L’Éducation des adolescents au XXe siècle/Volume II/COMMENTAIRE ET CRITIQUE

Félix Alcan (Volume IIp. 95-144).

COMMENTAIRE & CRITIQUE

En comparant les premières lignes du programme de Sciences avec les dernières du programme d’Humanités on constate que notre enseignement débute par une leçon de modestie scientifique et se termine par une leçon de solidarisme historique. Ceci n’a pas été cherché mais le symbolisme en est heureux. Ainsi se trouve souligné à nouveau le principe supérieur qui nous a guidés, à savoir que, pour répondre aux besoins de l’adolescent du xxe siècle, l’enseignement secondaire doit être « une ère d’idées générales embrassant l’ensemble du monde matériel et de l’évolution humaine afin que, par là, tout homme cultivé ait, au seuil de sa vie active, un aperçu du patrimoine dont il est à la fois bénéficiaire et responsable ». Qu’on m’excuse de revenir sur cette formule. Elle résume notre effort et nos convictions.

L’astronomie est, apparemment, de toutes les sciences, celle dont l’objet est le plus vaste et qui, en même temps, touche de plus près à la philosophie. L’indéfini qu’elle nous enseigne en effet est aussi certain — on pourrait dire aussi visible — qu’il demeure incompréhensible. En vain chercherait-on ailleurs une autre certitude qui ne puisse être saisie par l’esprit humain. Nous concevons parfaitement que l’univers est sans limites et qu’il n’existe pas ni ne saurait exister un endroit où il cesse… Et pourtant cette donnée est radicalement contraire aux exigences de notre mentalité laquelle ne peut accepter que l’idée du fini et du limité. L’astronomie se présente donc armée d’une force pédagogique telle que nul ordre de connaissances scientifiques ne semble devoir rivaliser avec elle à cet égard. Elle fournit le seul point de contact entre l’humain et le surhumain et ce contact unique doit inspirer aux hommes à la fois le légitime orgueil d’avoir pu atteindre jusque-là et la salutaire humilité de ne pouvoir aller au-delà. Personne ne s’avise pourtant d’utiliser une notion dont la puissance égale la simplicité car, devant n’importe quel auditoire, cette notion sera développée et commentée à l’aide d’un manuel quelconque sans que le professeur et les élèves éprouvent à s’entendre la moindre difficulté

Il est encore d’autres notions astronomiques que leur ampleur pédagogique tend à mettre de même dans un relief initial, notamment les notions de l’unité chimique et de l’unité mécanique du monde. Elles sont nouvelles — la première du moins ; quant à la seconde, elle est demeurée jusqu’ici inutilisée. Étendue sans bornes, mouvement perpétuel et essentiel, identité progressivement démontrée de la matière sidérale, l’astronomie étudiée sous de tels angles s’écarte aussi bien de l’énumération mythologique un peu niaise des constellations que de l’aride et déroutant calcul des positions et des distances.

Dans notre programme certaines sciences tiennent une place de beaucoup supérieure à celles qu’elles occupent dans l’enseignement existant : telles par exemple l’astronomie et l’hygiène ; d’autres sont entièrement nouvelles : l’agriculture, l’industrie, l’économique, le droit… d’autres encore sont envisagées sous un aspect différent : les mathématiques ; d’autres enfin perdent leur autonomie et se présentent comme divisées et fragmentées : la physique et la chimie.

Nous avons placé le coup d’œil général sur les mathématiques tout au seuil du cours, immédiatement après l’étude du monde sidéral et l’on aperçoit de suite qu’il s’agit ici de connaissances théoriques. C’est une révolution que nous proposons et qui ne peut manquer de soulever les plus véhémentes objections. Pourquoi fait-on faire des mathématiques à l’adolescent actuellement ? Pour trois raisons principales ; pour le mettre à même de résoudre les problèmes usuels qui peuvent se présenter à lui ; pour soumettre son esprit à une discipline rigoureuse d’exactitude et de méthode ; enfin pour servir d’amorce au spécialisme ultérieur vers lequel il s’orientera en choisissant une carrière. De ces trois raisons la première est inexistante. Ce qu’il faut savoir de calcul relève de l’enseignement primaire (que nous supposons très développé, qu’on ne l’oublie pas). Entre sept ans et onze ou douze, époque où nous prenons l’adolescent, il a eu tout le temps d’être rompu à ce genre de mathématiques ; il a pu même s’exercer à l’écriture algébrique, beaucoup de simples problèmes d’arithmétique étant susceptibles d’être présentés de la sorte et, par la pratique du dessin géométrique qui devrait jouer à l’école primaire un rôle considérable, nombre de figures de géométrie ont pu lui devenir familières. Au delà le travail est perdu. Quel est celui d’entre nous qui, possédant ce que l’enseignement secondaire lui a fourni en fait de trigonométrie ou de géométrie descriptive, oserait essayer de s’en servir pour une application pratique, si simple soit-elle ? Il n’est personne pour tenter pareille aventure.

Venons maintenant au second des motifs invoqués : la discipline de l’esprit C’est ici une vieille formule qui a été excellente au temps de la prépondérance littéraire. Les mathématiques — disons mieux : les démonstrations de théorèmes — avaient alors une vertu singulière. Elles obligeaient de jeunes esprits que l’effort prédominant de la pédagogie tournait vers les beautés de la rhétorique et de la poétique à se plier aux exigences froides et sévères d’un labeur tout positif ; elles les forçaient à raisonner serré, emprisonnés dans les murailles de l’inéluctable. Rien ne pouvait remplacer cette féconde leçon. Seulement on oublie de remarquer que le sablier s’est retourné. La précision des faits scientifiques a tellement envahi les études que les jeunes esprits n’en sont que trop imprégnés désormais ; et l’on a vu — spectacle d’un doux ironisme — des hommes de science réclamer hautement pour qu’on remît, à l’aide des lettres, un peu d’élégance et de fantaisie dans des cerveaux devenus exagérément épris d’exactitude et de raisonnement. Le troisième des motifs présentés perd le peu de valeur qu’il pouvait avoir auparavant dès que l’enseignement secondaire, abrégé de durée, ne comporte plus de préparation directe aux carrières ; pour beaucoup de carrières d’ailleurs, la démonstration des théorèmes représente un piédestal absolument inutile.

