L’Écuyère/Deuxième partie/Chapitre 2

Plon-Nourrit (p. 185-197).

II

LA DIPLOMATIE DE JACK CORBIN


Amoureux ?… Oui, le maigre, le long Jack, ce Don Quichotte à la cicatrice toujours congestionnée, ne l’était que trop profondément. Et il traversait, depuis ces six mois, à travers ces pitiés pour la mélancolie désespérée de sa cousine et ces rages secrètes contre l’auteur de ce désespoir, la crise morale la plus compliquée, — lui, une sensibilité toute primitive, un caractère taillé à vives arêtes. Certaines situations sont, par elle-mêmes, si fausses, si contradictoires, que les âmes les plus frustes n’y peuvent rester simples. Comment vivre tous les jours, toutes tes heures, à côté d’une femme que l’on aime, la voir qui souffre par un autre, et ne pas agoniser de jalousie ? Comment, dévoré par cette passion, la pire des conseillères, ne pas être tenté d’agir, par n’importe quel moyen, sinon contre la personne du rival, au moins contre l’image que la femme aimée garde de lui ? Les pires inventions de la calomnie deviennent alors naturelles, naturelle aussi cette fièvre d’enquête, voisine de l’espionnage, qui fait que le plus honnête homme conçoit comme possibles, quand il s’agit d’obtenir une preuve de l’indignité de ce rival, des actes qui répugneraient, en toute circonstance, à ses plus instinctives délicatesses : violer le secret d’une enveloppe cachetée ou d’un meuble fermé, acheter le témoignage des domestiques, suivre en policier des allées et venues. Avec une certaine qualité de cœur, et quand on possède cette aristocratie native qui n’a rien à voir avec la condition sociale, concevoir seulement de tels projets, c’est se révolter contre eux. La tentation n’en est pas moins là. Il en est d’elle comme du besoin de plaider la cause de ses sentiments auprès de cette femme abusée. Qu’il est dur de ne pas lui dire : « Il te méconnaît, et, moi, je te chéris. Toutes les blessures qu’il t’a faites, je les panserai, je les guérirai. Permets-moi de réparer le mal qu’il a causé… » On a beau, comme le pauvre écuyer de la rue de Pomereu, s’être démontré que l’on est un Caliban épris d’une Miranda, un vieux garçon rude à mine peu attrayante, un butor à façons incultes que l’on serait un fou, un grotesque pis que cela, un détestable égoïste, de vouloir être aimé d’une enfant de vingt ans, toute grâce, toute élégance, toute finesse, et qui a droit à un autre bonheur… On l’est, ce fou ! On l’est, ce grotesque ! On l’est, cet égoïste !… Ces deux appétits : celui de détruire le rival dans le cœur que l’on voudrait à soi tout entier et celui de montrer son propre cœur, s’unissent dans des combinaisons longuement méditées puis rejetées brusquement. On veut. On ne veut pas. Et ce tumulte intérieur se renouvelle incessamment, jusqu’à la minute où l’amoureux, après avoir ébauché et rejeté des plans par vingtaines, finit par adopter le plus déraisonnable, celui qui produira l’effet le plus opposé à son désir. Il y a un proverbe qui dit : « Rien ne réussit comme le succès. » Cette apparente naïveté enveloppe une philosophie complète de l’amour. Toutes les actions d’un amoureux le servent quand il est aimé. Elles le desservent toutes,

quand il ne l’est pas.

