L’Écuyère/Deuxième partie/Chapitre 4

Plon-Nourrit (p. 232-251).

IV

DÉSILLUSIONS


L’aimable dilettante, si brutalement qualifié par le cocher Gaultier, ne se doutait pas plus des orages soulevés autour de lui, dans la domesticité de la riche veuve, que de la découverte du paquet, comme avait dit le chauffeur, dans son langage emprunté aux clubmen élégants avec lesquels son remarquable talent de mécanicien le faisait fraterniser. Le sac avait beau être très gros, — toujours pour emprunter son style à ce psychologue de l’auto, — Jules n’avait eu de pensée, depuis la veille, que pour son plaisir, représenté d’abord par la partie de chasse, — il y était allé, on se le rappelle, sans se soucier du billet de la riche veuve, — puis par un match de tennis, à Puteaux, où il devait retrouver Mlle d’Albiac. Elle lui avait plu davantage encore à cette chasse, la première de l’année, où il avait retrouvé Corbin, peut-être, — les sensibilités complexes, comme la sienne, ont de ces singuliers effets en retour, — peut-être parce que la présence de l’écuyer avait éveillé en lui de secrets remords. Oui. Peut-être ne s’était-il laissé aller plus librement au charme de sa nouvelle amie, que pour essayer de mieux oublier l’autre, l’abandonnée de la rue de Pomereu ? Cet ensorcellement avait été si vif, qu’ayant su par Louise où elle passait l’après-midi, il avait saisi cette nouvelle occasion de la revoir. Sa fantaisie pour elle s’était encore accrue à la voir qui courait légèrement sur la terre battue et roulée du court, ses pieds si minces dans leurs souliers sans talons, la taille si souple dans la blouse, la main si preste à ramasser la balle d’un coup de raquette ; et l’enfantine vanité de déployer son talent de joueuse devant Jules lui mettait une telle flamme aux yeux, un si frémissant sourire aux lèvres et, aux joues, une si brûlante rougeur !

— « Elle est aussi jolie que Hilda, aussi simple et aussi vraie. Et elle, du moins, je pourrais l’épouser… Ce ne serait pas, non plus, une aussi grande folie. Elle a quelque chose, de quoi garder, au moins, l’hôtel de la rue de Monsieur et La Capite… »

Telle était la petite phrase sur laquelle l’inconstant jeune homme était rentré chez lui pour y trouver la dépêche bleue de Mme Tournade et la lettre de Bob Campbell. Il n’eût pas eu ses vingt-cinq ans s’il n’avait pas éprouvé, à recevoir l’une et l’autre missive, une intense et secrète exaltation de tout son être. « J’aimais à aimer, » a dit, de sa jeunesse, le plus humain des Pères de l’Eglise. Ce saint docteur aurait dû, pour être tout à fait sincère dans cette confession de ses expériences sentimentales, ajouter : « Et j’aimais à être aimé. » Cette volupté du sentiment inspiré n’est pas uniquement de l’égoïsme. Il y entre, certes, beaucoup d’orgueil, mais, aussi, beaucoup de cette fièvre de la vie, qui sert d’absolution à tant de fautes de cet âge, parce qu’elle est exclusive du calcul. La preuve qu’en effet aucun calcul n’avait vraiment place dans Jules de Maligny, toujours à la veille de succomber aux pires tentations de luxe et de plaisir, mais non moins prêt, toujours, aux entraînements les plus désintéressés, c’est qu’il jeta de côté le billet de Mme Tournade aussitôt lu. L’impatience, évidemment piquée, avec laquelle la riche veuve le sommait de venir causer avec elle était le signe qu’il la préoccupait très fort. Pourtant, la lettre dont ses yeux ne pouvaient pas se détacher n’était pas celle-là. C’était celle de Bob Campbell. Hilda ne s’était pas trompée dans ses prévisions. La démarche du marchand de chevaux, succédant aussitôt à la rencontre avec Corbin, était trop énigmatique pour que la curiosité du jeune homme n’en fût pas surexcitée au plus haut degré. N’ayant pas parlé à l’écuyer, et sachant, d’autre part, Campbell incapable d’un mensonge, comment n’eût-il pas deviné la réelle inspiratrice de ce message ? Cette lettre était un rappel de Hilda. Pourquoi ? Mais parce que le cousin l’avait vu, lui, Jules, la veille, galoper dans la forêt de Chantilly avec Mlle d’Albiac et qu’il l’avait raconté à qui de droit. La logique des engagements que le jeune homme avait pris avec sa mère et avec lui-même aurait voulu qu’il répondit aussitôt à Campbell qu’il ne voulait pas acheter un nouveau cheval, et dans des termes assez vagues pour que les soupçons du père ne fussent pas éveillés. L’inconstant devait d’autant plus résolument se soustraire à toute reprise de relation avec sa fiancée d’un jour, qu’il se sentait si tendrement attiré du côté de cette nouvelle amie et qu’il s’en devinait aimé. Qu’il continuât, même dans ces conditions, à courtiser un peu Mme Tournade, c’était une faiblesse, mais justifiable. Cela prouvait qu’entre un mariage de goût et un mariage de simple intérêt, il hésitait encore. Une rentrée dans l’existence de l’écuyère était une complication d’un ordre très different. Jules s’était trop admiré lui-même de son absence et de son silence à l’égard de Hilda pour ne pas comprendre qu’en retournant rue de Pomereu il n’était pas loyal. Il n’eut cependant pas une minute d’hésitation. Il avait trouvé la lettre de Campbell en rentrant, à six heures. Dare-dare, il répondit un billet où il annonçait sa visite pour l’après-midi du lendemain. Il voulait laisser à Hilda le temps de se rendre libre. Il griffonna un second billet à l’adresse de Mme Tournade, où il lui demandait si elle pouvait le recevoir à déjeuner ce même lendemain. L’un et l’autre messages furent confiés au portier Firmin, qui ne put se retenir d’une exclamation, lorsqu’il prit connaissance des deux adresses comme de juste, une fois entré dans sa loge :

