Ollendorff (p. 109-113).

XXIV

LE BOBO

De ma fièvre il me reste au bord de la lèvre inférieure une petite tumeur arrondie et dure. Je passerai le jour à la mordiller, à l’écorcher, à la rendre hideuse comme une punaise écrasée. Je ne lève plus les yeux sur Madame Vernet, et je lui parle avec un contournement de cou qui me fait mal ; ou, rabattant ma lèvre et mes dents du haut sur le bouton, je l’enferme et le tiens opiniâtrement caché. Mon palais en goûte l’aigreur. Pour varier, je tâche de disparaître derrière ma main en éventail. Je louche et je compte mes doigts.

À table, c’est un supplice. Je mange vite, le nez dans mon assiette, les morceaux pressés, et je construis un rempart avec l’huilier, la carafe, les bouteilles vides ou pleines. Mal élevé, je garde tout près de moi. Cependant je voudrais savoir ce que Madame Vernet pense de « mon affaire ».

Elle souffre de ma gêne. Elle ne montre aucune répugnance et ne se penche pas du côté de la fenêtre. Elle me regarde franchement, enfin n’y tient plus, et veut me ragaillardir.

MADAME VERNET

Ces maisons de bois sont si mal closes que les bêtes y entrent comme chez elles. Toute la nuit j’ai été dévorée.

HENRI

Si encore elles étaient propres, ces bêtes !

MADAME VERNET

Ce n’est pas qu’elles soient sales, mais elles piquent. J’ai les yeux tout enflés. Ce matin, je ne voulais pas descendre.

HENRI

Alors, j’aurais bien fait de rester chez moi, avec ma lèvre ?

MADAME VERNET

Quelle donc lèvre ?

HENRI

Comment ! quelle donc lèvre ? Ne voyez-vous pas ?

MADAME VERNET

Bah ! qu’est-ce que cela ? Regardez ce que j’ai, moi, près de la tempe.

HENRI

J’aperçois avec beaucoup de peine un imperceptible point blanc. Peut-être même est-ce une pellicule. Pour ma part, je suis confus et je vous fais mes excuses. Mon sale bouton est horrible à voir.

MADAME VERNET

Je vous assure qu’il n’est pas si vilain que ça !

HENRI

Quelle charmante femme vous êtes !

Ainsi, ce que je redoute tourne à mon avantage. Si j’insistais, elle trouverait mon bouton joli et qu’une mouche habile l’a posé sur ma lèvre pour le plaisir des yeux. Je ne sais par quel hommage lui prouver ma gratitude, et je m’attrape une fois de plus ; je me gourmande durement, car je n’ai eu, cette nuit, à l’égard de cette femme exquise, que des pensées mauvaises.

Réhabilité, j’oublie mon bouton ; je donne un gros sou à un mendiant, en ayant l’air de lui dire, comme si je lui faisais une rente perpétuelle :

— « Tiens, mon ami, ne travaille plus, amuse-toi, vis largement ! »

Puis j’entreprends l’éloge de Monsieur Vernet et je vante son bonheur.

MADAME VERNET

À propos, j’ai reçu une lettre : il arrive demain avec notre nièce. Vous verrez Marguerite, un enfant, mais un gros enfant. À seize ans, elle est plus grande que moi. Je ne mettrais pas son corset et je ne trouve pas le bout de ses bottines. Il vous faudra jouer avec elle, vous dévouer, redevenir petit garçon. Elle vous donnera des coups de poing, vous fera des bleus, vous posera des questions. Vous me relaierez, car elle me fatigue : impossible de penser à côté d’elle ! Il est indispensable qu’elle bavarde, qu’elle lutte à main plate. Sa poupée a plus de raison qu’elle. Je l’aime beaucoup. Elle a bon cœur. Je ne lui reproche que d’être insignifiante. Il me semble qu’à son âge j’avais déjà mes idées à moi. Je tâchais de comprendre la vie, dont elle se moque.

Enfin, si elle vous ennuie trop, ne vous gênez pas, rabrouez-la : c’est une gamine qui ne « tire pas à conséquence ».