L’Éducation des adolescents au XXe siècle/Volume II/PRÉAMBULE

Félix Alcan (Volume IIp. 1-36).

PRÉAMBULE

En publiant la seconde partie d’une trilogie consacrée à l’éducation de l’adolescent sous son triple aspect : physique, intellectuel et moral — ma première préoccupation est de me défendre contre toute arrière-pensée de logique et de symétrie systématiques. Les réformes qui s’imposent à l’activité d’une génération suffisent véritablement sans qu’on doive encore poursuivre la réalisation de réformes superflues. Mais il advient que les Français se complaisent volontiers aux façades architecturales de leurs écrits. Le souci de la forme les entraîne parfois à ajouter à l’édifice essentiel des ailes inutiles. En ce qui me concerne, je puis attester qu’aucun plan préconçu ne m’a guidé. En travaillant pendant plus de vingt années à restaurer l’éducation physique, j’ai eu maintes occasions d’étudier la crise que traverse l’enseignement, crise dont l’universalité souligne l’importance. Ainsi j’ai été amené à chercher et à proposer une solution nouvelle totalement différente par son principe et son objet du régime en vigueur jusqu’alors. Cette solution, les bases en furent esquissées dès 1900 dans mes Notes sur l’éducation publique. Passée depuis lors au crible d’une lente réflexion et d’une critique presque quotidienne, la réforme projetée a fini par grouper un certain nombre d’adhérents qui ont créé avec moi l’Association pour la réforme de l’Enseignement. Rédigés de 1907 à 1910, les programmes que voici en sont la charte. Notre groupement s’efforcera simplement de les répandre et d’en faciliter, çà et là, la mise en pratique. Dans ce petit volume, mon désir est de résumer les idées directrices sur lesquelles reposent ces programmes, puis de les commenter brièvement en discutant les objections qu’ils soulèvent.

Le premier mérite — et si l’on me permet d’ajouter : l’originalité — de notre effort viennent de son caractère positif. Jusqu’ici on s’était généralement limité au négatif, c’est-à-dire que l’on avait critiqué avec abondance. Il avait été réclamé et poursuivi de radicales démolitions sur l’emplacement desquelles aucun projet ne prévoyait l’édification de bâtiments nouveaux. Or « la critique est aisée et l’art est difficile » ; le mot demeure éternellement juste et, par là même, ceux qui abandonnent de propos délibéré les stériles sentiers de la critique pour oser la conception raisonnée d’un état de choses à venir ont droit à quelque indulgence.

Notre second mérite — il est original aussi — c’est d’avoir pris pour base unique, pour point de départ de la réforme l’étude des besoins de l’adolescent au début du vingtième siècle. Certes on doit admettre comme compréhensible et légitime le souci des intérêts du corps enseignant, mais ce souci ne peut être qu’accessoire. L’adolescent est le principal facteur de l’équation à résoudre et ses intérêts à lui doivent primer tous les autres. Vraiment on ne semble guère s’en être avisé. Il suffit de dresser le bilan des besoins de cet adolescent, pour constater à quel degré incroyable ils sont méconnus et méconnus inconsciemment par le plus grand nombre de pédagogues.

Le temps présent se distingue par quelques caractéristiques puissantes et d’une envergure quasi mondiale. Empires ou républiques, peuples du Nord ou du Midi, sous tous les régimes et sous toutes les latitudes ou peu s’en faut, nous apercevons que l’existence de l’individu et des groupements collectifs est dominée par trois faits prépondérants qui sont : la démocratie, le cosmopolitisme et l’instabilité sociale. Ces faits s’enchaînent-ils nécessairement ? Découlent-ils l’un de l’autre d’une façon en quelque sorte mathématique ? Il serait peut-être exagéré de le prétendre. En tous cas ils sont aujourd’hui liés ensemble pour former un état de choses intangible et cela par suite de circonstances où la volonté humaine a eu sa part mais qui, pourtant, étaient plus fortes qu’elle et l’auraient probablement entraînée malgré elle dans les voies où l’univers se trouve désormais engagé. Donc : démocratie, cosmopolitisme, instabilité sociale. Quelles sont les conséquences de ces faits au point de vue pédagogique ? En quoi et comment l’instruction doit-elle en être influencée ?