— « Rue de Pomereu ?… Mais c’est le domicile de ce grand escogriffe d’Anglais… Mme Tournade ? C’est encore sa vieille cocotte dont on raconte qu’elle veut l’épouser… Un comte de Maligny !… C’est égal j’aime encore mieux la vieille que la jeune… Il n’y a pas d’Anglais, du moins, de ce côté-là. Quelle figure il avait ! Dieu, quelle figure !… Ne devrais-je pas, de nouveau, prévenir la maman ?… Pas encore. Il ne faut pas l’inquiéter, la pauvre comtesse. L’affaire de ce printemps l’avait tant vieillie… En attendant, Firmin, ouvre l’œil, et le bon… »

Le digne homme ne suivit que trop à la lettre le conseil qu’il se donnait ainsi à lui-même, car s’étant rendu, de son pied le plus léger, aux Champs-Elysées d’abord, peu s’en fallut qu’il ne fût insulté par le cocher Gaultier, occupé à se lamenter dans la loge sur le renvoi inqualifiable dont il était l’objet. On juge si l’homme d’écurie congédié supporta patiemment le regard scrutateur et insolent du messager de celui qu’il continuait d’appeler le « gigolo ». Mais ce regard eut surtout du succès dans la maison Campbell, où Firmin se rendit ensuite. Ce fut Hilda qui vint lui ouvrir, quand il eut frappé à la porte d’Epsom lodge, après avoir franchi, sur les indications presque inintelligibles du lad de garde, la longue cour à peine éclairée. Son expression, en remettant la lettre de son maître, était si évidemment méprisante, que la jeune fille eut, derechef, l’impression qui lui avait été si pénible cette après-midi, celle de son intime et cher secret livré en pâture à d’odieuses curiosités. Elle se souvint de l’autre lettre à elle adressée, celle-là où Jules lui disait, parlant de sa mère : « Les visites de M. C…, d’abord pour prendre de mes nouvelles, puis hier, lui avaient été rapportées. » Par qui ? sinon par ce domestique, sous les yeux duquel elle se sentit rougir comme une coupable, elle l’innocente, elle la victime. Sachant cela, comment Jules avait-il choisi ce messager ? Hilda était dans une de ces périodes de sensibilité blessée où l’on saigne à la moindre piqûre. Ce lui en fut une encore, que le ton dégagé, familier, presque affectueux, du billet ainsi envoyé et que son père lui communiqua aussitôt. Elle l’avait prévu, Maligny ne démentait pas cette conversation avec Corbin — qu’il n’avait jamais eue. Il se déclarait très reconnaissant à M. Campbell, pour lui avoir si complaisamment cherché un cheval, et, tout en annonçant sa visite, il parlait, il osait parler, du plaisir qu’il aurait « à revoir la charmante miss Hilda ». C’étaient les termes dont il se servait et qui allèrent chercher, dans ce cœur malade, la fibre la plus douloureuse, pour la froisser. Ce ton de souriante et banale galanterie contrastait par trop avec ce qu’il y avait de si pudique, de si recueilli, de si douloureux dans l’amour de la sérieuse enfant. Jules aurait dû ne jamais écrire son nom, ou l’écrire avec des formules conventionnelles qui n’auraient pas été une ironie à la tendresse de leur passé. Elle s’en rendait compte, d’autre part : il n’avait pas pu ne pas interpréter dans un sens tout à fait funeste à sa loyauté de fille la démarche de son père. En cela avait-il si tort ? Ce mensonge, commis la veille impulsivement et qu’elle avait aussitôt regretté, lui infligea, tout d’un coup, une honte affreuse. Jules avait deviné cette faute. Il s’en faisait le complice. Il avait cessé de l’estimer… Toutes ces idées, surgies pêle-mêle dans l’esprit de la jeune fille, la bouleversèrent au point qu’elle ne put dormir de la nuit. L’approche du moment où elle se retrouverait en face du jeune homme, et dans de telles conditions, lui donnait la fièvre. À dix reprises, elle se leva pour aller auprès de son père, l’éveiller, lui confesser tout. Chaque fois, elle s’arrêta devant la porte de la chambre paternelle, sans avoir la force de passer outre. Un détail grotesque, de ceux qui se remarquent et prennent leur lamentable importance dans des secondes pareilles, acheva de la décourager : le ronflement du dormeur entendu à travers le battant. Toute la simplicité