Catégorie Morale : la Propriété



Section II

Section III

Section IV




SECTION III

Catégorie morale : — la Propriété.


§ 1.

Propriétaires et locataires.

M. Proudhon débute ici en traitant un fait personnel. Il a écrit quelque part : — La propriété, c’est le vol. Cette définition est sienne, dit-il ; il ne la céderait pas pour tous les millions de Rothschild. Je ne suivrai pas M. Proudhon dans cette discussion. J’engage seulement M. de Rothschild à ne pas se presser d’offrir ses millions en échange de cette phrase : il serait volé sans aucune réciprocité. Quel que soit celui qui a dit le premier : — La propriété, c’est le vol, celui-là a dit une sottise. La propriété, c’est l’appropriation, c’est la possession légitime ; le vol, c’est l’appropriation, c’est la possession illégitimes. De la propriété au vol il n’y a donc que la différence du blanc au noir. Le mariage légal, c’est l’union sanctionnée par les formalités civiles ; le concubinage, c’est l’union non sanctionnée par ces mêmes formalités. L’enfant légitime, c’est celui qui est né du mariage légal ; le bâtard, c’est celui qui est né hors mariage. Dire : — L’enfant légitime, c’est un bâtard ; dire : — Le mariage légal, c’est le concubinage ; dire : — La propriété, c’est le vol, c’est se contredire à plaisir ; ou c’est battre la caisse pour ameuter les badauds.

Mais non. M. Proudhon prend sa phrase au sérieux ; il y croit ; il y revient ; il la fait valoir. Il s’engage à nous démontrer par une analyse rigoureuse que la propriété est de même nature, quant au fond, que le vol. Puis donc qu’il y a dans la fameuse phrase : — La propriété, c’est le vol, le germe d’une théorie, il convient d’éviter toute équivoque, et de ruiner dans leur principe les puérils sophismes dont l’auteur paraît vouloir abuser cruellement tout à l’heure.

Sans doute il y a bien, quant au fond, dans le vol et dans la propriété quelque chose d’analogue et même d’identique : ce quelque chose, c’est l’appropriation d’abord, c’est ensuite la possession de la chose appropriée. Mais si nous appelons propriété la possession légitime, si nous appelons vol l’appropriation illégitime ; si nous sommes au point de vue moral, au point de vue du droit et de la justice ; et si pour nous la question de légitimité ou d’illégitimité de l’appropriation et de la possession est tout, ne demeure-t-il point assuré que la propriété est le contraire du vol ?

Il y a aussi un élément d’analogie, une part d’identité dans un verre d’eau sucrée et dans une dissolution d’arsenic : ce sont deux boissons incolores. M. Proudhon peut-il espérer jamais de nous démontrer par une analyse rigoureuse qu’au point de vue hygiénique un verre d’eau sucrée est de même nature, quant au fond, qu’une dissolution d’arsenic ? On est pétrifié d’étonnement en voyant un homme d’esprit se complaire dans une pareille gymnastique.

Ou bien serait-ce à dire que M. Proudhon considère l’appropriation et la possession comme des faits de l’ordre naturel et fatal, n’ayant aucun rapport direct ni indirect avec le droit et le devoir, ne ressortant en aucune façon de la justice, inaptes à se trouver en aucun cas ou légitimes ou illégitimes suivant les circonstances ? Alors seulement on pourrait concevoir que propriété et vol pour lui fussent une même chose. En vérité, ce serait curieux ! Et il ne manquerait plus à M. Proudhon qui introduit de vive force la notion du droit et du devoir dans la théorie des faits économiques de l’ordre naturel, que d’exiler violemment cette même notion de la théorie des faite économiques de l’ordre moral ! Il ne manquerait plus à M. Proudhon qui traite de la valeur d’échange et de l’échange au point de vue moral, au point de vue de la justice, que de traiter de la propriété au point de vue naturel, au point de vue de la nécessité ! — Il y aurait compensation.

