que le déshonorant. » Ce sont les hommes aussi bien qu’elle entend défendre contre les entraînements de leurs propres violences. N’est-ce pas sur leur bonheur qu’ils entreprennent quand ils dégradent les compagnes de leur vie et les mères de leurs enfants ? « Oui, conclut-elle dans un passage où elle résume sa pensée agressive, je vous le demande de la part de tout le sexe : qu’attendez-vous de nous ? Vous souhaitez tous de vous unir à des personnes estimables, d’un esprit aimable et d’un cœur droit : permettez-leur donc l’usage des choses qui perfectionnent la raison. »

I

Ce qui soutient Mme de Lambert dans ses revendications et ce qui devait les justifier aux yeux des contemporains, c’est que cette éducation qu’elle réclamait pour les femmes, elle se l’était elle-même donnée. « Renvoyée à moi-même, écrivait-elle, j’ai pensé à tirer de moi seule mes amusements, mes appuis, ma force. » Et elle avait le droit de se rendre ce témoignage. On ne se la représente d’ordinaire que dans le repos et l’éclat du salon qu’elle a si longtemps gouverné ; on oublie que, lorsqu’elle l’avait ouvert, elle comptait plus de soixante ans[1]. La vie jusque-là ne l’avait point épargnée. Il est peu probable qu’elle ait connu celui dont elle avait reçu le nom, — Étienne de Marguenat, seigneur de Courcelles, maître ordinaire en la chambre des Comptes ; — hébété par ses infortunes domestiques, il était mort moins de deux ans après qu’elle avait vu le jour. Mais on est autorisé à penser que l’exemple de sa mère, dont les mœurs avaient défrayé la chronique scandaleuse de Tallemant, contribua à lui inspirer pour la vie licencieuse cette sorte de dégoût mêlé de tristesse qui est un des caractères de sa morale ; et si Bachaumont, qui avait épousé Mme de Courcelles en secondes noces, non sans avoir anticipé peut-être sur ses droits, dut concourir à développer en elle l’amour de l’étude, on ne peut guère douter qu’elle y fût portée par le besoin de se faire à elle-même une vie personnelle et de défense contre les dissipations dont elle avait le spectacle sous les yeux. Fontenelle raconte que, « toute jeune, elle se dérobait souvent aux plaisirs de son âge, pour aller lire en son particulier, et qu’elle s’accoutuma dès lors, de son propre mouvement, à faire des extraits de ce qui la frappait le plus : c’étaient déjà ou des réflexions fines sur le cœur humain, ou des tours d’expression ingénieux, mais le plus souvent des réflexions. »

Sa véritable famille fut celle dans laquelle le mariage la fit entrer. À dix-huit ans elle avait épousé le marquis de Lambert, et dès lors elle n’avait plus vécu que de la vie de son mari et des aïeux de son mari. « Je regrette tous les jours, disait-elle à son fils, de n’avoir pas vu votre grand-père. Au bien que j’en ai ouï dire, personne n’avait plus que lui le talent de la guerre. » Officier de grand mérite en effet, un des maîtres de Turenne, M. de Lambert aux mérites de l’intelligence joignait l’autorité du caractère. On rapportait qu’au siège de Gravelines, les maréchaux de Gassion et de la Meilleraye s’étant divisés et leurs troupes allant se charger, il s’était jeté entre les deux partis avec la confiance que donne le zèle du bien public et leur avait fait mettre bas les armes. Devenu gouverneur de Metz, il s’était montré avec la même résolution homme de désintéressement et de devoir, dût-il en coûter quelque chose à son avancement. Le mari de Mme de Lambert avait hérité de ces vertus simples et fortes, avec un moindre degré d’éclat. Pendant longtemps « il était resté brouillé avec la faveur » et il ne lui avait pas fallu moins de vingt ans pour franchir les divers échelons du commandement. Appelé enfin comme lieutenant général à la tête de la province du Luxembourg, il avait su, « par ces vertus faciles et sûres qui servent au commerce et qui unissent les hommes, par cet ensemble de qualités qui laissent les autres à l’aise et gardent les obligations pour soi, » faire goûter la domination française dans un pays qui la redoutait ; et, à la façon dont Mme de Lambert parle de ce gouvernement de raison, il semble bien que le charme supérieur avec lequel elle devait plus tard tenir rassemblés autour d’elle les hôtes de son salon, concourut heureusement à accréditer l’administration de son mari. La mort de M. de Lambert vint tout d’un coup rompre le cours de cette fortune à peine commencée[2]. Veuve à moins de quarante ans, elle se trouvait de nouveau exposée à l’isolement dont elle avait, dès sa jeunesse, fait l’épreuve. « J’avais sacrifié tout mon bien à mon mari, disait-elle ; je perdis tout à sa mort. Je me vis seule, sans appui ; je n’avais d’amis que les siens, et j’ai éprouvé que peu de gens savent être amis des morts. Je trouvai mes ennemis dans ma propre famille ; j’avais à soutenir contre des personnes puissantes un procès qui décidait de ma fortune ; je n’avais pour moi que la justice et mon courage : je l’ai gagné sans crédit et sans bassesse. » C’est à ses enfants qu’elle en consacra d’abord le profit. Mais ici encore les circonstances ne répondirent ni à ses desseins, ni à ses espérances. Elle avait perdu deux filles en bas âge ; des deux enfants qui lui restaient, sa fille, qui avait épousé le comte de Saint-Aulaire, était devenue veuve à son tour après six ans de mariage, et, vingt ans plus tard, elle devait la voir mourir elle-même prématurément. Son fils, à qui elle avait acheté un régiment, avait manqué ses campagnes de début, un peu par le malheur des temps, un peu par insuffisance d’ouverture dans l’esprit et le caractère. Il n’avait pas mieux réussi dans un premier mariage. « C’était, raconte le président Hesnault, un homme particulier et tout à fait misanthrope, dont la misanthropie, comme de raison, vint échouer à une coquette qui s’en fit épouser, la marquise de Loc-Maria. Cette femme, dont la conduite exterieure n’avait rien de reprochable, point méchante, était fort avant dans le monde, d’une gourmandise distinguée et cherchant à plaire à bride abattue. »

Toutes ces disgrâces, vivement ressenties par Mme de Lambert, l’avaient rejetée sur elle-même. Elle n’avait jamais perdu le goût ni renoncé à l’habitude de lire et de méditer. Ses déboires, ses infortunes servaient de thème à ses réflexions : « Il n’y a, disait-elle, que le malheur qui forme ; j’ai de bonne heure senti le besoin que les femmes ont d’être raisonnables… » En écrivant à son fils et à sa fille, c’est à elle aussi qu’elle pensait ; si ses conseils ne devaient pas leur être aussi utiles qu’elle le souhaitait, elle prenait, « en les donnant, de nouveaux engagements pour travailler à son propre avancement dans la vertu. » Ne connût-on de son existence que ces soixante années de travail intérieur, d’action, de lutte, il serait difficile de lui refuser le mérite, qu’elle croit accessible à toutes les femmes, d’avoir développé en elle l’activité intellectuelle et morale et donné l’exemple de prendre rang à côté des hommes dans la vie.

II

Détachée par son âge et désintéressée par l’aisance qu’elle avait su se conserver de tout souci d’avenir, c’ est alors qu’elle entreprit de réunir dans sa maison une élite de savants et de lettrés. « Le mal lui en prit comme une tranchée, » disait l’abbé de la Rivière, gendre de Bussy-Rabutin, jadis fort épris de savoir et de métaphysique, touché sur le tard de vocation religieuse et entré dans les ordres. C’était le propos d’un homme qui ne pouvait pardonner à sa plus ancienne amie de se rattacher au monde, au moment où il s’était résolu à le quitter. Après l’avoir, pendant près de vingt ans, éclairée et assistée de ses conseils, comme il s’en vantait, il devait moins qu’un autre s’y tromper ; Mme de Lambert ne faisait que reprendre possession d’elle-même et revenir à ses goûts : elle était née pour tenir un bureau d’esprit. De tous les salons littéraires et philosophiques qui se succèdent au dix-huitième siècle, se léguant, pour ainsi dire, les questions et les hommes, je ne sais s’il en est un autre qui réponde aussi bien que le sien à la pensée qui l’avait fondé.