Il était écrit, sur le grand livre du destin, que cette minute de l’inévitable maladresse arriverait, pour Jack Corbin, dans ce mois d’octobre, qui était de tous son préféré. Les chasses à courre commençaient et sa profession auprès de son oncle ne l’eût pas exigé, qu’il les eût suivies toutes, par plaisir. Il était écrit aussi qu’une de ces chasses serait l’occasion de cette maladresse. Une des spécialités de la maison Campbell — ne l’ai-je pas déjà marqué ? — consistait à louer des chevaux à la journée ou au mois aux suivants des divers équipages qui fonctionnaient alors dans un rayon de cent kilomètres autour de Paris. Jack était donc allé, dans la semaine d’avant la Toussaint, conduire, en forêt de Chantilly, deux bêtes qui devaient être essayées par une des châtelaines du pays. Il en était revenu par le dernier train, trop tard pour s’entretenir avec Hilda le soir même. Mais qui l’eût vu, le lendemain, descendre dans la cour dès le patron-minet, eût deviné qu’un événement extraordinaire s’était passé la veille. Corbin visitait bien les stalles les unes après les autres, suivant sa coutume de chaque jour, mais avec une distraction qu’aucun des employés de la maison Campbell n’avait jamais constatée chez lui. Un d’eux était venu lui rapporter qu’il croyait avoir diagnostiqué, chez un cheval nouvellement débarqué d’Angleterre, un commencement de bleime : à peine si Jack se fit montrer le pied de l’animal, lui qui, d’ordinaire, tâtait de ses propres mains tous les paturons de l’écurie. Il faisait, de même, pour toutes les oreilles, afin de s’assurer de leur température. Son esprit était ailleurs, du côté où ses yeux se tournaient sans cesse, d’abord vers les fenêtres de la chambre où dormait Hilda, au premier étage d’Epsom lodge, puis, quand les volets rabattus eurent annoncé le réveil de la jeune fille, vers la porte par où elle apparaîtrait bientôt. Huit heures sonnaient quand elle se montra enfin, habillée déjà de son costume d’amazone. Jadis, c’était un sourire sur les lèvres qu’elle passait le seuil, pour marcher, elle aussi, de box en box, avec les morceaux de sucre qu’elle distribuait aux chevaux dont les têtes, nerveuses et avides, se tournaient vers elle d’un geste confiant. Elle n’avait plus de ces gâteries pour les « sans-raison », maintenant, ni de sourires pour les palefreniers qui la saluaient, ni de caresses pour les bassets écossais, Birnam et Norah, accourus vers elle en trottinant sur leurs pattes torses et velues, de l’extrémité de la cour, dès qu’ils l’apercevaient. Encore ce matin, son joli visage portait l’empreinte d’une telle tristesse que le cœur de Jack Corbin se serra. Mais c’était la tristesse d’une fille courageuse qui n’accepte pas qu’on la plaigne. Cette fierté imposait à l’écuyer, même dans ce moment où il croyait bien posséder un moyen sûr de guérir l’amour malheureux dont elle était rongée.

— « Vous avez eu une belle chasse, hier, Jack ? » lui demanda-t-elle la première, pour rompre le silence soudain établi entre eux, après les phrases de politesse usuelle.

— « Très belle, » répondit-il… « Le rendez-vous était à la Reine-Blanche. On a attaqué aux Grandes-Ventes. Le cerf a été pris à la rivière La Tène, près le viaduc, après cinq bonnes heures. Nos chevaux ont très bien marché. On les a beaucoup regardés. Mme Mosé achètera certainement celui qu’elle montait… »

— « Y avait-il beaucoup de monde ? » interrogea Hilda, non sans un frémissement. Elle ne savait rien de Jules, ai-je dit déjà, ni s’il était à Paris ni s’il chassait cette année à Chantilly. C’était cependant pour éviter même la possibilité de le rencontrer qu’elle avait, la veille, envoyé Corbin là-bas avec les bêtes, au lieu d’y aller elle-même, comme c’était l’habitude quand il s’agissait de présenter un cheval mis pour dame. Elle remarqua, dans les prunelles de son interlocuteur, une lueur singulière, et son sang courut plus vite, l’émotion lui étreignit la gorge. Son appréhension ne l’avait pas trompée. Jack a vu l’autre !… Elle connaît son empire absolu sur son cousin et les intransigeants scrupules de cette loyauté d’homme. Il lui a solennellement promis qu’il n’aurait jamais d’altercation avec Maligny. Elle est certaine qu’il n’en a pas eu, et, avec cela, une peur soudaine la saisit, qui augmenta encore à l’entendre lui répondre :