Toute démocratie s’oriente naturellement vers l’avenir et s’inspire de l’esprit de nouveauté. Il ne peut en être autrement. L’agitation démocratique ressemble à celle de l’océan où un flot incessamment poursuit l’autre et sur lequel le navire ne peut progresser qu’à la condition d’être équilibré en vue de ce mouvement perpétuel, de ce perpétuel devenir. La sagesse la plus élémentaire indique donc aux éducateurs d’une démocratie qu’ils doivent obliger les jeunes esprits confiés à leurs soins à se tourner le plus possible vers le passé, de façon à développer en eux une certaine dose d’esprit de tradition. Depuis des siècles et des siècles on sait que les nations, pour durer, ont besoin de combiner l’esprit de tradition et l’esprit de nouveauté. Tandis que l’excès du premier a parfois retardé dangereusement la marche des sociétés aristocratiques, l’excès du second a souvent failli conduire à l’abîme les sociétés démocratiques. Dans le premier cas, une certaine somnolence méfiante prédomine à l’égard du lendemain ; dans le second interviennent l’ignorance de la veille et l’oubli des leçons reçues. Là est le péril le plus redoutable. La tendance habituelle des sociétés démocratiques est, par leur constitution même, de se croire toujours en face de problèmes inédits et de situations sans précédents. L’élite sait à quel degré vraiment étrange l’histoire se répète ; la foule n’en a aucune notion parce que sa mentalité est celle de l’enfant qui se tient inconsciemment pour le centre de toutes choses et, rapportant toutes choses à soi, les regarde comme créées en même temps que lui et pour lui. À cela s’ajoute, de la part des dirigeants élus, l’habitude de la surenchère qui contribue aussi très fortement à enseigner à l’électeur le dédain de ce qui fut et la confiance exaltée en ce qui sera. Une démocratie éclairée est celle qui regarde en arrière quand il en est besoin pour y relever la marche des peuples sur les routes d’autrefois, celle qui a le sentiment de la valeur du temps et sait que le progrès est issu des labeurs additionnés, celle qui peut, en une certaine mesure, tirer ses motifs d’action ou d’abstention de l’exemple des sociétés antérieures.

Comment former une semblable démocratie ?… En lui enseignant le passé mais tout le passé : non pas seulement celui de ses propres ancêtres ou de ses plus proches voisins mais celui de tous les peuples dans l’ordre et selon l’importance que l’histoire leur assigne. Voilà un premier principe dont on ne peut pas dire qu’il a été transgressé car il ne fut jamais appliqué de façon franche et complète. La division du passé en petits parterres dont beaucoup demeurent en friche a toujours charmé les éducateurs et, encore actuellement, pour reconnaître que Lao-tsé et Manou, la république de Novgorod, l’État teutonique et le royaume de Bourgogne transjurane, Cassiodore et Cosma Minine, l’Avesta et l’Ecloga, Jackson et Bolivar, Lincoln et Rosas, le Shogunat et le Monroïsme ont droit d’entrer dans les manuels et d’y tenir une place sérieuse, je crois bien qu’il faut n’appartenir à aucun corps enseignant et n’être sorti d’aucune école normale.

Il serait fâcheux de confondre le cosmopolitisme avec la doctrine qui préconise la disparition graduelle des patries et leur absorption par l’idéal humanitaire. Le cosmopolitisme n’est pas une doctrine mais un fait. Qu’on l’approuve ou qu’on le désapprouve, il faut bien l’admettre comme on admet le ciel sans nuages ou la pluie à torrents. Il est le résultat de la facilité des transports et de l’enrichissement des classes moyennes. Il atteint, d’ailleurs, la société jusque dans ses derniers rangs puisque le plus grand nombre des émigrants appartiennent à la classe pauvre et que beaucoup de ces émigrants reviennent, puis repartent et subissent par là des influences cosmopolites. Le cosmopolitisme ne paraît pas du tout devoir servir les intérêts des « humanitaires ». Loin d’atteindre l’idée de patrie, il la développe et la fortifie. On a pu avoir des doutes à ce sujet au début. Mais, depuis trente ans, il est visible que les passions nationalistes ont été puissamment avivées par la pénétration internationale. C’est cette pénétration, précisément, qui crée à la pédagogie des obligations dont elle paraît encore inconsciente. Tout, dans l’univers actuel, se résume, pour les nations, en une double loi de solidarité et de concurrence. Partout en contact, elles se trouvent partout en rivalité les unes vis-à-vis des autres. Mais, en même temps, elles sont solidaires en ce sens qu’elles ne peuvent agir trop fortement ou trop directement contre les intérêts d’autrui sans se nuire à elles-mêmes. Ce n’est pas là certainement un des éléments qui ont le moins contribué au maintien de la paix générale pendant de longues années à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Et chacun pressent que, si la guerre éclatait de nos jours, le vainqueur lui-même en sortirait passablement affaibli. C’est que, économiquement, financièrement, politiquement même à bien des égards, un réseau d’échanges, d’ententes, d’intérêts entremêlés s’est tissé sur le monde civilisé, réseau inextricable, des mailles duquel il est quasi impossible de se dégager totalement.