C’était, au témoignage de d’Argenson, un grand honneur que d’être reçu aux mardis de Mme de Lambert. Plus d’un l’avait brigué qui n’avait pu l’obtenir ; et, après l’avoir obtenu, on n’osait pas toujours en profiter. Il ne suffisait pas d’apporter, comme à Vaux, à Sully, à Maisons, à Sceaux, le prestige du nom, l’habitude de la cour, le goût du plaisir assaisonné d’un certain esprit d’opposition aux idées régnantes et aux personnages en faveur ; on ne comptait que pour son savoir, ses ressources, ses talents. La duchesse du Maine déclare qu’elle ne se sentit jamais bien à l’aise « à ces imposants et redoutables mardis. » La brillante marquise de Villars n’y paraissait guère que les jours où l’on sortait de l’ordinaire. Les hôtes de fond étaient : Mme de Fontaine, Mlle de Caumont la Force, Mme de Murat, auteurs de petits romans de mœurs ou d’histoire, composés dans le ton des Nouvelles de Mme de la Fayette, fort en vogue de leur temps, agréables à lire encore aujourd’hui, et dont Marivaux et Voltaire n’ont pas dédaigné de s’inspirer ; — une parente de Corneille, nièce de Fontenelle, Catherine Bernard, qui tenait la parole et la plume avec grâce et sentiment ; — Mme de Caylus, « qui savait se passer des plaisirs, mais dont les plaisirs ne pouvaient se passer » ; — la présidente Dreuillet, recherchée pour l’art avec lequel elle composait, récitait ou chantait les petits vers ; — Mme de Vatry, qui lui disputait parfois ce privilège, « esprit juste et fin, cœur droit et sensible » ; — Mme de Saintonge, qui, alliée à une famille d’Espagne, s’était donné l’office de faire connaître les héritiers de Cervantès ; — Mme de Flammarens, « une beauté mystérieuse qui avait l’air de la Vénus de l’Énéide descendue sur terre et dont l’esprit était supérieur encore à la beauté » ; — Mme d’Aulnoy, qui se reposait de ses voyages en les racontant ; — Mme Dacier, prompte à l’attaque et à la riposte, dès qu’Homère était mis en cause, et prête, au premier mot, à descendre dans la lice pour ses héros et ses dieux ; — Mme de Staal-Delaunay, la confidente de la duchesse du Maine, toujours en veine de propos vifs et judicieux, qui au repas de réconciliation des Anciens avec les Modernes « représentait la neutralité » et se piquait, comme Mme de Maintenon, de n’avoir jamais eu d’autre folie que celle de la raison ; — Mme de Saint-Aulaire, la fille de la maîtresse de la maison, la sage et discrète Saint-Aulaire, plus disposée à écouter qu’à se faire entendre, mais dont le bon sens, précis et délicat, excellait à intervenir à propos pour trancher les différends. Les hommes qui fréquentaient chez Mme de Lambert n’étaient pas d’un choix moins réglé. C’était proprement une société de gens de lettres. Il s’y rencontrait de grands seigneurs, tels que le marquis d’Argenson ou M. de Valincour, « attaché au comte de Toulouse, » mais qui devaient le crédit dont ils jouissaient moins à leur rang qu’à leur passion pour les choses de l’intelligence et à leur parfaite urbanité. La science et le goût relevés par une pointe de bel esprit et accommodés aux meilleures façons étaient le passeport commun. C’est à ce titre qu’avaient été introduits Terrasson, les Boivin, Fraguier, Trublet, Buffier, Choisy, mûri par les voyages, mais resté jeune, l’aimable abbé de Bragelonne, « chéri des Grâces et des Muses. » C’est à ce titre aussi que les portes s’ouvraient aux jeunes gens en passe d’avenir, tels qu’Hesnault et Marivaux : Hesnault, le futur président fameux par ses soupers et sa chronologie, qui, à cette époque, dans le feu des premières ambitions littéraires, menait de front une tragédie, des romances légères, la déclaration solennelle d’un lit de justice, et, écrivant à la fois pour l’Académie Française son discours de récipiendaire et celui du président qui devait le recevoir, réussissait à faire applaudir son éloge écrit de sa main ; Marivaux, plus replié et dont la renommée n’avait pas encore dépassé l’enceinte des salons, mais qui déjà « laissait percer l’impatience de faire preuve de finesse et de sagacité. » Hommes de cour et hommes de cabinet, érudits et lettrés, jeunes et vieux, tous se groupaient avec respect, sous les auspices de Mme de Lambert, autour de ceux qui avaient concouru à fonder la réunion : l’abbé de Mongault, de Sacy, Dortous de Mairan, Houdart de Lamotte et Fontenelle. Il avait suffi à l’abbé de Mongault et à de Sacy de traduire avec une élégante correction les lettres de Cicéron et celles de Pline pour « acquérir cette fleur de réputation qui avait répandu comme une bonne odeur sur leur personne et sur leur vie. » L’autorité de Dortous de Mairan reposait sur des fondements plus larges ; c’était un savant de premier ordre par l’étendue de l’esprit autant que par l’exactitude des connaissances : on l’a justement appelé le Cuvier de son temps. Mais rien ne marque mieux le caractère de cette société que la place qu’y tenait Houdart de Lamotte. Il serait difficile aujourd’hui de n’être pas de l’avis du président Hesnault lorsque, dans sa vieillesse, appréciant comme il convient la poésie ingénieuse et la prose agréable de Lamotte, il ajoutait finement : « ni l’une ni l’autre n’invite à continuer. » Tel n’était point le sentiment de l’entourage dont il avait fait lui-même partie : tragédies, opéras, comédies, ballets, discours en vers, dissertations critiques, églogues, fables, il n’était rien qui, sortant de la plume de M. de Lamotte, ne fût commenté avec admiration. Mme de Lambert le traitait, sans marchander, « d’âme à génie et de grand homme. » Les contemporains ont de ces complaisances. Il est clair que chez Lamotte l’homme était très supérieur à l’écrivain : la sûreté de son jugement lorsqu’il ne se laissait point surprendre par la passion, sa bonne grâce, que n’avait point altérée la plus cruelle des infirmités, son talent de lecteur, son âge, la considération dont il jouissait, en avaient fait, dans les circonstances délicates, l’interprète de la maison ; il y était une manière de secrétaire général et de grand maître des cérémonies ; on le chargeait de la correspondance avec les dames, et il entrait dans son rôle à plein, se lançait en aveugle sur la carte du Tendre, jouait en conscience au bel esprit et soutenait les assauts de la duchesse du Maine avec plus d’intention parfois que de succès, mais sans jamais ee laisser prendre de court ni demeurer en reste. Toutefois l’attrait de son esprit se justifiait par des raisons plus dignes de sa célébrité. En réalité il devait son crédit à la diversité des applications de son talent, à la facilité qui lui permettait de renouveler incessamment les sujets de conversation et de lecture dans un monde qui vivait surtout de lecture et de conversation : poète, orateur, philosophe, nul, par son savoir presque encyclopédique et par sa souplesse à traiter de tous les genres, n’était mieux préparé à provoquer les discussions, à en varier les effets, voire même à en remplir les vides[3]. Tel était aussi, avec une portée plus haute, l’ascendant de Fontenelle : quelque grande part qu’il y ait lieu de faire à la façon dont il savait exercer son autorité souveraine, en ménageant tout le monde et lui-même plus que tout le monde, il ne fallait rien moins pour l’entretenir que l’activité d’un génie (le mot lui était naturellement appliqué comme à Lamotte) en quête de toutes les curiosités philosophiques et littéraires, « également bien avec les muses sérieuses et les muses badines, » sachant passer avec aisance de la métaphysique à la galanterie et de la galanterie à la géométrie, s’ajustant à tous les entretiens et y répandant d’un mot la clarté de sa pénétrante et fine intelligence.

L’esprit, tel était le lien du salon de Mme de Lambert. C’est par là que, de l’aveu commun, il se distinguait de tous les autres. Point de grandes nuits comme à Sceaux, point de nuits blanches comme à Vaux-Villars, point de soupers suivis ou précédés de séances de jeu comme chez les financiers où « tout était riche, poli, orné, tout hors l’âme du maître. » La santé de Mme de Lambert lui interdisait les veilles. N’eût-elle pas eu cette raison à donner aux autres, elle se fût préservée par sentiment de discipline. C’était le temps où la duchesse de Vendôme et la duchesse de Berry s’enivraient chaque soir ; où la duchesse du Maine faisait le biribi avec ses gens la nuit entière ; où la maréchale de La Ferté rassemblait après souper autour d’une grande table tous ses fournisseurs, pour leur regagner au lansquenet, en trichant, ce qu’ils lui avaient volé ; où la fille du Régent, Mlle de Valois, traversant la France pour aller rejoindre le duc de Modène qu’elle venait d’épouser, se faisait préparer des relais de jeu et trouvait à chaque station des partenaires qui l’attendaient. Après la Palatine, qui s’amuse de ces débauches, je ne sais personne qui les ait décrites avec plus de force pour les flétrir que Mme de Lambert. Son salon était le salon des bienséances, « le seul, à peu d’exceptions près, dit Fontenelle, qui se fût garanti de la maladie épidémique des cartes, le seul où l’on se trouvât pour parler raisonnablement les uns aux autres et même avec esprit, selon l’occasion. » Les mardis, détail caractéristique et qui à lui seul explique bien des choses, étaient des réunions de jour. On s’assemblait à une heure pour dîner ; et après le repas, quand les esprits avaient été mis en train par les premiers engagements de la table, l’entretien était ouvert pour se clore avant la nuit. Chacun des membres du cénacle apportait son tribut : une nouvelle, une fable, une maxime, une lettre, un portrait. Parfois on allait jusqu’à la tragédie ; mais l’usage était de faire court, afin de laisser à la discussion plus de champ. C’était, le mot est d’un contemporain, une sorte de conférence académique ; conférence fort animée d’ordinaire et où les « petites poitrines » étaient à plaindre, mais dont les conclusions courtoises et mesurées laissaient tout le monde en belle humeur. « ll est bien flatteur pour mon amour-propre, disait Mme de Lambert, de trouver toutes les vertus en même temps que tous les agréments dans les personnes que j’aime. » Le soir, si elle provoquait une autre assemblée, la compagnie n’était plus la même : « la décoration changeait ainsi que les acteurs. » Sans se permettre pour elle aucun relâchement de ton, elle laissait davantage les autres se détendre. « J’étais des deux ateliers, écrit le président Hesnault, marquant la différence : je dogmatisais le matin, je chantais le soir. » Le vrai mardi, c’était le mardi où l’on dogmatisait, le mardi de l’après-diner.

Qu’il y eût dans cette tenue irréprochable un peu plus de représentation qu’il n’était nécessaire, cela n’échappait à personne. Les esprits libres, comme Lesage, ne pouvaient trouver bon « qu’on y fit si peu fête au roman égayé, tandis qu’une églogue ou un sonnet y passait pour le plus grand effort du génie humain. » Les amis de la maison reprochaient eux-mêmes à Mme de Lambert « de se trop rattacher à l’Hôtel de Rambouillet et de n’avoir pas eu la force de franchir, comme Mmes de Sévigné et de La Fayette, les barrières du collet-monté et du précieux. » Elle ne s’en défendait qu’à demi. Elle regrettait, dans un langage que les précieuses n’auraient pas désavoué, les maisons d’autrefois « où les Muses vivaient en société avec les Grâces. » Elle aimait à évoquer l’ombre charmante de Madame, la protectrice de Racine, l’asile des lettres et des arts, et il ne lui eût pas déplu que le souvenir en vînt à d’autres qu’à elle.