— « Oui. Beaucoup de monde. » Puis, d’une voix presque basse : « Hilda, j’ai vu hier quelqu’un. » Jack souligna ce terme si vague en le prononçant. Puis, brièvement, et avec sa rudesse coutumière : « Oui, j’ai vu M. de Maligny. Il était là. Il faut que je vous en parle. Il le faut… »

— « Hé bien ! » répondit-elle, d’une voix toute basse, elle aussi, « parlez-m’en. » Ses yeux s’étaient détournés et fixaient le pavé de la cour. Elle avait croisé ses bras sut sa poitrine, et elle s’était mise à marcher. Corbin la suivit. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à la rue de Pomereu, déserte à cette heure et traversée seulement par des fournisseurs, un boulanger, un laitier, un boucher, qui sonnaient aux portes de service des petits hôtels, paresseusement endormis sous les volets de leurs fenêtres encore fermées. Ce fut là, descendant et remontant l’étroit trottoir, que le dévoué cousin, et qui croyait, par cette confidence, sauver à jamais d’une funeste passion la misérable enfant, se mit à raconter les événements de la veille. Il s’exprimait en anglais, bien entendu, — et quel anglais ! Ce sauvage mélange de mots d’écurie et de slang[1] formait un contraste fantastique avec l’élégante aventure parisienne dont la jalousie du malheureux homme se faisait l’écho : On se contentera, ici, de mettre ce discours en français, tellement quellement, sans essayer d’en reproduire le pittoresque par des équivalents. Et, d’ailleurs, existent-ils ? La traduction d’un idiome dans un autre est toujours infidèle, même lorsqu’il s’agit de la langue classique, c’est-à-dire de mots à sens large et qui servent aux idées générales, communes à la plupart des gens cultivés. La transposition de l’argot d’un pays dans celui d’un pays voisin est pis que difficile. Elle est impossible. Prenons les plus simples exemples. Un Anglais dit d’une femme qu’elle est fast, il dit d’un homme qu’il est un masher. À ces deux mots, dont l’un veut dite rapide et l’autre écraseur[2] le slang attache une signification pour laquelle nous n’avons que des périphrases. La femme fast, — c’est la coquette, mais d’une certaine espèce, et tout anglaise, — l’élégante outrée, mais d’une certaine nuance, tout anglaise encore, — l’impudique, mais jusqu’à un certain point. Le masher, c’est le Beau, mais d’un certain type, — le Poseur, mais d’une certaine pose, — l’Ébouriffeur, l’Épateur, l’Esbrouffeur, mais dans une certaine ligne. Vous n’exprimerez pas cela en français, parce que ce ridicule, ainsi compris et pratiqué, n’est pas plus une chose française qu’autrefois le dandysme d’un Byron ou d’un Brummel. Bref, la femme fast et le masher, c’est la femme fast et c’est le masher. Formule digne des naïvetés que la légende prête à l’héroïque maréchal de La Palice. Elle explique, entre parenthèses, comment les écrivains français qui se trouvent parler des choses anglaises sont amenés à cet abus des termes britanniques, dont le présent récit est, lui-même, terriblement entaché. Le narrateur s’en rend très bien compte. Il prend cette occasion de plaider les circonstances atténuantes. Il n’a jamais eu d’autre ambition, ici comme ailleurs, que d’être un chroniqueur exact des choses de son temps. La vie lui donne des sujets. Il s’efforce à les copier de son mieux.

— « Je vous avais promis, » disait donc Corbin, « que M. de Maligny et moi nous n’aurions pas de querelle ensemble, si jamais nous nous rencontrions. Nous nous sommes rencontrés et nous n’avons pas eu de querelle. Il était déjà au rendez-vous quand j’y suis arrivé. Il montait le même cheval qu’il avait avant d’acheter Chemineau, et qu’il appelait Galopin… Il aurait mieux fait de garder Chemineau et de vendre celui-là, qui saute mal. » On voit que le professionnel continuait de fonctionner chez lui comme jadis quand il attendait son rival en promenant sa monture pour qu’elle ne prît pas froid. L’écuyer n’était pas entièrement supprimé par l’amoureux, même dans cette crise d’extraordinaire émotion. Il insistait : « S’il a été content ou mécontent de me voir, je l’ignore… Il s’est arrangé, durant toute la chasse, pour n’être jamais de mon côté. Comme je ne l’ai pas cherché non plus, nous n’avons pas échangé deux mots. Nous ne nous sommes pas même salués… Mais, passons. Ce n’est pas de ces détails que je voulais vous entretenir… C’est une histoire que j’ai apprise sur lui, une vilaine histoire… je peux continuer ? » fit-il après une nouvelle hésitation.