fruste du gros maquignon, dont la mère de Hilda, jadis, avait tant souffert, était symbolisée dans ce sonore et grossier sommeil. Hilda n’avait jamais même soupçonné les causes inavouées de la tristesse presque animale, si l’on peut dire, dont elle avait vu mistress Campbell dépérir. L’hérédité n’étant pas un vain mot, — quoi qu’en puissent dire certains philosophes, lassés de l’abus que des ignorants font de l’idée de race, — la fille éprouvait, sur ce palier de leur commun étage, exactement les sensations subies jadis par cette morte, à qui elle ressemblait tant. Presque tous les drames de famille procèdent de ces malentendus entre des physiologies par trop différentes, — il ne faut pas reculer devant les formules dont ces mêmes ignorants ont abusé, quand elles sont justes. — Au matin, cette impuissance à s’expliquer avec son père avait déterminé la naïve amoureuse à un autre projet : n’être pas là quand Jules viendrait, et ne rentrer rue de Pomereu qu’à un moment où elle serait très sûre de ne plus le rencontrer. Jusqu’à midi, elle se tint ferme dans cette résolution. Hélas ! Elle aimait. Où eût-elle trouvé l’énergie de résister à cet attrait de la présence, de tous les besoins de l’amour le plus impérieux ? Un de ces sophismes, par lesquels cette passion, la plus féconde de toutes en prétextes, excelle à tromper nos scrupules, lui fit se dire : « Mais, si je ne suis pas là, Jules croira que j’ai peur de lui… Moi ? peur de lui ? Après qu’il m’a vendue à cette Mme Tournade ?… Peur ?… Et pourquoi ?… Non. Le mieux, au contraire, est d’assister à cette entrevue avec mon père, et qu’il constate par lui-même que sa présence ne m’est plus de rien. Car il ne m’est plus de rien, de rien, de rien… »

Il y avait, dans cette délicate et courageuse créature, — on aura pu l’observer à maints petits signes au cours de ce récit — d’extraordinaires ressources de force intérieure. Tout éprise qu’elle fût, les caractères profonds de sa nation demeuraient en elle : et d’abord, ce culte de sa propre dignité, qui fait qu’un vrai Anglais ou une vraie Anglaise s’acharne à ne jamais rien montrer de ses terreurs, par exemple, même dans le pire danger, — cette habitude et ce goût du stoïcisme, vis-à-vis de la souffrance, — cette aversion pour ces éclats de la sensibilité nerveuse que leur langue si directe appelle brutalement : to fall in hysteries. Aussi, lorsque Jules arriva, sur le coup de trois heures, comme il l’avait annoncé, eut-il la surprise d’apercevoir, debout dans la cour, auprès du lourd Bob Campbell, toujours identique à lui-même, de carrure et de façons, une Hilda qu’il ne connaissait pas. Ce n’était plus la farouche et rougissante fille des tout premiers jours, ni la tendre et souriante amie des derniers. Une indifférence polie et glacée immobilisait ce joli visage dont la maigreur et la pâleur auraient touché le jeune homme, si elle ne l’avait pas regardé s’approcher avec des yeux d’une altière tranquillité. Il faut ajouter qu’il venait de chez Mme Tournade, et que celle-ci lui avait raconté, en étudiant l’effet de ses paroles avec une attention très significative, sa visite aux Campbell, la veille. Maligny s’était aussitôt demandé, ne se connaissant pas d’ennemis, qui avait pu dénoncer, à la veuve, ses anciennes assiduités. L’idée lui était venue que Corbin était le coupable. Puis, il avait réfléchi qu’un tel renseignement, donné à Mme Tournade, avait évidemment pour but de le brouiller avec elle. Or, en admettant, chose très naturelle et même probable, que le cousin de Hilda eût eu vent du mariage possible de l’ancien fiancé de sa cousine avec la millionnaire, quel intérêt avait-il à se mettre en travers ? Quel intérêt, surtout, à mettre en rapport les deux femmes, alors que tout son effort avait tendu à isoler cette cousine avec une passion d’amoureux jaloux ?… Non, ce n’était point Corbin qui avait prévenu Mme Tournade. Qui, alors ?… Mais pourquoi pas la même personne qui avait, au même moment, dicté à Campbell ce billet destiné à faire revenir Jules rue de Pomereu ?