Sous les traits de Lambert, Minerve tient sa cour,

disaient ses flatteurs : Minerve ingénieuse et aimable assurément ; Minerve raisonneuse aussi et toujours armée en sagesse, la Minerve-Mentor du Télémaque. Ce qu’elle aime de prédilection et ce qu’on aime autour d’elle, c’est le « pensé. » On ne s’enthousiasmait guère dans les entretiens qu’elle menait de concert avec Fontenelle ; on admirait rarement ; on était en garde contre tout ce qui pouvait trahir l’émotion, la verve, l’inspiration ; le simple ne touchait pas plus que le sublime ; et c’est ainsi qu’on arrivait à ne chercher dans les vers qu’un jeu d’esprit, à aimer la poésie sans poésie, à préférer Lamotte à La Fontaine, le naturel laborieusement composé au naïf jaillissant de source. La Rivière disait malignement que dès le matin on préparait de l’esprit pour l’après-dîner. Lorsque certaines questions venaient à être posées, le goût de la délicatesse et de la manière entraînait tout le monde. Mme de Lambert avait ses jours de métaphysique ; elle était la première à en sourire ; mais elle n’en avait pas moins pris plaisir à donner dans la quintessence ; et il semble que ces jours-là elle ne devait pas se sentir en parfaite sécurité de conscience envers Molière, avec qui elle le prenait quelquefois de si haut.

Mais ceux-là même qui critiquaient ces habitudes d’apprêt et ces écarts de jugement rendaient hommage au sérieux agrément des entretiens accoutumés. Les sujets qui s’y traitaient n’avaient rien de commun avec ceux qu’agitait le salon d’Arthénice. Ils rappelaient plutôt, par certains côtés, les problèmes de psychologie mondaine que Mme de Sablé posait si finement à ses amis. On y retrouvait bien plus encore l’esprit des matinées de Saint-Évremond. Entre Saint-Évremond et Fontenelle, bien qu’ils aient toujours vécu à distance l’un de l’autre, la parenté est étroite. Mme de Lambert n’avait pas moins de goût pour l’ami de Ninon. Vraisemblablement elle était entrée en commerce avec lui par l’intermédiaire de Mme d’Aulnoy, la voyageuse. Il est de ceux qu’elle appelle le plus volontiers en témoignage. Comme chez Saint-Evremond, les questions de politique et de religion n’avaient point cours dans sa maison. On se les interdisait, par un sentiment de convenance, mêlé sans doute pour quelques-uns d’indifférence épicurienne, mais où dominait chez tous le respect de l’ordre établi. Mme de Lambert et ses amis appartiennent à la génération de transition du dix-septième au dix-huitième siècle, génération tout à la fois engageante et discrète, qui avait l’intelligence et le goût de toutes les hardiesses, mais qui en sentait le péril et qui s’arrêtait au seuil des voies qu’elle avait ouvertes. Réserve faite des matières qui auraient pu déconcerter ces résolutions de sagesse, il n’était rien qui ne fût de mise à la table de Mme de Lambert : philosophie, sciences, haute littérature ; nul n’ignorait qu’il fallait passer par son salon pour arriver à l’Académie. L’une des causes qui avaient contribué à refroidir l’abbé de la Rivière pour son ancienne amie, c’est qu’elle « s’était entêtée de rêveries platoniciennes. » D’autre part, il est peu de sociétés où Fontenelle eût rencontré un auditoire aussi bien préparé à goûter le langage de l’astronomie, même avec ce piquant qu’y ajoutait la grâce littéraire de ses démonstrations. Ce n’est point à Vaux-Villars enfin ni à Sceaux que la querelle des Anciens et des Modernes aurait trouvé le regain d’éclat qu’elle dut à Lamotte et à Mme Dacier. La duchesse du Maine voulait « que, même dans le plaisir, il entrât de l’idée et de l’invention. » Mais le plaisir, si ingénieusement que la matière en soit renouvelée, est toujours le plaisir ; à la longue il fatigue comme le reste et ennuie. On éprouvait le besoin de se renouveler dans des distractions solides ; et c’est chez Mme de Lambert qu’on venait chercher, suivant son heureuse expression, « ces joies sérieuses qui ne font rire que l’esprit. »

Parmi les sujets proposés à la controverse, il n’en était pas qui revînt plus souvent que les questions de morale et d’éducation intéressant les femmes. Certaines lettres de Lamotte nous font assister aux débats où l’abbé de Mongault et l’abbé de Bragelonne prenaient l’offensive contre le sexe, afin de provoquer les ripostes, qui ne se faisaient pas attendre. Si l’autorité de Saint-Évremond était invoquée avec tant de considération, c’est que, sur presque tous les points, elle était favorable au développement de l’éducation des femmes. Le sentiment à cet égard était unanime et d’une énergie pressante. « On nous crie dès le berceau, » faisait dire Marivaux, dans la Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes, aux femmes qui répondent aux attaques des hommes ; « on nous crie dès le berceau : Vous n’êtes capables de rien, ne vous mêlez de rien, vous n’êtes bonnes à rien qu’à être sages ; on l’a dit à nos mères qui l’ont cru, qui nous le répètent — Quelle autre ressource nous a-t-on laissée que le misérable emploi de plaire ? Notre coquetterie fait tout notre bien. Nos parents ne se défont de nous qu’à ce prix. Nous n’échappons à votre oubli, à vos mépris, que par ce moyen ; nous ne sortons du néant, nous ne saurions vous tenir en respect, faire figure, être quelque chose, qu’en nous faisant l’affront de mettre une industrie humiliante et quelquefois des vices à la place des qualités, des vertus que nous avons, dont vous ne faites rien, et que vous tenez captives. » Et, de son côté, Montesquieu, qui n’appartenait point au cénacle, mais qui en recevait les échos, écrivait : « L’empire que nous avons sur les femmes est une véritable tyrannie. Nous employons toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage ; les forces seraient égales si l’éducation l’était aussi ; éprouvons-les dans les talents que l’éducation n’a point affaiblis, et nous verrons si nous sommes si forts. » On ne peut douter que cette conception plus large du rôle des femmes ne fût, en partie au moins, l’œuvre de Mme de Lambert. Ses idées étaient déjà répandues, et la plupart des traités dans lesquels elle les avait fixées avaient commencé à courir le monde, quand l’écrivain des Lettres persanes et l’auteur de la Nouvelle Colonie s’associaient à la cause qu’elle soutenait, en lui empruntant presque les termes de ses revendications. C’était l’objet commun de ses divers écrits. Un seul est intitulé proprement : Réflexions sur les femmes. Mais c’est aux femmes que s’adressent les conclusions pratiques de ses dissertations sur l’Amitié et sur la Vieillesse. Qu’elles discourent du Goût, de la Considération ou des Richesses, les femmes sont, au fond, la matière de ses observations et le but de ses conseils. Il n’est pas un de ses portraits, pas une de ses lettres qu’elle ne ramène, par quelque endroit, à des indications dont les femmes pussent tirer honneur et profit. La première fois que ses Avis à son fils et à sa fille furent publiés, à l’étranger et sans son aveu, ils portaient le titre de Lettres sur l’éducation nouvelle. Cette préoccupation « d’épurer son esprit et de fortifier sa raison » qu’elle avait dû s’imposer pendant tant d’années comme une nécessité personnelle était devenue, au profit des autres, la passion de sa vieillesse. Elle forme l’unité de ses écrits comme de sa vie.

III

On a dit des Avis d’une mère à son fils et des Avis d’une mère à sa fille qu’ils n’étaient que des manuels de l’art d’avancer et de plaire. Il est certain que Mme de Lambert ne se pique en aucune façon de disserter gravement sur l’éducation et qu’elle ne craint pas de s’arrêter à de pures prescriptions de bienséance, de tact et d’habileté mondaine. Mais, pris à leur source et suivis dans leur véritable courant, ses conseils ne manquent ni d’élévation ni de portée. « Il faut, disait-elle, un plan dans la vie. » C’est ce plan qu’elle veut tracer à ses enfants, à la lumière de l’expérience et de la raison. Ses amis, qui connaissaient son goût pour l’antiquité, ne l’auraient pas trop étonnée peut-être, bien que sa modestie fût réelle, en la félicitant de leur avoir donné un traité des devoirs.

