L’Éducation des femmes par les femmes/Madame Necker
me Necker nous permet de saisir par un autre côté ce qui, dans les principes de Rousseau, froissait les idées des femmes dont il avait d’abord séduit la confiance. Bien que Mme Necker et Mme d’Épinay eussent un grand nombre d’amis communs et entretinssent d’intimes rapports de société ou de correspondance, le sentiment que l’on éprouve en passant du salon de l’une dans le salon de l’autre est celui du contraste. L’élévation et la gravité que Mme d’Épinay apporte à l’étude des questions sérieuses, particulièrement des questions d’éducation, laissent malgré tout subsister dans l’esprit une sorte de gêne et de trouble qui se rattache au souvenir des entraînements de sa jeunesse ; on a besoin de se rappeler qu’il n’a point tenu à elle, à ses bons et charmants instincts, d’être ce qu’elle a fait de sa fille. Pour Mme Necker, au contraire, à quelques frivolités que son nom se trouve mêlé d’aventure, c’est le respect qu’elle inspire, à distance comme dans le cercle qu’elle présidait. Elle avait, disait-on, transformé sa maison en un temple. Galiani lui-même n’y entrait qu’en composant son attitude. « Je serai froid et poli comme une assiette de Mme Geoffrin vis-à-vis de Mme Necker, écrivait-il à Mme d’Épinay après une brouille ; je ne veux plus avoir avec elle que des rapports de chancellerie ; voilà comme je punis le froid maintien de la décence. » Même dans les moments où il pouvait se croire autorisé à s’abandonner à ses habitudes de familiarité, jamais il n’eût osé se permettre à son égard ce qu’il ne s’interdisait guère avec personne. C’est elle sans doute et son entourage qu’il avait dans la pensée lorsque, après avoir dit un jour de la nation dont l’hospitalité lui avait été si douce : « Vous avez des vices énormes, mais ils sont tels, que toute l’Europe voudrait les acquérir et payer très cher les leçons à ses maîtres, » il s’écriait : « Il y a encore bien des mœurs, des vertus, de l’héroïsme dans votre Paris ; il y en a plus qu’ailleurs : c’est ce qui me le fait regretter et me le fera peut-être revoir un jour. » Mme Necker était, à ses yeux comme aux yeux de tous les contemporains, l’expression de ce qu’à la fin du dix-huitième siècle l’esprit français offrait de plus honnête et de plus sain[1].
I
C’est par le roman qu’avait commencé cette vie si sérieusement ordonnée ; et c’est ce roman qui semble avoir été l’occasion de ses premiers rapports avec Rousseau. On connaît aujourd’hui, grâce à une publication d’un vif intérêt, les vicissitudes de la passion qui, pendant près de cinq ans, avait enchaîné son cœur et paraissait devoir fixer sa destinée[2]. Gibbon, que les lettres si fermes et si sincères de la jeune fiancée « qui lui avait sacrifié de très grands partis » ne montrent ni à son honneur ni à son avantage, commençait à se dérober ; à ce moment, un des amis de M. Curchod, pasteur comme lui, Moultou, que d’étroites relations unissaient à Rousseau, eut l’idée de faire intervenir son autorité. Gibbon devait aller avec une caravane d’Anglais visiter dans sa retraite le solitaire de Moitiers. « J’ai fait votre histoire à Rousseau, écrivait Moultou à Mlle Curchod, et cette histoire l’intéressa fort ; car déjà il vous aimait, et, de plus, il aime fort tout ce qui est un peu romanesque… Soyez sûre de lui, il a de la vertu plus qu’aucun homme… Il m’a promis que, si Gibbon venait, il ne manquerait pas de lui parler de vous et de lui en parler d’une manière très avantageuse… Il est fort prévenu pour vous… Oh ! si les hommes étaient aussi constants que les femmes ! mais toutes les femmes ne vous ressemblent pas. Adieu, ma chère demoiselle ; je vous aime autant que je vous respecte ; et, si vous me répondez, que votre lettre soit simple et bien, que je puisse la montrer à Rousseau. » La médiation engagée avec tant de bonhomie ne devait pas réussir. Gibbon n’alla pas à Moitiers. Rousseau s’en vengea par un jugement qui, sévère pour Gibbon, témoigne en même temps de la tendre estime que lui inspirait sa nouvelle protégée. « M. Gibbon n’est point mon homme, dit-il ; je ne puis croire qu’il soit celui de Mlle Curchod. Qui ne sent pas son prix n’est pas digne d’elle ; mais qui l’a pu sentir et s’en détacher est un homme à mépriser. »
Vraisemblablement Rousseau n’ignorait pas à quel point Mlle Curchod était à ce moment touchée de son génie. Moultou et son père l’avaient nourrie des doctrines du philosophe de Genève. L’admiration qu’on professait ailleurs pour Rousseau s’accroissait pour ses compatriotes de tout ce qu’y pouvait ajouter le sentiment de l’honneur national. Les descriptions naturelles, les observations morales empruntées les unes aux paysages, les autres aux habitudes domestiques des pays de Vaud et de Lausanne leur en rendaient le prestige plus doux, l’exemple plus convaincant. Mlle Curchod possédait à fond l’Émile ; elle avait l’imagination émue, le cœur plein des idées de Jean-Jacques, — elle est une des premières qui lui aient donné ce nom familier, — quand, à vingt-trois ans, après la mort de son père et de sa mère, elle était venue à Paris chercher les ressources qui lui manquaient en Suisse. Mariée à M. Necker, c’est avec une véritable passion qu’elle embrassa les devoirs de la vie conjugale. « Aujourd’hui, disait Thomas, il y a des mères qui osent être mères. » Mme Necker se faisait honneur de l’être jusqu’à risquer de compromettre sa santé. Forcée de renoncer à allaiter sa fille, elle s’était consacrée à son éducation. En arrivant à Paris, elle avait dû accepter chez la duchesse d’Anville, puis chez Mme de Vermenou, l’emploi d’institutrice ; elle en savait les obligations ; sa fille lui en fit connaître la douceur. « Pendant treize années, pendant les treize plus belles années de sa vie, au milieu de beaucoup d’autres soins indispensables, » elle ne l’avait pas perdue de vue un seul jour ; elle la menait seule à la campagne, étudiait avec elle, lisait avec elle, priait avec elle. L’enfant abusait presque de cette tendresse : devenue malade, elle exagérait les accès de toux auxquels elle était sujette pour jouir de l’excês de sollicitude de sa mère. Mme Necker lui rapportait tout ; c’est sur elle que « son amour-propre s’était transporté. » « Les Samoyèdes, racontait-elle, pour témoigner leur reconnaissance à l’impératrice Catherine, avaient voulu faire battre une médaille portant pour exergue : À la sage, à la grande, à la mère ; l’impératrice répondit : "Je sais seule si je suis sage ; la postérité dira si je suis grande ; mais, pour le titre de mère, je crois le mériter." » Mme Necker l’acceptait