Mais, par contre, n’est-il pas étrange que, parmi les élèves même qui s’entraînent à démontrer les théorèmes et poussent un peu avant dans le champ des mathématiques, il n’en soit point qui sachent jusqu’où s’étend ce champ et à quel usage sert ce qu’ils ont appris. Pour cela il faudrait leur donner cet aperçu d’ensemble que nous préconisons précisément et auquel personne n’a jamais voulu songer. Peut-on être initié à la connaissance d’un phénomène mathématique (j’emploie à dessein cette expression générale) sans être mis en état de le prouver et de l’appliquer ? Voilà toute la question. Or le professeur qui, en histoire par exemple, tient constamment pour acquises des opinions plus ou moins discutables, lorsqu’il s’agit de faits mathématiques dont le caractère est indiscutable, a coutume d’arrêter son cours là où cesse pour l’élève la mise en pratique possible. Énoncer un théorème sans le démontrer lui semble un blasphème. Pourquoi ? La routine le veut ainsi. Ne se met-on pas en peine de prouver à l’enfant que les angles droits sont égaux et que deux lignes parallèles ne se rencontrent pas ? Ce sont là pourtant de ces vérités dont la mention suffirait. Or tout du long des mathématiques se tiennent des vérités similaires, plus ou moins complexes à énoncer, dont l’énoncé en tous cas représente pour l’esprit une acquisition précise et avantageuse. On peut dresser ainsi pour l’enseignement secondaire une sorte de panorama lointain mais clair de ce monde mathématique qui reste, comme l’électricité ou le magnétisme, mystérieux dans son principe mais domine et féconde tout le progrès scientifique. Nous croyons que ce panorama est à sa place là où nous l’avons mis, entre ciel et terre.

Nous nous attendons bien que le « déchiquetage » de la physique et de la chimie nous fera honnir plus bruyamment encore. En réalité, il s’agit d’une libération absolument nécessaire. La physique et la chimie telles qu’on les enseigne sont devenues des instruments de véritable oppression pour la mentalité adolescente. Elles ne correspondent même pas à une notion exacte. Dans l’ensemble du monde matériel les éléments existent d’une astronomie et d’une géologie, mais non pas ceux d’une physique et d’une chimie proprement dites, à territoires délimités ; il existe seulement des phénomènes physiques et des phénomènes chimiques. Rattachés artificiellement les uns aux autres, ils représentent le point de vue du savant dans son laboratoire ou celui de l’industriel dans son usine et non pas le point de vue de la vie au travers de laquelle ils se trouvent éparpillés. À quels autres qu’à des théoriciens impénitents pourrait venir l’idée de réunir sous une commune rubrique pédagogique : l’acoustique et l’hydrostatique, l’optique et la chaleur ? Et pourquoi l’étude des acides voisinerait-elle avec celle des métaux ou des matières organiques ? De tels rapprochements vont au rebours du sens commun et ce n’est pas sans danger pour la culture générale que le cerveau de l’adolescent est obligé de s’y plier.

Nous n’avons donc pas hésité à adopter un classement tout différent et à étudier les phénomènes physiques et chimiques (lorsqu’ils doivent l’être) au fur et à mesure de leur intervention logique. L’expérience de l’analyse spectrale et les conclusions à en déduire au sujet de l’unité chimique du monde sont à leur place dans le chapitre premier de même que l’exposé des lois fondamentales du mouvement. La pesanteur et le magnétisme terrestre relèvent assurément de l’étude du globe et le retour à la division des quatre éléments prouve seulement que l’empirisme de nos pères, basé sur de séculaires observations, savait trouver parfois la plus juste méthode. On ne saurait s’étonner que nous ayons considéré la géographie générale comme une sorte de résultante du drame géologique, ni introduit l’océanographie dans le chapitre de l’eau et joint l’étude des propriétés des gaz à celle de l’atmosphère. Nous savons fort bien que l’on ne nous chicanera pas sur le détail, une fois admis le principe qui nous a guidés, mais c’est ce principe même contre lequel on bataillera parce qu’il contrarie à la fois trop d’habitudes et lèse trop d’intérêts. Nous le savons et nous y sommes préparés : toute réforme profonde est à ce prix.

Dans les premiers chapitres du programme les innovations se réduisent plutôt à des changements de classification. Avec l’agriculture apparaissent les nouveautés véritables. La botanique telle qu’elle est d’ordinaire comprise, c’est-à-dire avec une abondance de nomenclatures fastidieuses est réduite à sa plus simple expression mais l’étude des zones de végétation, des cultures diverses, des semages, récoltes, assolements, engrais, ainsi que les données sur le travail agricole et ses modalités forment un enseignement que complètent des notions d’art forestier et de chimie végétale. La majeure partie de l’humanité, même dans les pays de civilisation industrielle avancée vit de la terre. Est-il admissible que l’adolescent soit élevé dans l’ignorance totale de ce fait et des conséquences qu’il comporte ? L’histoire naturelle se voit annexer une parenthèse biologique que les découvertes du siècle dernier légitiment et qui est propre à jeter beaucoup de clarté dans les jeunes esprits. Il n’y a pas lieu du reste de pousser cette étude jusqu’aux confins de la philosophie : la chose est à éviter et elle sera facilement évitable. La zoologie n’a point de sens si elle n’aboutit à connaître la domestication des animaux et les principes essentiels des diverses formes d’utilisation et d’élevage.

Le chapitre de l’homme ne se réduit pas à l’hygiène ; il débute par un examen de la question de la population et des problèmes généraux qui s’y rattachent. L’analyse du corps humain est complétée par l’annexion d’un territoire qu’occupent indûment, dans beaucoup de pays, les professeurs de philosophie. Pourquoi les phénomènes de perception, la mémoire, l’imagination créatrice, l’attention, le raisonnement, la volonté ne font-ils pas suite à la digestion, à la respiration, à la circulation ? On serait bien en peine de l’établir. Ces sujets relèvent de la seule étude de l’être humain et les en distraire constitue un funeste illogisme. Rien à observer à propos de l’électricité. Les machines, l’industrie, le commerce forment des chapitres presque entièrement nouveaux. Ils renferment l’énumération de connaissances dont on sent, tout à la fois, combien elles eussent été superflues, il y a seulement vingt ans, et combien elles sont rapidement devenues nécessaires. Il en va de même des transports. Les chapitres consacrés à la richesse et à la loi sont empruntés aux études supérieures : il s’agit d’économie politique et de droit. Les développements donnés aux questions de production et de circulation, aux systèmes monétaires, aux diverses formes du crédit, enfin aux impôts ne vont pas au delà de ce qu’il est vraiment indispensable que tout le monde sache. Que de maux seraient évités, socialement parlant, si cet alphabet de la civilisation présente était connu de tous ceux qui, plus tard dans la vie, la discutent à l’aveuglette et s’efforcent de l’abattre. Quant au droit, nous n’en présentons ici, sous ce terme mieux approprié : la loi, que la classification ou à peu de chose près. Il faut que l’élève se rende compte — et là encore, pourrions-nous répéter, combien la paix sociale y gagnerait ! — des interventions ordinaires du législateur dans la vie sociale et privée, de la façon dont ces interventions se produisent, s’enchevêtrent, se provoquent les unes les autres et souvent entrent en un conflit fatal par l’opposition des intérêts qu’elles veulent protéger et réglementer. Parmi tous ceux qui traversent l’enseignement secondaire, la plupart n’ont jamais l’occasion d’entendre exposer ces vérités et n’en apprennent que des bribes tardives à travers les commentaires passionnés et déformés qu’inspirent à une presse peu scrupuleuse les querelles de parti…

Nous avons enfin introduit, dans le dix-huitième et dernier chapitre du cours de sciences, de brèves considérations sur les armées et les flottes modernes. Il ne s’agit pas, bien entendu, de remplacer, en quoi que ce soit, l’instruction technique que l’adolescent recevra au régiment ni même de l’y préparer. Il ne s’agit pas de son armée nationale mais des armées en général et de la façon dont les États d’aujourd’hui comprennent et pratiquent la défense de leur sol et de leurs sujets.

