L’Écornifleur/50
L
EN SOURDINE
— « Hum ! »
C’est, sur la butte, Madame Vernet qui doute. Lasse, Marguerite est allée se coucher. Je dis avec chaleur combien je suis fier de son application et de son travail. Monsieur Vernet fait les dix pas, et fume. Sa cigarette scintille dans l’ombre, éclaire ses moustaches, son nez.
Voilà une réticence significative. Ce « hum ! » m’en fait deviner long. Trouveriez-vous mon enseignement médiocre ?
Je ne dis pas cela.
Alors qu’est-ce que tu dis ? Depuis quelques jours tu fais ta mystérieuse tête de bois. Pourquoi ?
Ne suis-je pas un peu la mère de Marguerite, mon ami ?
D’accord. Ensuite ? Te déplaît-il maintenant qu’Henri lui donne des leçons de nage ? N’avions-nous pas réglé cette question d’une façon définitive sous le double rapport de l’hygiène et des convenances ?
Sans doute, et, bien que j’entende, moi, femme dont l’oreille est plus fine que la vôtre, des mots à double sens, malicieux, ce n’est pas cela qui m’inquiète, et je ferais volontiers fi des médisances si Marguerite ne prenait ces leçons, — je puis, je voudrais me tromper, mes chers amis, — avec un peu trop d’ardeur.
Nous ne répliquons rien, intrigués. Madame Vernet continue. Elle a produit son effet et laisse tomber sa phrase comme avec un compte-paroles.
Encore une fois, il est possible que je voie mal, que ma sollicitude trouble ma clairvoyance ; mais j’ai noté dans ma chère nièce un changement, un je ne sais quoi de nouveau qui m’alarme, et j’ai voulu en causer avec vous amicalement, avec toi, Victor, qui es un homme de bon sens, avec Monsieur Henri, qui n’est pas un fat.
Bah ! tu rêves. Laissons cela !
Parlons-en au contraire : c’est grave. Alors, vous croyez, chère Madame ?…
Je n’en suis qu’aux faibles indices. Je ne veux rien affirmer. Je désire seulement que des précautions soient prises s’il vous paraît qu’il y a péril. Raisonnons, cherchons ensemble.
Nous nous asseyons à côté d’elle, sur le banc, sérieux. Madame Vernet poursuit l’information, et sa voix tremble. Elle affecte une grande liberté d’esprit, tâche de discuter sans prévention, et se montre à propos optimiste.
Je ne parle pas du plaisir qu’elle éprouve à sa gymnastique de chaque matin, c’est naturel. Mais quand nous allons à la pêche aux crevettes, n’est-elle pas toujours près de Monsieur Henri ? Elle le suit de rocher en rocher, de mare en mare. C’est au point qu’elle promène son filet à l’endroit même où Monsieur Henri a déjà fait passer le sien. Cependant elle est sûre de n’y trouver aucune crevette, puisque Monsieur Henri les a toutes prises.
Possible.
N’ai point observé ça.
Monsieur Henri, vous êtes dans votre rôle de jeune homme : on n’a rien à vous dire. Mais quand nous cherchons des coquillages, c’est plus frappant. Vous vous traînez côte à côte, genou à genou. Vos deux fronts se touchent. Avez-vous assez de coquilles, elle n’en veut plus. Si vous en ramassez, elle se remet à quatre pattes. Comment expliquez-vous cela ?
Par sa naïveté.
Moi aussi.
Donnez-vous la peine de voir ce qui est aveuglant. Si vous dites des vers, elle ouvre la bouche, fascinée, le temps que ça dure. Elle en est laide, la pauvre petite. Ne s’est-elle pas permis de déclarer qu’elle les aimait ? À seize ans ! Quand vous partez et que raisonnablement elle ne peut pas vous suivre, sa figure se décolore, comme si d’une passe magnétique vous lui aviez enlevé son teint de fille rouge qui a un coup de sang, qui a des habitudes d’ivrognerie. Je ris, tant c’est bête !
Vous me confondez, bonnement.
C’est drôle !
J’achève. Répondez-moi, sincères ! À chaque instant, je suis obligée de l’appeler, de courir après elle, pour compter le linge, m’aider au ménage. Marguerite devient stupide. Un détail encore ! Hier, à déjeuner, je vous ai donné un coup de serviette sur la tête en vous disant : « Faites donc couper votre barbe ! vous êtes horrible à voir ! » — « Je ne trouve pas ! » a dit Marguerite sournoisement, le nez dans son assiette. L’avez-vous entendue ? Mes bras en sont tombés.
Un mot ! Ou ce que tu nous racontes est faux, et tu chantes, ou c’est vrai, et dans ce cas, qu’importe ? Henri est un honnête homme.
Il ne s’agit pas de Monsieur Henri. Il n’est pas en danger. Il a ce qu’il faut pour se défendre. Il ne m’a pas chargé de le surveiller, et il pourrait me faire sentir poliment mon indiscrétion. Je ne songe qu’à cette petite Marguerite, qui sans s’en douter, la pauvre ! s’est peut-être je le crains ! hélas ! irrémédiablement compromise.
Monsieur Vernet s’épanouit au clair de lune. Une idée lui est venue dont il nous fait part :
— « Si Marguerite est compromise, nous les marierons. Mon gaillard, répondez ! »
Je m’en garde, et me dandine gauchement.
Victor, on ne peut pas parler gravement avec toi.
Elle s’appuie du coude au banc, boudeuse.
