Ollendorff (p. 57-60).

XIV

COSMOGRAPHIE

Et c’est tout. Nos conversations reviennent les mêmes. Le plus souvent, je prends la parole, et, tandis que mes dents s’amusent d’un Palmer, ma bouche s’emplit et se vide de mots. Les notes que je repasse tous les deux ou trois jours me sont alors très utiles. Elles condensent ce qu’un jeune homme doit savoir pour paraître supérieur. C’est un extrait de l’Intelligence de Taine vulgarisé à l’usage des gens du monde. C’est une ironie de Renan grossie, mise au point des vues moyennes. C’est un vers de Baudelaire qui étonne et qu’on écoute longtemps en soi-même comme l’écho d’une voix grondant en un caveau. La science m’a fourni une vingtaine de faits précis et stupéfiants. Mais je ne les place pas au hasard. Pour parler de la foudre, j’attends qu’il tonne. J’explique l’éclair au passage.

En astronomie, je m’en rapporte à Flammarion. Madame Vernet ouvre la fenêtre, et, tout de suite, ce qui des étoiles surprend le plus Monsieur Vernet, c’est leur quantité.

— « Si j’avais autant de pièces de vingt francs, je ne serais pas ici. »

Mais la destinée même des étoiles préoccupe Madame Vernet. Elle voudrait savoir s’il y a du monde dedans ; et si quelqu’un lui affirmait que « oui », elle serait plus tranquille.

HENRI

Celle que vous regardez n’existe peut-être plus.

MONSIEUR VERNET

Comment cela ?

HENRI

Je dis vrai. Au contraire, il en est d’autres que vous ne verrez pas avant deux ou trois ans.

Je pérore sur la vitesse du son, sur celle de la lumière, et je soutiens que le soleil est des centaines et des centaines de fois plus gros que la terre.

MONSIEUR VERNET

Ça fait bien gros.

Madame Vernet ferme la fenêtre. Je frappe coups sur coups et expose la doctrine de Kant.

MONSIEUR VERNET

Permettez ! Vous n’allez pas vous moquer de nous plus longtemps. Ne dépassons pas l’absurde. Me soutenir que ce verre, ce pot de moutarde n’existent que dans mon imagination ? À d’autres, jeune homme ! Dites que je me figure être en vie.

HENRI

Qui sait ?

Monsieur Vernet, de son index recourbé comme un hameçon, se frappe trois fois le front.

MADAME VERNET

Laisse donc, tu n’y entends rien.

Pour me venir en aide, elle rappelle les fréquentes erreurs des sens. On croit voir une ombre sur un mur, on s’approche : il n’y a rien. Un chasseur tire sur un lièvre : c’était une pierre. Intéressée, elle m’invite à continuer. Mais j’ai fini. J’ai poussé devant moi mes réminiscences et les ai fait entrer dans le tourniquet de la conversation.

Combien de soirées passerons-nous ensemble comme celle-ci, inutiles ? Nous piétinons.