Parallèlement au cours de sciences, doit être conduit le cours d’humanités. Il débute par une leçon tout à fait contraire aux aspirations et aux habitudes de la pédagogie actuelle ; nous y présentons, en effet, en manière d’avant-propos ce qui est d’ordinaire considéré comme des conclusions et comme des conclusions d’un ordre si raffiné et si élevé qu’on oublie, les trois quarts du temps, de les exposer même à des étudiants. C’est que la « sociologie » n’a pas encore acquis droit d’école. C’est une science à côté, une science catéchumène qui attend le baptême administratif. Pour nous ces distinctions n’ont point de sens. S’agit-il même de sociologie ? l’étiquette ne nous importe guère. Mais les notions qui sont groupées dans notre leçon initiale nous paraissent très bonnes à enseigner et précisément au seuil d’une étude de l’œuvre humaine en général. Elles éclaircissent le sujet et ouvrent des horizons vastes et exacts. Il est bien difficile de jamais comprendre l’histoire si l’on fait abstraction de ces assises éternelles de toute société : la famille, la propriété, l’État. Et en peu de mots aisés à dire comme à retenir, le maître en exposera les différentes modalités si intimement liées aux phénomènes de progrès, de stagnation ou de recul des peuples. Il faut que l’adolescent s’accoutume à penser que le type familial, le régime de la propriété, l’organisation des pouvoirs publics influent bien plus fortement qu’une guerre ou une révolution sur la mentalité d’une nation. Il faut surtout qu’il sente que ces institutions ont joué un rôle prépondérant dans toutes les sociétés organisées, les anciennes comme les récentes, de même que les hommes, sitôt qu’ils ont possédé quelque richesse et quelque culture, ont senti s’éveiller en eux le désir du beau et l’inquiétude de leurs destinées. La poursuite des arts, l’étude des problèmes de l’âme sont partie intégrante de tout chapitre de l’histoire des grandes races. Ces races, elles-mêmes, d’où sortent-elles ? Au lieu de ces nomenclatures ethniques sur lesquelles l’accord n’a jamais pu se faire, mieux vaut avouer l’incertitude et exposer l’état actuel de la science à cet égard. Ce premier chapitre indignera, certes, plus d’un traditionaliste ; on s’exclamera surtout que nous ayons osé inscrire là un classement général des systèmes philosophiques ; mais nous avons le sentiment que ni cette audace ni l’indication de l’universalité du problème religieux et de son influence sur l’homme de tous les temps, ne constituent un empiètement sur le terrain confessionnel.

Dans le second chapitre, deux faits à noter : le rappel des « particularités géographiques » de la région dont l’histoire va être étudiée ne s’applique pas seulement aux empires chaldéens. C’est l’indication, une fois pour toutes, d’un procédé auquel le professeur doit avoir recours chaque fois qu’il s’agit d’aborder une région nouvelle. Sans adhérer au système qui déclare prépondérante l’action du sol sur l’homme, il est impossible de nier cette action et de ne pas voir qu’elle s’étend des choses de la guerre à celles de la littérature. Le second fait c’est que, dès le principe, l’Extrême Asie se trouve associée à notre cycle historique puisque, à côté des empires chaldéens, figurent la Chine et l’Inde antiques… le peu du moins que nous en savons en attendant que les archives, encore impénétrables, nous livrent de précieux secrets. Dès maintenant l’Asie est entrée dans notre vie occidentale et doublement, car il y a des communautés de sang occidental qui se trouvent séparées de l’Europe par l’Asie à gauche, par l’Amérique à droite. Depuis que l’Australie a ainsi pris rang de nation, on peut dire que la pénétration universelle est achevée et nous ne pouvons pas plus nous désintéresser des origines asiatiques que des Scandinaves ou des berbères. L’étude des premiers clans chinois et de la féodalité jaune, de l’unification japonaise, de la civilisation aryenne dans l’Inde importent tout autant en tous cas que les annales de Babylone et de Ninive ou celles de l’Égypte primitive.

On verra que nous avons aussi réintégré le peuple Hébreu dans l’histoire ; il en était sorti au profit de l’instruction confessionnelle mais il semblera inadmissible que, parce qu’on fait apprendre aux jeunes enfants une « histoire sainte » remplie d’événements surnaturels, il doive être interdit d’enseigner aux adolescents la même période envisagée sous le seul angle des réalités historiques. Il est parfaitement possible de donner cet enseignement sans froisser des convictions respectables et sans aborder la critique de faits qui échappent au jugement humain.