Pour l’âge et la taille, ils iront. Je les vois descendant les marches de Saint-Augustin. Marguerite a de la fortune pour deux.
Heureusement Monsieur Henri a de la fierté.
Elle vibre comme en communication avec une pile et se tourne de mon côté, afin que je reçoive l’éloge en plein visage.
N’apporterait-il pas son talent, son avenir ?
Si tu crois qu’il faut à Monsieur Henri une femme de ce genre !
Elle en vaut une autre.
Est-ce qu’elle le comprendrait ? Comme corps, c’est un paquet ; comme intelligence, tranchons le mot, c’est une bûche.
Je te trouve sévère ; mais il est certain que si tu la déprécies, tu en dégoûteras Henri.
Je me balance toujours en ricanant, et j’attends que quelqu’un de bonne volonté me souffle une réponse, dépité parce que je dois refuser le gâteau qu’on m’offre.
— « Venez à mon secours ! » dis-je à Madame Vernet.
— « Véritablement, dit-elle à Monsieur Vernet, vous me stupéfiez par votre légèreté. Vous jetez votre nièce dans les bras de Monsieur, et j’en rougis pour vous. Je m’étonne que vous osiez employer ce procédé devant moi. »
Ne te fâche pas. On ne peut plus rire ?
Madame Vernet, qui s’était levée dans son indignation, se rassied, et, les mains jointes :
— « Pauvre petite Marguerite ! » dit-elle avec un commencement de sanglot.
Est-ce qu’elle va pleurer ? Mais, Blanche, tu sais que je ne veux pas te contrarier.
Il lui prend les mains. Elle les retire, se tord les bras et se renverse en arrière.
Ce n’est rien : ne perdons pas la tête, ne perdons pas la tête !
Il la perd, car on dirait d’une femme qui se trouve mal qu’elle se meurt.
Comme c’est « ma première crise », je me demande ce qu’il faut éprouver.
— « Voulez-vous que j’aille chercher de l’eau ? » dis-je.
Restez plutôt. Empêchez-la de se briser contre les murs. Je crois qu’elle a un flacon dans son sac de voyage.
Il nous laisse.
Madame Vernet enfonce ses ongles dans son corsage pour le délivrer, mettre à l’air sa poitrine, que la dyspnée enserre. J’écarte ses bras, qui se referment, et je l’appelle haut : « Madame ! Madame ! » et bas : « Ma chérie ! »
— « Je vous en supplie, dit-elle, bien que vous soyez libre et que je n’aie aucun droit sur vous, montrez-vous plus retenu, plus réservé, plus froid avec Marguerite ! »
Je voulais détourner les soupçons.
Non, non. Vous allez trop loin.
Comme je me penche sur elle pour mieux entendre :
— « Vous aurez votre récompense ! »
Monsieur Vernet apporte le flacon.
Inutile — pas besoin — rentrons !
Il faudra l’emporter.
Je marcherai seule, la main sur ton épaule, mon ami.
Elle essaie de se dresser et retombe de nouveau, sanglotant à petit bruit.
Il faut absolument l’emporter : le moindre effort l’achèverait.
Je suis de votre avis.
Il la soulève par les épaules. Je prends les pieds, et je ramène, par pudeur, la robe jusqu’aux chevilles.
Doucement.
Soyez tranquille.
En cane, presque assis, le premier, je descends l’escalier à reculons, avec un temps d’arrêt à chaque marche. Monsieur Vernet vient ensuite, et de ses bras robustes supporte le précieux fardeau. Nous n’allons pas vite, mais nous maintenons le corps en pente, les pieds plus bas que la tête. C’est l’essentiel. Madame Vernet pleure faiblement, continûment.
Prenez garde.
N’ayez pas de crainte.
Pour monter à la chambre, nous changeons de position. À son tour, Monsieur Vernet marche à reculons. Il fait nuit, mais les tournants de l’escalier nous sont connus. Enfin nous arrivons sur le palier. La lune nous éclaire maintenant. Monsieur Vernet remplace une de ses mains par un genou, ouvre la porte, et nous déposons Madame Vernet sur le lit. Elle pleure toujours et se laisse faire.
Faut-il allumer une bougie ?
Pourquoi ?
Il a raison : la lune entre par les deux fenêtres à flots lumineux, et blanchit nos visages.
Aidez-moi.
Il défait le corsage. Je délace les bottines. Au corset, M. Vernet s’embrouille et le coupe.
Faites attention.
Il n’y a pas de danger.
Je glisse les bottines sous le lit.
— « Couchons-la ainsi », dit Monsieur Vernet, pris d’une hésitation soudaine.
Tandis qu’il soulève Madame Vernet, je tire la couverture.
Elle dort déjà.
En effet, Madame Vernet a les yeux fermés, mais des larmes luisantes filtrent au bord des paupières.
Et vous, qu’allez-vous faire ?
Je ne veux pas la déranger : je passerai la nuit dans ce fauteuil.
Harassé, « tout patraque au moral et au physique », il s’y laisse tomber.
Voulez-vous que je veille avec vous ?
À quoi bon ? c’est fini. Allez-vous coucher.
Je jette un dernier coup d’œil, et, à pas de loup, marchant sur les rayons de lune comme sur la queue d’une robe de mariée, je ferme les rideaux des fenêtres, puis, dans l’ombre :
— « Bonne nuit, Monsieur Vernet ! »
Bonne nuit, Henri, et merci.
Oh ! de rien.