Le jeune homme avait discerné, derrière l’une et l’autre action, un travail secret de Hilda. Pour arriver à quoi ? Il ne s’était pas répondu qu’un semblable procédé contrastait trop absolument avec l’attitude que la jeune fille avait observée lors de leur rupture. Il s’était dit : « On lui a annoncé mon mariage avec une femme très riche. Elle veut l’empêcher, pour se venger. » Il avait bien eu un passage de subite mélancolie à cette idée, et il hésitait tout de même à infliger cette flétrissure gratuite au plus romanesque de ses souvenirs. Le propre des natures comme la sienne, d’une personnalité si changeante, c’est de n’avoir jamais une vraie certitude sur les caractères qui devraient le mieux leur être connus. « Après tout, » avait-il continué, « qu’est-ce que j’ai su d’elle et du cousin ?… Si elle avait été une intrigante, comme l’assure maman, se serait-elle conduite autrement pour se faire épouser ?… Et le cousin ? Qu’ai-je jamais su du cousin ?… » Cet acte d’accusation contre la pauvre Hilda s’était dressé tout seul dans sa pensée, tandis qu’il relevait en riant les insinuations de Mme Tournade :

— « Ah ! vous êtes allée chez les Campbell chercher des bêtes. Comme c’est drôle ! J’ai été un des clients de cette maison. J’ai cessé momentanément de m’y fournir, à cause d’un article paru dans un journal. On y laissait entendre que j’avais pour bonne amie la jeune fille qui dresse les chevaux, miss Campbell elle-même. Tout cela parce que j’étais sorti avec elle au Bois deux ou trois fois, sans penser à mal. »

— « Avouez plutôt que vous lui avez fait la cour ?… », avait répondu Mme Tournade. « Et je le comprends. Elle est bien jolie… »

— « La cour ? » avait-il répété. « Jamais !… C’est une fille très honnête et qui n’a jamais fait parler d’elle… »

— « On en a pourtant parlé, et à votre propos. Vous venez de le dire vous-même. »

— « C’est justement pour éviter que cette infamie continuât que je n’y suis plus retourné. »

Le subtil garçon avait bien vu que son interlocutrice n’était pas convaincue. Il n’avait pas insisté. D’avoir défendu ainsi Hilda mettait sa conscience de galant homme en repos. Mais l’incrédulité persistante de la veuve avait achevé de le convaincre qu’elle avait eu des renseignements précis. Il aurait dû, puisqu’il se rappelait le perfide article du journal, en conclure que son idylle avec la charmante Anglaise avait été, à son insu, la fable de certaine milieux. Quoi d’étonnant, par suite, qu’elle eût été dénoncée à Mme Tournade ? Peut-être aurait-il raisonné de la sorte sans la coïncidence de la démarche faite par Campbell. Celle-là impliquait nécessairement une suggestion émanée de Hilda. C’était donc avec une forte inclinaison à la défiance que le jeune homme s’acheminait vers la rue de Pomereu. Rien qu’à constater la froideur voulue de l’accueil de la jeune fille, toutes les hypothèses de soupçon, comme flottantes dans son esprit, se cristallisèrent soudain en certitude. Plus de doute. Hilda ne l’avait fait revenir que pour lui jouer la comédie de l’indifférence, afin de le piquer au jeu, dans le même moment où elle éveillait la jalousie de la riche veuve. C’était bien le plan qu’il avait deviné. « Nous sommes à deux de jeu… » se dit-il. Tout de suite, le diabolique instinct de ce qu’il faut bien appeler la coquetterie masculine s’éveilla en lui. John Corbin, qui s’était engouffré, à son approche, dans un des box et qui l’épiait, par-dessus l’échine d’un énorme cheval, auquel il faisait semblant d’ajuster mieux sa couverture, en demeura littéralement stupéfié : au salut distant de Hilda, le fiancé infidèle avait répondu par le plus aimable et le plus ouvert des sourires. Il serrait la main du gros Campbell avec une chaude cordialité. Il s’enquérait de chaque détail de l’écurie, s’adressant à la jeune fille elle-même, et John entendait ces bouts de phrases :

