L’Éducation anglaise en France/Chapitre II

Librairie Hachette (p. 21-30).

CHAPITRE ii

UN COMITÉ DE JEUNES GENS ET DE GENS
RAJEUNIS

Le vendredi 8 juin 1888, vers deux heures de l’après-midi, un très étrange cortège sortait de Paris par la porte Maillot et s’engageait dans l’allée qui mène au Jardin d’Acclimatation. C’était un landau découvert escorté par dix cavaliers imberbes et suivi de trois autres voitures. Ne voyant ni mariée ni décorations, les passants intrigués écartaient l’hypothèse d’une noce allant à la cascade ou d’une ambassade exotique revenant de l’Élysée. Une brave nounou qui voulut en avoir le cœur net posa son poupon sur un banc et se mit au pas de course : elle vit les grilles du Jardin d’Acclimatation se refermer sur le cortège et s’en revint fort désappointée. Devant le perron du manège le landau déposa M. Jules Simon, de l’Académie française, M. Godart, directeur de l’école Monge, le docteur Rochard, de l’Académie de médecine, et M. Claude Lafontaine, bientôt rejoints par leurs collègues venus constater de visu les résultats du nouveau système et assister, suivant l’heureuse expression d’un chroniqueur qui les accompagnait, à une « classe sur l’herbe ». La classe comprenait un exercice hippique, des conférences en action sur la manière de jouer au cricket, une manipulation… de vélocipède et une concertation de canotage. Un vieil inspecteur bougon eût haussé les épaules à la pensée que des hommes graves ornés de rosettes et d’expérience pouvaient s’intéresser à de pareilles balivernes et venir examiner les enfants sur des matières aussi peu importantes : mais ce jour-là il eût été certainement seul de son avis.

Les manèges du Jardin d’Acclimatation, un petit et un grand réunis par une seule tribune, ne sont pas en moindre désaccord avec les traditions : nulle odeur de fumier n’imprègne l’atmosphère, les écuyers parlent un langage choisi, les garçons d’écurie sont bien tenus et, chose incroyable, on accède aux tribunes par un ravissant porche orné de jardinières et de plantes grimpantes ; en haut, des fauteuils confortables, une table couverte de journaux et de revues ; en bas, des lavabos et des cabinets de toilette Peut-on vraiment apprendre à monter à cheval dans une pareille Capoue ? Devant l’établissement l’escorte est rangée en bon ordre ; elle reprend M. Jules Simon pour le conduire au cricket sur les pelouses de Madrid ; et puis, de là, au Grand Lac ; et puis enfin au Pré Catelan, où un lunch a été préparé. Il y a des roses et du champagne, et des nappes blanches et des piles de sandwichs sous un grand kiosque qu’entourent les arbres au feuillage touffu ; par des trouées ensoleillées on voit passer les enfants qui courent et des vélocipèdes circulant à grande vitesse ; en face de moi est assis un Anglais débarqué de Paris du matin même et qu’un ami a amené avec lui. « Vous vous rappellerez, lui dis-je, que c’est le vendredi 8 juin 1888 que l’éducation anglaise est entrée en France. » Un silence se fait… M. Jules Simon parle ; en quelques mots il remercie, il complimente, et à la manière aussi dont il exprime son espoir dans l’avenir chacun comprend que cet avenir, il l’a fait sien, qu’il inaugure un nouveau ministère, qu’il a pris pour lui le portefeuille de l’instruction physique et que beaucoup de réformes en sortiront très vite, précisément parce que c’est un portefeuille in partibus. Les jeunes cavaliers qui galopaient aux alentours se rapprochent du kiosque : ils ont bien mérité de l’école et nous leur passons des sandwichs et des verres de Champagne par-dessus la balustrade La nuit suivante, je rêvai que du haut d’une enceinte crénelée un veilleur m’annonçait qu’« elle » était entrée et je répondais : « Alors, levez vite le pont-levis pour qu’elle ne s’échappe pas. » Elle, c’était sans doute la voyageuse longtemps attendue et espérée qui se décidait à venir enfin, c’était l’Éducation anglaise ; mais il me fut impossible de retrouver au réveil quelle forme cette honorable lady avait revêtue ; portait-elle de longues dents et un macfarlane That is the question !