Le croirait-on ? c’est ce qui arrive effectivement ; comme cette étude le fera voir. Par exemple, ce qu’il m’a fallu déployer de patience et poursuivre de suppositions différentes, avant de soupçonner, avant de reconnaître distinctement cette erreur, c’est ce que personne ne saura jamais. Il fallait deviner que M. Proudhon prenait à la fois les vessies pour des lanternes et les lanternes pour des vessies ; je ne connais pas d’exemple de plus singulière aberration scientifique. Et quand j’essaye de comprendre comment il a pu se faire que M. Proudhon construisît, dans de pareilles données, une apparence quelconque de théorie qui le satisfît, en vérité, ma tête se trouble : je songe à un artiste qui s’obstinerait à peindre avec un ciseau, et à sculpter avec une palette.

Je fais à présent abstraction de ce préambule ; et je poursuis mon examen critique, en arrêtant, pour l’interroger, mon adversaire au moment où, quittant ses tristes préliminaires, il se décide à venir au fait.

Ce que je cherchais, dès 1840, en définissant la propriété, ce que je veux aujourd’hui, ce n’est pas une destruction,… ce que je demande pour la propriété est une balance.

Entendons-nous bien, d’abord. Établissons-nous là balance des locations, ou constituons-nous la théorie de la propriété ? J’ai beau chercher, je ne vois pas que vous vous soyez expliqué ; de telle sorte que je me vois ici dans la situation de maître Jacques.

Si nous cherchons, comme je devais le croire en abordant ce paragraphe, la balance des locations pour faire suite à la balance du prêt, nous faisons besogne d’économistes. De même qu’on prête de l’argent, de même on peut louer un fonds de terre, une maison. Un fonds déterre, une maison sont des capitaux d’espèces particulières. La location de ces capitaux sera toujours d’une façon générale la vente de leurs revenus ; mais il peut être intéressant de fixer les conditions particulières, spéciales, de chacune de ces ventes conformément aux lois de rechange. Par exemple, nous n’avons, pour ce faire, nul besoin de nous enquérir de la théorie de la propriété, dont au reste nous nous sommes fort bien passés quand nous avons établi la balance du prêt, la balance de l’escompte. Les conditions de la vente d’un revenu, de quelque espèce qu’il puisse être, peuvent bien dépendre jusqu’à un certain point de la nature du capital, mais jamais, en aucun cas, des circonstances de possession légitime où illégitime de ce capital.

Si, au contraire, comme il semble d’après votre façon d’entrer en matière et de vous exprimer, nous élucidons la théorie de la propriété, c’est affaire à des moralistes. Nous quittons la théorie du capital et dit revenu et le domaine de l’économie politique proprement dite.

Donc, poursuivons-nous la théorie de l’échange ; ou l’abandonnons-nous, sans rime ni raison, pour en revenir à la théorie de la distribution des richesses ? Ces deux questions diffèrent autant l’une de l’autre que les attributions d’un cocher de celles d’une cuisinier

Qu’est-ce que la balance de la propriété ?

Décidément, nous ne faisons point la balance de la location, mais la balance de la propriété même. Soit ! changeons de casaque. Laissons la théorie de l’échange, et revenons au problème de la répartition des richesses.

Avant de répondre à cette question, il faut savoir ce qu’est la propriété elle-même.

Je me charge de vous le dire si vous voulez.

La propriété, c’est la possession légitime. La possession consiste à jouir d’une chose, à l’exploiter à son profit, à la consommer pour son usage, à en disposer suivant sa volonté. La possession est légitime quand elle se fonde sur une appropriation naturelle. Voilà ce que c’est que la propriété.

Et qu’est-ce que la balance de la propriété ?

C’est la détermination des conditions dans lesquelles le droit de propriété de chacun peut s’exercer sans porter atteinte aux droits d’autrui.

Je vous prie, Monsieur, de bien distinguer toujours l’une de l’autre ces deux questions que tout d’abord vous séparez si nettement.

Première question.De l’appropriation naturelle et de la possession légitime. C’est la première partie du problème. C’est la question de l’origine et du fondement de la propriété. C’est une question de droit naturel.

