L’Éducation des adolescents au XXe siècle/Volume II/À propos des Mathématiques

Félix Alcan (Volume IIp. 147-151).

À PROPOS DES MATHÉMATIQUES


Si l’on considère la façon dont on enseigne aux enfants les mathématiques, il est impossible de ne pas évoquer l’image de ces châteaux du moyen âge qui se composaient d’une enceinte fortifiée dans laquelle on pénétrait difficilement, puis de terrains ouverts aménagés d’ordinaire en jardins et d’où l’on jouissait d’un horizon étendu, enfin d’un énorme donjon central tout plein de force et de mystère et dont un petit nombre d’initiés connaissaient seuls les secrets compliqués. C’est sur ce plan qu’est organisé, dans la pédagogie moderne, l’enseignement mathématique. Les abords en sont rendus revêches et décourageants ; une petite porte basse et obscure y est ménagée. Par là les pauvres écoliers doivent passer. Une galerie étroite et tortueuse au bout de laquelle beaucoup n’arrivent pas conduit au plein air et à la lumière ; et tout cela n’est pas la science proprement dite laquelle s’enferme dans le donjon où, d’ailleurs, il n’est nullement désirable que tous trouvent accès. C’est l’affaire d’une élite. Par contre, il serait utile — et aisé — que personne ne tombe de fatigue et de dépit dans la galerie d’entrée ; et, pour cela, il suffirait d’abattre un pan de mur afin d’établir une communication directe entre le dehors et les terrasses ; c’est de là (c’est-à-dire de l’intérieur) que l’on examinerait ensuite la rude construction de l’enceinte. Quand donc le bon sens, vainqueur de la routine, prendra-t-il d’assaut cette Bastille — non pour la renverser mais pour l’utiliser, pour de prison qu’elle est, la transformer en école ?

L’enceinte dont nous venons de parler, c’est l’arithmétique ; l’esplanade c’est la géométrie. Vous feriez comprendre à un enfant de cinq ans — et sans dommage pour son cerveau tant la démonstration en est simple et l’évidence absolue — la propriété qu’ont deux droites parallèles de ne pouvoir se rencontrer. Mais comment ne s’arrêterait-il pas interdit devant cette liste des nombres premiers que le procédé d’Ératosthène permet de former aisément mais à laquelle il n’apporte aucun éclaircissement. C’est un fait qu’il existe, le nombre premier, mais un fait inintelligible et presque abstrait ; à moins d’avoir « la bosse de chiffres » l’enfant ne peut l’accueillir que comme un personnage inquiétant dont la nature et le rôle ne sont pas définis : un personnage de cauchemar. Et songez qu’avant d’apprendre le triangle et ces équivalences d’angles si faciles à expliquer, si lumineuses à apercevoir, le même enfant devra peiner sur la théorie des fractions, affreuse caverne d’où les nombres roulent sur lui, accablants et implacables. Le nombre, cet abîme ! On l’y condamne avant que son regard ait connu la ligne, source de certitude et de repos. Et quand on lui montre le cercle et l’ellipse, le rayon, la corde, le segment, la sécante, la tangente, le polygone, le prisme… droites ou figures d’une simplicité merveilleuse dans leurs rapports avec l’esprit, il aura déjà pâli depuis longtemps sur l’extraction des racines carrées ou cubiques. Mais ce problème de géométrie descriptive : « Étant données les projections d’une droite, trouver ses traces » est infiniment plus acceptable et résoluble par l’intelligence juvénile que le moins compliqué des problèmes d’arithmétique auxquels on a coutume de la plier ! Vous feriez admettre à un être inculte les principes élémentaires de l’établissement des graphiques et de la géométrie cotée ; essayez donc de lui faire définir et dresser une « progression par quotients » ; vous verrez la différence. On parle d’utilité première. Évidemment il faut, avant tout, pouvoir se servir des quatre règles, pouvoir faire une addition, une soustraction, une multiplication, une division. Mais avant même que la quatrième de ces opérations se fasse couramment, les notions géométriques devraient apparaître. Après tout, n’est-il pas plus pressé et plus important de suivre dans les champs une de ces triangulations qui en apprennent si long que de s’escrimer à des extractions de racines dont aucune occasion prochaine ne se présentera de faire usage ?

Il n’est pas jusqu’à l’algèbre dont les formules initiales, par leurs apparences presque géométriques, ne l’emportent sur la vue des nombres. Et une modeste équation présentée sous cette forme : satisfera mieux l’enfant et lui sera plus aisée et plus profitable à résoudre que l’éternel problème : un marchand a vendu 45 mètres de drap à trois francs, etc.…, problème dans lequel, sous prétexte d’égayer le chiffre par l’idée, le maître n’aboutit qu’à dresser des obstacles à la pensée qui s’essaye, en associant la fantaisie au réel. Si vous tenez absolument aux carrés et aux cubes (nous ne parlons pas des racines), prenez des surfaces ou des volumes tangibles, ces morceaux de bois par exemple qui servent pour les jeux de construction et laissez faire le regard ; c’est par le regard que l’enfant se rendra compte que le carré de 4 est 16 et que le cube de 3 est 27. Ne l’embarrassez pas de ce théorème effrayant que « la somme des cubes des 12 premiers nombres entiers est égale au carré de la somme de ces nombres. » Il y a de quoi brouiller à jamais son imagination avec les mathématiques ; et qu’a-t-il donc besoin de savoir cela ? Pareillement c’est en jouant et en manipulant les poids et mesures qu’il apprendra son système métrique ; ce n’est pas l’idée ici, c’est le geste qui intervient pour fixer le chiffre ou le rapport voulus dans la mémoire. Par un procédé analogue, de jeunes écoliers américains arrivent à posséder, sans se donner de mal, le détail des opérations de finance en faisant fonctionner la petite banque miniature mise à leur disposition avec ses reçus, ses chèques, sa correspondance et ses livres de compte.

Ainsi donc, nous n’hésitons pas à le proclamer, la véritable initiatrice des mathématiques, celle à qui il faut, dès le début, faire appel pour lui confier la formation du premier âge, c’est la géométrie.