La réalité d’ailleurs valait mieux que le rêve et le dépassait ; les choses avaient marché avec une rapidité inouïe ; en un tour de main le grelot avait été attaché et la presse mettait à le faire tinter une complaisance extrême. Les adhésions arrivaient, nombreuses et chaleureuses. « J’ai trop longtemps vécu dans l’ancienne Grèce, m’écrivait M. Duruy, chez un peuple qui savait faire de grands poètes et les meilleurs soldats du monde, pour ne pas approuver de tout cœur ces nouveautés. » Et puis, toute la série des lettres anonymes, contenant des conseils, des élucubrations générales et des encouragements ; et encore les offres de terrains à vendre pour y placer nos parcs scolaires. Le plus drôle c’était nos séances : peu de phrases et de théories, mais beaucoup de détails techniques sur la construction des canots, l’établissement d’un garage, les règles du foot-ball et l’ordonnance d’une course à pied. Une fois on nous annonça de Londres l’envoi de jeux de cricket, produit des cotisations de quelques résidents français qui nous approuvaient. À la première séance, il y eut un peu de gêne et d’incertitude entre universitaires et ecclésiastiques réunis à des généraux et à des sportsmen sous le toit d’une école indépendante et laïque. Qu’allait-il sortir de là ? L’un des assistants m’a avoué depuis qu’il n’augura rien de bon de cette macédoine pédagogique ; il oubliait, pour l’avoir entendu dire trop souvent, que l’union fait la force.

Le jour où, un peu inquiet sur la réponse qui allait m’être faite, j’avais frappé à la porte de M. Jules Simon pour lui présenter un plan un peu vague et lui offrir la présidence d’un Comité qui n’existait encore que sur le papier, finement et d’un air d’inquiétude bien jouée il s’était enquis si dans mon projet tous les membres seraient obligés de conduire les cavalcades et de diriger les jeux ; je ne lui en demandais pas tant, mais il l’a fait. Il est monté à cheval entouré de son état-major. Tous ils ont voulu nous suivre, nous les jeunes, dans notre chasse à la vieille routine pédagogique, et ceci explique comment tant de chemin a été parcouru en si peu de temps ; tout le monde galopait.

Est-ce bien dans le seul but de propager les « exercices physiques » dans les écoles, dans le but par conséquent de remédier au seul surmenage que ces hommes éminents, surchargés d’occupations, ont pris place autour d’un nouveau tapis vert, alors qu’ils ont leur place marquée déjà autour de tant d’autres tapis verts ? Non : ils ont obéi à une pensée plus haute, ils ont signé un plus vaste programme ; ils savent, et ils le proclament, que l’éducation athlétique a au moins autant d’action sur le moral que sur le physique et que, si elle développe les muscles, elle forme aussi le caractère et la volonté, qu’en un mot elle fait des hommes. Dès le début s’est manifesté le désir de faire quelque chose pour émanciper les écoliers, pour desserrer les liens qui les enserrent ; tous ont montré cette louable préoccupation et ils ont vite compris qu’il y avait entre les deux choses une étroite relation. S’il était resté quelque doute à cet égard chez certains d’entre eux, ce qui se passe à Monge suffirait à le chasser. Là, en faisant leur apparition, les exercices physiques ont amené des pratiques nouvelles ; il a bien fallu se fier à la parole des élèves et s’en remettre à leur initiative : on a vu de la sorte que les deux réformes se tenaient, qu’elles n’allaient pas l’une sans l’autre et on a eu le grand bon sens et le grand courage de les accepter franchement, l’une et l’autre. La Fortune aime les audacieux et cette fois encore elle ne dément pas sa bonne réputation sur ce point.

Malgré les éléments disparates qui le composent, la paix règne donc au sein du Comité, probablement parce que tous ceux qui y siègent sont des hommes de bonne volonté. Or le fait est rare et vaut d’être signalé ; dans les commissions où l’on ne dort pas, d’ordinaire on se dispute.