Avec l’Hellénisme va commencer la grande querelle. Nous avons osé supprimer l’autonomie de cette personne considérable qu’on nomme la « littérature ». Eh quoi ! plus de cours de littérature ! Homère, Sophocle, Platon, Cicéron, Virgile, Senèque… obligés de réintégrer leur pays et leur siècle d’où on les avait tirés pour former une « société des Gens de Lettres », indépendants de l’histoire et uniquement préoccupés de cultiver l’art du « bien dire ». Et sans doute ils soignaient leur style, ces illustres auteurs, et prenaient plaisir à placer le mot juste en posture élégante. Mais la vie, la vie qu’avant tout reflétait leur pensée, la vie du sein de laquelle ils surgissaient, qu’en faites-vous donc ? La Grèce des Thermopyles et de Mantinée, la Rome des guerres d’Afrique et d’Asie sont-elles donc séparables des poètes, des historiens, des orateurs qui les ont critiquées ou glorifiées ? Et plus tard, pensez-vous que les premiers troubadours, Abailard, Averroès, Bacon, Dante, Pétrarque, Froissard, Chaucer, Camoëns, Rabelais, Montaigne, Le Tasse puissent être utilement et intelligemment présentés en «  déracinés » comme des figures flottant dans une atmosphère imprécise ? C’est là toutefois un point de vue auquel s’opposent de très vieux préjugés. Il faudra du temps pour se rendre compte des maux pédagogiques qu’a engendrés chez les adolescents le cours de littérature. Beaucoup auraient été saisis d’admiration et impressionnés à jamais par l’Iliade et l’Odyssée si on leur avait rendu ces chefs-d’œuvre accessibles par une belle traduction convenablement enchâssée dans sa monture historique. Ce n’est pas seulement parce qu’on les a condamnés à en détailler laborieusement, à l’aide de la grammaire et du dictionnaire, le squelette inanimé que la porte de la compréhension et de l’émotion s’en est à jamais fermée pour eux. C’est encore et surtout parce que tout le paysage environnant avait disparu. Or, nous parlons là de ceux qui ont appris le grec ! En latin, si les Commentaires de César écrits en un style très simple laissent encore dans l’esprit de l’élève une vague, bien vague idée de la Gaule qu’il subjugua, les pénibles et brèves trouées conduites au travers des textes de Tacite n’aboutissent à aucune véritable clairière concernant la Germanie d’alors et les mœurs de ses habitants. Intervienne une lecture suivie, en traduction, avec les études historiques qu’elle comporte… et tout s’éclaire. C’est que l’œuvre a été replacée dans son milieu, qu’elle existe et palpite et qu’au lieu de figurer dans un recueil de reproductions littéraires artificiellement classées, elle tient son rang au sein de l’humanité qui l’a produite. On ne saurait trop le répéter, la littérature dans l’enseignement secondaire n’a de valeur que comme l’expression même de la vie des peuples ; toute arrière-pensée professionnelle en doit être écartée. Nous disons : dans l’enseignement secondaire. Qu’on le remarque bien, Loin de nous, en effet, la pensée d’étendre cette prescription à l’enseignement supérieur où ceux qui veulent se vouer aux études littéraires ne sauraient à aucun degré s’y sentir astreints. Mais quelle admirable préparation à de telles études constituera pour ceux-là la connaissance générale acquise durant l’adolescence du grand mouvement de la pensée humaine ainsi associé à l’histoire universelle ! Et pour ceux qui en resteront là, cette connaissance ne suffira-t-elle pas à leur donner accès à l’idée littéraire, si l’on peut ainsi parler, en même temps qu’à leur rendre plus complètes et plus vivantes les leçons de l’histoire ?

Le principe que nous venons de poser en ce qui concerne l’enseignement secondaire soulève deux questions ; il est bon de les trancher de suite. La première a trait au mode d’instruction. Ce que nous avons dit des œuvres littéraires est vrai des œuvres d’art et des doctrines philosophiques. Mais, tandis qu’il est relativement aisé d’ouvrir la parenthèse nécessaire pour exposer à des adolescents ce qu’ils doivent savoir du Parthénon, du Colisée ou de la voûté ogivale, — de l’art hindou, des écoles flamandes ou de l’art arabe, — des lois de Manou, du mazdéisme, du stoïcisme, il n’en va pas de même des œuvres littéraires. Devront-ils les lire — alors la parenthèse sera fort longue, interminable même — ou bien se contentera-t-on de leur résumer par exemple Euripide ou Horace en petits paragraphes énumérant leurs ouvrages et les caractérisant par quelques traits plus ou moins heureusement choisis ? Dans ce dernier cas, nous retournons au manuel d’examen qui s’apprend par cœur et dans lequel une simili-culture est, pour ainsi dire, débitée à l’aune. Rien ne serait pire. Non ! l’adolescent doit lire presque en entier certaines œuvres et des fragments des autres. Ces lectures auront lieu en marge du cours soit en classe, soit à l’étude, avec compte-rendu écrit présenté au professeur ou oral fait en classe sous sa direction. Il va sans dire que nous ne suggérons aucun changement aux coutumes pédagogiques qui font alterner la classe avec l’étude et le devoir rédigé avec la leçon parlée. C’est aux professeurs eux-mêmes qu’il appartient de dire dans quelle mesure, cette alternance doit se produire. Nous bornant à poser les bases d’une réforme envisagée au point de vue général et pour l’ensemble des cas, ce serait sortir tout à fait de notre rôle que de proposer des horaires fixes qui varieront du reste selon l’âge des élèves, leur nombre, aussi bien que selon les capacités et les tendances des maîtres ou le temps dont ils disposent. L’individualité de ces derniers doit-être respectée dans les limites très larges tracées par les programmes.

Voilà donc qui est entendu : l’étude des œuvres littéraires marchera de pair avec celle des événements et des circonstances contemporaines. Et voici la deuxième question : où s’apprendra alors l’« art d’écrire » ? Par cette expression, entendez : la rhétorique. Le mot est un peu désuet et l’on n’ose plus tant l’employer, mais la chose subsiste comme un legs du passé. Peut-être certains sont-ils injustes envers la rhétorique car elle eut sa raison d’être. À vrai dire cette raison d’être cessa en principe le jour que l’imprimerie fut inventée, mais, les conséquences de l’invention ayant été lentes à se développer, la rhétorique continua d’être pratiquement utile. Elle a tout à fait fini de l’être depuis que le livre à bon marché a mis à la disposition de tout le monde le bagage total de la pensée humaine et le besoin ne se fait plus sentir d’apprendre en détail les beautés de l’onomatopée, de l’euphémisme et autres « figures » dont chacun use tout naturellement sans avoir à les habiller de noms sonores. La comparaison ; l’allusion, tout cela serait d’ailleurs du ressort de l’enseignement primaire ou l’enfant doit être déjà exercé à rédiger, — à rédiger et non à narrer ou à composer. La « composition » est la plaie des démocraties. N’y exercez personne ; cela n’empêchera aucun génie de se révéler et comme l’a dit un poète français qui n’a eu que le tort de vouloir faire des vers avec du simple bon sens :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement

Fausse route font en ce même pays de France, ceux qui cherchent un remède à la défectuosité présente de la forme autre part que dans la parfaite clarté de la conception. La remarque s’applique aussi aux autres pays où l’on rédige de plus en plus obscurément parce que, comme je l’ai déjà indiqué, l’adolescent est venu à ce point de ne plus souvent comprendre ce qu’il apprend. Les occasions de rédaction, elles, ne manquent pas. Elles sont à la fois plus nombreuses et plus variées qu’elles n’étaient ; elles sont surtout plus réelles et moins poncives. L’adolescent d’aujourd’hui a ses journaux, ses groupements : toute une Société en raccourcis organisée pour lui et autour de lui. Qu’a-t-il besoin de se transformer en « Alexandre haranguant ses soldats » ou en « Cicéron écrivant à un ami » ? Il s’adresse à ses camarades et traite des sujets véritables. Sa plume et sa parole trouvent ainsi à s’exercer de la façon la plus avantageuse. On l’a bien compris dans les collèges anglais et on y a admirablement tiré profit des circonstances nouvelles. Le collège anglais demeure, sous ce rapport comme sous celui de la préparation sociale, l’usine humaine la plus parfaite qui existe ; tous les pays gagneraient à s’en inspirer.