aussi pour elle-même ; et même alors qu’elle était dans tout l’éclat de sa fortune, elle ne croyait pouvoir en obtenir de plus beau. Ces soins maternels ne fermaient point d’ailleurs son cœur aux sentiments d’humanité générale dont Jean-Jacques avait rouvert la source ; elle créait des maisons de bienfaisance, des hôpitaux, et tenait, comme disaient les gazettes du temps, « un bureau de commisération en même temps qu’un bureau d’esprit. » Rousseau ne dut-il pas la reconnaître l’un des premiers dans le portrait esquissé par Thomas : « Il y a dans ce siècle et dans cette capitale même des femmes qui illustreraient un autre siècle que le nôtre… Il y en a qui pourraient penser avec Montesquieu et avec qui Fénelon aimerait à s’attendrir. On en voit qui, dans l’opulence, séparent tous les ans de leurs biens une portion pour les malheureux, connaissent les asiles de la misêre, et vont rapprendre à être sensibles en y versant des larmes ? » Mme Necker faisait mieux que de glorifier par ses actes les enseignements de Rousseau : elle le protégeait et ne permettait point que les erreurs de son existence ou les travers de son caractère fissent oublier l’éclat de son génie et la puissance de son action. « Oui, je l’ ai dit l’autre jour à D’Alembert, écrivait-elle à Moultou, et je vous déclare que, tant qu’Héloïse, Émile, ces divines et essentielles portions de Rousseau, seront entre mes mains, je ne puis regarder la vie de leur auteur que comme un faible accessoire ; et il semble qu’on doive jeter un voile sur les défauts de cet orateur de l’humanité, de ce père de la vertu. » Elle proclamait en particulier la reconnaissance de son sexe : « Rousseau a tant accordé aux femmes, qu’on ne peut être fâché de ce qu’il leur refuse. » Toute sa vie elle l’avait suivi dans ses pérégrinations ; à sa mort, dans un élan d’affection pieuse, elle aimait à se transporter au pied des peupliers qui abritaient ses restes ; et n’avait-elle pas en partie inspiré le premier éloge écrit en l’honneur de sa mémoire ? Germaine Necker venait de se marier ; elle achevait à peine sa vingt-deuxième année, lorsqu’elle entreprit « d’exprimer son admiration » dans des lettres qui devaient presque lui révéler à elle-même sa vocation. En analysant l’un après l’autre les ouvrages de Rousseau et en s’arrêtant sur l’Émile qu’elle considérait comme le chef-d’œuvre, elle s’excusait presque de professer pour son père autant de respect que pour le maître de sa pensée. Et à ceux qui auraient été tentés de lui reprocher d’avoir prématurément abordé un sujet au-dessus de ses forces, elle était prête à répondre : « N’est-ce pas dans la jeunesse qu’on doit à Rousseau le plus de reconnaissance ? Celui qui a su faire une passion de la vertu et qui a voulu persuader par l’enthousiasme ne s’est-il pas servi des qualités et des défauts mêmes de cet âge pour le diriger ? » Admiration sincère, à laquelle Mme Necker comme Mme de Staël devait rester fidèle, et dont il est d’autant plus intéressant d’étudier les réserves ou de suivre les transformations.
Ce n’est pas cependant d’après les principes de l’Émile que Suzanne Curchod avait été élevée. Son éducation ne ressemble à rien moins qu’à celle de Sophie, sauf en ce point que, comme Sophie, elle n’avait jamais quitté la maison paternelle. Mais si son père avait été son seul précepteur dans la patriarcale retraite de Crassier, il était loin d’avoir borné ses leçons à quelques conversations utiles et à la lecture de Télémaque. Mlle Curchod entendait le grec, écrivait le latin, parlait plusieurs langues, savait la botanique et connaissait les éléments de la physique et de la géométrie. Fort recherchée pour son esprit et sa beauté, elle avait institué à Lausanne, que sa famille était venue habiter pour elle, une Académie des Eaux où la jeunesse des deux sexes se livrait à des exercices littéraires que ne distinguait pas toujours la simplicité. Sous les auspices de Thémire — c’est le nom qu’elle s’était donné, — les cimes alpestres qui couronnent le lac de Genève et les riantes campagnes du pays de Vaud avaient vu renaître les fictions de l’Astrée jadis enfantées dans la fièvre des grandes villes. Cette éducation à la fois simple et hardie, grave et aimable, fondée sur une large base d’études et ouverte à toutes les inspirations, même à celles de la fantaisie, avait été également celle de Germaine. Toute jeune, Germaine avait sa place aux vendredis de sa mère, sur un petit tabouret de bois où il lui fallait se tenir droite sans défaillance ; elle entendait discourir sur la vertu, les sciences, la philosophie, Marmontel, Morellet, D’Alembert, Grimm, Diderot, Naigeon, Thomas, Buffon, se prêtait aux questions qu’on prenait plaisir à lui adresser, — non sans chercher parfois à l’embarrasser, — et se faisait rarement prendre en défaut. Mme Necker lui apprenait les langues, la laissait lire à son gré, la conduisait à la comédie. À onze ans elle composait des éloges, rédigeait des analyses, jugeait l’Esprit des lois ; l’abbé Raynal voulait lui faire écrire, pour son Histoire philosophique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, un morceau sur la révocation de l’Édit de Nantes ; elle adressait à son père, à l’occasion du Compte rendu de 1781, un mémoire où son style la trahissait. La poésie n’avait pas pour elle moins d’attraits. Envoyée à la campagne pour rétablir sa santé loin des livres et des entretiens, elle parcourait les bosquets avec son amie, Mlle Huber, vêtue en nymphe, déclamait des vers, composait des drames champêtres et des élégies. « Zulmé, disait M. de Guibert, traçant son portrait dans une des peintures allégoriques mises en faveur par le Jeune Anacharsis, Zulmé est la prêtresse la plus célèbre d’Apollon ; elle est celle dont l’encens lui est le plus agréable, dont les hymnes lui sont le plus chers. » Mme Necker ne croyait pas pouvoir trop diversement cultiver ses facultés. Rousseau, partant du principe que les idées ne nous arrivent que par les sens, voulait qu’on commençât par perfectionner les organes de la perception ; Mme Necker estimait qu’il fallait agir immédiatement sur l’esprit par l’esprit. L’essentiel à ses yeux était « d’accumuler les idées. » Elle était persuadée que l’intelligence devient paresseuse quand on lui épargne ce travail. Et, pour le rendre plus profitable, elle ne craignait pas de recourir à toutes les applications de la pensée. En même temps elle proscrivait de l’éducation l’abus du sentiment et l’esprit de chimère ; et c’est particulièrement sur ces deux points qu’il nous paraît utile de rapprocher ses vues de la doctrine de Rousseau.