Un tel état de choses exige que l’adolescent soit soustrait à toutes tendances vers la localisation et la myopie. Autrefois ses maîtres, non sans raison, tenaient ses regards rivés sur le petit coin de la planète où sa nationalité semblait le destiner à vivre. Il était entendu qu’il devait savoir en détail ce qui concernait la géographie, les productions, les industries, le commerce, l’administration de son propre pays alors que quelques données générales sur les autres pays et de vagues notions sur les contrées lointaines sises dans un hémisphère différent ou au-delà de l’océan suffisaient pleinement à sa culture. Ce temps est loin ; aujourd’hui le meilleur moyen de servir la patrie, c’est incontestablement de bien connaître les patries rivales. On découvre la sienne en étudiant les autres mais l’inverse n’est point exact. Et puis, il y a le sens de la proportion des territoires, la comparaison des ressources, les questions de densité de population, de richesse du sol, de facilités commerciales, de débouchés… tout cela ne s’apprend pas en morcelant les régions qu’on étudie mais en conservant toujours sous les yeux les ensembles dont soi-même on fait partie. Ainsi se formule ce second principe : qu’il faut acquérir la notion des caractéristiques du temps présent, de tout le présent, non pas seulement de celui du pays ou de la race auxquels on appartient ou de la profession à laquelle on se destine, mais de tous les peuples divers et de toutes les formes d’activité de la vie civilisée.

Par instabilité sociale n’entendons point ce simple fait, conséquence de l’état démocratique : la disparition des situations héréditaires. C’est dans le cadre de sa propre existence que l’individu est désormais exposé à toutes sortes de revirements. Les démocraties ne sont pas par essence victimes de ce phénomène. Un concours de circonstances explique qu’il se soit produit. Quoiqu’il en soit, de nos jours, « tout le monde peut tout » ; c’est l’occasion de maints désordres et c’est aussi la source de forces nombreuses. En tous les cas nous n’y remédierons en rien. Il faut prendre son époque comme elle est et s’efforcer, comme disent les Anglais « to make the best of it ». Mais, en prévision des ascensions et des descentes répétées et soudaines qui s’opèrent dans la vie des citoyens, ceux-ci doivent être instruits d’après des procédés et dans un esprit uniformes qui ne les classent pas dès le jeune âge en « catégories » mentales où ils demeurent en quelque sorte les prisonniers de l’instruction reçue. Dans presque tous les pays on voit maintenant parvenir à la direction des grands intérêts collectifs des hommes entre lesquels la diversité de l’enseignement qui leur a été donné a creusé des abîmes d’incompréhension ou dressé d’irrémédiables barrières. Leur collaboration s’en ressent et la paix sociale en souffre. Il faut que cela cesse. Si tous ne peuvent pas poursuivre jusqu’au bout les mêmes études, il importe du moins que ces études aient, à défaut du même point d’arrivée, le même point de départ pour tous.

Des observations qui précèdent se dégage la conclusion que voici : l’enseignement secondaire apparaît comme devant constituer — entre l’école primaire où s’apprennent les bases techniques de la culture et l’école supérieure ou universitaire où s’enseigne le spécialisme pratique ou scientifique — une ère d’idées générales embrassant l’ensemble du monde matériel et de l’évolution humaine ; afin que, par là, tout homme cultivé ait, au seuil de la vie active, un aperçu du patrimoine dont il est à la fois bénéficiaire et responsable. Telle est, qu’on nous passe l’expression, la « Déclaration des Droits de l’adolescent », base de la révolution que nous préconisons.

Le principal obstacle à une pareille révolution vient du « cellularisme ». Le cellularisme pédagogique, c’est le fait d’envisager la matière enseignée comme un tout isolé, séparé des autres matières par de véritables cloisons étanches. Ce système est, à l’école primaire, tout à fait normal. Nul n’a jamais eu l’idée d’y fusionner la grammaire et l’arithmétique non plus que l’histoire et l’orthographe. L’enseignement secondaire d’autrefois n’avait guère de motifs de ne pas s’inspirer des mêmes principes. Il n’était pas encombré. Chaque cours pouvait s’étendre librement en long et en large sans gêner les voisins. Les professeurs en profitaient. Ainsi se formèrent des coutumes qui devinrent des dogmes par une sorte de prescription mentale établie à leur profit. L’enseignement d’une science comporta l’histoire de l’évolution ou des découvertes par lesquelles cette science avait passé. On en exposa à l’élève les divisions et les sous-divisions, les ramifications et les sous-ramifications. À force de ne s’être pas demandé si cela était indispensable, on en vint à ne pas douter que cela ne le fut en effet. Le cellularisme était né avec toutes ses conséquences. L’une des premières et des plus graves consista à ne plus admettre dans les programmes que ce qui pourrait y prendre place in-extenso. L’interdiction fut inconsciente mais absolue. Aucune matière nouvelle ne pénétrerait désormais dans l’enceinte sacrée soit en esquisse d’ensemble soit partiellement pour certains de ses chapitres seulement. Faute d’en tout dire, on n’en dirait rien. C’est ainsi, par exemple, que les études secondaires comportent presque partout l’énumération des tâtonnements à travers lesquels la physique et la chimie ont progressé tandis que pas un mot n’y figure concernant l’agriculture… Surviennent des sciences imprévues ; elles voudront s’installer en bloc, elles aussi, sans que personne songe à la possibilité de les introduire plus discrètement.