La seule objection que quelques-uns de nos collègues aient élevée contre les projets des fondateurs est plus une objection de forme que de fond ; elle a néanmoins son importance : « Pourquoi, ont-ils dit, ces noms anglais, ces habitudes anglaises, ces règles anglaises ? N’avons-nous pas en France des jeux que l’on puisse restaurer, la paume et les barres, et faut-il tout aller prendre chez nos voisins, au risque de mécontenter ceux qui ont des préventions contre eux ? »

Mon Dieu ! je ne vois pas que les barres, le cerceau ou la balle soient tombés en désuétude ; on y joue toujours et sans doute il n’y aurait pas de nécessité de se donner tant de mal pour leur rendre de la popularité. Seulement, à l’âge où les enfants ont besoin de s’enthousiasmer pour leurs plaisirs, ils délaissent ces jeux-là, qui les ennuient et qu’ils trouvent puérils. Et de fait je ne vois pas un homme de vingt-cinq ans jouant au cerceau, tandis que je le vois parfaitement jouant au lawn-tennis et s’en trouvant bien. Proposez aux voisins d’outre-Manche le cheval fondu et vous verrez s’il viendra des champions d’Amérique ou d’Australie pour se livrer avec eux à ce sport-là. Non ! leurs jeux — il est impossible de le méconnaître — ont quelque chose de plus que tous ces amusements ; ils ont fait leurs preuves d’ailleurs et, si nous voulons atteindre un semblable résultat, il faut adopter des moyens analogues.

On parle de la paume ; certes, nous ne la délaisserons pas ; nous ne pouvons oublier que la Société du Luxembourg a été la première à venir à nous et à nous prêter un généreux concours. Seulement la paume qui se joue aux Tuileries est restée le jeu éminemment aristocratique qu’aimait la noblesse de jadis ; l’installation en est excessivement coûteuse. Au Luxembourg, on joue la longue paume, exercice de plein d’air, à la vulgarisation duquel nous allons travailler ; il a pour inconvénients d’exiger un très vaste espace bien plan et d’occuper peu de joueurs à la fois : mais ses avantages compensent largement ce défaut.

Et quant aux autres jeux, on les importera tels quels ; leurs noms peuvent être changés. Pour ma part, cela m’est indifférent que le cricket et le football s’appellent le jeu des 36 bêtes ou celui des 25 quadrupèdes, pourvu que l’on y joue ; et je pense que cela sera indifférent aussi aux écoliers. Ce qui est bien convenu, c’est que le système nouveau est emprunté à l’Angleterre et non point à la Prusse. Ce sont là les deux éducations entre lesquelles il faut choisir aujourd’hui en Europe ; tout se rapporte à ces deux types. Eh bien, à l’autoritarisme allemand, le Comité préfère la liberté britannique. Point de doute là-dessus ! Nous sommes persuadés qu’ainsi nous ne préparerons pas de moins bons soldats et qu’en revanche nous ferons de meilleurs citoyens.

L’étiquette étrangère a cela d’humiliant qu’elle nous force à constater l’absence d’un système national reconnu : qui a jamais, au dehors, établi une école « à la française » ? et, si on admire notre enseignement, qui a jamais fait l’éloge de « l’éducation française » ? C’est une lacune à combler : je ne pense pas qu’en la comblant nous courrions risque d’entamer une nationalité qui est peut-être la plus solide et la plus cohérente du monde ; la France peut assurément supporter sans le moindre danger cette suprématie de quelques pratiques anglaises reconnues bonnes ; ce n’est pas encore là le tunnel par lequel les Anglais nous envahiront.

Copions alors, sans crainte et sans hésitation, mais copions, cela va sans le dire, avec sagacité et prudence. S’il est juste de reconnaître une supériorité, l’ambition, qui est une vertu quand elle ne devient pas de la gourmandise, nous permet de tendre plus haut et plus loin ; tel est notre but, et nous l’atteindrons.

Si pour une cause ou pour une autre un Comité se forme dans quelque cinquante ans, qui réunisse autant de membres éminents et illustres que celui dont je vous parle, on y verra sans doute un recteur de l’Université qui sera président honoraire d’une Société nautique, d’anciens ministres qui auront conservé le goût du cricket et, si ce Comité est présidé par un sénateur, membre de l’Académie française, ce sénateur après son dîner abattra des arbres dans son jardin, tout comme M. Gladstone.

Il est vrai qu’il y a plusieurs manières d’abattre des arbres. L’autre jour à l’Élysée, où nous avions été demander solennellement au président son appui pour notre œuvre naissante, M. Jules Simon se déclarait jaloux de son confrère britannique. Mais, lui-même, n’abat-il pas le surmenage aux rameaux puissants ? Et, ma foi ! dans la collection des arbres jetés bas par le châtelain de Hawarden, je n’en connais pas de plus gros que celui-là.