II
Pour apprécier exactement la direction des idées de Mme Necker, il faut d’abord se rendre compte de l’effort qu’elle s’imposa en arrivant à Paris, afin de s’approprier la langue et les mœurs du pays dont elle avait à se faire adopter. Sainte-Beuve a dit qu’elle ne fut jamais qu’une fleur transplantée. Il semble que Mme Necker eût prévu la critique. « Pour avoir un goût parfait, disait-elle, faut-il être né dans un pays ou dans une société, à Paris par exemple, où l’on reçoive les principes du goût avec le lait et par l’autorité ? Ou bien serait-il à préférer d’y arriver dans l’âge où l’on peut les acquérir sans préjugé et apprendre à juger par sa propre raison nouvellement éclairée ? Ce goût ainsi formé serait plus sûr et plus dégagé de toutes les préventions du siècle, du lieu et de la mode. C’est ainsi que Rousseau, dans un objet plus grave, voulait qu’on ne prit une religion que quand la raison serait formée. » Mme Necker se vise manifestement elle-même dans cette dernière observation ; et je ne sais pas d’exemple d’une acclimatation ou d’une naturalisation intellectuelle suivie avec plus de zèle. Il n’en coûtait rien à Grimm de ne paraître à Paris qu’un Allemand. Mme Necker voulut être Française. Elle sentit tout de suite ce qui lui manquait. « Détonnant sans cesse, ne trouvant point l’à-propos et prévoyant que ses idées actuelles ne s’enchaîneraient jamais avec celles qu’elle était obligée d’acquérir, elle se résolut à enfouir son petit capital pour ne jamais le revoir et à se refaire l’esprit tout à neuf. » Ses Notes et Souvenirs témoignent presque à chaque page de son labeur. L’étude de la langue était une de ses études favorites. Elle lisait la plume à la main, analysant les tours, les constructions, les mots ; elle s’était amusée à corriger certaines pages de l’Émile ; elle s’exerçait à extraire chez Diderot les parcelles d’or du limon ; le plus grand nombre de ses entretiens avec Buffon roulent sur des questions de grammaire ou de rhétorique. Ce qu’elle cherchait à saisir dans la phrase, ce n’était pas seulement la justesse de l’expression et le mouvement de l’idée ; c’était, avec le génie propre à chaque auteur, le génie même de l’idiome. La simplicité, la clarté, le charme, telles étaient les qualités qui lui semblaient caractériser entre toutes l’esprit français, et elle déclarait en trouver la marque par excellence dans ces trois livres : les Lettres de Mme de Sévigné, les Mémoires de Grammont et les Fables de La Fontaine. Pour une étrangère, reconnaissons-le, ce n’était pas trop mal choisir. Elle avait pénétré avec la même sagacité le monde où elle s’était trouvée transportée. Marmontel, qui ne lui pardonna jamais le bien qu’elle lui avait fait et qui lui reprochait de ne connaître que par oui-dire les ouvrages dont elle parlait le mieux, avait été frappé, la première fois qu’il la vit, de sa gaucherie provinciale. Quelques années à peine s’étaient écoulées, et Mme Geoffrin avait sa chaise chez elle, et la maréchale de Luxembourg allait la visiter à Saint-Ouen, et Mme du Deffand, dans un premier entraînement qui, il est vrai, ne devait pas résister longtemps au sentiment de l’incurable ennui qu’elle portait avec elle, écrivait à la duchesse de Choiseul : « Je ne croyais pas que je connaîtrais jamais Mmes Necker et de Marchais ; je les vois souvent et je m’en trouve bien : ces femmes sont aimables ; elles ne sont point sottes ni insipides ; elles sont plus faites pour la société que la plupart des dames du grand monde ; je préfère ce qui écarte l’ennui à ce qui est du bel air. » Bien plus, de ses protectrices Mme Necker s’était fait des amies ; elle avait même pu, sans les blesser, devenir leur rivale : à côté de leurs salons consacrés par l’autorité ou par la vogue, elle avait réussi à se créer le sien. Il manque malheureusement à son journal des dates qui fixent les étapes de cette prise de possession ; mais on en peut presque suivre le progrès, ici dans une fine et transparente allusion, là dans une observation saisie sur le vif d’un entretien, ailleurs dans le croquis de tel ou tel personnage. Mme Necker arriva-t-elle jamais à goûter le complet bénéfice de « cette éducation de Paris, la seule où un esprit se perfectionne » ? Certaines de ses Notes témoignent d’une langue heureusement assouplie : le mot s’ajuste bien à l’idée et l’image vient s’y joindre agréablement. Il semble qu’on pourrait attribuer à Mme d’Houdetot cette gracieuse remarque : « Les femmes tiennent dans la conversation la place de ces légers duvets qu’on introduit dans les caisses de porcelaine ; on les compte pour rien, et sans eux tout se brise. » Elle dira de même, non sans finesse : « On est plus vertueux en Suisse qu’à Paris ; mais ce n’est qu’à Paris que l’ on parle bien de la vertu : elle ressemble à l’Apollon de Délos, qui ne dictait ses oracles que dans une caverne où ses rayons n’avaient jamais pénétré » ; ou encore : « On peut comparer les penseurs comme Diderot à Deucalion, qui jetait les pierres derrière sa tête pour en faire des hommes et ne regardait pas quelle forme elles prenaient. » Et cependant, pour avoir droit de cité parisienne, il manque à cette manière étudiée, à ce style étoffé je ne sais quoi de léger, de vif, de prime-sautier, le mouvement qui séduit, le trait qui enlève. La langue de Mme Necker resta laborieuse : on croirait qu’elle a toujours besoin de traduire ce qu’elle veut faire entendre. Elle disait elle-même « qu’elle ne posait pas la plume avant d’avoir réussi à conduire sa pensée jusqu’à l’image et à la colorer, » et elle abuse des comparaisons et de l’antiquité. Mais, pour être trop compliquée dans l’expression, trop concertée dans le tour, sa pensée n’en est pas moins presque toujours admirablement judicieuse : elle donne confiance. Volontiers indulgente par équilibre de raison, si Mme Necker accordait aisément aux autres ce qu’ils réclamaient eux-mêmes ou ce que leurs amis réclamaient pour eux, elle n’était pas dupe. À rassembler les indications dispersées dans ses Souvenirs, on retrouverait plus d’un portrait du temps fidèle et piquant. Nul peut-être n’a mieux jugé dans son ensemble si ondoyant Mme Geoffrin, l’amie de ses dernières années comme de ses débuts, cette femme singulière, toute en nuances, en contrastes : mariée à un manufacturier à qui on pouvait faire lire trois fois de suite le premier volume des Voyages du Père Labbat sans qu’il s’aperçût de rien sinon que l’auteur se répétait un peu, et frayant de pair avec ce que l’aristocratie de l’esprit ou de la naissance comptait de plus fier à l’étranger comme en France ; tenant sa cour dans un modeste appartement dont aurait rougi le plus humble financier ; ayant frappé à la porte de toutes les vertus sans entrer dans aucune, et tirant un égal parti de ses agréments et de ses défauts ; conduisant ses goûts et ses années comme des chevaux bien attelés ; ayant peu de sentiment, encore moins de savoir, et protégeant efficacement les artistes et les gens de lettres ; allant à la messe clandestinement comme on va en bonne fortune ; fuyant comme la peste les malades et les malheureux et, à force de générosité, ayant acquis le droit d’être économe ; très répandue et très secrète ; accueillant tout le monde et ne se fiant à personne, ne pouvant se passer de la société des hommes et ayant le mépris de l’humanité ; visant à la considération comme à la force suprême et comptant, parmi les moyens de l’obtenir, « un bon maintien, se tenir droite, représenter bien, se mettre