Deuxième question.Des conditions dans lesquelles le droit de propriété de chacun peut s’exercer sans porter atteinte au droit d’autrui. C’est la seconde partie du problème que vous entreprenez de résoudre, en si grande pompe. C’est proprement la balance de la propriété que vous réclamez à cor et à cris, que vous annoncez avec tant de fracas. C’est la question de la distribution des richesses. C’est une question de droit économique ou social.

Cela dit, à l’œuvre ! Je vous laisse développer la crémière question, la question de droit naturel.

Si j’interroge sur l’origine et l’essence de la propriété les théologiens, les philosophes, les jurisconsultes, les économistes, je les trouve partagés entre cinq ou six théories dont chacune exclut les autres et se prétend seule orthodoxe, seule morale.

Avez-vous interrogé réellement tant d’auteurs que cela ? Quel travail ! Mais aussi comme la question doit vous être familière !

En 1848, lorsqu’il s’agissait de sauver la société, les définitions surgirent de toutes parts : M. Thiers avait la sienne, combattue aujourd’hui par M. l’abbé Mitraud ; M. Troplong avait la sienne ; M. Cousin, M. Passy, M. Léon Faucher, comme autrefois Robespierre, Mirabeau, Lafayette, chacun la sienne.

Cette énumération est pleine d’intérêt. Mais sans doute vous avez aussi la vôtre. Ne pourriez-vous nous la faire moins attendre ?

Droit romain, droit féodal, droit germanique, droit américain, droit canon, droit arabe, droit russe, tout fut mis à contribution sans qu’on pût parvenir à s’entendre. Une chose ressortait seulement de cette macédoine de définitions, c’est qu’en vertu de la propriété, que chacun du reste s’accordait à regarder comme sacrée, et à moins qu’un autre principe n’en vînt corriger les effets, on devait regarder l’inégalité des conditions et des fortunes comme la loi du genre humain.

Vous raillez de la façon la plus aimable. Je trouve seulement que nous perdons un temps précieux. Nous savons à présent que ni l’inégalité ni l’égalité des conditions et des fortunes ne sont la loi du genre humain. La loi du genre humain, c’est l’égalité des conditions et l’inégalité des fortunes. Nous appliquerons ce principe à la balance de la propriété quand il en sera temps. Mais nous sommes loin d’en être encore là : nous en sommes sur son origine.

Certes, il y avait là pour l’Église une tâche digne dé sa haute mission, et des souffles de cet Esprit qui ne l’abandonne jamais… Quel service l’Église eût rendu au monde si elle avait su définir ce principe d’économie sociale, comme elle a défini ses mystères !

Et quel service aussi, Monsieur, l’Église eût rendu au monde si elle avait su découvrir l’Amérique, démontrer la loi d’attraction universelle, et faire fonctionner le télégraphe électrique ! L’Église voulait vous réserver à vous seul une gloire égale à celle des Christophe Colomb, des Newton, des Arago. Vous avez mauvaise grâce à vous en plaindre.

Chose étrange, qu’après avoir fait quinze ans durant la guerre à la propriété, je sois peut-être destiné à la sauver des mains inhabiles qui la défendent,…

Je ne dis pas non ; mais il me semble que vous vous pressez un peu trop de chanter victoire. Vous n’avez pas encore dit un mot de la question, et voilà que déjà vous commencez à vous congratuler, à vous encenser vous-même. De grâce, au fait !

Dites-moi, Monseigneur, ce que vous fumez ou respirez dans le tabac, que vous dégustez dans le kirsh, que vous mangez dans le vinaigre, ne sont-ce pas des poisons, et les plus violents de tous les poisons ?… Eh bien ! il en est ainsi de certains principes que la nature a mis en nos âmes, et qui sont essentiels à la constitution de la société : nous ne pourrions exister sans eux ; mais pour peu que nous en étendions ou concentrions la dose, que nous en altérions l’économie, nous périssons infailliblement par eux… Comme l’amende (sic) amère, réduite par l’analyse chimique à la pureté de son élément, devient acide prussique, ainsi la propriété, réduite a la pureté de sa notion, est la même chose que le vol.

