Ollendorff (p. 32-37).

X

MISÈRE DE MISÈRE !

Le calme appartement des Vernet m’attire. La régularité de leur vie m’engrène, et je ne tente rien pour me ressaisir. Je ne sais pas ce que je vais faire chez eux presque tous les soirs. Je monte les escaliers lentement, et, quand je pèse sur le bouton du timbre, quelque chose de joyeux répond en moi. On m’attend. Mon couvert est toujours mis, c’est-à-dire qu’on se dépêche de le mettre dès que je sonne. J’enlève mon pardessus avant de dire bonjour, et je m’arrête un instant afin de m’emplir le nez des odeurs qui viennent de la cuisine. Je gagne aussi peu vite que possible la salle à manger. Je me mouche, cherche dans mes poches, feins de m’accrocher au porte-manteau, donne un coup de gant sur la poussière de mes bottines ; je laisse à Madame Vernet le temps de faire des signes à sa bonne et de lui dire, bas :

— « Vite, un gâteau de deux francs, aux amandes ! »

À la vérité, j’arrive en intrus ; mais, comme on ne me le fait pas sentir et qu’un dîner en ville est toujours bon à prendre, je salue d’un air dégagé, en essayant de varier mes formules de politesse préparées dans la journée.

Monsieur Vernet me serre les doigts impitoyablement, pour me prouver sa force, et tandis que je les agite un peu afin de les décoller, Madame Vernet me dit :

— « Bonjour ! poète ! »

J’ai voulu lui baiser la main. Elle ne s’y attendait pas ; son bras que je soulevais est retombé lourdement, et, gauchement, je me suis gardé de le rattraper.

En général, si les fourches de nos pouces et de nos index s’adaptent et s’entrecroisent avec netteté, je me sens à l’aise pour la soirée. Au contraire, je suis pris d’inquiétude comme un lièvre qui écoute, si elle ne m’accorde que le bout de ses doigts. Je les fais sauter dans le creux de ma main, de la façon qu’on soupèse des pièces d’or, pour voir si elles ont le poids.

Installé, je deviens poseur, menteur et gobeur. La nourriture « saine et abondante » descend en moi, fait tampon, refoule mon âme dans un coin, l’étouffe.

— « Quel excellent potage ! dis-je. Il n’y a que chez vous qu’on sache manger ! »

Je cite des noms connus de restaurants, comme si j’en sortais. Leurs prix sont un peu forts ; mais, à Paris, cela seulement est bon marché qui coûte cher.

À chaque nom, Monsieur Vernet me demande :

— « Vous y êtes allé ? »

— « Oui. Ils ont un nouveau chef qui réussit la sole ; mais tout autre poisson y est détestable. »

Je jouis de mentir et regarde l’étonnement de Monsieur Vernet monter comme une colonne de mercure. Tel degré à atteindre me fait ajouter un mensonge. À tel autre, il est bon que je m’arrête. Tout à l’heure, quittant la table, n’irai-je pas sucer une écrevisse chez Fary ?

Mais au moment où je redoute qu’on ne me croie plus (car à la manie de mentir je joins celle de prétendre que je mens habilement), et comme Madame Vernet, troublée par mes vanteries, traite son repas de frugal et réclame mon indulgence :

— « Ah ! dis-je, plût aux cieux que j’en eusse tous les jours autant ! »

Avec une souplesse dont je ne me rends pas compte et qui pourrait me faire prendre pour un farceur, je passe des grands restaurants aux petits à vingt-cinq sous (pourboire compris).

Je faisais le musulman fastueux. Me voilà franciscain. Monsieur et Madame Vernet m’écoutent, plus sympathiques. Les souffrances de mon estomac donnent à leur dîner une importance. Ils m’enviaient : ils vont me plaindre. Je possède mon sujet et je parle avec facilité. Ça coule de source, semble-t-il.

— « Que de fois, absorbé par mon travail, il m’est arrivé d’oublier de dîner, comme on oublie son mouchoir, un objet futile ! Si jamais j’ai fait quelque chose de passable, ç’a été ces jours-là. Mes moins mauvais vers, je les dois à ma faim négligée. »

Je ne soutiens pas aujourd’hui que le pauvre seul a du talent, mais peu s’en faut. Ce sera pour une autre conférence.

— « Ne vous attristez pas », me dit Madame Vernet.

— « Bah ! c’est le souvenir. On en parle pour parler. Les jours sont meilleurs maintenant. Mais j’en ai vu de rudes. Un jour j’avais encore oublié de dîner, oublié volontairement. Je cherche dans mes poches, rien. Mon porte-monnaie était plat comme un mendiant. Je cherche dans mon placard où je mets ma bouteille de chartreuse pour les deux ou trois amis qui me viennent voir, mon plateau et mes verres, et je découvre un morceau de charcuterie. Il était semé de taches d’un bleu noir ainsi que des dents cariées. L’odeur me poursuit encore. J’ai vécu avec lui vingt-quatre heures, à le regarder. »

Est-ce que je ris ? Est-ce que je me moque ? Candide et grave, je parle de ma chambrette, de mes petites affaires, de ma petite table de toilette, et de ma petite bibliothèque, où sont rangés mes petits livres. Ma gaîté est forcée et niaise, et il me semble que des larmes retombent au dedans de moi, une à une. Je ne pensais pas avoir tant souffert. Arrivées, ces intéressantes aventures ne m’auraient pas fait plus de mal que racontées.

J’y crois être moi-même.

Monsieur et Madame Vernet se font des signes de tête et laissent échapper des soupirs de gorge. Peut-être Monsieur Vernet se reproche-t-il d’avoir fait sa fortune trop vite. Il se tranquillise en songeant que je ferai certainement la mienne.

— « Tous les grands hommes ont passé par là », dit-il.