Les quelques éléments de rhétorique qui peuvent survivre sans inconvénients, nous en faisons donc cadeau à l’école primaire. Dans le cours de sciences, au chapitre x consacré à l’étude du corps humain, nous avons inscrit : l’intelligence, la mémoire, le jugement, l’attention, le raisonnement, l’hypothèse et l’induction. Reste le goût. Eh bien ! le goût qui est affaire de proportion, de pondération, d’élégance, il me semble que jamais on n’a tant visé à le former que nous ne le faisons par nos programmes. Dans la mesure où le goût relève de l’éducation (car il y faut tout de même un penchant hérité ou spontané) il se trouve ici des éléments précieux et nombreux propres à son développement. Les chapitres 16, 19, 30 et 39 notamment apportent dans l’enseignement secondaire des données qu’on avait eu le tort de négliger, qui sont puissamment éducatives et aptes à favoriser la culture du sens de l’eurythmie.

Reprenons maintenant notre commentaire. Après les chapitres consacrés à la république romaine et à l’empire romain intervient une étude des monarchies barbares. Cette époque est d’une grande importance car elle dessine pour l’Europe occidentale le trait d’union entre la société antique et ce qui va devenir la société moderne. Actuellement Théodoric n’est pas autre chose à nos yeux qu’une manière d’Attila sédentarisé et le milieu si curieux sur lequel il a dominé et d’où par la suite a jailli la puissance de Charlemagne, on en ignore presque tout : les aspects, les ressorts, les échecs ! On méconnait aussi cet effort de l’arianisme qui fut un des grands tournants de l’histoire, une lutte dont les remous se sont fait sentir jusqu’à nous. C’est ici qu’à la manière de Bossuet, on pourrait regarder naître et mourir les empires. Ils sont cinq s’enchevêtrant : le franc, l’arabe, le grec, le normand, le germanique dont les courbes d’élévation et de décroissance ont un magnifique relief et forment des annales d’une richesse passionnante bien propre à captiver et à retenir — toujours avec l’aide de la géographie — l’imagination des adolescents. Au contraire, si l’on isole de la civilisation qui les entoura ou qu’ils ont suscitée : Charles le Gros, Haroun al Raschid, Nicephore Phocas, Othon le Grand, Guillaume le Conquérant, quelle pensée claire, quelle idée prenante espérez-vous voir sourdre du chaos engendré par cette succession de figures sans racines ? Ce sera ici l’occasion d’une nouvelle querelle qu’on nous cherchera : celle des dynasties et des dates. Je veux m’en expliquer de suite. Il est impossible — et il serait fâcheux — de tout apprendre ; force est donc d’admettre des lacunes et de faire choix de ce qui sans inconvénient peut être écarté. Or l’histoire énumère des souverains qui n’ont marqué ni par leur initiative ni par leur ambiance. Elle énumère des batailles dont les causes ou les résultats furent insignifiants et que relève seulement quelque anecdote plus au moins véridique. Elle énumère surtout des dates d’avènements, de conflits, de conventions qui finissent par constituer l’amas déchiffrés le plus indigeste. En regard de ces excès, il se trouve que des périodes entières sont passées sous silence faute d’un prince pour les prendre sous son égide, que de fécondes évolutions demeurent oubliées faute d’en pouvoir déterminer à date fixe le début et la fin. Rien n’est plus inexact que la toise des règnes. Peut-on, par exemple, mettre sur le même plan les pâles exploits des successeurs de Clovis et la colossale entreprise d’un Justinien ? Les chronologies ininterrompues et complètes n’ont que la valeur d’un dictionnaire ; on les consulte, on ne les apprend pas. Ces souverains, ces batailles, ces traités, ces dates qui ne rappellent que de la médiocrité transitoire ou des faits sans portée, qu’on cesse d’en jalonner faussement la route de l’humanité, négligeant pour leur faire place de suivre l’effort anonyme et quotidien, parfois fautif, souvent déçu, mais toujours instructif et grandiose vers la lumière et le progrès.

C’est dans cet esprit que nous avons sauté bien des vulgaires figures d’empereurs romains au profit de notions précises sur l’administration impériale, les légions, les proconsuls, le commerce et les monuments. Les coupures introduites entre l’empire de Charlemagne et celui d’Othon le Grand pour l’Allemagne ou la royauté d’Hugues Capet pour la France procèdent de la même préoccupation. Mais d’autre part, on remarquera que nous avons pris grand soin de ne jamais laisser l’obscurité se faire sur un peuple sous prétexte d’une période de somnolence et d’insignifiance. De telles périodes peuvent se résumer très facilement ; ce qu’il faut en savoir se réduit à peu de mots ; encore est-il essentiel d’en faire mention afin que l’adolescent s’accoutume à avoir toujours présente à l’esprit l’idée si féconde et si vraie du travail universel et de la collaboration ininterrompue de toutes les nations à ce travail.

Quant aux dates, c’est affaire de mémoire et la mémoire est capricieuse ; elle ne fera jamais un choix judicieux entre une date et une autre ; ne pouvant les posséder toutes, elle en omettra d’importantes pour en retenir de futiles. Certains savent le jour et l’heure de la mort de Constantin XII sous les murs de sa capitale et ignorent l’année que Jean sans Terre concéda la grande charte ou même le siècle dans lequel vécut Aureng Zeb. La mémoire a assurément besoin d’être cultivée mécaniquement et entretenue. Cultivée, elle doit l’être de bonne heure. C’est une des premières besognes de l’école primaire et déjà, à ce moment, on peut tenter de fixer quelques dates fondamentales des annales nationales dans le cerveau enfantin. Parmi les procédés mnémotechniques, il en est d’intelligents, il en est beaucoup de sots. Nous n’avons pas à examiner ici la question. Nous nous bornerons à faire observer qu’en somme l’année a en histoire — et en histoire littéraire ou artistique aussi bien qu’en histoire politique — bien moins d’importance que le siècle et l’ordre. Ce qu’il faut viser à inculquer à l’adolescent dont la mémoire se montre rebelle à retenir les années, ce sont les demi-siècles ; c’est aussi l’ordre des événements. Qu’il puisse situer dans la première ou dans la seconde moitié d’un siècle les personnages, les faits et les œuvres, qu’il possède bien la succession des siècles avec ce qu’ils représentent et le « damier » fourni de la sorte par sa mémoire suffira même à une très haute culture : a fortiori à la culture moyenne que nous avons en vue.