Vous y revenez. Apparemment vous tenez à nous faire savoir que vous êtes aussi bon chimiste que mathématicien distingué. Cela se voit ; mais malgré tout je vous jure n’avoir jamais rencontré d’idée qui fût une plus grande fadaise que celle-là. Dites-moi : je suppose que vous eussiez à faire un traité de chirurgie, vous commenceriez par établir longuement qu’un chirurgien qui m’opère et un assassin qui me perce la poitrine me tirant du sang l’un et l’autre, la chirurgie réduite à la pureté de sa notion est la même chose que l’assassinat. Quand vous auriez tourné et retourné jusqu’à satiété cette belle assertion dans tous les sens, pensez-vous réellement que vous auriez appris quelque chose à des gens sérieux ?

La propriété ; réduite à la pureté de sa notion, c’est la possession légitime. Vous ne sauriez réduire là propriété à une plus grande pureté de notion : en enlevant encore à la propriété l’idée de légitimité, vous n’auriez plus que la possession qui n’est pas la propriété. Donc la propriété, même réduite à la pureté de sa notion, est tout le contraire du vol qui est l’appropriation illégitime.

Toute la question, pour l’emploi de cet élément redoutable est, je le répète, d’en trouver la formule, en style d’économiste la balance :…

Permettez : je maintiens ma distinction. La question, la question qui nous occupe, c’est de rechercher les conditions naturelles de justice ou d’injustice sur lesquelles peuvent se fonder la légitimité ou l’illégitimité de l’appropriation et de la possession. Pour Dieu ! nous n’avançons guère.

…Chose qu’entend à merveille le dernier des commis, mais qui dépasse la portée d’une religion.

Qu’est-ce à dire ? Il pourrait bien se faire, me vous en déplaise, que la chose dépassât également le génie d’un pamphlétaire.

La question d’appropriation naturelle et de possession légitime est une question si simple que le dernier des commis l’entend à merveille ! Cette assertion inattendue me paraît tellement étrange que je ne saurais me dispenser de poser moi-même le problème. Sa gravité qui est sérieuse apparaîtra dans tout son jour ; et peut-être la question fera-t-elle un pas.

De l’origine et du fondement de la propriété.

I. Rappelons d’abord que le fait de l’appropriation pure et simple a son origine et sa cause dans le fait de la limitation en quantité des utilités. On ne s’approprie pas les choses utiles qui sont en quantité illimitée et qui n’ont point de valeur :. on ne s’approprie pas l’air respirable ni la chaleur solaire. La possession légitime, la possession fondée sur une appropriation naturelle, la propriété, ne saurait donc s’exercer que sur les utilités limitées en quantité, sur les valeurs ; elle ne saurait avoir pour objet que la richesse sociale.

II. Du fait de la liberté résulte comme une conséquence capitale la distinction entre les personnes et les choses. Les personnes sont les êtres doués d’une volonté libre ; les choses sont les êtres qui ne vivent qu’instinctivement ou même n’existent qu’inconsciemment. L’homme est libre : il est une personne. L’homme seul est libre : seul il est une personne.

Du fait de la liberté découle aussi, par imputabilité et responsabilité, la moralité. L’accomplissement de sa destinée qui n’est, chez l’être impersonnel, qu’instinct ou fatalité inconsciente se résout, pour l’homme, en une série de droits et devoirs.

Alors, 1° toute manifestation de la volonté libre de l’homme participe du caractère de moralité. Elle tombe immédiatement sous l’appréciation de la justice. Elle peut et doit être dite bonne ou mauvaise. Le droit et le devoir sont inhérents à la personnalité humaine.

Et 2° l’homme, seul être libre et personnel, peut seul avoir des droits à faire valoir, des devoirs à remplir. Le droit et le devoir sont spéciaux à l’humanité.

III. L’appropriation est une manifestation de la volonté libre de l’homme ; elle participe donc nécessairement du caractère de moralité. Elle tombe, dès l’instant qu’elle se produit, sous l’appréciation de la justice. Elle est pour ou contre le droit et le devoir. La possession est légitime ou illégitime, propriété ou vol.