noblement et simplement, parce que tous ces avantages supposent de l’attention, de l’ordre et de la raison, » plus soucieuse en toutes choses de paraître que d’être et plaçant la vertu moins dans le fonds qui en assure la solidité que dans les dehors qui en font l’éclat, « une femme enfin à imiter dans sa conduite plutôt que dans les principes de sa conduite, » dit Mme Necker en concluant par ce mot qui donne une idée si vraie, si mesurée, de ce qui manquait à cette sagesse froide, égoïste et minutieusement calculée. Une telle clairvoyance de jugement n’appartient guère qu’à « ceux qui sont du pays, » et Mme Necker, en effet, avait si bien pris l’air du pays, que ses amis s’en inquiétaient presque. Il leur aurait été difficile de trouver mauvais qu’elle eût été la première à concevoir le projet d’élever une statue à Voltaire ; mais ils étaient tentés de lui reprocher de ne pas mettre dans ses relations assez de choix et de rechercher indifféremment les philosophes et ceux qui partageaient sa foi, les femmes dont le commerce l’honorait et celles qui ne pouvaient que la compromettre, Mme de Mirepoix et Mme de Marchais, Mme de Beauvau et Mme Lecomte ou Mlle Clairon. « Il y a ici, écrivait Diderot à Mlle Voland avec son sans-façon avantageux, il y a ici une Mme Necker, jolie femme et bel esprit, qui raffole de moi ; c’est une persécution pour m’avoir chez elle ; Suard lui fait sa cour ; Thomas l’adore, Buffon la patronne… »
Cependant personne ne s’y trompait. En même temps qu’elle s’étudiait à sacrifier aux grâces et s’attachait à meubler son salon de tout ce que la haute fortune politique de son mari lui permettait d’y attirer d’hommes illustres, Mme Necker se montrait jalouse de conserver le fonds de sagesse, presque de rigorisme, qu’elle devait à son éducation première. Tout, chez elle comme en elle, respirait la dignité. Personne n’eût osé prendre à sa table les hardiesses ou les libertés d’allure des dîners du Bout-du-banc. Le débraillé, le décousu était proscrit de l’entretien, comme le luxe de la cuisine. Simple était la chère et graves les propos. Mme Necker se faisait de la conversation ainsi que de toutes choses une idée élevée. Elle en assimilait la direction au gouvernement d’un État. « Le grand secret de la conversation, disait-elle, est une attention continuelle, de façon à éviter les traverses et les alanguissements ; l’empressement de l’esprit quand cela est nécessaire, jamais celui des mouvements ou de l’accent ; le sourire calme et doux qui voile les années et qui rappelle un beau jour de printemps ; le ménagement dans le ton, dans l’air, dans les paroles ; le soin de prévenir et de regarder sans affectation ni agitation ; l’art d’empêcher que personne ne prenne trop d’espace aux dépens des autres et de faire patienter les gens qui, attendant toujours le trait pour parler, vous obligent à fournir le fond de la tapisserie dont ils ne veulent tracer que les fleurs. » Elle ne tenait pas seulement à l’ordre, elle exigeait du style. Il lui déplaisait que Mme Geoffrin aimât à « rendre des idées ingénieuses par des images triviales et, pour ainsi dire, de ménage, à enter son esprit sur un ton bourgeois. » C’était à ses yeux le signe d’une éducation inférieure. Chez les écrivains, elle estimait surtout la suite, la majesté, la pompe ; Thomas et Buffon étaient ses maîtres. Elle ne croyait pas davantage qu’un entretien put se passer de méthode et de tenue. Elle arrêtait les élans trop brusques qui étourdissent, les coups de surprise qui indisposent ; elle voulait qu’on ne s’élevât et qu’on ne s’échauffât que par degrés : « le coup d’archet doit commencer doucement, afin de pouvoir insensiblement enfler le ton. » Ce qui l’avait attachée à Mlle Clairon, c’est qu’elle parlait de son art en grand. Il est clair qu’à ce train les idées devaient perdre un peu de leur naturel et de leur grâce. M. Necker, à qui ces conversations étaient offertes comme délassement, ne paraissait pas toujours lui-même y prendre un bien vif intérêt. Nul ne songeait toutefois à s’étonner ou à se plaindre, quelle que fût la contrainte, parce que chacun sentait de quel prix il était d’être admis dans cette noble intimité. Mme Necker se faisait un devoir d’en maintenir le caractère. Bien qu’elle connût toutes les convenances du jeu, elle ne donnait rien à l’improvisation pure et ne se croyait jamais plus sûre d’elle-même que lorsqu’elle se présentait dans son salon l’intelligence tendue par le travail ou la méditation. Elle rappelait souvent qu’à quatre-vingt-huit ans M. de Fontenelle s’asseyait sur un tabouret afin d’éviter de se courber, en ajoutant : « c’est un exemple à appliquer à l’esprit. »
III
Sur cette âme demeurée malgré tout Genevoise et montée à ce ton de sévère raison, quelle impression pouvaient produire les théories de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile touchant la condition et l’éducation des femmes ? Pour l’Émile, nous ne pouvons avoir de meilleur interprète de Mme Necker que sa fille qui, dans les œuvres de sa première jeunesse, était plus ou moins l’écho des sentiments dans lesquels elle avait été élevée. S’interrompant au milieu de son dithyrambe : « Comment, s’écriait Mme de Staël, comment Rousseau, dans un morceau sublime, supplément de son ouvrage, a-t-il peint cette Sophie trahissant son époux ? Comment a-t-il pu se résoudre à nous la montrer au-dessous de tout, infidèle à ce qu’elle aime ? Ah ! pourquoi flétrir le cœur par cette triste fin ? Pourquoi dégrader les femmes en faisant tomber celle qui devait être leur modèle ?… Rousseau veut élever la femme comme l’homme, d’après la nature et suivant les différences qu’elle a mises entre eux ; mais je ne sais pas s’il faut tant seconder la nature en confirmant, pour ainsi dire, les femmes dans leurs faiblesses. Je vois la nécessité de leur inspirer des vertus que les hommes n’ont pas, bien plus que celle de les encourager dans leur infériorité sous d’autres rapports : elles ont besoin d’une grande force d’âme ; leurs passions et leur destinée sont en désaccord… » — Sur la Nouvelle Héloïse, Mme Necker écrivait elle-même : « Pour louer cet ouvrage sans restriction, il faut être encore sous le charme. Rien n’est moins moral qu’un édifice de vertu établi sur les débris du vice. Quand M. Dubucq (un des familiers de la maison) a dit que tout sert en ménage, il n’a certainement pas pensé qu’on dût employer le délire de ses erreurs pour en composer l’enthousiasme de la vertu… Rousseau a mis de la morale dans son livre, mais ce n’est pas un ouvrage moral. Il a entrepris ce roman sur un plan tracé par la passion… S’il avait voulu faire un roman véritablement moral, il n’aurait représenté l’amour que par le sacrifice qu’on en peut faire et non par les sacrifices qu’on lui fait… Ce que son livre a de plus édifiant, c’est de montrer comment on passe presque nécessairement des sentiments hors de l’ordre à la plus grande des fautes. » La déclaration est ferme et aussi raisonnée que ferme. Mme Necker n’avançait rien qui ne se rapportât, dans sa pensée, à un enchaînement d’idées générales. En exaltant la sensibilité des femmes, Rousseau les livrait à tous les vents de la passion, et c’est des impulsions du dehors, nous l’avons vu, qu’il faisait surtout dépendre leur vie. Mme Necker n’a rien plus à cœur que de refréner chez les femmes les excès du sentiment, et c’est au dedans d’elles-mêmes qu’incessamment elle les ramène : il n’est pas de thèse sur laquelle elle revienne avec plus d’insistance et de force.