— « Oui, » répliqua Hilda, sur un ton presque impatienté, cette fois.

— « Vous savez comme la jument que j’avais amenée à Mme Mosé peut être nerveuse, » reprit John Corbin, « aussi nerveuse que sage. Il y a longtemps que vous connaissez ma théorie : il n’y a de sages que les chevaux nerveux. Ce sont les seuls qui ne vous fassent pas de mauvaises bêtises. Mme Mosé ne fut pas plus tôt en selle, que la bête commença de danser. Cette dame est énergique, et elle monte bien. Elle n’avait pas peur. Mais son mari avait peur pour elle. Je lui affirmai qu’il n’y avait aucun danger. Il me pria de ne pas quitter sa femme… Je devais vous dire cela, Hilda, afin de vous expliquer comment je me suis tenu tout près de Mme Mosé, assez près pour que j’entendisse toute sa conversation, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre. Je tiens à ce que vous soyez bien sûre que je n’ai pas écouté de propos délibéré. Je n’aurais pas fait une telle action, même pour vous. Seulement, je ne pouvais pas ne pas entendre. Comme je n’ai jamais parlé qu’anglais à Mme Mosé, elle croit, sans doute, que je ne comprends pas le français. Je ne m’explique pas autrement qu’elle ait causé avec cette liberté devant moi, alors que j’étais à un mètre de sa bride, tout posté pour arrêter la jument par la figure, si la bête s’avisait de vouloir l’emmener… Ce furent, d’abord, des propos, comme ces femmes en ont, sur le temps qu’il fait, par exemple, — comme si on avait besoin de parler du temps qu’il fait ! Chacun n’a qu’à ouvrir les yeux pour s’en rendre compte, — sur les chevaux et les cavaliers de l’équipage, — autant de paroles, autant de non-sens, — sur… Mais je deviens aussi bavard que Mme Mosé et que les beaux messieurs qui s’approchaient successivement pour parader à côté d’elle… À un moment, elle causait avec le comte de Candale, le grand, celui qui prend souvent des chevaux chez nous. M. de Maligny vint à passer, à grande allure, suivi par deux personnes, allant du même train : un homme d’un certain âge et une toute jeune femme, une demoiselle. — « Ce pauvre Guy d’Albiac est donc aussi fou que sa fille ? » dit Mme Mosé.

« Vous l’avez vu, Candale, c’est incroyable, » — « Incroyable, en effet, » répondit M. de Candale. MmeMosé reprit : — « Ce petit Maligny n’a pas le sou ; avec cela, joueur, coureur… (ce n’est pas moi qui parle, Hilda, c’est elle…) et on dirait qu’il le veut absolument pour gendre. » Le comte de Candale haussa les épaules. — « D’Albiac ? » fit-il, « jamais de la vie. Il ne se doute pas que Louise s’est toquée de Jules… » — « Il serait le seul… Laissez-moi donc tranquille. À moins d’être aveugle… » — « Les pères et les mères sont toujours aveugles, » dit M. de Candale : « Cette histoire a commencé cet été durant ce voyage en Norvège, qu’ils ont fait sur le même bateau, par hasard. Quand d’Albiac en est revenu, si vous l’aviez entendu parler de Maligny, vous sauriez qu’il n’a jamais pensé à Jules comme à un gendre possible. Il n’a pas deviné que Louise était devenue folle de ce beau sire, durant la croisière. Il l’aurait deviné, d’ailleurs, il aime tellement sa fille, je vous l’accorde, qu’il serait capable de lui céder, même en jugeant ce garçon, comme il le juge. Mais il n’a rien deviné. » — « Et Maligny ? » demanda Mme Mosé. « Il est aveugle, lui aussi ? » — « Lui ? C’est autre chose. Ça le flatte que cette petite l’aime. Et puis ça lui est utile, pour l’autre affaire. » — « Le mariage avec cette vieille Tournade ? Ça, ce serait complet. Vous y croyez au paquet Tournade ? » — « Si j’y crois ? La Tournade était aussi du voyage en Norvège. C’est là qu’il s’est amusé à les piquer au jeu toutes deux, en les rendant jalouses l’une de l’autre. Une femme de quarante ans passés, comme Mme Tournade, on la mène où l’on veut, quand elle est en rivalité avec une jeune fille de vingt… » — « Et elle épouserait ce sauteur, qui pourrait presque être son fils ? » — « Il est bien joli garçon, d’abord, ce sauteur, et puis, Madame la comtesse de Maligny, savez-vous que c’est un beau nom, un très beau nom, et, pour une créature qui a débuté, raconte la légende, comme mannequin chez les couturiers, quel cousinage ! Pensez : la mère était une Nadailles… » — En ce moment-là, d’autres chasseurs les abordaient. Ils n’ont pas continué. Puis, comme la jument s’était calmée, Mme Mosé m’a rendu ma liberté… »