C’est ce qui est advenu. Les découvertes scientifiques du xixe siècle ont modifié et accru dans des proportions inattendues les programmes d’études. Comment pouvait-il en être autrement ? De ces découvertes qui, même en tenant compte de désillusions et de déceptions inévitables, composent un ensemble vraiment éblouissant, il n’en est pas une qui n’ait abouti dans la vie de chaque jour à quelque application pratique ingénieuse et séduisante. Par là la foule a été conquise et s’est vouée au culte des Sciences avec une ferveur que le culte des Lettres n’avait jamais suscitée. En matière historique, littéraire, artistique la foule, même cultivée, se laisse guider par des chefs en qui elle place — de façon plus ou moins justifiée — sa confiance. Ces élites n’ont pas toujours beaucoup d’influence sur le jugement de la postérité qui volontiers se retourne contre le leur et en renverse les arrêts. Mais leur action sur l’opinion présente est prépondérante. C’est qu’ici la réflexion et le sens critique doivent intervenir. Or qu’est-il besoin de réflexion et de sens critique pour acclamer des progrès qui se traduisent en conforts certains, en facilités visibles et tangibles. J’employais à l’instant le mot : éblouissant. Il dépeint exactement l’état des choses. Successivement la foule a été éblouie par les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, la lumière électrique, l’automobile, l’aéroplane La surprise joyeuse, la curiosité éveillée des jeunes garçons rencontrèrent à l’appui l’intérêt des parents empressés à voir s’ouvrir pour leurs enfants de nouvelles carrières moins encombrées et plus lucratives. Et ces deux forces combinées trouvèrent pour les servir l’exclusivisme enthousiaste des spécialistes prêts à enseigner ces matières nouvelles et portés naturellement à en exalter la valeur pédagogique. Notez que tous ces sentiments sont simplistes et que leur enchaînement apparaît en quelque sorte fatal. Enfin dernier élément favorable ; l’enseignement cellulariste ainsi développé ne heurtait pas les habitudes établies ; comme nous venons de le voir, il recevait de la tradition son moule naturel.

Ce régime défectueux ne tarda pas à rendre impossible que la synthèse désirable s’opérât convenablement dans le cerveau de l’adolescent. Jusqu’alors les éléments distincts qu’on y versait comme en une sorte de creuset — rhétorique, histoire, langues mortes, sciences naturelles, géographie, etc. — s’y combinaient de façon suffisante pour former sinon une culture totale, du moins une base vaste et solide de connaissances. Le jeune homme sortait de ses classes assez instruit pour que, même s’il en restait là, son existence en fut éclairée. Il comprenait ce qu’il ne savait pas. Aujourd’hui il lui arrive de ne pas comprendre ce qu’il sait. C’est que la synthèse ne se fait plus. Pour les raisons que j’indiquais tout à l’heure, il était infaillible que la chose advint. Ces découvertes scientifiques qui ont illustré le dernier siècle ont encore ceci de caractéristique qu’elles se sont produites en dehors de tout ordre, de toute méthode ; le hasard y a sans cesse présidé. Ainsi en pénétrant dans la pédagogie, elles n’ont pu aider à y instituer un plan général de l’esprit humain ; l’incohérence provenant naturellement de matières trop nombreuses s’est accrue du fait que ces matières semblaient n’avoir aucun lien entre elles. L’opinion s’est émue successivement de ces deux catégories de maux. Elle a commencé par apercevoir le surmenage et le dénoncer comme le seul péril. Ce surmenage menaçait surtout la France, pays où l’adolescent d’alors consacrait le plus d’heures à l’étude parce que l’éducation physique n’y existait guère et les jeux sportifs pas du tout. La première chose à faire était de donner au travail cérébral le contrepoids nécessaire du travail musculaire. Ceci fait, le surmenage disparut par cette raison que l’organisme juvénile se trouva mis à même de résister à la pression exercée sur lui jusqu’alors. Mais bientôt l’autre danger apparut, de beaucoup le plus certain et le plus durable. On constata que le niveau intellectuel baissait. Il baissait partout car si d’autres pays que la France s’étaient trouvés prémunis contre le surmenage par suite d’une bonne pédagogie musculaire, aucun n’avait pu s’opposer à l’envahissement scientifique issu des découvertes récentes. Et partout cet envahissement rendant de plus en plus impossible la vieille synthèse d’antan, jetait le trouble dans les cerveaux des adolescents. L’intelligence-faculté n’est sans doute pas atteinte : cela ne se produirait pas si vite. Mais l’intelligence-résultat l’est gravement. Encore une fois, comme je disais tout à l’heure, la connaissance et la compréhension, loin de faire route ensemble, se sont nui ou du moins la seconde a payé pour la première. La puissance intellectuelle d’à présent est très singulièrement distribuée. Il y a, tout au sommet, de petits groupes qui comprennent trop. Leur extraordinaire lucidité en général les déroute et les déséquilibre. À force de tout apercevoir, ils perdent volontiers le nord. Le caractère, la volonté, l’initiative en souffrent. Tout en bas il y a la masse si longtemps tenue dans l’ignorantisme et qui naturellement a progressé : encore que, flattée par les démagogues, elle conçoive de son mince savoir une satisfaction peu propre à le développer ; la mentalité « primaire » pourrait bien, en se répandant, devenir une des plaies de l’époque par le mélange d’un inachèvement excessif et d’une suffisance plus excessive encore. Mais ce qui a baissé, c’est la valeur de ces classes moyennes restées le back bone, l’épine dorsale des nations civilisées. L’adolescent de ces classes-là est bien celui dont on peut dire qu’il a échangé une part de son intelligence contre un lot de notions numérotées. L’échange n’est heureux ni pour lui ni pour sa patrie.