Dans un de ces moments « d’exagération » qu’elle se passait si rarement, elle avait eu, paraît-il, la pensée d’écrire un traité spécial sur les femmes. Son plan comprenait trois parties. Elle se proposait de prouver d’abord « que les hommes ne peuvent attribuer à la différence des organes la supériorité de leurs talents et qu’il faut l’attribuer nécessairement à l’éducation. » Elle devait ensuite « parler de cette éducation même et des objets dont on occupe les femmes, pour démontrer que la nature de ces objets modifie leur esprit et leurs penchants, sans exiger moins d’intelligence ni de capacité. » Dans la troisième partie, elle se réservait de « citer divers traits établissant que, si les femmes ne sont pas susceptibles d’une aussi grande application que les hommes, elles sont, en revanche, plus continuellement vertueuses et plus patientes, sorte de constance qui vaut bien celle du travail. » « Qui sait, ajoutait-elle, si la force qui supporte la douleur n’est pas la même que celle qui donne le génie ? Au moins serait-ce une question de savoir si l’on doit apprécier le génie par la grandeur des objets dont on s’occupe ou par la finesse des moyens qu’on sait mettre en usage ; quel est, en un mot, le genre d’esprit qui détermine la supériorité. À la vérité, si les femmes, même celles qui sont célèbres, ont toujours été médiocres, c’est qu’aucun secours ne leur a été prêté et qu’elles ont usé leur force à vaincre les obstacles. » Elle renonça sagement à plaider cette cause. En l’abandonnant, il ne lui eût pas déplu sans doute de réserver ses droits et ceux de sa fille ; elle aurait répété volontiers après Mme du Châtelet dont Voltaire lui avait fait aimer la mémoire : « Les femmes sont exclues de toute espèce de gloire ; et quand par hasard il s’en trouve quelqu’une née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état. » Mais elle avait trop de sens pour faire une loi commune de ce qui ne pouvait être qu’un rare privilège. Elle posait en principe, au contraire, que les femmes n’ont pas assez de persévérance ni de force pour se permettre les hautes visées, et prétendre aux emplois publics, aux grandes charges, à « tout ce qui suppose des idées collectives. » Bien loin de les flatter, elle ne se faisait pas scrupule de leur rappeler les traits lancés par saint Jérôme contre leur ignorance, leur inconséquence et leur entêtement. Elle aimait à se les représenter tenant partout leur place, une place agréable et utile, mais modeste ; ce qu’elle leur recommande, en un mot, c’est la patience, la douceur, la grâce. « Les vers luisants, disait-elle, sont l’image des femmes ; tant qu’elles restent dans l’ombre, on est frappé de leur éclat ; dès qu’elles veulent paraître au grand jour, on les méprise et on ne voit plus que leurs défauts. »
Mais plus elle les dissuadait des ambitions qui ne pouvaient que les faire dévier de leur destinée providentielle, plus elle s’efforçait d’exciter en elles l’activité intérieure, la vie de l’âme, pour laquelle elles ne lui paraissaient pas moins bien douées que les hommes ; et ce n’est pas sur le sentiment qu’elle comptait pour la développer.
Sans doute elle avait une trop juste intelligence de la complexité de la vie morale pour vouloir priver l’âme humaine du ressort de la sensibilité. Elle lui accorde sa part légitime. « Pour ajouter aux synonymes mener et conduire, écrivait-elle à l’occasion d’une de ces observations sur la langue qui lui servaient à éclaircir sa pensée, il me semble qu’on pourrait dire : dans un ménage bien assorti, la femme doit mener et le mari doit conduire ; l’un tient au sentiment et l’autre à la réflexion. » C’est la pensée même et presque l’expression de Rousseau. Ailleurs elle établit entre le sentiment et la réflexion une sorte de comparaison où ce n’est pas à la réflexion que reste l’avantage. Elle confesse nettement que le sentiment est « une lumière qui précède la raison et qui prépare l’éducation. » Elle a elle-même exprimé en perfection les sentiments les plus délicats. Quoi de plus exact tout à la fois et de plus touchant que ces remarques : « Certains attachements sont comme en réserve dans notre cœur ; on ne les découvre que par les regrets » ; — « Beaucoup de gens n’ont rien pour nous dans le cœur que ce que nous y mettons chaque jour : il faut donc bien se garder d’y verser de l’humeur ou de l’amertume » ? Ses Notes sont remplies d’observations de ce genre, fines et émues, sur les traverses ou les bonheurs de la vie.