Les Avis d’une mère à son fils, la première de ses œuvres[4], fournissent l’exacte mesure de l’objet qu’elle se propose. Elle s’y place tout de suite au point d’où elle embrasse l’ensemble des conditions auxquelles sont attachés, dans sa pensée, la dignité et le bonheur. Elle ne croit pas pouvoir fixer trop haut les regards de son fils : dût-il n’arriver qu’à mi-chemin, il est beau d’avoir pris l’essor pour s’élever. La modestie dans la jeunesse n’est qu’une langueur de l’âme ; on ne saurait soutenir ses désirs d’espérances trop flatteuses ; ceux qui n’aspirent qu’à la fortune n’ont jamais qu’un mérite borné : qu’il ait soin de sa gloire ; elle se charge du reste. Ce mâle et généreux langage avait d’abord presque effrayé Fénelon. « Je ne serais peut-être pas tout à fait d’accord avec Mme de Lambert, écrivait-il à M. de Sacy, sur toute l’ambition qu’elle demande de son fils ; mais nous nous raccommoderions bientôt sur toutes les vertus par lesquelles elle veut que son ambition soit appuyée et modérée. » L’ambition, telle qu’elle la décrit, ne consiste en effet « qu’à se rendre supérieur en mérite. » Ce qu’elle entend par la gloire, ce n’est pas la réputation due à quelqu’une de ces actions brillantes auxquelles la fortune a souvent la meilleure part, c’est la considération, fruit de la vertu persévérante, du sacrifice fait de soi ou d’une partie de soi. Elle sait quelle est la médiocrité des ambitions courantes : les hommes ne veulent pas être grands ; ils ne se soucient que d’être élevés ; ce sont les distinctions que l’on cherche, non la vraie gloire. Et voilà l’illusion, non moins dangereuse que coupable, dont elle voudrait préserver son fils : « Si un grand nom met tout à portée, il ne donne pas le droit de tout obtenir. Ceux qui n’apportent à leurs emplois d’autres mérites ni d’autres dispositions que de les désirer, ne s’y soutiennent pas longtemps. » La Bruyère n’a rien écrit sur le mérite personnel de plus fier que ces maximes : « lI y a des princes de naissance, il y a des princes de mérite. — Rien de plus heureux qu’un homme qui jouit d’une considération qu’il ne doit qu’à lui ; rien de plus triste qu’un grand seigneur accablé d’honneurs et de respects qu’on ne rend qu’à sa dignité. — Avec de grands emplois et des principes vulgaires, on est toujours agité parce qu’on est toujours médiocre. — C’est par les sentiments qu’il faut se distinguer du peuple : j’appelle peuple tout ce qui pense bassement et communément : la cour en est remplie. — Qu’est-ce que des courtisans ? Des glorieux qui font des bassesses ou des mercenaires qui se font payer. » En opposant si énergiquement la grandeur réelle aux grandeurs d’institution, Mme de Lambert n’ignore pas à quoi elle s’engage. On ne peut s’élever qu’en s’imposant une règle morale. Cette règle, elle en examine successivement les applications aux devoirs de l’homme envers la société, envers ses supérieurs, envers ses inférieurs, envers soi-même : cadre un peu fatigué aujourd’hui par l’usage, qui avait alors sa nouveauté, qui répond d’ ailleurs aux éternelles conditions de l’âme humaine et qu’elle remplit avec une incontestable justesse de vues soutenue en général d’un rare bonheur d’expression.

Sous le nom de devoirs sociaux, Mme de Lambert comprend les devoirs envers Dieu et envers le prince. Elle ne touche que d’un mot ceux qui regardent le prince : « Vous êtes, dit-elle à son fils avec une noble simplicité, d’une race qui lui a tout donné. » Pour la religion, elle se borne à repousser avec une fermeté égale le libertinage et la superstition. « Rien ne rend plus heureux que d’avoir l’esprit persuadé et le cœur touché : cela est bon pour tous les temps ; les vertus morales sont en danger sans les chrétiennes : ceux même qui ne sont pas en mesure de croire comme ils doivent, se soumettent à la religion établie : ils savent que ce qui s’appelle préjugé tient un grand rang dans le monde et qu’il faut le respecter. Mais les âmes hautes ont pour l’Être suprême des sentiments et un culte à part qui ne ressemble point à celui de la foule : tout part du cœur et tout va à Dieu. » Sur les devoirs envers les supérieurs, ses préceptes ne sont pas moins courts. C’est le commentaire rapide des principes qu’elle a commencé par poser. Point de soumissions aveugles, point de bassesse. Mais point de fausse dignité non plus, point de cette impatience malsaine de toute dépendance qui a ses racines dans un vilain sentiment. « Ne condamnons point par chagrin des situations qui n’ont que le défaut de nous manquer : De toutes les passions, il n’en est pas de plus honteuse que l’envie ; elle est toujours désavouée. Il faut d’ailleurs savoir fréquenter au-dessus de soi : quand l’exemple qu’on y trouve est mauvais, il avertit et corrige ; quand il est bon, il stimule : avec ceux de son rang, on se néglige, l’esprit s’assoupit, le caractère se détend. » En arrivant aux obligations à l’égard des égaux, c’est-à-dire aux devoirs de société proprement dits, on sent que Mme de Lambert ne s’y ménagera pas. Ce sont pour elle des devoirs de premier ordre : l’homme le plus honnête est celui qui les observe avec le plus d’exactitude : on les multiplie à mesure qu’on a plus d’honneur et de délicatesse. Elle définit la politesse comme Fénelon la pratiquait : « le désir de plaire aux personnes avec qui l’on est obligé de vivre, et de faire en sorte que tout le monde soit content de nous. » Elle en analyse merveilleusement les grâces liantes, ne veut ni de l’esprit qui tourne à la raillerie, ni de l’humeur qui dégénère en querelle, ni surtout de l’amour-propre qui s’impose. « Ne pas conduire l’intelligence des autres jusqu’à l’extrémité de son mérite, voiler l’éclat de ses vertus, s’oublier même, » est la première règle de l’art : « l’amour-propre est une préférence de soi aux autres, l’honnêteté une préférence des autres à soi. » Qu’il y ait dans cette immolation volontaire une part de calcul, elle ne le cache point. « C’est se tromper que de croire qu’on se donne ce qu’on refuse aux autres ; c’est mal s’aimer que de se trop aimer. Si vous voulez être heureux tout seul, vous ne le serez jamais : tout le monde vous disputera votre bonheur ; si vous faites que tout le monde soit heureux avec vous, tout le monde travaillera à votre bonheur. » Mme de Lambert va même jusqu’à passer aux gens les qualités qui leur sont contestées, pour les aider à créer leur mérite : elle a tant de fois éprouvé qu’on n’obtient qu’en proportion de ce que l’on accorde ! Mais les qualités d’agrément n’ont de valeur à ses yeux qu’autant qu’elles ont pour fondement la véracité, la fidélité, la solidité du caractère. Honte à ceux qui ne mettent dans la société que du jargon et ne commercent que de manières ! L’honnête homme ne connaît pas le faux et paye de conduite. La bonne foi, la justice, l’ouverture de cœur, l’amitié sont les liens de la vie commune ; les plaisirs grossiers et violents, la débauche, le jeu, tout ce qui dégrade et divise doit en être considéré comme le fléau ; l’amour de l’estime en est l’âme. Les divers témoignages qui constituent les relations sociales ne sont que l’expression de ce sentiment, et ils ne comptent que s’ils sont à la fois aimables et sincères. Mme de Lambert fait elle-même une application charmante de cette règle au plus subtil et au plus exigeant de tous : la louange. « Le misanthrope ne sait pas louer : son discernement est gâté par son humeur. L’adulateur, en louant trop, se décrédite et n’honore personne. Le glorieux ne donne des louanges que pour en recevoir : il laisse trop voir qu’il n’a pas le sentiment qui fait louer. Les petits esprits estiment tout parce qu’ils ne connaissent pas la valeur des choses : ils ne savent placer ni l’estime ni le mépris. L’envieux ne loue personne, de peur de se faire des égaux. Un honnête homme loue a propos : il a plus de plaisir à rendre justice qu’à augmenter sa réputation en diminuant celle des autres. » Quand le savoir-vivre repose sur ce fonds de probité et qu’il atteint ce degré de délicatesse, reconnaissons qu’il n’est pas loin de mériter d’être classé au nombre des vertus.

Ce sentiment des devoirs de la sociabilité prend, à l’égard des inférieurs — domestiques et petites gens, — un caractère de bienveillance particulièrement remarquable. Il ne faut pas chercher sans doute dans les observations de Mme de Lambert l’accent ému et tendre de Fénelon ; mais ne semble-t-il pas qu’un souffle précurseur de l’esprit de Rousseau les anime ? « La grande opinion que nous avons de nous-même, dit-elle, nous fait regarder ce qui est au-dessous de nous comme une espèce distincte : que ces sentiments sont contraires à l’humanité !… L’humanité souffre de l’extrême différence que la fortune a mise d’un homme à un autre. C’est la vertu seule, c’est le respect naturel qu’on a pour elle qui ont fait consentir les hommes à l’obéissance… Vous êtes un usurpateur de l’autorité dès que vous ne la possédez point à ce prix… La libéralité est le devoir d’une grande naissance : celui qui l’exerce ne fait qu’acquitter une dette. » Ce serait déjà presque le cri de révolte du Contrat social, si cette philosophie un peu âpre ne se détendait dans la conclusion : « L’humanité et le christianisme égalent tout… Il n’y a d’élévation digne de ce nom que celle qui au mérite joint la bonté… Le plaisir le plus vif, c’est de faire du bien ; et il n’est pas d’état, si modeste qu’il soit, où il ne soit possible d’en faire avec de l’attention sur soi et sur les autres : ayez ce sentiment dans le cœur, vous trouverez de quoi le satisfaire. »