Vers la fin du xve siècle de grands résultats sont acquis et c’est pourquoi nous avons fait là une pause assez longue. Elle nous permet d’étudier successivement : la formation des langues modernes, les universités qui se multiplient et deviennent des centres intellectuels considérables, les débuts de la peinture et la rénovation de l’architecture, le rôle de l’Église, les querelles de la scolastique, puis les découvertes telles que la poudre et l’imprimerie, initiatrices d’évolutions d’une immense portée — puis encore les exploits des grands voyageurs, découvreurs du globe… l’état du commerce, de la civilisation, l’organisation des corporations et des compagnies, la création des services publics, la transformation de la justice…, etc… Et tout cela, laissé jusqu’ici presque complètement dans l’ombre, est quand même plus important que la bataille de Fornoue ou la diète de Worms.

Un ordre de faits du reste n’est point pour faire tort à un autre ; ils se complètent au contraire et la révision de l’état politique dans l’Europe du Nord, du Sud et du Centre, à cette époque, nous fournit l’occasion d’introduire aussi quelques nouveautés nécessaires concernant les Pays-Bas, l’État Teutonique, la Suisse, les Balkans. Cet examen approfondi de l’Europe ne doit pas détourner nos regards des autres parties de l’univers. Ce que nous possédons à cet égard tient malheureusement trop à l’aise en un chapitre et, si les progrès de la science pour ce qui concerne l’Asie sont assurés, il est à craindre que l’Amérique n’ait plus beaucoup à livrer de son étrange passé.

Les chapitres suivants ne peuvent prêter qu’à des discussions de détail. Nous les croyons rédigés et classés d’une façon propre à faciliter à la fois la tâche du professeur et celle de l’élève. Nous pensons notamment qu’il était essentiel de réunir en une seule étude les grandes entreprises coloniales des nations européennes afin d’en comparer les méthodes et les résultats. Emiettés comme ils le sont aujourd’hui, ces sujets perdent leur intérêt et leur grande portée pédagogique. De même nous croyons que le développement intellectuel si considérable des xviie et xviiie siècles devient infiniment plus clair et plus suggestif lorsqu’on rapproche les uns des autres les écrivains espagnols, anglais, allemands, français qui ont contribué à l’éclat littéraire de cette grande période. Il n’est pas admissible que le mouvement artistique connexe soit passé sous silence ; nous lui avons fait une large place et en avons profité pour introduire là quelques notions rétrospectives sur la musique.

On se plaindra dans certains pays latins et surtout en France de la part minime accordée à la révolution française et à Napoléon Ier et l’on s’étonnera peut-être en constatant qu’un peu plus loin tout un chapitre est consacré au règne de Napoléon III. Les Français pourront à leur gré scinder en deux ce chapitre 31 qui va du règne de Louis XV à Waterloo ([1]) et lui donner toute l’étendue qu’ils voudront, mais nous le répétons, nos programmes sont conçus du point de vue de ce qui nous paraît la vérité historique en dehors de tout grossissement national. Et, de ce point de vue, il est indéniable que la révolution française n’a nullement l’importance qu’on lui attribue sur les bords de la Seine. Venant après l’indépendance américaine et la Réforme, elle enfonça en quelque sorte des portes ouvertes et le fit avec tant de fracas et si violemment que ces portes se refermèrent pour quelque temps derrière elle et que, loin de favoriser l’établissement de la liberté en France, elle la retarda considérablement. Étudiés sans passion, les « grands hommes » de la révolution apparaissent comme de médiocres esprits, dépourvus de sens pratique, parlant un langage ridicule et le régime finit par aboutir avec le Comité de Salut public à un état de choses véritablement abject fondé sur la délation et la poltronnerie générales. Peu de pays, il faut bien le reconnaître, ont dans leur histoire d’aussi vilaines pages mais tout cela s’efface devant l’admirable épopée que, dès le début de la Révolution, les soldats français écrivent avec leur sang sur toutes les frontières. Du sein de cette épopée jaillissent de merveilleuses figures de héros et la plus puissante, sinon la plus sympathique, est celle de l’officier de fortune qui finit en quelque sorte par écraser le peuple français sous le poids de ses lauriers et devient le chef d’un empire formidable. Toute cette période est, par excellence, une période militaire et comme les armées françaises, vingt années durant, balayent l’Europe, elles y déposent assurément certains germes de transformation : non pas les « idées de la révolution » dont ces braves guerriers n’ont cure et dont on serait fort en peine du reste de dresser un bilan sérieux, mais un mélange de sentiments simplistes qu’on peut traduire ainsi : mépris de tout ce qui est vétuste (y compris le droit divin) et culte enthousiaste de la force victorieuse. C’est alors que s’applique sans vergogne la fameuse formule : la force prime le droit. Soixante ans plus tard, Bismarck prouvera que les Allemands ont bien retenu la leçon et en ont bien profité. À l’intérieur, la période révolutionnaire doit être considérée comme une crise aiguë du Jacobinisme développé par Louis XIV et dont le principe s’oppose dès lors, à travers l’histoire de France, à cet opportunisme habile et sage dont Henri IV a donné la recette.

Cette digression n’est pas tout à fait légitime puisqu’elle développe une doctrine particulière et par là contredit la « neutralité » à laquelle doivent, autant que possible, s’astreindre des rédacteurs de programmes. Mais la révolution française était devenue une telle « excroissance » aux flancs de l’histoire que, dans certains pays, toute la portée des événements historiques du xixe siècle s’en trouvait oblitérée. Nous avons tenté de ramener ici les choses à leur proportion véritable.

Ces événements ont pour centre le règne de Napoléon III. Tout y converge. De 1815 à 1848, il semble que la France et l’Europe préparent les voies à l’étrange souverain qui va donner la formule de ce « despotisme éclairé » figure nouvelle de l’antique césarisme dont, à l’heure où nous écrivons, une bonne partie de l’univers demeure satisfaite. En même temps la théorie des nationalités assure d’abord de vastes unifications en attendant de conduire à de fatales désagrégations. Car ce qui s’est passé entre 1848 et 1870 est, à cet égard, bien loin d’avoir produit ses derniers effets.

L’ignorance totale où la pédagogie européenne a vécu en ce qui concerne le nouveau monde doit dès maintenant faire place à une connaissance exacte des trois siècles d’histoire que l’Europe elle-même y a écrits. La formation des États-Unis et l’émancipation sud-américaine ne peuvent plus décemment être exclues de l’enseignement comme elles l’ont été trop longtemps. L’évolution de la grande république du nord aurait été rendue beaucoup plus compréhensible à nos contemporains s’ils avaient connu son passé et ce passé est tout autre que ne se l’imaginent ceux qui voient dans la poursuite du dollar le principal ressort de l’activité transatlantique. Les excès confessionnels et intransigeants des premières communautés, les cent années de guerre conduites par les Américains contre la coalition franco-indienne, la crise d’anarchie gouvernementale qui suivit l’indépendance, le caractère si spécial de la présidence de Jackson, la guerre du Mexique… ce sont là des données d’une valeur capitale pour l’appréciation de l’avenir des États-Unis. De même, à l’heure où les républiques sud-américaines atteignent à un degré de prospérité magnifique, il est ridicule qu’aucune attention ne soit donnée aux événements, par lesquels ou malgré lesquels s’est édifiée cette prospérité. Bolivar et Hidalgo valent bien sans doute Epaminondas ou Richard Cœur de Lion. Les exploits héroïques alternent dans ces annales avec de très curieuses convulsions politiques où l’on voit s’imposer peu à peu, par l’exemple du Nord, ce principe fédéral quasi inconnu du vieux monde et qui fut peut-être le legs unique et suprême de la race rouge à ses envahisseurs victorieux.