Mais, tandis que Rousseau affranchit la sensibilité de tout frein, Mme Necker la règle. « Je tousse toujours un peu, ma petite, écrit-elle à Germaine, qui touchait à ses treize ans ; mais j’aimerais bien que tu ne t’exagérasses rien, même en matière de sentiment. Tu sais qu’il faut toujours faire sa cour à cette bonne raison que j’aime tant, qui sert à tout et ne nuit à rien. » L’ étalage ou seulement la libre expansion d’une émotion trop vive la choque ; elle craint les emportements : « Si l’on peut imposer des silences à la sensibilité, une fois déchaînée, on ne peut lui marquer des bornes : il faut modérer ses affections comme ses espérances. » Elle veut qu’en toute chose la femme s’enveloppe de modestie et se voile de pudeur : « Heureuse qui n’a jamais trouvé de plaisir que dans des mouvements raisonnables : c’est le moyen de s’amuser toute sa vie ! » Elle ne croit point que les passions soient dans la nature de l’homme, encore moins qu’elles contribuent à son bonheur. « On ne cesse de répéter que les hommes ont besoin de passions pour être heureux ; cela me rappelle ces planches de plantes de fraxinelles auxquelles on met le feu deux fois par semaine pour les faire croître ; ce n’est pas ainsi que l’on cultive les rosiers et les lis. » Elle le déclare enfin : toute cette métaphysique de sentiment, inventée pour justifier les dérèglements de l’âme, est malsaine. « Les Français traitent les femmes comme les Egyptiens faisaient leurs légumes : ils les adorent. » Ce dont elles ont besoin, c’est qu’on les respecte.
La marque et la sanction de l’égalité morale à laquelle elles ont droit est le mariage. Les Réflexions sur le divorce sont, en quelque sorte, le testament de Mme Necker. Elle y a rassemblé tout ce que son expérience lui avait fourni de plus décisif sur la dignité de son sexe ; et dans tout le cours de son argumentation si pressante, parfois même trop voisine de la déclamation, elle subordonne le sentiment à la raison. Les meilleurs ménages, à son sens, étaient ceux qui « à l’origine sont formés par la conformité des goûts et par l’opposition des caractères » ; et elle n’admet pas que les caractères ne puissent arriver à se fondre. « Les Zurichois, racontait-elle agréablement, enferment dans une tour, sur leur lac, pendant quinze jours, absolument tête à tête, le mari et la femme qui demandent le divorce pour incompatibilité d’humeur. Ils n’ont qu’une seule chambre, qu’un seul lit de repos, qu’une seule chaise, qu’un seul couteau, etc., en sorte que, pour s’asseoir, pour se reposer, pour se coucher, pour manger, ils dépendent absolument de leur complaisance réciproque ; il est rare qu’ils ne soient pas réconciliés avant les quinze jours. » Ce qu’elle préconise sous le couvert de cette espèce de légende, c’est le mutuel sacrifice qui forme, par l’habitude, le plus solide des attachements et engendre la réciprocité d’une affection inséparable ; elle compare le premier attrait de la jeunesse au lien qui soutient deux plantes nouvellement rapprochées ; bientôt, ayant pris racine l’une à côté de l’autre, les deux plantes ne vivent plus que de la même substance, et c’est de cette communauté de vie qu’elles tirent leur force et leur éclat. Dans les Avis d’un père à sa fille, le marquis d’Halifax, inquiet de voir se multiplier les exemples de séparation conjugale, proposait d’instituer une cour de justice composée de femmes et chargée de prononcer souverainement entre elles sur les cas de désunion. Rousseau, par sa doctrine du libre choix en dehors du mariage, laissait l’épouse arbitre suprême de ses propres sentiments et l’autorisait à se faire honneur de ses écarts comme d’une vertu, sauf à lui inspirer ensuite un remords inutile. Mme Necker soumet simplement le mariage à la loi du devoir en attachant à l’observation de cette loi les joies intimes qui sont pour l’un et l’autre sexe le prix du devoir fidèlement accompli.
Ce qu’elle condamne d’ailleurs dans l’exaltation du sentiment, ce ne sont pas seulement les désordres auxquels sur le moment il expose, c’est la faiblesse irrémédiable qui en est la conséquence nécessaire. Mme Necker en fait l’observation profonde : la vie des femmes manque généralement d’ensemble ; elles se dépensent au jour le jour, sans direction, sans suite, au gré de leurs émotions ou des émotions des autres, n’ayant pas même le plus souvent leurs défauts en propre. Je ne crois pas que personne ait jamais été plus frappé de ce que ces habitudes de dépendance et d’incohérence ont de funeste pour le tempérament de l’esprit ; elle allait jusqu’à refuser le génie à Rousseau, parce « qu’il n’était jamais en accord avec lui-même. » « On ne possède, disait-elle, de vraie puissance sur soi qu’après s’être fait comme une trame de pensées sur tous les objets importants, un système d’idées, d’opinions et de conduite dont on ne s’écarte jamais ; c’est le fruit de nos réflexions qu’on grossit tous les jours en y réunissant et, si j’osais, je dirais en y accrochant ce qu’on entend dire et ce qu’on lit par les points qui se rapprochent de nos idées permanentes ; on ne retient les choses qu’autant qu’on a la chaîne qui les précède : c’est cet enchaînement qui fait la sûreté et comme la preuve des idées qu’on acquiert. » Sur cette base de réflexions qui se tiennent, Mme Necker fondait l’idée du lendemain à préparer, de l’avenir à faire sortir du présent, des arrière-plans et de la perspective à donner à l’existence : « au lieu de rivaliser sur l’heure avec Céphyse, employons le temps où elle est plus belle que moi à me faire paraître plus belle qu’elle dans dix ans d’ici. » Et pour achever d’assurer sur les âmes la prise de cette sagesse prévoyante et suivie, elle plaçait au premier rang parmi les éléments du bonheur humain le besoin de la perfection.