Une fois de plus Mme de Lambert nous ramène à ce qui est le fond des Avis d’une mère à son fils. À travers les bienséances extérieures, ce qu’elle vise, c’est, comme elle le dit, le dedans ; ce qu’elle cherche sous le galant homme, c’est l’homme. L’éclat n’est point ce qui la touche dans la carrière des armes qu’elle ouvre à son fils. Elle s’inquiéterait même de la pure passion de métier ; elle ne craint rien tant que l’abus du droit de l’épée : cet amour de la gloire qu’elle a éveillé en lui, elle s’attache de tout son effort à le discipliner et à l’épurer. « On ne peut augmenter à la fois en sagesse et en fortune, » et elle a fait choix de la sagesse. La valeur commence les grands noms ; mais ce sont les autres vertus qui les consacrent. Ce n’est même pas assez pour elle d’être doué d’heureuses qualités : il faut « en avoir l’économie, » c’est-à-dire la conduite. Chose singulière, la conception qu’elle s’est faite de la vie est absolument étrangère, presque contraire, aux entraînements et aux agitations ordinaires de l’ambition. Elle distingue dans le monde deux sortes de fous : ceux qui sacrifient le présent à l’avenir et ne se soutiennent que d’espérances, ceux qui sacrifient l’avenir au présent et épuisent au jour le jour toutes leurs ressources : les uns et les autres toujours ardents ou inquiets. De ces deux genres de folies elle rapproche la sérénité de l’homme qui règle sa vie pour en jouir ; qui a reconnu que nos pires ennemis nous font moins de tort que nos défauts, et que trop souvent nous employons la première partie de notre existence à rendre l’autre misérable ; qui rend au monde ce qu’il convient de lui rendre, mais qui se tient en garde contre « la mollesse et l’amusement » ; que le sentiment de son indépendance n’abandonne jamais ; qui ne veut point n’être heureux qu’autant qu’il plaît aux autres, et qui sait se reprendre pour étudier et méditer ; qui a appris de bonne heure à se craindre plus que personne, et fait de la bonne conscience sa vraie gloire, ses délices. — Quand une mère tient ce langage à son fils, quand au-dessus de tout elle place le souci de cette vie intérieure qui répare et élève, quand elle lui donne enfin pour guide suprême cette pensée : « que la vraie grandeur de l’homme est dans le cœur, » quelles que soient les petites habiletés de conduite qui se mêlent à ses conseils, on peut dire qu’elle a autre chose en tête que le soin vulgaire d’un rapide avancement. Fénelon l’avait reconnu le premier, bien qu’il fût en défiance. « Ce n’est pas seulement l’esprit qui brille partout dans ces Avis, disait-il ; on y trouve du sentiment et des principes. » Vauvenargues n’aurait pas craint de se mettre à son école. Si les manèges de la vie de salon où Mme Lambert aime à se mouvoir et où elle se meut si agréablement l’avaient étonné d’abord et détourné peut-être, certaines observations l’auraient ramené à coup sûr, et combien de traits l’eussent pénétré jusqu’au fond de l’âme ! N’en retrouve-t-on pas dans quelques-unes de ses propres pensées comme un écho noble et doux ? Qui mieux que lui aurait pu dire, si Mme de Lambert ne l’avait écrit avant lui : « Faites que vos études coulent dans vos mœurs et que tout le profit de vos lectures tourne en vertu » ?

IV

C’est du même « sentiment » et des mêmes « principes » que s’inspirent les réflexions de Mme de Lambert sur l’éducation des femmes. Sous la forme vive qu’elle leur donne parfois, ses visées sont au fond aussi modestes que sûres. Si mordante qu’elle se montre dans ses protestations contre la tyrannie des hommes, elle se garde bien de rien prétendre pour les femmes qui dépasse ce que la nature ou l’ordre social permet de réclamer. Elle reconnaît que les vertus d’éclat ne sont pas leur partage. « Vivre chez soi, se régler soi et sa famille, ce sont là tous leurs mérites, mérites obscurs et que la gloire n’aide point à pratiquer. » Il rest vrai qu’elle ajoute qu’il faut du courage pour consentir à n’être vertueuse qu’à ses propres yeux, et que ce témoignage secret de la conscience est bien supérieur aux vaines démonstrations dont s’appuie d’ordinaire la faiblesse humaine. Mais ce n’est qu’une forme de consolation : pour donner aux femmes auprès des hommes la place qu’elles y peuvent tenir, elle n’a point l’idée de leur faire usurper celle qu’elles ne sauraient occuper sans embarras. Si elle remercie Saint-Évremond d’avoir rappelé qu’il en est plus d’une qui, « faisant infidélité à leur sexe, ont su prendre les talents des hommes, » ce n’est pas sans malice qu’elle félicite Mme Dacier d’être au nombre de celles qui les ont pris. Les charmes virils de la docte fille de Tanneguy-Lefebvre lui inspiraient plus de respect que de goût. Elle voudrait affermir, développer, compléter les qualités des femmes, non les forcer ni les dénaturer.

Les agréments physiques, l’imagination, le goût, la sensibilité, telle est la dot que la femme apporte en naissant. Mme de Lambert n’en dédaigne, n’en répudie aucun avantage. Elle sait que, si avec beaucoup d’esprit on a moins besoin de figure, la beauté inspire un sentiment de douceur qui prévient : c’est une grande affaire quand il faut que le mérite se fasse jour au travers d’un extérieur désagréable. Aux charmes de la nature elle veut qu’on joigne les charmes du caractère. Ennemie de tout ce qui toucherait à l’immodestie, elle ne répugne pas moins à la vertu maussade : il faut une pudeur tendre. Dans le Règlement que la duchesse de Liancourt avait donné à la princesse de Marsillac, sa petite-fille, il semble qu’elle ne la voie que penchée sur son livre de comptes, dressant l’état de ses revenus et vérifiant les feuilles de la dépense, en femme d’affaires qui n’oublie rien, sinon qu’elle est femme. Une visite d’hommes « qui soient en âge et de sorte à pouvoir être suspects » vient-elle à se présenter, c’est alors seulement qu’elle l’invite à se souvenir de son sexe pour mettre ses chevaux au carrosse et faire retraite[5]. Mme de Lambert n’a point de ces pruderies austères. Elle ne retranche à sa fille aucun des agréments dont la nature l’a douée pour son bien et celui des autres ; elle l’exhorte même à en tirer un légitime et honnête parti : c’est durant le temps qu’existe le charme qu’il convient de se faire son crédit. Elle la laissera jouir également de ce que l’imagination peut répandre de douceur et d’illusion au fond de l’âme : l’imagination est la source et la gardienne des plaisirs ; toujours d’intelligence avec le cœur, elle sait lui fournir les erreurs dont il a besoin ; elle a droit même sur le temps, rappelle le passé, anticipe sur l’avenir, remplit tous les intervalles de l’action. Le goût n’est pas d’un secours moins puissant pour le bonheur. « Ce qui est de goût, avait dit Malebranche, est du ressort des femmes ; c’est pour cela qu’elles sont juges de la perfection de la langue. » Mme de Lambert accepte ce privilège et en étend la portée à tout ce qui suppose ou exige la finesse primesautière de l’esprit : c’est le goût qui dès l’abord saisit les choses, sans qu’il en coûte aucun effort à la raison, ni même que la raison ait à en prendre souci. Ainsi s’était-elle formé à elle-même, non sans excès d’impatience, son jugement sur Homère dans la querelle qui divisait ses amis. On lui avait trop fait connaître sans doute les endroits où Homère sommeille et elle le disait franchement : il m’ennuie. « J’ordonne à ma petite raison de me taire, écrivait-elle à ceux que cette sincérité scandalisait ; mais mon sentiment est mutin et indépendant. Imaginez, si vous voulez, que je ne pense rien ; mais je sens, et je ne sens rien d’agréable quand je lis Homère. » Le fond du goût est donc la sensibilité, et la sensibilité est proprement l’apanage des femmes. Mme de Lambert en développe çà et là les caractères avec une complaisance qui sur plus d’un point touche aux extrêmes. Elle ne se borne pas à établir à bon droit que le sentiment ne nuit pas à l’entendement, bien plus qu’il l’illumine et l’échauffe : ce qui explique que toutes les passions sont éloquentes ; elle affirme que, chez les femmes, les idées s’arrangent plutôt par sentiment que par réflexion, la nature raisonnant pour elles et leur épargnant tous les frais. Poussant plus loin encore cette subtile analyse, elle fait du sentiment le régulateur de la conduite et le maître de la vie. C’était s’aventurer sur une pente glissante, et la critique le lui a fait bien voir. On lui a reproché ses discours sur l’amour ; on oubliait que l’amour était le sujet de conversation le plus accrédité dans les salons et les ruelles, qu’il faisait le fond presque unique du théâtre, et que Fénelon lui-même en avait décrit, dans Télémaque, le charme toutpuissant. On a trouvé mauvais que ce fût à ses enfants qu’elle fit la confidence de ses observations et de son expérience ; or il n’est que juste de le remarquer : dans les Avis d’une mère à sa fille comme dans les Avis d’une mère à son fils, Mme de Lambert ne parle de l’amour que pour en combattre les séductions ; ses enfants étaient d’ailleurs l’un et l’autre en âge d’entendre de tels conseils ; et le traité où elle développe sa métaphysique est dédié à une amie touchant comme elle à la vieillesse, Mme de Vatry. Enfin il n’est pas jusqu’à sa propre dignité qu’elle n’ait paru compromettre : un auteur anglais, traducteur de ses œuvres, avait écrit que ses Réflexions sur les femmes n’étaient que son apologie ; à quoi elle répondit elle-même d’un mot, non sans fierté : « Je n’ai jamais eu besoin d’en faire » ; témoignage qui est confirmé par les contemporains. La vérité est qu’elle ne se défendait pas d’avoir l’âme sensible. Non seulement elle s’en faisait honneur pour elle-même, mais elle y attachait une partie de la supériorité de son sexe dans les relations de la vie, particulièrement dans l’amitié. L’amitié était une matière à controverse parmi les beaux esprits au dix-septième siècle. Un jour, dans le salon de Mme de Sablé, on avait présenté sous la forme d’une maxime que « l’amitié n’est qu’un trafic » ; et aussitôt tous les cœurs délicats d’entrer en émoi. Le paradoxe était-il de La Rochefoucauld ou de Saint-Évremond ? Saint-Évremond n’eût pas craint de le prendre à son compte. On sait avec quelle grâce il s’ingéniait à peindre l’amitié sans l’amitié : le sentiment pût-il être sérieux et désintéressé, il ne croyait pas les femmes capables d’en concevoir la profondeur ni d’en soutenir la fidélité. Mme de Lambert aurait pris volontiers la thèse opposée. Les femmes, à son gré, sont aussi propres à l’amitié que les hommes, plus propres même, non pas entre elles, mais d’un sexe à l’autre. Entre elles, elles ne s’unissent guère que par nécessité ou par intérêt, comme les hommes que l’intérêt divise aussi vite qu’il les a réunis. D’un sexe à l’autre, il n’y a pas les mêmes raisons de concurrence ou d’envie ; et le lien, plus solide, est en même temps plus doux. On a beau dire qu’il faut donner à l’amitié des fondements moins fragiles que la sensibilité : si le goût ne s’en mêle, on ne va ni bien vite ni bien loin. Les hommes ne se tiennent entre eux que par l’esprit ; les femmes seules, parlant au cœur, savent tirer d’un sentiment tout ce qu’il renferme ; elles communiquent à ces sortes d’amitiés — amitiés de sympathie ou « d’étoile » — une vivacité, une chaleur que rien n’égale : de toutes les unions, c’est la plus charmante[6].