— « Avez-vous toujours ici le Rhin et le Rhône ?… Si vous voyiez sauter Galopin, maintenant, vous ne le reconnaîtriez plus, miss Hilda… Ce n’est pas une fois, c’est vingt fois que j’ai voulu pousser jusqu’à la rue de Pomereu et demander de vos nouvelles, monsieur Campbell… Je suis allé en Norvège, cet été. J’ai rapporté, à votre intention, deux bouteilles de l’eau-de-vie de grains qu’ils fabriquent là-bas. J’en conviens, cela ne vaut pas votre whiskey, celui que vous m’avez fait goûter, un soir… En avez-vous encore ?… »

Tandis qu’il causait ainsi, la lèvre souriante et prête à l’ironie, l’œil mi-clos et prêt à l’observation, son visage avait pris la plus mauvaise de ses expressions, la féline, celle où son pire atavisme slave se révélait le plus évidemment. La méfiance, cachée sous cette bonne humeur de parade, se devinait à l’acuité singulière de son regard. Ah ! que ce regard ressemblait peu à celui dont il enveloppait Hilda durant les semaines de l’autre printemps, alors qu’il s’abandonnait à l’ivresse naïve de cette cour silencieuse ! Mais y avait-il aucun rapport entre la fraîcheur des émotions éprouvées dans cette intimité sans arrière-pensée et ses acres soupçons de cette minute ? La jeune fille en demeura saisie. Elle reconnaissait bien ces traits, si mâles et si fins tout ensemble, dont elle portait, depuis six mois, l’image dans son souvenir. Elle ne reconnaissait pas l’être qu’elle avait aimé à travers ces traits. Ajoutons que lui, de son côté, ne la reconnaissait pas non plus. Elle avait, elle aussi, dans l’arrière-fond de ses prunelles, une méfiance que Jules n’y avait jamais rencontrée autrefois et qui en altérait l’habituelle candeur. Sa bouche se fermait dans un pli amer qui contrastait étrangement avec la grâce enfantine de ses anciens sourires. Le profond chagrin de cette demi-année, en pâlissant et creusant ses joues, lui avait donné un vieillissement, non pas dans sa chair, mais dans son esprit, et cet air de savoir la vie, qui dévirginise, si l’on peut dire, une physionomie. Enfin, six mois pleins avaient passé entre eux, et il y a toujours, dans une séparation qui dure, un principe inévitable de malentendus. Un travail s’accomplit, tout ensemble, dans la représentation que notre esprit se fait des absents et dans ces absents eux-mêmes. Ils vivent, et, vivre, c’est forcément un peu changer. Nous pensons à eux, et, penser à quelqu’un, c’est forcément modifier, dans l’image que l’on en garde, tel ou tel trait de caractère. C’est effacer tantôt une qualité, tantôt un défaut, ou, au contraire, les accentuer. Ainsi s’expliquent les troubles que nous subissons à revoir, après un long temps, même des personnes qui n’ont pas cessé de garder contact avec nous, par des lettres ou par de communs amis. Nécessairement, alors, ou bien l’affection réciproque dissipe le malaise, ou bien ce malaise diminue l’affection. On refait connaissance, comme dit le langage familier. Sinon, chaque parole, chaque geste aggrave encore cette première impression d’un élément inconnu. Hilda Campbell et Jules de Maligny ne s’étaient pas revus depuis un quart d’heure, qu’ils n’avaient plus besoin de se dominer pour ne pas faire d’allusion à leur commun passé. Voici les deux petits discours qui se prononçaient intérieurement, chez lui et chez elle, tandis qu’un par un, le gros Bob faisait sortir de leurs box les mêmes chevaux qui avaient défilé, la veille, devant Mme Tournade. Cette fois, c’était Corbin qui les montait. Le passionné garçon n’avait pas pu prendre sur lui de répondre au courtois bonjour que lui adressait le faux client, mais incapable de manquer à la parole donnée, il n’avait pas protesté contre cette présentation, qui continuait le mensonge fait au père abusé. Tout en le regardant caracoler sur le pavé de la petite rue, comme c’était l’usage, Maligny se disait :