Perfection d’une réalisation difficile, comme tout ce qui dépasse la portée vulgaire, mais à laquelle on peut s’élever graduellement. Mme Necker n’excite pas aux efforts extraordinaires, aux élans sublimes. Elle ne fait fond que sur les moyens simples appliqués avec réflexion et continuité. L’attention et l’habitude sont pour elle les deux plus puissants intruments d’éducation. « Quand on ne travaillerait tous les jours que deux heures, on ferait encore un ouvrage immense, pourvu qu’on s’imposât la loi de n’y jamais manquer. » Ce qui déconcerte l’esprit, c’est le désœuvrement ; la distraction prolongée le tue. Seulement ce travail que Mme Necker recommande comme une semence de vertu, comme la vertu même, doit, pour devenir profitable, être serré et approfondi. Elle louait Mme du Deffand de ne s’être jamais permis d’écrire une simple lettre sans rédiger deux ou trois brouillons ; c’était aussi sa manière d’écrire : elle s’obligeait à faire et à refaire une page jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la complète expression de sa pensée. Elle s’imposait et conseillait aux autres la même méthode pour le perfectionnement moral. Elle ne se contentait pas de la lumière vague dont une conscience indolente est toujours tentée de se satisfaire ; elle se défiait de l’espèce de lanterne sourde que nous portons en nous, et elle demandait que ces efforts d’élucidation fussent poussés aussi loin pour soi que s’ils eussent été faits pour d’autres. Par le même motif, les règles générales de conduite ne lui paraissaient pas suffisantes. Elle ne considère point que ce soit assez « de poser les grandes masses d’ordre et de raison » ; il faut arriver au fini, à la nuance : il n’est rien d’insignifiant dans la vie : « dès que la plus petite chose, ne fût-ce qu’une paille, se dégrade au toit d’une maison, » hâtons-nous d’y mettre la main pour prévenir une ruine qui peut devenir irréparable. Que d’ailleurs le spectacle du monde entre pour une part dans cette éducation, Mme Necker n’y fait point difficulté. Mais rien ne vaut, à ses yeux, l’étude de soi-même. Elle avait proposé de fonder un nouveau genre de Spectateur, le Spectateur intérieur. « Dans ce journal, disait-elle, on s’examinerait sans cesse, on comparerait son caractère avec ses principes, sa sensibilité avec son amour-propre. On tâcherait ainsi de corriger ses défauts par ses qualités ; on fixerait les résultats de son expérience. Dût-on n’arriver qu’à se vaincre pendant un mois et sur un seul objet, on prendrait l’habitude et le goût de se vaincre toujours et sur tous les autres. » Mme Necker avait suivi sur elle-même ces transformations, et si, en voyant dans la glace son teint flétri, elle ne pouvait s’empêcher de regretter la marche insensible du temps, « lorsqu’elle regardait dans son âme et qu’elle y constatait les progrès de sa raison devenue plus ferme, elle ne pensait plus qu’à se réjouir. » Elle se plaisait aux lectures « agressives, » à celles qui obligent à se replier ; elle aimait à goûter le prix de ses réflexions : « On trouve, disait-elle, un tribunal entier dans le cœur de l’homme, un juge, deux avocats et un supplice, mais, de plus, une récompense qu’on ne donne pas dans les tribunaux » ; et c’est forte de cette expérience que, portant un dernier coup à la doctrine de Rousseau sur le développement excessif de la sensibilité et la prépondérance de la passion, elle définissait le bonheur l’intérêt dans le calme.
IV
L’esprit de chimère ne la trouve pas moins armée de bon sens. Ses vues d’ensemble sur les principes de l’éducation sont larges, souples, absolument opposées à toute idée de système. C’est par là d’abord qu’elle rompt avec les utopies de Rousseau.
Conformément à ses habitudes de suite et d’enchaînement, Mme Necker concevait l’éducation comme une œuvre qui se prolonge ; elle y distinguait quatre « modes » progressifs : l’éducation de l’enfance que l’on reçoit, l’éducation de l’adolescence ou de la première maturité que l’on se donne, l’éducation de la seconde maturité que fournit le monde, l’éducation de la vieillesse qui achève et couronne toutes les autres. Dans l’éducation de l’enfance, renouvelant à sa manière les prescriptions de Fénelon et de Mme de Maintenon, elle combattait l’uniformité des moyens : les maximes communes lui semblaient « des habits pris à la friperie, toujours trop longs ou trop courts pour la taille de ceux auxquels on les ajuste » ; elle se moquait des pédagogues « qui se prosternent devant leur idéal comme font les tailleurs devant leur modèle. » À son avis, une des grandes causes du peu de profit que produit l’instruction, c’est « qu’on n’offre pas aux esprits le genre d’idées qui leur convient » ; on oublie trop que « l’attention est comme l’aimant qui, suivant le côté qu’on lui présente, se précipite vers l’objet ou s’en détourne. » En outre elle n’estimait pas que les enfants pussent jamais être bien instruits autrement que par eux-mêmes, c’est-à-dire en s’assimilant ce qui est en rapport avec leur tempérament ; c’est en ce sens qu’elle dit : « Tout ce qu’on leur apprend, on les empêche de le savoir. » Enfin, se rapprochant sur ce point de Mme de Lambert, elle craignait qu’on ne gâtât tout en les aimant trop : elle avait remarqué qu’ils ne savent ordinairement que peu de gré de nos sollicitudes : « Ce sont de jeunes branches qui s’impatientent contre la tige qui les enchaîne, sans penser qu’elles se flétriraient si elles en étaient détachées. » Sur la mesure des connaissances bonnes à la jeunesse, elle tirait sa règle, non de son expérience personnelle ou de celle de sa fille, mais de l’observation de la capacité commune. Elle écartait résolument tout ce qui avait des prétentions à la science ou à la métaphysique[3]. Pour la jeune fille, prise dans l’ordinaire, ce qu’elle considère comme utile, c’est — avec les langues, la littérature et la morale, l’histoire — l’hygiène, un peu de physique expérimentale et les éléments de la médecine : tel est le savoir essentiel de la femme, de l’épouse, de la mère. Dans quel ordre ces diverses études doivent-elles être abordées ? Mme Necker ne s’explique pas à ce sujet. Elle ne marque pas davantage la transition d’un « mode » à l’autre. Après l’éducation de l’enfance, c’est l’éducation de la vieillesse sur laquelle elle s’arrête le plus volontiers. Est-ce seulement parce que les Notes qui se rapportent à cet âge datent des années où elle commençait à s’en rapprocher ? Toujours est-il qu’elle la signale comme la période la plus difficile, parce que « c’est le temps où l’on ne se rend supportable dans le monde qu’autant qu’on n’y remplit point d’espace et qu’on n’y fait pas de bruit » ; mais la plus féconde aussi, parce que la retraite nécessaire, le recueillement, l’oubli de soi y mettent le dernier sceau à la vertu.
On est à l’aise au milieu de ces indications éparses et un peu sommaires, mais très nettes, parce qu’on se sent en présence des conclusions d’une expérience réfléchie, sans idée préconçue ni parti pris. Même quand les conclusions de Mme Necker ne satisfont qu’à demi, elles plaisent par ce qu’elles présentent toujours de judicieux. L’instruction du peuple préoccupait tous les esprits généreux de son temps ; elle avait sur cette question générale, comme sur toutes les autres, sa manière de voir raisonnée et intéressante. « Si je faisais un collège pour le peuple, écrit-elle, je lui apprendrais d’abord sa religion et ses devoirs, quelques maximes pour la conduite de sa santé, à lire, à écrire et à compter, et enfin un seul moyen de gagner sa subsistance, soit art, métier, etc., pour qu’il s’y livrât tout entier et s’en acquittât parfaitement. L’homme du peuple ne peut, par les circonstances, être autre chose qu’un individu dans toutes les relations d’individus. Les hommes qui n’ont pas besoin de pourvoir à leur subsistance doivent seuls à l’espèce, c’est-à-dire au bien général, le superflu de leur temps. » Que ce plan soit loin de suffire aux besoins que devaient créer cent ans plus tard le progrès de la morale publique et la loi du suffrage universel, on ne saurait s’en étonner. Ce que nous voulons simplement relever, c’est qu’en s’associant libéralement aux efforts de ceux qui travaillaient à développer l’éducation populaire, Mme Necker se préoccupait surtout d’en adapter le cadre, sans utopie comme sans étroitesse d’idées, à la condition de ceux pour qui elle le traçait.