Le malheur a voulu que, vers le même temps, le plus étrange débat ait mis aux prises « classiques » et « modernes » : débat acharné quoique poncif et dont la postérité sourira. Les « modernes » d’abord vainqueurs saisirent l’occasion de jeter le latin hors de la nacelle du ballon pédagogique pour le mieux délester. En ce faisant, d’innocents maniaques ou de ténébreux utopistes pensaient instaurer une ère de lumière sublime tandis que les autres songeaient simplement à éliminer : rosa, la rose — et les ânonements sur lesquels s’exerçait depuis longtemps la verve d’une satire trop facile. Quand il fallut déchanter, on s’était si bien entraîné à accabler le latin d’acerbes critiques et à espérer de sa disparition une prompte et totale guérison que la désillusion fut énorme. Les « modernes » n’en revenaient pas. Lettres, Sciences : deux aspects de la culture humaine ! Le parallèle s’était établi de lui-même dans les discours solennels et, dans les fresques décoratives, les deux figures se faisaient pendant en une indiscutable équivalence. Alors quoi ? Le parallèle n’était donc pas exact ? L’équivalence n’existait donc pas ? Non certes, elle n’existe pas. Et d’abord, les sciences ce n’est pas la science. Il y a entre Lettres et Sciences la même différence qu’entre la mer et la montagne. La mer se révèle à tous ceux qui la regardent. On s’en pénètre plus ou moins mais la conception qu’on en a du rivage est juste. Au contraire pour connaître la montagne, il faut en atteindre le sommet car la vue qu’on en a d’en bas est essentiellement trompeuse. Or le sommet demeure inaccessible au plus grand nombre. Autre opposition plus importante encore : la culture littéraire est tissée d’humanité ; la culture scientifique, de surhumanité. Ce qui compose l’une, c’est l’addition de tous les efforts des hommes depuis l’origine de la civilisation : ce qui compose l’autre, c’est une série de vérités abstraites ; elles sont et apparemment elles ne peuvent pas ne pas être mais toujours le pourquoi et bien souvent le comment nous en échappent. Aussi s’explique t-on que des sociétés très raffinées, très avancées, très intellectuelles aient pu vivre et durer presque sans science, mais conçoit-on comme non viable une société uniquement scientifique et privée de culture littéraire. Sans doute une semblable société n’a jamais existé. Pourrait-on la mettre debout ? Certains en tous cas sont en route pour tenter l’expérience. Penchez-vous sur les milieux uniquement imprégnés de culture scientifique et vous aurez le vertige à contempler les abîmes d’absurdité où l’on vous conduit. Le goût et l’habitude de l’utopie y dominent exclusivement. Comment s’en étonner ? La tendance à faire régner l’absolu et l’inexorable au sein d’une humanité où tout est relatif et passionné — tendance si grosse de conséquences redoutables — se trouve renforcée singulièrement du jour où le raisonnement et la méthode expérimentale sont laissés maîtres de diriger sans contrôle ni contre-poids l’éducation des facultés de l’homme. « La plus grande science, disait Leibnitz, veut un certain art de deviner sans lequel on n’avance guère ». Ce « certain art » n’est pas moins indispensable au disciple qu’au maître, à celui qui s’assimile qu’à celui qui invente. Appelez-le : jugement, sens critique appelez-le comme vous voudrez ; s’il se définit malaisément, il s’affirme néanmoins car son absence se fait cruellement sentir là l’on n’a pas réussi à l’introduire.