— « Décidément, le cousin et la cousine s’entendent très bien, — trop bien… S’ils ne s’entendaient pas, quand tout à l’heure Campbell a dit à Corbin : « Monsieur le comte est venu voir le cheval dont vous lui avez parlé, » le Corbin aurait protesté. Or, il n’a rien répondu. Qu’est-ce que cela prouve ?… Qu’il était au courant de la lettre écrite par son oncle. Or, si quelqu’un sait que je ne lui ai parlé ni de cheval ni de quoi que ce soit, l’autre jour, c’est lui. Donc, il est le complice de Hilda. Ça, c’est un fait. En voici un autre : si son attitude d’il y a six mois avait été sincère, cette complicité n’aurait jamais eu lieu. Donc, cette attitude, il y a six mois, n’était pas sincère… Et je n’ai pas su le voir ? Où avais-je l’esprit ?… La petite, » — il l’appelait déjà de ce terme irrévérencieux, — « la petite est bien jolie. Mais elle n’a pas changé de visage, depuis six mois. Or, elle porte l’intrigue écrite sur sa figure, comme avec des mots sur un papier… Je n’ai pas su voir cela non plus. Encore une fois, où avais-je l’esprit ?… Elle m’étudie du coin de l’œil. Elle est étonnée de mon indifférence et de ma belle humeur. Elle m’a cru sa dupe, même quand j’ai rompu… Pourquoi, alors, n’a-t-elle pas essayé de me faire revenir plus tôt ?… Pourquoi ?… Mais elle savait que j’avais quitté Paris. Elle n’a pas voulu perdre sa peine. Elle attendait mon retour et une occasion. Peut-être y a-t-il eu place, dans l’intervalle, pour quelque Machault, quelque La Guerche, ou autres rajahs… »

On n’a pas oublié les calomnies que ses camarades de fête, les Portille, les Mosé, les Longuillon, — belles âmes ! — avaient joyeusement rapportées à Jules. Un regard de Hilda avait suffi pour exorciser, autrefois, les flétrissantes visions. Elles revenaient. Un autre regard y avait de nouveau suffi, aussi obscur, pour Jules, que l’autre lui avait paru transparent. Mal d’autrui n’est que songe… — disent, entre deux peteneros, les gitanes d’Andalousie. Que ce proverbe est tristement vrai, si vrai que le narrateur de cette anecdote sentimentale aurait pu l’écrire à la première page de son récit ! C’en eût été le résumé anticipé, et aussi l’excuse, ou l’atténuation, de la formidable forfaiture d’amour commise par Maligny. Ce désespoir de la jeune fille, qui mettait dans ses prunelles bleues une espèce de morne stupeur, était devenu, pour lui, le signe d’une duplicité dont il ne doutait déjà plus.

— « Oui, » songeait-il encore, « joue moi la comédie de la froideur, maintenant que vous m’avez rappelé, mademoiselle Hilda. Vous ne me ferez pas vous poser une question, ni vous montrer une inquiétude… Le charme est rompu, — du moins, l’ancien charme, — car, si vous vouliez… »

— « C’est pourtant bien lui, » se disait Hilda au même moment… « Je ne rêve pas… Ah ! que je suis punie d’avoir voulu le revoir à tout prix !… Il n’a seulement pas l’air de se rappeler qu’à deux pas d’ici, dans ce petit bureau de mon père, il m’a demandé d’être sa femme. Ce sont bien ses yeux. Ce n’est plus son regard… C’est bien le timbre de sa voix. Ce n’est plus sa voix… Il sait parfaitement qu’il n’a point parlé à Corbin, avant-hier. Il sait donc aussi qu’en lui écrivant, mon père a été induit en erreur par quelqu’un, et ce quelqu’un ne peut avoir été que moi. Nous avons assez causé ensemble, l’autre printemps, pour qu’il connaisse mon caractère. Il doit penser que, si j’ai employé ce moyen pour reprendre avec lui des relations, j’ai eu un motif, obéi à un sentiment, et alors s’il était encore ce qu’il était il y a six mois, s’il me portait un véritable intérêt… Non. Il est aussi tranquille, aussi gai, que si nous n’avions pas un secret entre nous. Oui, il y a six mois qu’il ne m’a pas revue, depuis le jour où nous nous sommes dit que nous nous aimions, six mois, et de se retrouver ici ne le trouble pas !… Il se tairait, il nous montrerait, à mon père et à moi, de la froideur, je pourrais croire qu’il se domine comme je me domine, qu’il cache son émotion comme je cache la mienne, mais qu’il en a une… Non. Il n’a pas d’émotion… Pourquoi est-il venu, alors, s’il ne m’aime pas ? Est-il possible qu’il me fasse l’affront de croire que j’ai l’idée d’être coquette avec lui ?… Ou bien s’imagine-t-il que j’ai appris ses projets de mariage et a-t-il peur ?… Peur de quoi ? Je n’ai pas mérité cet affront, alors que j’ai accepté cette rupture sans un mot de reproche, sans une plainte… Oui, j’ai été folle de faire écrire cette lettre par mon père… Mais cela ne se passera pas ainsi. Il faut que je m’explique avec Jules, que je lui dise… Quoi ?… Que John Corbin m’a appris son histoire avec Mme Tournade et Mlle d’Albiac, et qu’alors la douleur m’a emportée, comme dans un vertige ?… Jamais, non, jamais, je ne lui dirai cela… Il croirait que je l’aime toujours, et je ne l’aime plus… Non, je ne l’aime plus, après qu’il m’a livrée à cette méchante femme. Dieu juste ! Est-ce vraiment possible qu’il ait trahi notre secret ? Pourquoi pas, puisqu’il n’a plus rien dans le cœur pour moi ?… Il y a six mois, comme il était autre !… Mais, puisqu’il ne m’aime plus, qu’est-ce qu’il vient faire ici ?… Il n’est pas humain, cependant, qu’il s’entende avec cette femme pour me faire souffrir. Pourquoi ?… Je suis sûre qu’il ne sait même pas que je l’ai vue… »