On ne saurait faire valoir avec un mélange plus heureux de retenue et de hardiesse les privilèges que les femmes doivent à leur sexe. Mais Mme de Lambert n’ignore pas ce qui en fait la faiblesse. Les agréments physiques ne durent point : il y a peu de temps à être belle et beaucoup à ne l’être plus. Ce serait un heureux traité à passer avec l’imagination que de lui rendre ses plaisirs à la condition qu’elle ne ferait pas sentir ses peines ; mais plaisirs et peines sont attachés à la même chaîne : le plus souvent ce sont les « ajoutés » de l’imagination qui créent les troubles ou le chagrin ; si elle est la fée du logis, elle en est aussi la folle, et rien n’est plus mortel au bonheur que d’avoir « l’âme trop allumée. » De même que l’imagination, le goût porte en lui-même ses dangers : il se fatigue et raffine ; l’habitude des purs plaisirs de l’esprit engendre une excitation malsaine : on se croit délicat, alors qu’on n’est que blasé. Ainsi en est-il du sentiment en général ; sa vivacité s’émousse, à moins que, par un effet contraire, s’animant et s’exaltant, comme dans l’amitié appliquée d’un sexe à l’autre, il ne fasse sortir une passion funeste d’une vertu qu’on n’a pas su maintenir dans des limites rigoureuses. Mme de Lambert a l’intelligence très nette de ces infirmités et de ces entraînements : les dons de nature les plus séduisants lui paraissent insuffisants et pleins de périls, si l’éducation n’en règle et n’en élève l’emploi.

V

Qu’est-ce donc qu’elle entend par l’éducation des femmes ? « J’ai trouvé dans Télémaque, disait-elle, les préceptes que j’ai donnés à mon fils, et dans l’Éducation des filles les conseils que j’ai donnés à la mienne. » Fénelon est son maître. Elle était de la petite Église dont les espérances s’étaient groupées autour de l’archevêque de Cambrai. Après la mort du duc de Bourgogne, elle lui avait exprimé sa douleur. « Que n’attendait-on pas d’un prince élevé dans des maximes si pures, si bien instruit des justes bornes qu’on doit mettre à l’autorité, qui avait déplacé la gloire du monde, qui ne la mettait pas à répandre des fleuves de sang, à faire taire les lois et à faire gémir le peuple ; qui croyait qu’il valait mieux rendre les hommes heureux que de les assujettir pour les rendre misérables ; qui aurait pris la royauté non pour lui, mais pour les autres, persuadé qu’elle ne lui était que prêtée et qu’il se devait à l’État ? » Plus tard, en le remerciant des termes dans lesquels il avait parlé à M. de Sacy des Avis d’une mère à son fils, elle ajoutait avec une émotion faite pour aller au cœur de Fénelon : « Nous sommes ici dans une société très unie sur la sorte d’admiration que nous avons pour vous. Combien de fois, dans la calamité publique, dans de si grands malheurs si bien sentis et d’autres si justement appréhendés, avons-nous dit avec de vos amis : Nous avons un sage dont les conseils pourraient nous aider ; pourquoi faut-il que tant de mérites et de talents soient inutiles à la patrie ? » Dans une autre lettre enfin, elle laisse entendre que la société avait résolu de faire à Cambrai une sorte de pèlerinage ; la guerre sans doute ne permit pas de donner suite à ce projet. Malgré l’intimité de cette correspondance, il ne semble pas cependant que Fénelon ait jamais eu connaissance des Avis d’une mère à sa fille, bien qu’il en eût demandé la communication ; mais il savait par d’autres encore que par Mme de Lambert elle-même que « personne ne s’était occupé davantage de ses idées et n’avait pris plus de soin de se les rendre propres. »

Elle le déclare en effet tout d’abord, comme lui : son intention est de tirer les jeunes filles des préjugés de l’éducation commune et d’en étendre les bornes. Après lui, elle répète que la curiosité est un penchant de la nature qui va au-devant de l’instruction et qu’il ne s’agit que de régler, une connaissance commencée et qu’il faut entretenir. Le vide de l’ignorance l’effraye : « il faut avoir des vérités dans l’esprit qui le préservent de l’erreur, comme on a dans le cœur des sentiments qui le ferment aux passions. » Si la pédanterie est un vice de l’intelligence, le savoir en est l’ornement. Son programme d’instruction est riche, plus riche même à quelques égards que celui de Fénelon. Elle y comprend au premier rang, pour les jeunes filles comme pour les jeunes gens, l’histoire, qu’elle considère comme la science de l’homme par excellence : l’histoire grecque et l’histoire romaine, « qui nourrissent le courage par les grandes actions qu’on y voit » ; l’histoire de France aussi : « il n’est pas permis d’ignorer l’histoire de son pays. » Elle y voudrait, en outre, de la morale et même un peu de philosophie, surtout de la nouvelle, si on en est capable : « la philosophie met de la précision dans l’esprit, démêle les idées, apprend à penser juste » ; c’est une Cartésienne : en fait de religion, sa règle est de céder aux autorités ; mais sur tout autre sujet elle n’entend recevoir « que l’autorité de la raison et de l’évidence : c’est donner des limites trop étroites à ses pensées que de les renfermer dans celles d’autrui. » Pour les langues, quoiqu’une femme doive se contenter de parler celle de son pays, elle ne s’opposerait pas « à l’inclination que l’on pourrait avoir en faveur du latin » : le latin est la langue de l’Église ; il a l’avantage, en outre, d’ouvrir la porte aux sciences et de mettre en société avec ce qu’il y a eu de meilleur dans tous les siècles. Très ferme sur tous ces points, Mme de Lambert est en même temps, sur d’autres, pleine de scrupules. C’est une fidélité de plus à Fénelon. Elle écarte, par exemple, les sciences abstraites, « qui démontent les ressorts de l’âme » ; elle proscrit avec la même rigueur les romans, « qui ne mettent dans l’imagination que du faux » ; elle a besoin d’y regarder à deux fois pour autoriser la lecture des tragédies de Corneille. Quel que fût son goût pour certaines imaginations de Platon, ce n’est pas elle qui aurait admis, comme le chevalier des Dialogues de Perrault, que les dames en sont les meilleurs juges. Elle redoute, en un mot, tout ce qui ne sert qu’à la montre, « les jeunes filles devant avoir sur les sciences une pudeur presque aussi délicate que sur les vices[7] » — tout ce qui peut porter atteinte à la justesse de l’esprit, « la femme comme l’homme ne pouvant trouver que dans cette justesse sa sécurité et sa force. » Penser sainement est à ses yeux la condition suprême de la vertu et du bonheur. La solidité est un mot qui revient presque aussi souvent sous sa plume que sous celle de Mme de Maintenon. Mme de Caylus ne dut-elle pas se croire rentrée à l’école de sa tante, lorsqu’elle l’entendait si souvent recommander à la marquise de Saint-Aulaire « d’entrer en société avec sa raison » ? Mme de Maintenon elle-même aurait-elle désavoué cette maxime : « Le divorce que nous faisons avec nous-même est la source de tous nos égarements ; quand nous ne tenons pas à nous par des goûts solides, nous tenons à tout » ? Comme elle, Mme de Lambert ramène à l’éducation le plus pur fruit de l’instruction. Elle n’en interdit pas la jouissance intellectuelle, mais elle en considère par-dessus tout le profit moral. Si elle regrette que les hommes semblent défendre aux femmes la culture des lettres, c’est parce qu’il n’est pas de meilleure discipline pour l’esprit et pour le cœur. Aux grâces de sentiment dont elles ne doivent point se laisser dépouiller, mais qui peuvent les trahir, elle leur demande d’ajouter les vertus de raison qui ne trompent point : tel est le fonds qu’elle s’efforce de leur assurer. Il semble qu’elle ait pris pour idéal l’observation de La Bruyère : « Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme est ce qu’il y a au monde du commerce le plus délicieux : l’on trouve en elle tout le mérite des deux sexes. » Son ambition serait de démontrer par le précepte et par l’exemple que les femmes sont capables de concevoir et de pratiquer la sagesse, la discrétion, la probité, la fidélité au devoir, le respect de la vérité, toutes les qualités qui honorent la conscience humaine. Et en posant les principes de ces vertus, elle indique les moyens d’y atteindre.

VI

On peut dire que les conseils pratiques de Mme de Lambert s’étendent de l’enfance à la vieillesse. Elle s’était acquis, en matière d’éducation, une sorte d’autorité. Des mères de famille recouraient à ses lumières. La supérieure du couvent de la Magdeleine de Tresnel lui avait elle-même demandé des avis pour la direction de sa petite-fille qu’elle lui avait confiée. Sa réponse n’est qu’une ébauche, mais une ébauche où elle établit les règles de conduite essentielles à suivre pour les enfants. Le cœur de la grand’mère s’y découvre par endroits. « La petite personne est vive et confiante, souple et flatteuse, disposée à l’évaporation et à l’étourderie. » Cela n’est pas sans lui donner quelque souci : l’esprit de complaisance, la vanité, la légèreté sont des « semences de défauts. » Toutefois ce n’est qu’en passant qu’elle donne ce soulagement à ses préoccupations personnelles. La lettre a une portée générale. Mme de Lambert croit comme Mme de Maintenon à la puissance du sentiment de l’honneur et de la raison chez les enfants : « Les enfants aiment à être traités en personnes raisonnables, dit-elle ; il faut entretenir en eux cette espèce de fierté ; il faut aussi leur donner un grand amour de la vérité et leur apprendre à la pratiquer à leurs dépens. » Conformément à ces règles, elle condamne l’usage immodéré de la louange, qui ne sert qu’à exalter l’orgueil, alors surtout qu’elle s’adresse aux qualités extérieures. Elle ne désapprouve pas moins sévèrement que Fénelon les dons de friandise ou de parure, qui ne font qu’augmenter le goût du plaisir, la gourmandise ou la coquetterie. Elle devance même Rousseau en conseillant de donner aux enfants ce qu’ils souhaitent, non comme la récompense, mais comme la conséquence du bien qu’ils ont accompli. Elle a la tendresse réservée et grave ; il lui paraît aussi funeste « de se laisser surprendre par les manèges de gentillesse que de céder aux larmes d’opiniâtreté : il n’est pas bon que les enfants voient trop combien ils sont chers. » Ce qu’elle exige des gouvernantes, c’est, outre une piété solide, des lumières étendues et une raison sûre. Leur premier soin doit être de préparer chez les jeunes filles, si jeunes qu’elles soient, un esprit juste et un cœur droit : c’est une éducation qu’on ne saurait prendre de trop loin.