La propriété possession légitime, pouvoir moral, est un droit.

Par où l’on voit que l’homme, seul être libre et personnel, peut seul être sujet du droit de propriété. Il faut se moquer de M. Thiers et de ses animaux propriétaires : les animaux accomplissent leur destinée sous l’empire et la direction de leur instinct ; l’appropriation est pour eux une nécessité, non un droit. La possession ne peut jamais être dite, à leur sujet, légitime ou illégitime, propriété ou vol.

IV. Nous pénétrons dans le vif de la question. Du fait de la liberté, il résulte logiquement que le premier objet de propriété, pour l’homme, c’est lui-même. Mon corps et mon âme, adhérents et identiques à mon moi libre, personnel et moral, m’appartiennent. Je me les approprie ; et cette appropriation que j’appelle naturelle est le principe de toute possession légitime, de toute propriété.

En général l’homme, qui peut seul être sujet du droit de propriété, n’en peut jamais être l’objet. L’homme s’appartient à lui-même. L’esclavage et le servage sont iniques : ils se basent sur une appropriation antinaturelle.

V. Restent, comme objets du droit de propriété, les choses. C’est ici qu’il faut analyser l’appropriation des choses par les personnes.

Cette appropriation est naturelle. C’est un droit et un devoir pour l’homme que de subordonner l’accomplissement des destinées aveugles à l’accomplissement de sa destinée libre. Envisagée surtout comme un devoir, cette poursuite s’appelle travail. Considérée plutôt comme un droit, elle constitua le droit d’appropriation naturelle, de possession légitime, de propriété de l’homme sur les choses. Travail et propriété sont deux faces d’une même idée, comme aussi droit et devoir. À ce point de vue, on peut dire, l’on veut, que la propriété se fonde sur le travail. Il me semble plus philosophique de remonter plus haut et de voir l’origine et le fondement de toute appropriation naturelle, de toute possession légitime, de toute propriété dans le fait d’appropriation et de possession des facultés personnelles, physiques, intellectuelles et morales de l’homme par lui-même.

Tous ces faits sont à développer, à expliquer, à démontrer. Ainsi l’on pourrait asseoir la théorie de l’origine et du fondement de la propriété sur des bases inébranlables. Resterait entière la question d’exercice du droit de propriété de chacun sans préjudice des droits d’autrui, la question de la distribution de la richesse sociale entre les personnes en société, la balance de la propriété, si l’on veut.

Si je ne me trompe, Monsieur Proudhon, vous venez de nous dire que cela est fort aisé, que le dernier des commis s’en tirerait à merveille. Ef vous-même, ne nous livrerez-nous point vos idées ? Je les ignore encore.

Est-il donc si difficile de comprendre que la propriété considérée en elle-même, se réduisant à un simple phénomène de psychologie, à une faculté de préhension, d’appropriation, de possession, de domination, comme il vous plaira, est étrangère par sa nature, ou, pour me servir d’un terme plus doux, indifférente à la Justice ;…

Eh ! Monsieur, qu’avez-vous affaire de chercher des termes qui soient doux ? Ai-je pris des précautions et me suis-je préoccupé de la douceur des termes quand je vous ai dit, moi, que le fait de la valeur d’échange était un fait de l’ordre naturel, fatal, où, la justice n’avait rien à voir. Que n’en faites-vous autant ?

C’est que vous avez beau faire, vous n’arrivez point à vous convaincre vous-même. Malgré tout, vous êtes le premier à sentir qu’il est très-difficile, qu’il est impossible de comprendre qu’une manifestation positive, caractéristique, solennelle du moi libre, personnel et moral demeure un seul instant étrangère ou seulement indifférente à la justice, qu’elle ne puisse pas et ne doive pas être immédiatement qualifiée, déclarée juste ou injuste suivant les circonstances dans lesquelles elle se produit.