Mais tout ceci est en dehors des données pratiques du problème. Formé par les « classiques » ou formé par les « modernes » l’adolescent du XXe siècle restera toujours aux mains de « cellularistes ». Ni les uns ni les autres ne sont à même de satisfaire ses besoins car le cellularisme est aux antipodes des nécessités pédagogiques de l’époque. Il faut donc soustraire l’adolescent à l’action des uns aussi bien que des autres. Comment y parvenir ? Un changement radical de méthode s’impose. À la synthèse, il faut substituer l’analyse. En effet, puisqu’il s’agit d’envisager désormais des ensembles, nulle autre que la méthode analytique n’y saurait réussir. On fait une synthèse avec des éléments distincts mais, en face d’un ensemble, force est bien d’analyser. Ainsi, si les procédés synthétiques conviennent au cellularisme, on aperçoit immédiatement que les procédés analytiques sont seuls applicables à l’universalisme.

Sur quoi portera l’analyse ? Nous l’avons déjà indiqué : sur deux blocs qui seront d’une part le monde matériel et les conditions d’existence qui nous sont faites, de l’autre l’œuvre accomplie par les hommes à travers les siècles et dont les générations successives sont toutes solidaires. Par là se trouvent réalisées les deux conditions dont nous disions tout à l’heure qu’elles étaient exigées par la démocratie et par le cosmopolitisme : apprendre d’une part « tout le passé non pas seulement celui de nos propres ancêtres ou de nos plus proches voisins mais celui de tous les peuples dans l’ordre et selon l’importance que l’histoire leur assigne » ; apprendre d’autre part « tout le présent, non pas seulement celui du pays ou de la race auxquels on appartient ou de la profession à laquelle on se destine, mais de tous les peuples divers et de toutes les formes d’activité de la vie civilisée ». Nous avons reconnu ensuite que l’instabilité sociale, troisième caractéristique du siècle, réclamait quelque chose d’autre : l’unité d’origine des études afin que le mandarinat secondaire vis-à-vis des enseignements que l’on appelle post-scolaire et primaire supérieur, cesse de s’enfermer en ses formules comme en un camp retranché et que soient sauvegardés les intérêts de ceux dont l’instabilité sociale interrompt les études ou qui complètent tardivement les leurs dans les cours d’adultes et aux écoles du soir. Sur ce point encore le principe analytique nous apporte toute satisfaction. Une synthèse qui reste en route ne dissipe aucunes ténèbres tandis qu’une analyse amorcée crée dès le début de la lumière.

L’enseignement analytique possède à cet égard la plus complète élasticité : il permet aussi bien un exposé rapide d’une ou deux années qu’une succession d’études détaillées. Nous estimons que, régulièrement, il doit couvrir une période de quatre années : de onze à quinze ou de douze à seize, succédant à une période primaire bien nourrie, sans vues générales et la même pour tous. Cette brièveté de l’enseignement secondaire tel que nous le concevons répond aux exigences de la vie moderne, pressée le plus souvent de devenir pratique et rémunératrice.

On entend bien que tout l’esprit de l’enseignement est changé. Il ne s’agit pas, pour ce qui concerne les mathématiques, par exemple, de mettre l’adolescent à même d’en faire usage, mais simplement de l’amener à comprendre à quoi et comment elles servent. En regard de cette connaissance, que vaut de pouvoir tant bien que mal démontrer un théorème ?

On nous objectera d’emblée qu’il n’existe ni professeurs susceptibles de donner l’enseignement tel que nous le proposons, ni manuels propres à les y aider. Il est possible, mais il en existera demain pour peu que l’opinion l’ordonne. Aussi bien notre œuvre, datée de Paris, ne se limite ni à la France, ni même aux peuples latins. Nous la croyons applicable en Bolivie aussi bien qu’au Japon. Elle n’est point intangible non plus. Bien que résumant dix années d’enquête et de réflexion, elle est assurément améliorable dans ses détails et nous accueillerons avec empressement toutes les suggestions heureuses qui nous seront faites. Mais le principe demeure. L’heure a sonné que prévoyait Berthelot lorsqu’il s’écriait naguère : « Il deviendra impossible de s’assimiler l’ensemble des découvertes de son temps. Le cerveau humain ne pouvant plus absorber l’immense majorité des faits acquis ne pourra plus généraliser, c’est-à-dire s’étendre et se développer ». Or, il faut que l’esprit démocratique — à peine de rétrograder vers la barbarie — s’étende et se développe et, pour cela, qu’il possède ces vues d’ensemble par lesquelles seules l’homme apprend la modestie, la prudence et le prix des « labeurs additionnés ».