Cette éducation ainsi commencée et soutenue par d’autres aussi longtemps que l’exigent l’âge et les circonstances, il appartient ensuite aux femmes d’en poursuivre elles-mêmes les effets. Parmi les moyens personnels de perfectionnement moral, Mme de Lambert place en première ligne la conversation, la lecture, la retraite : trois formes d’éducation où se reflète particulièrement l’esprit de la société de son temps.

Le besoin de s’assembler pour s’entretenir est un besoin propre à l’esprit français. Mme de Staël l’a excellemment remarqué : en France, à Paris surtout, la parole n’est pas seulement, comme ailleurs, une manière de se communiquer ses idées, ses sentiments, ses affaires ; « c’est un instrument dont on aime à jouer, qui ranime les esprits comme font chez d’autres peuples la musique et les liqueurs fortes » ; et, à l’appui de cette observation, elle raconte, d’après Volney, que des Français, émigrés pendant la Révolution et établis en Amérique pour y fonder une colonie, quittaient toutes leurs occupations pour aller causer à la ville, c’est-à-dire à la Nouvelle-Orléans, qui n’était pas à moins de six cents lieues de leur demeure. Dans la société reposée et lettrée du dix-septième siècle, ce plaisir était devenu le premier des plaisirs et un art supérieur. Le chevalier de Méré déclarait « qu’il n’était pas de plus noble et de plus grand usage de la parole que la conversation. » « Cydias, disait La Bruyère visant Fontenelle, a un ami qui n’a point d’autre fonction sur la terre que de le promettre longtemps à un certain monde et de le présenter enfin dans les maisons comme un homme rare et d’une conversation exquise. » Les conversations du Louvre n’étaient pas moins recherchées que les représentations de Corneille ou de Molière. Balzac, Nicole, le P. André, en avaient recueilli les règles et fixé le code. Une littérature nouvelle en était issue. On écrivait des Conversations comme on faisait des Maximes et des Portraits. Saint-Évremond avait dû le premier essor de sa fortune à sa Conversation entre le maréchal d’Hocquincourt et le P. Canaye. Il était resté le maître du genre. Il avait besoin de cet appel du dehors, c’est lui qui le confesse, pour mettre son esprit en mouvement et dissiper la demi-obscurité que laissait dans ses idées une réflexion volontiers paresseuse ou indulgente à elle-même. S’il reconnaissait que « l’étude est nécessaire pour féconder les talents, » il tenait pour non moins incontestable que « c’est la conversation qui les met en œuvre, qui les polit, qui les épure, qui d’un homme savant peut faire un honnête homme » ; il l’appelait le grand livre du monde. Ce grand livre du monde était le livre préféré des femmes. La lecture et la conversation étaient aux yeux de Mlle de Scudéry les instruments du savoir. Obligée de choisir, elle eût conseillé la conversation. Elle en avait elle-même rédigé des modèles que Mme de Maintenon avait d’abord introduits à Saint-Cyr, qu’elle avait ensuite écartés comme d’un caractère trop dissipé, mais pour les remplacer par de petites scènes faites de ses propres mains, qui n’en différaient guère que par le choix des sujets. L’usage de ces entretiens s’était répandu partout ; il n’était pas de père qui, donnant, comme Dupuis, des Instructions à sa fille, n’insistât sur l’art de converser et la nécessité de s’y exercer, même avec les gens de service. Mme de Lambert pouvait moins que personne être insensible à l’attrait de ces échanges d’idées qui mettaient agréablement aux prises les deux sexes. Elle en estimait surtout les solides avantages. L’expérience lui avait appris que, si les hommes s’éprennent d’abord du nouveau plus que de l’excellent, cette fleur de nouveauté passe vite et que le mérite seul prend du crédit. Il ne semble pas qu’elle intervînt elle-même dans les entretiens plus que de raison. La Rivière lui en faisait presque un malicieux reproche. « Il ne faut parler, disait-elle à sa fille, que pour plaire ou instruire : que ce que vous direz soit neuf ou que le tour en soit nouveau. » Mais si modestement qu’on se fasse sa part dans une conversation, le bénéfice en demeure : « L’esprit se dénoue, les idées se démêlent, les sentiments s’éclairent, la pensée est excitée et nourrie. »

Plus intime encore et plus efficace est pour Mme de Lambert le profit de la lecture. Même alors qu’au sortir peut-être d’un de ces cercles où elle avait tenu le dé, Mlle de Scudéry faisait si grand cas de la conversation, elle « ne laissait pas d’admettre que bien souvent on n’y recueille que des pensées tumultueuses, que ceux qui les ont eues condamnent quelques minutes après, tandis que la lecture donne le dernier effort de l’esprit de celui auquel on s’est attaché. » C’est pour cela que Mme de Lambert mettait la lecture au-dessus de la conversation. Elle reprochait aux femmes de n’en point assez user. « Quelles sont celles, demandait-elle, qui utilisent leurs années en accroissant leurs connaissances ? Nous ne fournissons point de ces suppléments-là. » Elle ne conseillait d’ailleurs à personne de « se perdre » dans de longues lectures. On sait comment elle les faisait elle-même : courtes, de choix, et toujours en prenant des extraits. C’est, à son sens, le seul moyen d’arrêter l’esprit sur le détail, qui pénètre et se grave ; elle compare la délicatesse du goût rendu attentif par le travail de la plume aux effets du microscope qui rend sensible ce qui échappe à la rapidité du regard : plaisir mêlé et que l’on se conteste quelquefois à soi-même, car les délicats sont malheureux ; mais ils jouissent si amoureusement de leur peine ! Aussi bien cette jouissance n’est-elle que l’aiguillon de la réflexion d’où doit sortir le profit véritable. Le bienfait décisif de la lecture est dans le quart d’heure qui la suit. « Celle-là seule sait lire qui sait prolonger et étendre en soi le sentiment de ce qu’elle a lu : accoutumons-nous à penser ; c’est chez nous un talent qui se repose. »

Tout aboutit chez Mme de Lambert à ce conseil suprême : « se donner ses heures, se mettre à part, pratiquer la retraite de l’âme, savoir être en soi. » — Être en soi, c’est jouir de ce que l’on est et de ce que l’on a : il faut des repos pour le bonheur ; il suffit de si peu de chose pour troubler notre quiétude : le moindre mal qui puisse nous arriver des ébranlements trop répétés ou des excitations trop vives, c’est de faire échapper ce qu’on tient en attendant ce qu’on désire. — Être en soi, c’est s’appuyer sur sa raison, temporiser avec ses sentiments, haine ou amour, pour arriver à les maîtriser, ne point composer avec ce qui est du train de la volupté, musique, poésie, jeux, spectacles et plaisirs violents, travailler à se craindre et à se respecter, renouveler incessamment ses ressources d’entretien moral et de résistance : « Nous sommes toujours aussi forts contre nous-mêmes et contre les autres que nous voulons l’être. » — Être en soi, c’est n’attendre de la vie que ce qu’elle peut donner. Les plus belles existences se terminent comme les autres : on jette de la terre et en voilà pour une éternité ! Bien plus, au cours même de la vie, le temps emporte les peines et les plaisirs : toutes les choses entrent continuellement dans l’abîme du passé, dont elles ne sortent jamais ; nous ne vivons que pour perdre et nous détacher ; nous perdons même le goût de vivre. Quel avantage à se produire quand l’âge est venu et alors que nous ne pouvons plus montrer que les restes de nous-mêmes ? On ne se transportera pas à ce que vous avez été : c’est un travail ; et ce qu’on refuse aux mérites des hommes, encore moins l’accorde-t-on aux agréments des femmes. Mais il n’est rien qui ne se compense pour celui qui s’appartient et qui ne cherche point à se faire illusion ni à soi ni aux autres. Une vieillesse avouée est moins vieille ; une vieillesse où après les dispersions du monde on se ressaisit, où l’on se retrouve, affranchi de toutes les passions, dans la pleine sérénité de la pensée, est un asile de repos. « Ma fille, répète sans cesse Mme do Lambert, hors de soi point de bonheur durable… Ne nous croyons assurée contre les disgrâces que lorsque nous sentirons nos plaisirs naître du fond de notre âme… Tout âge est à charge à qui ne porte pas au dedans de soi ce qui peut rendre la vie heureuse… La plupart des hommes ne savent pas vivre dans leur propre société… Le monde n’est qu’une troupe de fugitifs d’eux-mêmes. »

C’est presque le ton du sermon. Mme de Lambert ne s’y maintient jamais longtemps ; mais elle s’y élève souvent. On l’a classée à bon droit parmi les moralistes : elle en a le sentiment, le tour, l’accent. « À lire continuellement, » notait sur ses écrits, en lui rendant un dernier hommage, l’un de ses plus nobles amis, l’honnête et sincère d’Argenson.

VII

Le bienfait de cette action serait plus complet, s’il n’était gâté parfois ou amoindri par un excès de curiosité littéraire.