Il est impossible de comprendre que la préhension, l’appropriation, la possession, la domination, comme il vous plaira, ne puisse pas et ne doive pas être naturelle ou antinaturelle ; par conséquent et sans retard, la possession légitime ou illégitime, propriété ou vol, soit l’un, soit l’autre, mais non pas tous les deux à la fois, ni l’un ou l’autre indifféremment.

Il est en un mot tout aussi impossible de concevoir l’appropriation, la possession et la propriété comme des faits de l’ordre naturel et fatal indépendants de la justice, que de concevoir la valeur d’échange et l’échange comme des faits de l’ordre libre et moral soumis à la justice,

Et, par conséquent, je vous répète que ni la propriété considérée en elle-même, ni le vol considéré en lui-même ne se réduisent à la préhension, à l’appropriation. Leurs qualités de légitimité ou d’illégitimité sont leurs éléments constitutifs, essentiels, que vous ne pouvez leur ôter. Puis je me permettrai de vous faire observer que pour un homme qui avez interrogé tant de théologiens, de philosophes, de jurisconsultes, d’économistes, vous parlez un langage singulièrement incorrect. La propriété ne saurait se réduire à être à la fois un phénomène de psychologie et une faculté psychologique. Elle n’est au surplus ni l’un ni l’autre : elle est une manifestation qualifiée de l’activité humaine ; elle n’est surtout ni étrangère ni indifférente à la justice.

…Que si elle résulte de la nécessité où se trouve l’homme, sujet intelligent et libre, de dominer la nature, aveugle et fatale, à peine d’en être dominé ;…

Rétablissons les faits dans leur sincérité. L’homme sujet intelligent et libre n’est point dans la nécessité de dominer la nature aveugle et fatale à peine d’en être dominé. L’homme est dominé par la nature et il la domine tout ensemble : il est dominé fatalement, et il domine librement. C’est en cette lutte victorieuse que se résume pour l’homme l’accomplissement de sa destinée qui est libre, qui est tout à la fois un droit et un devoir, non une nécessité.

…Si, comme fait ou produit de nos facultés, la propriété est antérieure à la société et au droit,…

Rectifions encore cette assertion. La propriété peut être antérieure à la société et elle l’est réellement ; mais elle ne saurait être antérieure au droit. La propriété c’est le droit ; le droit et la propriété se confondent ; ils se produisent ensemble antérieurement à tout pacte social. Avant toute association avec les hommes, j’ai droit de posséder, je suis propriétaire. J’ai droit d’user de mes bras, de mes jambes, de toutes mes facultés personnelles, physiques, intellectuelles et morales, pour me mouvoir, pour me nourrir, pour défendre jet pour améliorer mon existence. J’ai le droit de subordonner les destinées aveugles de la nature fatale à ma destinée libre, par le travail et la propriété.

Il y a deux erreurs dans les deux lignes citées ci-dessus. La propriété n’est pas antérieure au droit. La propriété et le droit sont antérieurs à la société.

…Elle ne tire cependant sa moralité que du droit, qui lui applique la balance, et hors duquel elle peut toujours être reprochée ?

Le droit qui naît avec la société, le droit qui applique à la société la balance, c’est le droit social, économique, politique et civil. Mais ce n’est pas du droit social que la propriété tire sa moralité. Le droit qui, dès l’instant que l’appropriation et la possession se produisent, les juge légitimes ou illégitimes, les déclare propriété ou vol, c’est le droit nature.

C’est par la Justice que la propriété se conditionne, se conditionne, se purge, se rend respectable, qu’elle se détermine civilement et par cette détermination, qu’elle ne tient pas de sa nature devient un élément économique et social.

La justice dont vous parlez, cette justice qui conditionne, purge, rend respectable, détermina civilement la propriété, la justice qui sanctionne la propriété comme un élément économique et social, c’est la justice civile, économique et sociale. À vrai dire cette justice sociale ne fait qu’imposer au droit de possession, à la propriété de chacun, la condition de ne porter aucune atteinte au droit de possession à la propriété d’autrui. Antérieurement à ce conditionnement, à cette sanction, la propriété, quoique vous en puissiez dire, est déterminée naturellement en tant que possession légitime fondée sur une appropriation naturelle.