Les programmes qui suivent sont divisés en trois parties que nous avons intitulées : Sciences, Humanités, Langues. La première partie : Sciences, se subdivise en dix-huit chapitres, qui sont : le monde sidéral — les mathématiques — la terre — l’eau — l’air — le feu — les minéraux — les végétaux : l’agriculture — les animaux — l’homme — l’électricité — les machines — l’industrie — le commerce — les transports — la richesse — la loi — la défense. Ces dix-huit chapitres numérotés en chiffres romains sont, eux-mêmes, pour plus de clarté, subdivisés en paragraphes distincts.

La deuxième partie : Humanités, se subdivise en quarante chapitres numérotés en chiffres arabes et dont les titres sont : Bases de l’évolution humaine : les races. — Les empires chaldéens (4000 — 535 av. J. C.) ; la Chine et l’Inde antiques (2100 — 50 av. J. C.) — Les Égyptiens (3500 — 525 av. J. C.) et les Phéniciens (1800 — 300 av. J. C.) — Les Hébreux (1380 — 135 av. J. C.) ; les Mèdes et les Perses (835 — 330 av. J. C.) — L’Hellénisme (900-146 av. J. C.) — La république romaine (509—29 av. J. C.) — L’empire romain (29 av. J. C. 395 ap. J. C.) — L’Europe du Nord et la Germanie (600 av. J. C. 411 ap. J. C.) ; les royaumes barbares d’Occident (411—711). — Charlemagne et son empire (748—843). — L’empire arabe (622—1212). — L’empire grec (395—1204). — L’Angleterre avant et après la conquête normande (827—1215). — Le saint empire romain-germanique (962—1254). — Les croisades (1095—1291). — La France avant, pendant et après la guerre de cent ans (987—1483). — Les langues, la littérature, l’art gothique, l’église et la scolastique. — L’Europe du nord à la fin du xve siècle. — L’Europe du sud et du centre à la fin du xve siècle. — Inventions et découvertes : transformation de l’Europe. — L’Asie, l’Afrique et l’Amérique au xvie siècle. — La Renaissance, la Réforme et le Concile de Trente. — Charles-Quint et Philippe II (1519—1598). — Henri IV, Richelieu et Louis XIV (1589-1715). — Élisabeth, Cromwell et Guillaume d’Orange (1557-1700) ; l’Angleterre parlementaire (1700—1800). — Suède (1523—1792) ; Russie (1505-1796). — Pologne (1501 — 1795) ; Hongrie (1516—1790) ; Empire ottoman (1512—1792). — Suisse (1500—1798) ; Pays-Bas (1558—1747). — Les empires coloniaux. — L’Allemagne de Frédéric II et de Joseph II (1740—1790). — Le développement intellectuel et artistique aux xviie et xviiie siècles. — La révolution française et Napoléon Ier. — La formation des États-Unis (1683-1875). — L’émancipation sud-américaine (1800—1900). — La résurrection de la Grèce. — Napoléon III. — L’empire allemand et l’unité italienne. — L’empire britannique. — La république française et l’équilibre européen. — Les lettres, les sciences, les arts et l’industrie au xixe siècle. — Derniers événements : évolution mondiale.

Les dates qui accompagnent les en-têtes de chapitres ont été calculées de façon que les périodes historiques chevauchent, quand il est nécessaire, les unes sur les autres et qu’aucun moment important de l’histoire ne se trouve écarté du programme. Le fait que les Sciences sont séparées en dix-huit chapitres et les Humanités en quarante n’implique nullement que le second cours devra être traité en deux fois plus de temps que le premier. Il s’agit simplement des matières à passer en revue qui se trouvent, par leur nature même, se classer de façon différente dans l’un et l’autre cas.

