Ollendorff (p. 226-232).

XLIII

FLIRTAGE EN PLEIN AIR

Il y a moins de danger sur la route que dans ma chambre. Marguerite est là. Monsieur Vernet nous surveille. Nous ne flirtons qu’avec des clins d’yeux, des chuchotements, des pressions de bras ou des frôlements de hanches. Nous jouons « à celui qui courra le plus fort ! » J’enlève prestement Madame Vernet quand je l’attrape, et je sens son corps peser sur moi. Elle court mal à cause de ses robes et de ses coudes, et plus on est près d’elle, moins elle court vite. Son ardeur décroît comme la distance qui nous sépare.

Je l’assieds sur une borne, essoufflée ; j’attends qu’elle ait repris vent et je lui tiens des propos qui sont pures bagatelles.

HENRI

Vous êtes une levrette, une plume, une ombre, et sous votre doux poids j’ai cru que j’allais mourir.

MADAME VERNET

Holà ! que j’ai chaud ! Vous me tuez.

Les frisons de sa nuque sont collés par la sueur. Elle trempe ses pieds dans la fraîcheur de l’herbe. Elle fait des efforts de tête pour tirer son cou du col, lève les bras, remue les poignets afin de permettre à l’air d’entrer dans les manches, de se glisser jusqu’aux épaules, de se blottir aux aisselles.

Nous nous amusons comme des enfants sous l’œil amical de Monsieur Vernet. Je l’appellerais, à l’exemple de Marguerite, mon oncle, si je ne craignais de réveiller en lui le sanglier qui dort. Madame Vernet me prie de respecter au moins son mari, si je ne la respecte pas elle-même.

Je prends Monsieur Vernet à part. Son assiette sous le bras, il épluche une baguette.

HENRI

Est-elle folâtre, Madame Vernet !

MONSIEUR VERNET

Elle ne sera jamais plus jeune.

HENRI

Vous n’avez pas peur ?

MONSIEUR VERNET

De qui ? de quoi ?

HENRI

Je ne sais pas, mais à votre place je ne serais pas trop, trop tranquille.

MONSIEUR VERNET

Parce que ?

HENRI

Parce que si Madame Vernet est jeune, je le suis plus qu’elle encore.

MONSIEUR VERNET

J’ai une absolue confiance en elle.

HENRI

Bien. Mais en moi ?

MONSIEUR VERNET

En vous aussi.

Il me regarde fixement, l’air grave et bon. Ce simple mot, si simple, me touche plus que je ne le voudrais. Je serre la main de Monsieur Vernet.

HENRI

Vous avez raison, mon cher Monsieur Vernet. Toutefois parlons d’une manière générale, sans faire de personnalité. Si cela arrivait !

MONSIEUR VERNET

J’espère que, d’abord, ma femme vous cracherait au visage.

Il a dit cela d’une telle façon que je me détourne, comme pour éviter réellement un peu de salive. Je souris jaune.

HENRI

Bien entendu, Monsieur Vernet, il ne peut pas être question de moi. Encore une fois, nous ne faisons que des hypothèses, et, mettant les choses au pis, nous supposons, et tous deux ensemble, comme deux amis de collège ou de régiment, nous découvrons par hasard que votre femme vous trompe.

MONSIEUR VERNET

Alors, je vous fusillerais, dans le dos !

Ainsi, j’ai beau me mettre de son côté, Monsieur Vernet me renvoie obstinément au camp ennemi. J’ai poussé trop loin dans son âme la perquisition. En l’interrogeant, j’ai peut-être tout avoué.

Mais non, je badinais, n’est-il pas vrai ? et je ris au point que mes dents claquent. C’est le frisson de la petite mort qui passe.

Nous sommes sur une belle route blanche, en plein jour, en plein soleil, entre deux haies qui nous pénètrent de leurs émanations odorantes, et mon cœur bat, pris de panique, comme par une nuit noire peuplée de cauchemars.

Ç’a été court.

— « Cet Henri, crie Monsieur Vernet à sa femme, a des idées d’un biscornu ! »

Je ne le laisse pas achever, et, leurs mains à tous deux en paquet dans les miennes :

— « Mes chers amis ! finisse plutôt ma vie que notre bon accord ! »

MADAME VERNET

Qu’est-ce que vous avez ?

HENRI

Rien que la joie de vous avoir connue. Rien que du bonheur plein moi.

Je suis heureux qu’un mendiant vienne au-devant de nous. Il a entendu mon appel. D’ordinaire, nous ne donnons jamais au mendiant de tout le monde. Ce n’est pas dans nos idées. Le rêve de Madame Vernet, par exemple, serait d’avoir un pauvre pour elle seule, qu’elle irait voir dans sa mansarde, au-dessus de beaucoup d’étages, un pauvre dont elle surveillerait la moralité, qui n’accepterait rien des autres, et que peu à peu elle ferait riche.

— « Allons, dis-je, pour une fois ! »

Et je tire de ma poche le porte-monnaie de Monsieur et Madame Vernet, qui s’y trouve « justement ».

Nous rentrons à la maison, traînant nos pieds dans la poussière, contents de la journée, avec une lassitude, une faim, une soif de « chiens ».