Mais c’est moins encore sur les principes généraux de l’éducation que sur l’esprit des méthodes qu’il importe de mettre en lumière la sagesse de ses observations. Au plus fort de son enthousiasme pour Rousseau, Mme de Staël se demandait si elle appliquerait à son fils la direction de l’Émile ; elle n’était pas bien sûre que Rousseau « ne retardât pas trop le moment où l’étude doit être permise. » Ce n’étaient là toutefois que des scrupules bientôt emportés dans l’élan d’une admiration généreuse. Elle se faisait comme un devoir d’honneur de prendre sous sa protection ce livre « qui confondait l’envie après l’avoir excitée. » Elle s’étonnait surtout qu’on le traitât d’ouvrage systématique ; on se plaignait des soins infinis que la méthode exigerait. « Eh ! sans doute, dans un séjour pestiféré on se garantit avec peine de la contagion ; mais Émile enfant s’élèverait lui-même dans une ville habitée par des Émile. Au surplus, quand la moitié de la vie serait consacrée à assurer le bonheur de celle d’un autre, y a-t-il beaucoup d’hommes qui dussent regretter cet emploi de leur temps ? » Elle ne trouvait pas de formule à son gré pour louer « cette éducation sans ruse et sans despotisme, qui traite l’enfant comme un homme faible, et non comme un être dépendant. » Ce type sans précédent et sans égal fût-il trop élevé, il fallait « l’étudier comme ces modèles de proportions que les sculpteurs ont toujours devant les yeux, quelles que soient les statues qu’ils veulent faire. » Plus tard, l’expérience avait refroidi, presque éteint ce beau feu. Sous les théories séduisantes, Mme de Staël avait senti la chimère. Elle avait reconnu « qu’un enfant resté, comme Émile, absolument ignorant jusqu’à l’âge de douze ans, aurait perdu six années précieuses et que jamais ses organes intellectuels n’acquerraient la flexibilité que l’exercice dès la première enfance pouvait seul donner. » Quant aux maîtres, où les trouver, alors que chaque homme serait obligé de consacrer sa vie entière à l’éducation d’un autre ? Il n’y aurait que les grands-pères qui se trouveraient libres de commencer une carrière personnelle. » Elle revendiquait au profit de l’enfant la peine et l’effort, « la peine en tout genre étant un des secrets de la nature, l’esprit devant s’accoutumer au travail comme l’âme à la souffrance. » Elle protestait contre la nécessité aveugle incessamment invoquée par Rousseau pour briser la volonté naissante ; elle déplorait surtout l’emploi des artifices. « On ne saurait assez proclamer, écrivait-elle, combien, dans l’éducation comme dans tout le reste, la bonne foi rend tout facile : on devrait bien lui accorder tous les honneurs qu’obtient l’habileté, car, en résultat, elle s’entend mieux aux affaires de ce monde… Pour moi, j’ai toujours présenté à mes enfants la vie telle qu’elle est, et je ne me suis servie d’aucune ruse avec eux. » Initier la jeunesse à ce que le monde réel offre de plus pur, éviter de lui créer un monde factice, voilà les règles qu’elle était arrivée à se faire, en opposition avec ses premiers entraînements ; elle n’hésitait pas à condamner « tous les systèmes extraordinaires. »
Si l’étude de l’Allemagne dut achever de déterminer cette réaction dans l’esprit de Mme de Staël, c’est sans aucun doute dans les entretiens de sa mère qu’elle en avait recueilli les premiers germes. Ce que la doctrine de Rousseau contenait de rêveries blessait la raison de Mme Necker et gênait sa probité naturelle. Elle supportait impatiemment ses écarts de morale ; elle était plus sensible encore à ses affectations de vertu. Vous seul avez la réalité de ce qu’il ne sait que peindre, disait-elle à Thomas. C’est au développement des qualités de fermeté, de droiture et de sagesse qu’elle ramenait toute l’éducation chez les femmes comme chez les hommes. Dubucq, l’ami dont elle rappelle si souvent le témoignage, résumait ses préceptes en ces trois mots : ordre, justesse et mesure. Elle avait elle-même écrit en l’honneur de la mesure une sorte d’hymne à sa façon : « Le goût, le jugement, la grâce, le talent d’écrire, le talent de peindre, celui de raconter, en un mot tous les agréments, tous les avantages de l’esprit ont besoin de mesure ou en dérivent presque entièrement. — La médecine, la chirurgie, la peinture, le dessin, l’architecture, les modes, en un mot toutes les sciences, tous les arts mécaniques, tout ce qui tient à l’adresse du corps et à ses facultés a besoin de mesure ou en dérive presque entièrement. — La santé, l’ordre, l’emploi du temps et de l’argent, l’usage du crédit et de l’autorité, en un mot tout ce qui tient à la conduite de la vie a besoin de mesure ou en dérive presque entièrement. — Toutes les vertus, la douceur, la bonté, la clémence, la modestie, sont presque entièrement l’effet de la mesure. — En revanche l’on peut se convaincre par la réflexion que tous les défauts de l’esprit, toutes les erreurs dans les sciences, toutes les maladresses dans les arts mécaniques, tous les vices, toutes les fautes de conduite, presque toutes les maladies, sont une suite d’exagérations ou de manque de mesure. » Rousseau représentait à ses yeux ce dangereux mirage « de l’exagération. » Jamais elle ne put fermer l’oreille à son éloquence ; mais, au fur et à mesure qu’elle avançait en âge, elle résistait au charme. « Rousseau, disait-elle, empruntant l’image à Cerutti, est une merveilleuse horloge dont il est toujours délicieux d’entendre le carillon, mais à laquelle il ne faut point demander l’heure. »
- ↑ On sait que Mme Necker a vécu de 1737 à 1794.
- ↑ Le Salon de Mme Necker, par M. Othenin d’Haussonville.
- ↑ On ne rapprochera peut-être pas sans intérêt ce programme de celui de Mlle Clairon dont Mme Necker goûtait le tour d’esprit. « Notre sexe est physiquement et moralement si faible, écrivait Mlle Clairon à une de ses amies, notre éducation si négligée, nos toilettes, nos passions, nos petites intrigues nous prennent tant de temps, que j’ai toujours envie de rire lorsque je vois une femme afficher l’esprit fort. Il nous est permis sans doute de réfléchir ; la grandeur du courage peut se trouver en nous au point le plus éminent ; mais les grandes questions de métaphysique sont infiniment au-dessus de nos lumières et de nos forces. Notre partage est l’honnêteté, la douceur, l’humanité, les grâces ; les connaissances aimables sont les seules que nous devons rechercher. »