Mme de Lambert était sincère quand elle parlait de son extrême sensibilité sur les discours du public. Une de ses œuvres venait-elle par surprise à tomber entre les mains d’un libraire, elle n’épargnait aucune démarche, aucuns frais pour la recouvrer. Elle avait près de quatre-vingts ans lorsque, pour la première fois, elle se laissa livrer au public de son plein gré. Mais il y avait dans cette discrétion autre chose qu’un pur sentiment de modestie. Même quand on n’écrit que pour soi, disait finement Fontenelle, on pense toujours un peu aux autres. Mme de Lambert se doutait bien que « ses débauches d’esprit, » qu’elle n’hésitait pas à remettre à ceux qu’elle savait en humeur de lui manquer de parole, à l’abbé de Choisy ou à tel autre confident aussi sur, circulaient de maison en maison, à petit bruit, et qu’on en prenait des copies à l’usage des privilégiés. Ainsi faisaient avant elle Mme de Sablé, Mme Lafayette, Mme de Sévigné ; ainsi avaient fait Fleury et Fénelon lui-même pour leurs Traités sur l’éducation des filles. C’était une distinction de ne pas être dans la main de tout le monde : « une femme de condition écrire des livres ! comment soutenir cette infamie ! » Mais on était d’autant plus jaloux de se parer pour faire figure. Mme de Lambert y mettait une coquetterie raffinée. « L’art le plus délicat, écrivait-elle, ne se fait pas sentir, et, d’ordinaire, les femmes ne lui doivent rien : pourquoi trouver mauvais qu’elles aient un esprit qui ne leur coûte rien ? » Précepte admirable, mais qu’elle ne se croyait pas tenue de s’appliquer. Il n’est pas de femme peut-être de qui on puisse moins dire ce qu’on disait de Mme de Caylus : « Elle n’a point tâché. » Elle avait naturellement la sagacité et l’agrément ; elle en abuse : il est telle définition, telle remarque, telle image qu’elle poursuit, pour ainsi dire, de traité en traité, et où elle ne parvient à se satisfaire qu’à la troisième ou à la quatrième épreuve. Cet effort redoublé donne parfois de la vigueur à la pensée que la réflexion a nourrie. Mais ce goût des « grâces fines, des plaisirs à part qui ne sont que pour les délicats » a aussi ses dangers : la nuance arrive à être si ténue qu’il semble que l’idée manque de corps.

Ce travail de recherche avec ses inégalités de résultat est d’autant plus sensible chez Mme de Lambert qu’elle avait à cœur de tirer parti de toutes ses ressources. Elle diffère en cela de ses plus illustres contemporaines. Mme de Tencin, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse, Mme du Deffand épuisaient au jour le jour « leur magasin » dans leurs lettres et leurs entretiens. Mme de Lambert se ménage ; elle administre son esprit comme elle avait administré et défendu sa fortune, avec sagesse et prévoyance du lendemain : on se la représente volontiers devant sa table avec un cahier de notes, mettant en réserve ses moindres pensées. Les siennes et celles de ses auteurs ; car entre son bien et celui d’autrui elle ne distingue pas toujours. Elle avait longtemps vécu sur ses extraits ; elle eut de la peine à s’en affranchir. On n’est jamais sûr que ce qu’on admire en elle soit bien d’elle. Le plus souvent, il est vrai, il semble que l’emprunt se glisse sous sa plume à son insu. Elle est pleine de réminiscences empruntées à Pascal, à La Rochefoucauld, à La Bruyère. Elle doit beaucoup à Fénelon surtout, encore plus qu’elle ne le dit, plus même qu’elle ne le pense : ce n’est pas seulement l’idée qui lui revient ; c’est le mouvement de la phrase et le mot saisissant. On lui pardonne volontiers ces larcins — c’est le terme dont elle se sert quand elle s’excuse, — parce qu’ils témoignent du zèle avec lequel elle s’appropriait, comme elle disait, les maximes du maître. Pour les écrivains de l’antiquité, Salluste, Cicéron, Pline, Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle, Florus, dont elle s’aide souvent, il faut convenir aussi que généralement, en les traduisant à sa façon, elle les renouvelle ; et lorsqu’un souvenir sert à parer, à éclairer, à compléter, quand il ajoute quelque chose en un mot, il ne laisse pas d’avoir son prix. Mais où la citation devient fâcheuse, c’est lorsqu’elle n’est qu’une espèce de redoublement banal de l’expression d’un sentiment ou d’une observation qui ne valent pas la peine d’être développés ; surtout si l’auteur l’introduit sous cette forme de modestie irritante : me sera-t-il permis de citer ? Cette habitude trahit chez Mme de Lambert autre chose qu’un certain manque de goût. Il est clair qu’elle ne suffit pas à elle-même. Sa pensée a besoin d’être mise en éveil, entretenue, fécondée par celle des autres. C’est ainsi que s’expliquent au fond ces emprunts trop fréquents ; et de la place qu’elle leur donne comme du soin trop étudié avec lequel elle poursuit l’effet, il résulte une espèce de malaise et presque d’impatience qui, sur le moment, nuit à l’impression.

Le sentiment général cependant reste fortifiant et salutaire, parce qu’en dépit des apparences on sent partout circuler le souffle pur de la vie morale. Il en est un peu de la forme que Mme de Lambert donne à ses leçons comme des principes sur lesquels elle les appuie. Les calculs d’intérêt mondain et les coquetteries de bel esprit sont à la surface ; le fond est sain. C’est par les petits sentiers, par les sentiers gazonnants et doux fleurants de Montaigne qu’elle s’achemine, comme elle disait, vers le temple de la Sagesse ; mais elle y arrive à son heure. Même alors qu’elle se joue, elle tient le cœur haut. Ce n’est pas seulement son fils qu’elle engage dans les ambitions généreuses. Elle parle le même langage à sa fille. « Dans toutes vos entreprises et vos actions, lui dit-elle, tendez au plus parfait ; ne faites aucun projet, ne commencez rien sans vous dire à vous-même : ne pourrais-je pas mieux faire ? Insensiblement, vous acquerrez une habitude de la vertu » ; et si elle lui recommande les anciens pour modèles, c’est qu’on hasarde moins avec les exemples de l’antiquité qui, d’ordinaire, n’ont rien que de grand. Ni à l’un ni à l’autre elle n’impose rien, « les règles et les défenses blessant la liberté et augmentant les désirs » ; elle ne cherche qu’à leur inculquer « les sentiments de la conduite » qu’elle voudrait leur voir tenir. Elle aime à montrer la raison des choses, à en donner le goût : c’est un bon chez soi au sens moral, comme elle l’indique familièrement, qu’elle s’efforce de constituer à ses enfants. Elle avait coutume de dire : « Ceux qui s’occupent de réflexions et qui s’emplissent le cœur de principes sont plus près de la vertu que ceux qui les rejettent ; nous n’aimons point à voir ce qui nous juge et nous condamne. » Cette pratique est la sienne. Mais elle ne prend pas seulement plaisir à se nourrir de morale ; les prescriptions qu’elle fait aux autres, elle les suit. Elle était pénétrée de l’esprit de bienfaisance et d’humanité, qu’elle considère comme la source des vertus sociales : elle ne résistait pas, dit Fontenelle, à la tentation de faire une bonne action, dût-elle être dupe de son cœur. Toutes les bienséances qu’elle recommande lui étaient familières ; elle ne donnait rien aux entraînements, aux travers, aux vices qu’elle condamnait. Nulle n’a été plus sévère pour les illustres repenties du dix-septième siècle que « leur superbe » conduisait au couvent : elle n’admettait pas « que la vertu des femmes fût simplement une vertu d’usage et qu’on pût s’assurer une vieillesse heureuse autrement que par une jeunesse innocente. » La Rivière lui-même, malgré la ténacité de ses rancunes, ne peut refuser son témoignage à sa « noble et lumineuse simplicité. »

C’est cet ensemble de vues, de préceptes et d’exemples qui imprime à ses écrits un caractère de judicieuse et aimable moralité, malgré ce que trop souvent, dans le détail, ils semblent avoir d’inspiré par une ambition purement littéraire. On peut dire à cet égard que Mme de Lambert donne, à la réflexion, plus qu’elle ne promet. Et ce qui achève son autorité, c’est qu’elle ne cherche le remède des faiblesses qu’elle signale que dans le cœur de ceux qui en sont atteints. « Notre ennemi, c’est l’amour-propre, qui nous dérobe à nous-mêmes et qui fait que nous vivons avec nos défauts comme avec les odeurs que nous portons, si bien que nous ne les sentons plus et qu’elles n’incommodent que les autres. » À cette ignorance de soi, Mme de Lambert oppose le perfectionnement de soi : sa morale tient en ces deux mots ; n’est-ce pas tout l’objet et tout le secret de l’éducation ?


  1. Née en 1648, Mme de Lambert est morte le 12 juillet 1733, dans sa quatre-vingt-sixième année.
  2. 1686.
  3. Fontenelle disait de Lamotte : « La nature lui a dit : Sois ce que tu voudras. » (Notes et souvenirs de Mme Necker, t. IV, p. 238.)
  4. 1703.
  5. Règlement donné par la duchesse de Liancourt à la princesse de Marsillac, sa petite-fille. — Voir aussi le Règlement que Mme de Liancourt avait dressé pour elle-même (1694).
  6. En traçant cet idéal, Mme de Lambert pensait-elle à La Fontaine et à Mme de la Sablière dont elle loue en maints endroits la raison aimable ?
  7. Elle fait notamment à ce sujet ses réserves sur le latin. Au temps de Mme de Sévigné, elle aurait été moins scrupuleuse peut-être; mais elle avait sans doute entendu raconter par le président Hesnault l’histoire de Mme d’O…, qui, « ayant, à la lecture de Lucrèce, attrapé le sens de quelques mots par analogie avec le français, s’était mise couramment à traduire l’auteur de la Nature des choses d’après l’idée qu’elle s’était faite. »