Une troisième partie dont nous n’avons pas eu encore occasion de parler comprend l’étude des langues et réunit les langues mortes et les langues vivantes, d’après le principe de la simple lecture et d’une brève explication de texte pour les premières, d’un apprentissage simultané des formules usuelles pour les secondes. En ce qui concerne le latin et le grec, il faut s’en être approché exactement comme fait d’un monument illustre le voyageur pressé. Il est bien vrai que certains dilettantes soutiendront qu’il vaut mieux n’être pas allé à Rome que d’y séjourner huit jours et n’être jamais entré au musée du Louvre que d’y passer une après-midi. Ce sont là des sottises. Actuellement les longues heures que, dans les classes classiques, on consacre au grec et au latin n’aboutissent, il faut bien le dire, à rien de sérieux. Les élèves ne savent pas pour cela converser dans la langue de Cicéron et les charmes d’Homère à livre ouvert leur demeurent étrangers. Un tel résultat ne s’obtient que par de longs travaux personnels ultérieurs et il relève de l’enseignement supérieur, du spécialisme universitaire. Est-ce une raison pour tout ignorer de ces langages admirables qui furent les véhicules de toute notre civilisation occidentale et dans lesquels furent composés d’inimitables chefs-d’œuvre ? Le très peu de grec et le peu de latin que nous exigeons ne prendront guère de temps et cela suffira pourtant à établir avec les jeunes esprits des contacts bien plus fructueux que n’y parviennent l’ingrate version et le thème ridicule.

L’apprentissage des langues vivantes aurait dû se trouver depuis longtemps révolutionné par le fait de la presse quotidienne. Nul ne paraît s’être encore avisé que les nouvelles du jour reproduites en un style clair et correct dans les principales langues : anglais, allemand, français, italien, espagnol, constituaient un merveilleux instrument d’accoutumance pour les yeux, l’oreille et la parole et permettaient la plus féconde et la plus intéressante des comparaisons entre les textes. Mais il n’est pas de matière où la routine soit plus solidement établie que ce domaine là et, en France, il n’y a pas longtemps, on lisait dans les instructions officielles données au corps enseignant que « la littérature, manifestation essentielle de la vie des peuples, a naturellement sa place dans l’enseignement des langues vivantes ! » C’est en vertu de tels préceptes que les petits Anglais apprennent le français en lisant Victor Hugo, — les petits Français, l’allemand et l’anglais en lisant Gœthe et Shakespeare, — les petits Allemands, l’italien en lisant la Divine Comédie. Étonnez-vous donc des résultats ?

Il y a un « vestibule » à l’apprentissage des langues et ce vestibule comprend : la lecture, la prononciation, l’articulation, l’accentuation, la récitation de textes simples, enfin un vocabulaire élémentaire. Tout cela peut se faire par comparaison entre plusieurs langues sans qu’il y ait à craindre d’encombrement mnémotechnique. Au contraire, il semble que les langues s’aident les unes les autres et qu’à apprendre par exemple les jours de la semaine, les nombres ou tels substantifs usuels à la fois en anglais, en français et en espagnol, ou en allemand et en italien, on arrive plus aisément et plus rapidement à les retenir. Après cela, rien n’empêche de passer à l’étude grammaticale et littéraire de la langue étrangère qu’on veut apprendre pour de bon. Savoir parler « petit nègre » en d’autres langues ne nuira nullement à cette étude.

Cette nécessité de posséder une teinture préalable et générale des langages principaux du monde civilisé est une conséquence du cosmopolitisme et le cosmopolitisme est encore si récent que l’opinion a peine à se faire à l’idée qu’il ait acquis droit de cité et qu’il faille tenir compte de ses exigences en pédagogie comme en tout.

Je viens d’indiquer que l’enseignement analytique, susceptible d’ailleurs d’une grande élasticité et pouvant être allongé ou raccourci selon les besoins des élèves ou des auditeurs, était conçu par nous comme devant couvrir une période de quatre années. La répartition des matières le long de ces quatre années ne saurait être fixée ici. Toutefois, il semble que la façon la plus avantageuse de procéder soit la suivante : une année employée à parcourir l’ensemble des matières de façon générale, les deux années suivantes passées à les revoir en détail, enfin la dernière année consacrée à une révision complète. De cette façon l’élève aura traversé trois fois les mêmes carrefours à des âges différents, à des allures différentes aussi. Il aura toute chance d’en avoir profité. D’autre part, celui qui devra abandonner ou rejoindre en cours de route ne risquera plus d’être dépaysé et trop handicapé par rapport à ses camarades.

Et c’est là, je ne crains pas de le redire, un point de vue prépondérant. Le grand principe énoncé tout à l’heure et qui, à lui seul, légitimerait d’établir l’enseignement analytique — à savoir que si une synthèse qui reste en route ne dissipe aucunes ténèbres, une analyse amorcée crée dès le début de la lumière — ce principe domine aujourd’hui la civilisation. Créer dès le début de la lumière, voilà l’impérieux besoin des démocraties modernes car la plupart des haines sociales des adultes sont nées et ont été entretenues par le désaccord intellectuel organisé dès la jeunesse. Et c’est en faisant cesser ce désaccord que la paix nationale — première garantie de la paix internationale — pourra être assurée.