Qu’il y avait de tendresse encore dans ce doute ! Quel désir de pardon déjà ! La visite de Jules ne devait pas s’achever sans qu’il eût donné le plus cruel démenti à cette affirmation que la malheureuse enfant essayait de s’imposer à elle-même, avec un tel besoin de justifier son ami de ce printemps, — malgré tout. Ce changement d’expression dans la physionomie du séduisant Jules n’empêchait pas qu’un irrésistible attrait n’émanât pour elle des lignes si fines de ce mâle visage, une séduction de chacun des gestes hardis et souples du jeune homme. Un mot, un seul, qui eût contenu une allusion attendrie à leurs communs souvenirs, et rien ne fût demeuré de toutes les pensées soulevées en elle par l’évidence de l’insensibilité de Maligny. À une seconde, et malgré le parti pris de son légitime orgueil de femme, une imploration passa dans ses yeux. Si les anciens fiancés eussent été en tête-à-tête, c’est elle qui se serait humiliée devant son bourreau, elle qui eût demandé pardon des souffrances qu’il lui avait infligées. Le subtil personnage observa bien que la raideur du début de leur nouvelle rencontre se détendait, que la rougeur de la timidité passionnée revenait aux joues de la jeune fille. C’était déjà trop tard pour qu’il en fût touché.

— « Mon système était le bon, » se dit-il. « C’est elle qui voudrait changer le sien, en constatant qu’elle n’a pas réussi à me piquer au jeu… Vous ne m’amènerez pas non plus dans ce chemin-là, mademoiselle Hilda, et, avant de partir, si vous avez quelque petite idée de chantage sentimental, je vais, à tout hasard, vous prouver que je ne vous crains pas… » Et tout haut : « Il me reste à vous remercier, monsieur Campbell. Je viendrai vous donner la réponse, pour un de ces chevaux, au premier jour… Je reverrai, d’ailleurs, M. Corbin à la chasse, très prochainement, sans doute, et aussi Mlle Hilda… J’ai su que vous allez accompagner une dame de mes amies, » ajouta-t-il, en se tournant vers la jeune fille, « Mme Tournade. Elle m’a dit qu’elle était venue hier et que vous lui aviez montré deux admirables bêtes… Je lui ai répondu, » et se tournant vers Campbell, « qu’il n’y avait, rue de Pomereu, que des chevaux de premier ordre et merveilleusement mis… »

— « Vous l’avez entendu ?… » disait Hilda à Corbin, une demi-heure plus tard. Jules était parti, après avoir porté à la malheureuse ce coup si cruel — et si gratuit ! — Campbell avait prié sa fille d’examiner avec lui un compte de leur sellier, qui lui paraissait trop élevé, et le brave homme n’avait pas cessé de chanter les éloges de Maligny. Cette vérification terminée, le gros Bob avait commandé qu’on attelât le tonneau. Il voulait aussitôt faire rectifier la note en question. Le fidèle Jack avait guetté le moment où sa cousine serait seule. Il accourait auprès d’elle, le cœur battant, comme s’il n’eût eu ni son âge, ni sa figure, ni son métier. Dans quelle disposition cette visite qui, lui, l’avait indigné, laissait-elle Hilda ? Allait-il l’entendre répéter ces paroles de mépris pour son rival qui, la veille, avaient répandu un baume sur la plaie ouverte de sa jalousie ? Il lui suffit d’entrer dans le bureau pour reconnaître, au seul frémissement de la voix, à quelle profondeur la jeune fille était bouleversée. Hélas ! Toute la douleur qu’elle venait de subir, elle se préparait à l’infliger. Pour elle aussi, à cette minute, mal d’autrui n’allait être que songe. Mais quelle est la femme, si généreuse soit-elle, qui plaint réellement un sentiment qu’elle inspire et ne partage pas ? « Vous l’avez entendu ?… »répéta-t-elle. Point n’était besoin qu’elle prononçât un nom pour que Corbin comprît quels discours, et de qui, elle relevait avec cette amertume. Ce n’était certes pas ceux que venait de lui tenir Bob Campbell. « Vous étiez tout près de nous, quand il a osé me parler, à moi, de cette créature… Si mon père n’avait pas été là, je vous jure, John, que je l’aurais chassé de chez nous… Je lui aurais dit, je lui aurais crié : « — Allez-vous-en, allez chez elle. Allez épouser cette « vieille femme pour son argent… Allez vendre votre nom, votre jeunesse… Mais ne m’outragez pas, moi qui n’ai rien fait que de vous aimer, honnêtement, loyalement !… » Je me suis crue plus forte que je n’étais, mon ami. Je viens de trop souffrir, et trop, c’est trop… Il ne faut pas que cela recommence… Je ne veux pas lui écrire… Je ne pourrais pas… Mais vous, Jack, vous pouvez empêcher qu’il ne joue ainsi avec mon cœur. Vous le pouvez… »

