Ollendorff (p. 132-136).

XXVII

JE RENDS DES SERVICES

Nous attendons à la gare Monsieur Vernet et la nièce. Le petit train, pareil à ceux qui tournent aux fêtes des banlieues, siffle de joie, fier d’effaroucher des poulains qu’il couperait comme vent. Des têtes se montrent ; un mouchoir s’agite.

MADAME VERNET

Regardez sa bonne figure.

J’aperçois la bonne figure. Un bœuf est monté en seconde. Le petit train s’avance avec des précautions, des temps ; mais on ne le prend pas au sérieux, et les quatre ou cinq voyageurs sont descendus, tirant leurs paquets, qu’il remue encore. Il pousse des cris aigus comme un maître d’école qui ne parvient pas à dominer sa classe.

Pendant que la famille s’embrasse, je me tiens à l’écart, et je demanderais à Monsieur Vernet sa couverture de voyage, pour me donner l’air d’en être aussi, moi, de la famille. Je trouve les effusions de mauvais goût, et je crierais :

— « Je suis là ; il y a quelqu’un qui vous regarde : contenez-vous. »

Madame Vernet a une crise quand elle embrasse Mademoiselle Marguerite. Elle dit :

— « Oh ! ma grande fille ! »

pleure, pâlit, se trouve mal. Monsieur Vernet la conduit au cabinet du chef de gare, si j’ose m’exprimer ainsi. Elle s’assied. Cela va mieux.

— « C’est les nerfs ! » me dit monsieur Vernet qui lui tient la main. Il lui passe sur les tempes un mouchoir grisaillé, un mouchoir qui a fait un long voyage.

Je réponds :

— « Oui, c’est les nerfs : ça ne sera rien ».

Toute l’administration du chemin de fer est rangée autour de nous, compatissante. Chacun pense, comme moi, que cela ne peut pas être grand’chose. Mademoiselle Marguerite, un sac de cuivre rouge sur le ventre, dit par intervalles égaux :

— « Comment vous portez-vous, ma tante ? »

L’effet qu’elle a produit sur sa tante l’a d’abord étonnée, et une grosse envie de pleurer contenue lui gonfle les lèvres, bouffit les joues : les yeux vont disparaître.

Madame Vernet reprend ses sens, un à un, y compris le sens du ridicule, qui plus que les autres lui a fait défaut. J’interroge Mademoiselle Marguerite.

« C’est la première fois que vous venez à la mer ? »

MARGUERITE

Oh ! oui, Monsieur.

Elle se met à rire.

HENRI

Êtes-vous contente de voir la mer ?

MARGUERITE

Oh ! oui, Monsieur !

Elle se remet à rire.

Je me tourne vers Monsieur Vernet.

HENRI

Avez-vous fait un bon voyage ?

MONSIEUR VERNET

Vous savez, du moment que le train ne déraille pas, je fais toujours un bon voyage.

Si on me répond bêtement, c’est peut-être parce que je questionne bêtement.

Madame Vernet remise, nous partons.

MADAME VERNET

Est-ce sot de pleurer ainsi sans savoir pourquoi !

HENRI

Si on savait pourquoi, ce serait encore plus sot.

Elle prend le bras de Monsieur Vernet. Mademoiselle Marguerite marche à côté d’eux, et moi, je suis derrière, comme quelqu’un de la maison qui attend qu’on lui remette le bulletin des bagages. On part ; je me donne une contenance en expliquant la mer à Mademoiselle Marguerite.

Je dis :

— « Voilà un bateau ; voilà un marin. »

Elle répond :

— « Oui, Monsieur, oui, Monsieur ! »

Et quand elle ne se surveille pas :

— « Oui Msieur ! »

en riant toujours, sans malice.

Tous les trois montent aux chambres s’embrasser à l’aise et faire un peu de toilette. Je me promène dans le jardin ; je donne des indications à la bonne, pour le dîner, pour distribuer les places, et je tire un seau d’eau. Je voudrais plier les serviettes, mettre les chaises, enfin montrer que je ne suis pas tout à fait une bouche inutile. Je me sens si isolé, si peu invité, que je m’efforce de dire à la bonne des choses familières qui me gagnent la considération et la sympathie de cette brave femme. Je n’ai jamais été plus chez les autres que maintenant.