Ollendorff (p. 76-79).

XVIII

JAMAIS AU NIVEAU DE LA MER !

À Tallehou, ma mansarde sent le bois neuf et la peinture fraîche. Une fenêtre étroite donne sur le petit port, une lucarne découpe une carte de visite de ciel, un œil-de-bœuf s’ouvre sur la mer. Je pousse ma table contre le mur, sous l’œil-de-bœuf, et, solidement assis, je regarde la mer avec fixité.

J’ai l’air de dire :

— « À nous deux ! »

Mais elle tient plus longtemps que moi. Mes yeux se brouillent comme sous un jet de verre d’eau froide, et les comparaisons neuves ne me viennent pas. Je fais appel à des mots si magnifiques que deux de leur taille rempliraient un hexamètre. Plutôt, la mer m’hypnotiserait, m’abrutirait doucement. Elle moutonne à peine. Ses petits flots grimacent. En ce moment, elle ne me donnerait pas quinze lignes de copie. Aussi je m’y prends mal. Regarde-t-on la mer par un œil-de-bœuf ?

La maison appuie son flanc gauche à une énorme butte cubique qui la protège, elle et son jardin, contre les vents et les vagues. Je monte sur la butte. Elle est tout entière plantée de pommes de terre, dont les feuilles, j’en suis sûr, me feront songer, quand la nuit viendra, à quelque peuple de lapins qui broutent et remuent les oreilles.

Devant la mer, mon embarras recommence. Ma langue ne rend qu’un clappement sec. La mer lèche les rochers, bave, crache dessus : c’est entendu. Ils apparaissent comme des tritons, des titans foudroyés, des animaux préhistoriques, des moutons : parfait ! Le flot et la pierre se collettent — bravo ! — se cramponnent, écument et grondent — tout va bien ! — Mais j’ai vu ça partout, et je demande une sensation qui me soit propre. La Grande Bleue me désespère, car je ne peux lui offrir une image de mon crû. Mieux vaudrait lire une page de Pierre Loti.

En somme, je la trouve bien. Elle m’est sympathique, et j’aime autant la voir qu’autre chose ; mais je la souhaiterais (comment dire cela ?) un peu plus pareille à une belle montagne. Je lui reproche de manquer de pics neigeux comme j’en ai vu en gravure. Oui une montagne « m’irait mieux », édentée et garnie de petits villages, blancs comme des dés de trictrac.

Sans doute, je reviendrai sur ces impressions, mais la trivialité de ce que la mer me fait éprouver m’exaspère contre elle. Nous ne nous comprenons pas. Un bateau va pêcher des brêmes, toutes voiles dehors : c’est un oiseau qui, les jambes trop courtes, marcherait avec ses ailes. Cet autre bateau rentre au port, et rappelle une vieille femme qui a relevé sur sa tête son jupon où souffle le vent. Un torpilleur manœuvre au loin : gros cigare. Le Nautilus de Jules Verne m’a causé plus d’étonnement. Je repousse ces communes associations d’idées : elles rebondissent sur moi comme des boules de bilboquet. La camelote des comparaisons encombre ma mémoire. À chaque vision correspond son expression d’usage : le varech est une chevelure de noyé, et le homard est le cardinal des mers !

Heureux ceux qui peuvent dire simplement d’une belle chose :

— « Voilà une chose qui est belle ! »

J’y renonce. Je m’assieds sur un banc qui sera plus tard le banc des « Larmes », et, la tête dans mes mains, je fais noir en mon cerveau, et j’assiste, résigné, comme aux ébats de gamins qui ne peuvent pas se tenir en place, à la danse des publiques hyperboles.

Je me désole de ne pas pouvoir rester un instant au niveau de la mer.