— « Moi ? », demanda l’écuyer. Qu’il venait, lui aussi, de trop souffrir ! Seulement, il n’avait personne à qui dire ce plaintif : « mon ami », personne à qui montrer sa souffrance, et il entrevoyait une épreuve pire.

— « Oui, vous, » répondit Hilda. « Vous êtes le seul membre de ma famille qui ait su la démarche de M. de Maligny auprès de moi, quand il m’a demandé ma main. Car il me l’a demandée. Cela engage un homme d’honneur, tout de même. Vous avez le droit d’exiger de lui qu’ayant rompu le premier, il ne me rende pas impossible de conserver ma dignité… »

— « Vous voulez que j’aille lui parler ?… » interrogea Corbin. Une véritable convulsion de haine contracta sa face devenue livide, et la cicatrice de son front trancha sur cette pâleur comme un bourrelet de chair sanglante. Puis, saisissant les mains de sa cousine : « Hilda, »supplia-t-il, « n’exigez-pas cela. Moi non plus, je ne pourrais pas… »

Il avait mis, à ce refus et à cette étreinte, une si sauvage énergie, son accent s’était fait si poignant, que la jeune fille en fut frappée, même dans la crise de frénésie où elle se sentait emportée. Elle regarda son cousin. Elle n’eut certes pas l’intuition complète de la tragédie, identique à celle dont son cœur était la victime, qui se jouait dans le malheureux homme. Elle en comprit cependant assez pour qu’il lui fût impossible d’insister. Elle se tut, un instant. D’un geste qui, à lui seul, aurait dénoncé l’intensité de son émotion, elle appuya, sur son front et ses yeux, ses deux petites mains dont la finesse se reconnaissait, même sous la peau rude des gros gants couleur sang de bœuf destinés à s’user au cuir des rênes, et, comme ayant reconquis un peu de calme :

— « Vous avez raison, mon pauvre Jack, » dit-elle. C’était bien peu de chose, ce mot de pauvre. Le farouche Corbin, s’il l’avait osé, se serait agenouillé de reconnaissance pour remercier sa cousine de l’avoir prononcé, et avec cette douceur, comme tout à l’heure : mon ami. « C’est moi qui ne dois pas vous demander une pareille démarche… À quoi servirait-elle, d’ailleurs ? En se conduisant, aujourd’hui, comme il s’est conduit, M. de Maligny a prouvé qu’il n’est pas un gentleman. Il ne comprendrait même pas le sens de ce message. Il croirait que je veux lui faire savoir que je l’aime encore… Et je ne dois pas non plus l’aimer encore. » Elle répéta : « Je ne dois pas. » Elle n’osait point, maintenant, dire, comme la veille : « Je ne l’aime plus… » Elle continua : « Ma première idée, celle de ce matin, était la sage : ne pas me trouver là quand il est venu. Il m’a semblé que ce n’était pas fier, que j’aurais l’air d’avoir peur… Je me suis tenue, heureusement. Je n’ai rien fait qui trahit mon trouble. J’y aurai gagné le droit d’être prudente, une autre fois, de la plus sûre manière, en l’évitant. Lorsqu’il reviendra, je prendrai un cheval quelconque — j’ai toujours ce prétexte à ma disposition — et je m’en irai… Quant à Mme Tournade, si elle donne suite à son projet, c’est vous qui l’accompagnerez à la chasse. Si elle demande, auparavant, à essayer le cheval au manège, vous le lui mènerez en lui disant, pour la préparer à ne pas me voir ensuite, que je ne suis pas très bien… J’aurai du courage, Jack. J’en trouverai dans le mépris. » Et elle emprunta, à leur commun métier, une comparaison dont la trivialité même la soulageait : cela arrive quand on se venge des sentiments que l’on ne voudrait pas subir et que l’on subit, cependant. Elle eut cette expression brutale : « Le mépris, c’est la pointe de feu sur la jambe d’un cheval… La brûlure est pénible, d’abord. Ensuite, la bête va. J’irai… »

________________________________________