L’Éducation anglaise en France/Appendice IV

Librairie Hachette (p. 204-206).
IV
La Ligue nationale de l’éducation physique.

À la suite d’une série d’articles publiés dans les colonnes du Temps, par M. Philippe Daryl (Paschal Grousset), cette Ligue a surgi soudain comme une apothéose de féerie ; on la préparait dans le sous-sol, on la groupait, on l’ornait, on lui donnait le dernier coup de fion ; puis la trappe a glissé et l’immense machine s’est élevée glorieusement avec son vaste programme et son nombreux personnel de membres honoraires et de membres actifs, députés, acteurs, journalistes, et sapeurs-pompiers ! Chose curieuse, son Comité était calqué sur le nôtre, M. Berthelot remplaçant M. Jules Simon et M. Clemenceau, M. Ribot ; quant aux ecclésiastiques qui figurent chez nous, ils n’étaient remplacés par personne. — En même temps que cette éblouissante apparition se manifestait aux regards, des tam-tam furibonds placés dans la coulisse grondaient et faisaient rage pour annoncer aux populations le grand événement du jour Nous n’avons pas le droit de médire du tam-tam, qui est un bel instrument dont nous avons joué et dont nous jouerons encore.

Notre Comité s’assembla à la Sorbonne pour délibérer ; quelque invraisemblable que cela puisse paraître, je vous affirme qu’il n’a pas ri jaune ; c’est de très bon cœur qu’il a fait des vœux pour le succès de la nouvelle Ligue, malgré le manque d’égards de ses fondateurs ; c’est de très bon cœur, mais non sans inquiétude.

La Ligue se propose d’introduire les exercices physiques à la fois dans tous les ordres d’enseignement, dans les écoles primaires, dans les lycées, dans les collèges communaux partout. Elle veut agir sur les pouvoirs publics en même temps que sur l’opinion ; elle s’introduit dans les villes, dans les campagnes et jusque dans les colonies ; elle organise une agitation en faveur de ces exercices, elle tend à créer des commissions locales, elle se démène, elle part en guerre, elle a des réminiscences des jeux Olympiques et des visions de solennités au pied de la tour Eiffel, où le chef de l’État déposera sur le front des jeunes athlètes une couronne de laurier. Et puis en même temps on parle de la défense militaire, on déclare ne pas vouloir exercer d’action politique « en dehors de l’objet propre de la Ligue ». — Tout cela, c’est beaucoup ; c’est même trop ! Les bonnes volontés auxquelles on adresse un chaleureux appel se grouperont nombreuses, mais mal éclairées, et il est bien à craindre que, dans ce grand mouvement, la réforme de notre éducation ne s’opère tout autrement qu’il eût fallu ; on a voulu faire le pendant de la Ligue de l’enseignement : plaise à Dieu qu’on ne fasse pas la Ligue des petits patriotes ; elle serait encore pire que celle des grands.

Oh ! il n’est pas question d’afficher sur les murs : « La maison n’est pas au coin du Quai ; la véritable éducation est l’éducation Jules Simon. » — Nous nous garderons de rien faire qui puisse compromettre la cause que nous servons ; le Comité se séparerait même à l’instant s’il croyait sa présence nuisible au succès de cette cause ; mais, au contraire, il veut continuer à représenter la réforme pédagogique que la Ligue met de côté ; à propager les principes de liberté et de responsabilité qui doivent être la base de toute éducation vraiment digne de ce nom, et à les propager par les exercices physiques librement pratiqués. Vivent le muscle et la volonté ; mais à bas le militarisme et les bataillons scolaires. Cette funeste préoccupation se fait jour partout aujourd’hui : préparer les jeunes gens, les enfants à leurs années de caserne, les préparer à l’obéissance, à la passivité, les préparer « à leurs devoirs envers la République », — sornettes que tout cela ! Préparez-les donc à être des hommes ! et le reste leur sera donné par surcroît. Cessez donc de les enrégimenter, ne les dispensez donc pas de toute décision, ne les habituez donc pas à l’éternelle surveillance. Tant que vous ne verrez dans les examens physiques qu’une action physique la question vous sera aussi étrangère que si vous n’en aviez jamais entendu le premier mot.

Oui, il fallait grouper les bonnes volontés, faire une Ligue, un journal, demander des cotisations… mais pour accomplir une œuvre lente et pas une œuvre rapide, pour faire de l’éducation et pas du militarisme.

M. Daryl sera-t-il le maître de retenir dans la bonne voie tous ses adhérents ? Je le lui souhaite de tout cœur, mais je ne puis dire que j’y compte beaucoup, parce que vraisemblablement le courant sera trop fort pour être dirigé. En ce qui concerne le côté technique, il y a du moins une idée neuve et heureuse : cette École normale des jeux scolaires peut rendre de très grands services. On admet donc enfin qu’il faut des professeurs de jeu, qu’on ne joue pas tout seul comme on tousse et que les jeux valent la peine d’être enseignés et travaillés ! C’est là un grand progrès.

Donc une Ligue, un Comité, une Commission ministérielle vont travailler séparément à la propagation des exercices physiques ; ce ne sera pas de chance si la chose n’aboutit pas. — Pour nous, monsieur Daryl, nous vous formerons des adhérents éclairés sur la valeur de l’éducation anglaise et nous vous les enverrons pour vous aider à gagner la bataille ; seulement n’allez pas trop vite, parce que forcément nous irons très lentement.

Paris, 27 octobre 1888.