Ici, Corbin s’arrêta, visiblement embarrassé. Qu’un homme tel que lui pût rapporter, avec cette exactitude phonographique, des propos de ce genre et dont les sous-entendus lui étaient presque inintelligibles, quelle preuve extraordinaire de l’intensité de sa passion ! Avec quelle avidité de ne pas perdre un seul mot, ce primitif, à mémoire de sauvage, avait écouté la femme à la mode et le grand seigneur, en train de résumer, par dix petites phrases mi-gouailleuses, mi-indifférentes, le scénario d’une de ces comédies mondaines dont le dénouement s’appelle, dans le style des journaux spéciaux, « Un mariage bien parisien ! » Cette passion, hélas ! avait entraîné notre Don Quichotte à un acte qu’il faut bien rapporter, au risque d’enlever sa fleur de romanesque à cette originale figure. Si, d’ailleurs, la confession sincère d’une faute en atténue la culpabilité, la franchise avec laquelle Corbin continua de parler à sa cousine doit lui être comptée. Peut-être même trouvera-t-on un signe nouveau de sa délicatesse native dans ce fait qu’il sentait la vulgarité du procédé par lui employé pour en savoir davantage sur cette mystérieuse intrigue soudain découverte. Que de jaloux, et qui n’ont pas grandi dans l’humble travail des écuries, se sont abaissés, sans se rendre compte qu’ils se dégradaient, à questionner des domestiques ! Tel était le vilain procédé dont l’aveu gênait le rude amoureux. Il finit, pourtant, par s’y décider.

— « Si M. de Maligny n’avait jamais joué ici le rôle qu’il a joué, »continua-t-il donc, « je vous jure, Hilda, que j’en serais resté là… J’ai pensé qu’il y avait intérêt pour vous à être renseignée exactement sur cette histoire, après ce qui s’est passé… Je connais plusieurs des grooms qui suivent la chasse à Chantilly. Ces gaillards-là entendent tout, savent tout. J’en ai fait causer un, puis deux, puis trois, en leur parlant, à celui-ci de Mlle d’Albiac, à celui-là de M. de Maligny, à cet autre de Mme Tournade, et voici les détails que j’ai recueillis. Mme Tournade est une veuve. Elle a hérité de son mari, qui était un industriel en bougies — les bougies Tournade — et un spéculateur, une fortune énorme. On dit qu’elle a quatre-vingt mille livres sterling de rente. Mais j’ai compris deux choses : d’abord, la fortune n’est pas honorable. Ensuite, Mme Tournade n’est pas une lady. On prétend qu’elle a été un mannequin, pour débuter, et, plus tard, ce qu’ils appellent une femme entretenue, avant d’être épousée par ce Tournade. On prétend cela, mais elle est si riche ! Beaucoup de gens vont chez elle et la reçoivent. Mlle d’Albiac, elle, n’est pas très riche. Elle n’a plus sa mère. Son père a beaucoup mangé à la Bourse. Il leur reste environ deux mille livres de revenus. Toute l’aventure rapportée à Mme Mosé par le comte de Candale est la fable des châteaux, paraît-il, en ce moment-ci de l’année. La pauvre jeune fille s’est rencontrée sur un bateau avec ce garçon. » Corbin avait dit fellow et non pas gentleman, avec le dur mépris qu’un Anglais peut mettre dans ce mot. Il déclassait du coup Maligny. « Ce voyage, dont parlait M. de Candale, c’est un trip qu’ils ont fait ensemble dans les mers du Nord, cet été, à bord d’un paquebot. Cet homme s’est fait aimer de cette jeune fille. Il s’est servi d’elle et s’en sert encore, toujours, comme a dit le comte de Candale, pour exciter la jalousie de l’autre femme. On raconte que cette autre femme, cette Mme Tournade, en est folle aussi, et qu’elle l’aurait déjà épousé : mais il a demandé qu’elle lui reconnût une très grosse somme d’argent dans le contrat, trop grosse. Cette femme hésite. Elle comprend bien que, le jour où il aura cette fortune indépendante à lui, il sera un très mauvais mari. L’affaire en est là… »