La part que nous donnons ensuite à la résurrection de la Grèce ne peut surprendre si l’on réfléchit à ce que représente ce chapitre historique. Il ne suffit pas seulement de constater qu’après tant de siècles d’oppression, la Grèce que l’on croyait morte et à jamais ensevelie vivait encore ce qui suscita, quand le miracle fut constaté, une stupéfaction universelle, il faut savoir comment elle a vécu et de quels éléments était faite la force qui l’a tenue debout dans le tombeau. Le peuple hellène, en remontant à la lumière du jour, a pour ainsi dire modifié la philosophie de l’histoire. Il a prouvé que seuls disparaissent les peuples qui consentent à mourir : comme il y a de nos jours un grand nombre de peuples qui n’y consentent point, malgré qu’on s’efforce à les y amener, cette loi inconnue de nos pères a pris une importance énorme.

Les chapitres 36,37,38 et 40 contiennent l’histoire d’hier, presque celle de ce matin. C’est un point encore controversé que l’extension de l’enseignement jusqu’à des limites si voisines. On considéra longtemps qu’il était prudent de s’arrêter à un demi-siècle au moins de l’heure présente. On en donnait pour raisons que la politique a besoin d’un fort recul pour devenir de l’histoire et que l’adolescent ne doit pas être initié aux choses de la politique. Ce sont là des principes légèrement aristocratiques et obscurantistes, datant d’une époque où la politique ne signifiait guère que la lutte des partis et particulièrement l’opposition au régime établi. Le sens de ce mot aujourd’hui est fort élargi. Les nations qui toutes, plus ou moins, contrôlent leurs gouvernements, ont à s’inquiéter de la totalité de leurs intérêts. De plus, comme nous l’avons déjà rappelé, elles réagissent étroitement les unes sur les autres. Or, en admettant même que la crise boulangiste ou l’alliance franco-russe constituent de la politique pour le petit Français, il en est autrement pour le petit Anglais ; pour le premier d’autre part, l’émancipation australienne ou l’œuvre de Cecil Rhodes ne sont pas non plus de la politique. Tout cela est déjà de l’histoire et de celle dont les conséquences immédiates se déroulent autour de nous. Il ne serait pas sage de mettre sous le boisseau la période précisément dont la génération actuelle a le plus besoin de connaître les caractéristiques, les énergies et les défaillances puisque son avenir à elle en dépend directement. Au chapitre 39 sont réunis les aperçus littéraires, artistiques, scientifiques et industriels qui achèvent de donner au xixe siècle son aspect décisif et permettent d’embrasser le panorama suggestif de son activité féconde, de ses agitations stériles et de ses aspirations généreuses.

Après ce que nous en avons dit au début, il ne sera pas utile de revenir très longuement sur la question des langues. C’est un sujet sur lequel il n’y aura probablement point d’adhésions incertaines. On sera pour ou contre et nombreux se compteront d’abord les adversaires irréductibles. Mais le temps, cet impérieux magister, saura grossir progressivement la liste des partisans d’une méthode seule conforme aux besoins actuels. Nous avons rapproché le latin des autres langues. Il n’y a en somme qu’une langue dite morte, le latin. Le grec est vivant. Morte signifie à la fois qu’on ne le parle plus et qu’on ne peut pas l’écrire familièrement. L’ordre d’idées, au point de vue pédagogique, n’en est pas moins le même que pour les langues vivantes ; il s’agit dans l’un et l’autre cas de ces mécanismes par lesquels l’homme traduit ses pensées. Il n’y a donc pas lieu d’éloigner l’un de l’autre les deux enseignements ; ils doivent être associés, bien que s’aidant de moyens et tendant à des buts différents. La lecture de textes latins, la récitation exerçant utilement la mémoire, l’explication libre à l’aide de traductions, un mot çà et là vérifié dans le dictionnaire, une construction analysée, une tournure de phrase commentée… tel est le raccourci des leçons que nous préconisons. Prenez par exemple l’inscription fameuse qu’on lit, près de Québec, sur le monument élevé à Wolfe et à Montcalm : Mortem virtus communem, famam historia, monumentum posteritas dédit. Ne sentez-vous pas que l’on pourrait, sur un pareil texte, faire à des auditeurs ignorant le latin une conférence des plus intéressantes ? Sans doute ce n’est pas avec de pareilles leçons que nos adolescents apprendront la langue latine. Reste à savoir s’ils ont besoin de l’apprendre et quel usage ils en feraient ? Ils auront pris contact avec elle ; c’est énorme et, à leur âge, cela suffit. Un pareil contact ennoblit et rehausse toute une éducation ; il découvre aux jeunes esprits les approches prestigieuses du passé. Abordant ainsi le latin, il y a toute raison, bien que ce ne soit pas indispensable, d’effleurer le grec, d’en connaître l’alphabet, de le lire, d’en réciter quelques pages et nulle raison valable n’existe par contre — puisque le grec n’est pas mort — de le prononcer autrement que ne le prononcent les Grecs vivants.

Cette question de la prononciation domine absolument l’apprentissage des langues usuelles. En étudiant dans les livres, on parviendra à la rigueur à lire assez couramment l’anglais ou à posséder suffisamment la grammaire allemande ou la syntaxe française, mais, quand il s’agira de se faire comprendre, l’impuissance à y réussir se manifestera. Pour s’en rendre compte, il suffit d’ouvrir un de ces petits manuels polyglottes où la façon de prononcer est soi-disant indiquée en regard du texte. Or vous aurez beau répéter d’après ledit manuel : Dass iste tsou fil — guében zi mir tsaïtounnguène — aï guève you sœurthé franncss — vouere iz maï côte ? nul ne saurait se douter que vous avez l’intention de dire : Das ist zu viel, geben sie mir zeitungen, I gave you thirty francs, where is my coat ? Au contraire, ayez l’accoutumance de l’oreille et de la parole avec quelques notions sur le singulier et le pluriel des substantifs, le présent, le futur et le passé des verbes réguliers, un simple dictionnaire de poche vous suffira à vous faire entendre.

Pourquoi le novice est-il retenu si souvent par la peur de faire des fautes ? C’est qu’on lui a appris, dès ses premiers débuts, des formes de langage littéraires et qu’il s’escrime à composer des phrases entières au milieu desquelles l’erreur fatale détonnera ridiculement, suscitant une hilarité plus ou moins dissimulée. Celui qui met simplement et de son mieux des mots les uns au bout des autres n’en soulève aucune. L’effort visible qu’il fait pour s’exprimer provoque l’effort de l’interlocuteur pour le comprendre et, entre eux, l’entente est parfois aussi rapide et beaucoup plus aisée que si, en sachant davantage, il s’appliquait avec une inévitable gaucherie à utiliser son savoir. Avant de construire et d’enchaîner des phrases, il faut pouvoir prononcer, articuler, accentuer et c’est à ce point de vue initial et capital que se rapporte notre observation relative à l’aide que les langues peuvent s’apporter les unes aux autres. La « première phase » de notre programme correspond à cette période préliminaire qui est celle de l’accoutumance de la bouche, des yeux, de l’oreille aux sons et aux aspects des mots étrangers, accoutumance qui s’accompagne d’une sorte de rapprochement psychologique d’avec les peuples dont on aborde le langage et joue par là un rôle considérable par rapport à l’enseignement général. Lisons le Times, le Figaro, le Berliner Tageblatt, la Epoca, le Corriere della Sera. Nous y trouverons, en termes non identiques mais similaires, la nouvelle du jour rédigée avec ce laconisme des télégrammes de presse qui n’est pas celui des télégrammes privés en ce qu’il ne supprime aucun mot, mais qui expose les faits de façon nette sans circonlocutions ni qualificatifs superflus. Voilà exactement les textes qui conviennent pour être efficacement lus, récités, traduits, commentée et comparés en cette « première phase » que nous avons appelée le vestibule de l’enseignement des langues. De la « seconde phase » nous n’avons rien à dire. Elle n’est pas partie intégrante de nos programmes mais nous la mentionnons ici afin de bien indiquer que sa présence en marge ne saurait être une gêne pour les études secondaires. Une langue que l’on veut posséder couramment s’apprend à tout âge et sont bonnes toutes les méthodes qui réussissent.

En énonçant que l’enseignement secondaire devait constituer « une ère d’idées générales », nous avons indiqué déjà que cette « ère » trouvait sa place « entre l’école primaire où s’apprennent les bases techniques de la culture et l’école supérieure ou universitaire où s’enseigne le spécialisme pratique ou scientifique ». Les bases techniques de la culture… on ne nous chicanera pas sans doute sur ce point-là ; car c’est ainsi que l’enseignement primaire est envisagé dans la plupart des pays et il est assez difficile de l’envisager autrement. Il y a bien eu, çà et là, quelques tentatives pour y introduire des données supérieures dont le premier défaut était de dépasser la compréhension juvénile ; mais ce sont des exceptions négligeables. Par ailleurs, en Amérique notamment, l’enseignement primaire dispose en général du nombre d’années que nous souhaitons précisément lui voir attribuer, c’est-à-dire qu’il conduit le jeune garçon jusqu’au delà de sa onzième ou douzième année. Il y a ainsi place pour un cycle d’études sérieuses, complètes dont nous n’avons, bien entendu, pas à nous occuper ici sinon pour réclamer qu’elles soient tenues aussi en dehors et éloignées que possible de toute généralisation. Et cela n’a rien d’impossible. Au delà de la grammaire, de l’orthographe, du calcul et du dessin, il est facile d’aborder la géographie, l’histoire et même certaines sciences dans un esprit tout à fait différent de celui qui a inspiré la rédaction de nos programmes, c’est-à-dire de façon locale ou fragmentaire.

Quant à l’université, il semblera étrange évidemment que nous refusions de voir en elle un asile de spéculation désintéressée. Telles sont encore certaines universités que leurs coutumes et traditions, ainsi que des circonstances favorables, ont pu maintenir jusqu’à présent dans le vieux moule d’antan. Mais leur transformation est proche. Force leur sera de suivre la pente générale. La démocratie est pressée et, quand son règne coïncide avec un essor matériel comme celui auquel nous avons assisté, sa hâte habituelle n’en devient que plus grande. Elle veut des spécialistes et des spécialistes anticipés. Jamais elle ne permettra au collégien de se transformer en un étudiant songeur, épris de culture généreuse et résolu à s’arrêter un moment avant d’entamer son existence d’homme pour contempler le spectacle de la nature et de l’humanité et s’en assimiler les principaux aspects. Si la généralisation intervient, ce ne peut être que dans l’enseignement secondaire. Or comme la généralisation doit intervenir, il faut donc que ce soit dans l’enseignement secondaire. La démocratie consentira à la formation de l’adolescent à cet égard, mais elle retient l’étudiant. Elle exige que son productivisme se prépare dès seize ou dix-sept ans au plus tard et, pour l’y forcer, elle organise une concurrence endiablée dont les échos franchissent le seuil de l’université et y tiennent éveillées les ambitions immédiates et les inquiétudes de la jeunesse. Le souci de son intérêt, l’obligation de se créer une situation ou d’augmenter celle qui l’attend spécialisent l’étudiant malgré lui et l’université devient une rose des vents où chacun dirige son effort dans une direction fixe et exclusive.

Et l’école normale, nous dira-t-on, comment la concevez-vous ?… De façon très simple. L’éclectisme nécessaire à un professeur chargé d’appliquer nos programmes n’a pas besoin, à notre avis, de s’enraciner à une extrême profondeur. Ce n’est pas le savoir qui fera de lui le pédagogue désiré, mais bien l’état d’esprit dont s’imprègneront sa conception des matières et sa façon de les exposer. Il convient surtout qu’il possède à un haut degré cette double notion de l’espace et du temps qu’il doit, à son tour, faire passer dans les cerveaux de ses élèves. Il faut en effet — et nous terminerons en le rappelant une dernière fois — tenir le bloc mondial toujours présent devant les intelligences, y rapporter les calculs et les réflexions. Il faut arriver à ce que le profil d’ensemble des continents s’évoque aussi facilement que les contours de la terre natale, à ce que les classifications artificielles cessent de dissimuler l’unité de la science, à ce que quelques périodes et quelques races ne monopolisent plus la mémoire et l’attention au détriment du vaste creuset où se sont enfoncés quarante siècles d’histoire et soixante milliards d’êtres humains.

C’est ainsi que la pédagogie, ayant remis de la force dans les muscles, remettra de l’ordre et de la clarté dans les esprits. Il lui restera à remettre de la tolérance dans les consciences par les moyens que je m’appliquerai à développer dans le troisième et dernier volume de cette trilogie.

  1. On remarquera toutefois qu’il a déjà été question des événements qui ont marqué le règne de Louis XV dans les chapitres 28 et 29.