Tandis qu’il énonçait ces médisances pêle-mêle, et ces calomnies, — car on devine que la bienveillance d’une Mme Mosé et d’un Candale, jointe à celle qui caractérise les « gens de maison », constitue une source d’information singulièrement trouble, — le brave Corbin avait à peu près la mine d’un apprenti chirurgien à sa première amputation. Il a beau avoir étudié son anatomie. Sur le point d’inciser la peau, de couper les muscles et d’attaquer l’os, le couteau et la scie tremblent dans sa main novice. Il sait, cependant, qu’il faut opérer. Il enfonce donc le bistouri, en pâlissant, même quand il travaille à l’hôpital et sur la chair d’un malade inconnu. Que serait-ce s’il s’agissait d’un être qui lui tînt au cœur par les fibres les plus profondes, les plus vives, une fille, une sœur, une épouse ? Corbin se croyait très assuré, certes, que cette révélation serait salutaire à la fiancée trahie. Il n’avait aucun doute — est-il nécessaire de l’ajouter ? — sur le bien-fondé de ses renseignements. Qu’il y ajoutât foi avec complaisance parce qu’ils satisfaisaient sa haine pour Jules de Maligny et qu’ils servaient son amour pour sa cousine, c’était trop évident. Il n’en était pas moins sincère. Aussi, demeura-t-il atterré quand, après l’avoir écouté sans l’interrompre d’un seul mot, Hilda s’arrêta tout d’un coup devant lui. Ils étaient revenus sur le pas de la porte. Là, le regardant en face, rouge d’une indignation qui frémissait dans sa voix et qui éclatait dans ses yeux, elle lui répondit :

— « Quand vous êtes entré ici, un certain jour, Jack, » et elle montrait de la main la fenêtre du bureau, au fond de la cour, « après nous avoir espionnés, M. de Maligny et moi, — puisqu’il paraît que c’est votre habitude, — vous souvenez-vous du mot que vous vous êtes permis d’employer ?… Vous lui avez dit : You are such a cad. Hé bien ! c’est vous qui venez de vous conduire comme un cad. Vous m’entendez, comme un cad, et moi, je ne vous le pardonnerai jamais, entendez-vous, jamais. »

Laissant l’infortuné balbutier des mots qu’elle n’écoutait pas, elle traversa la cour sans se retourner et elle disparut dans la maison.

— « Ah ! », gémit Corbin, quand il fut revenu de ce saisissement. « Qu’ai-je fait ? De quelle manière elle m’a parlé ! Comme elle l’aime encore ! Comme elle l’aime !… »

Et une telle souffrance l’étreignait qu’un des palefreniers de l’écurie, qui s’approchait pour lui donner des nouvelles d’un cheval malade, demeura sans oser lui parler, épouvanté devant la contraction du cuir tanné qui servait de peau à ce rude visage.


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  1. Slang, argot.
  2. To mash, mettre en capilotade, écraser.