Tant que la propriété n’a pas reçu l’infusion du droit, elle reste… un fait vague, contradictoire, capable de produire indifféremment du bien et du mal, un fait par conséquent d’une moralité équivoque, et qu’il est impossible de distinguer théoriquement des actes de préhension que la morale réprouve.

Erreur, erreur complète. Avant toute intervention du droit social, de la justice commutative et distributive, ni la propriété ni le vol ne sont des faits vagues, contradictoires, d’une moralité équivoque. Ce sont des faits précis, distincts, d’une moralité certaine en bien ou en mal : l’un, comme possession légitime fondée sur une appropriation naturelle, l’autre, comme possession illégitime fondée sur une appropriation antinaturelle.

Les principes sur lesquels se fonde cette distinction sont les principes du droit naturel antérieur au pacte social. Ces principes, vous les ignorez. Vous méconnaissez la théorie de l’origine et du fondement de la propriété. Après avoir interrogé tant d’auteurs si nombreux et si divers, vous vous comportez avec cette théorie comme avec celle de la valeur d’échange : — vous n’en soupçonnez pas l’existence.

L’erreur de ceux qui ont entrepris de venger la propriété des attaques dont elle était l’objet a été de ne pas voir qu’autre chose est la propriété, et autre chose la légitimation par le droit de la propriété ;…

Et que peut être, s’il vous plaît, la légitimation par le droit de la propriété ? Que peut être la légitimation, par le droit, du droit de possession, de la possession légitime ?

Votre erreur à vous est de ne pas voir qu’autre chose est le conditionnement, par la justice sociale, par le droit économique, politique et civil, de la propriété, droit naturel, autre chose une absurdité comme la légitimation de la propriété.

…C’est d’avoir cru, avec la"théorie romaine et la philosophie spiritualiste, que la propriété, manifestation du moi, était sainte par cela seul qu’elle exprimait le moi ;…

Vous voulez vous ménager le facile plaisir de réfuter des inepties. Il serait ridicule de déclarer la propriété une chose sainte par cela seul qu’elle exprime le moi. Ce qui est éminemment sensé et scientifique, c’est d’énoncer que l’appropriation et la possession, par cela seul qu’elles sont des manifestations du moi libre, personnel et moral, ne sauraient demeurer un seul instant étrangères ou seulement indifférentes à la justice ; qu’au contraire, dès qu’elles se produisent, il appartient au droit naturel, antérieur à la société, de les déclarer naturelles ou antinaturelles, légitimes ou illégitimes, propriété ou vol.

…Qu’elle était de droit, parce qu’elle était de besoin ;…

Ni la théorie romaine, Monsieur, ni la philosophie spiritualiste, ni moi n’avons fondé le droit sur le besoin.

J’ai fondé le droit sur la personnalité. Ces deux idées sont connexes. On ne peut avoir l’idée d’un être personnel, intelligent et libre, sans avoir l’idée qu’il est responsable et moral, qu’il a des droits et des devoirs. On ne peut avoir l’idée du droit et du devoir sans avoir l’idée de la responsabilité, de l’imputabilité, de la liberté.

La propriété, possession légitime, basée sur une appropriation naturelle, est sainte parce qu’elle exprime la sainteté du moi personnel. C’est parce que mon âme et mon corps sont identiques au moi qu’ils m’appartiennent, que j’en suis propriétaire. C’est la possession la plus légitime, la propriété la plus sacrée. Quant aux choses, c’est encore en vertu de ma personnalité que j’ai droit sur elles. La chose impersonnelle n’étant ni libre ni responsable, n’a ni droits ni devoirs. La raison met les êtres impersonnels à la disposition des personnes. La personnalité de l’homme est donc l’origine et le fondement de la propriété de l’homme sur les choses.

…Que le droit lui était inhérent, comme il l’est à l’humanité même.

Précisément. Le droit est inhérent à la propriété comme la personnalité à l’humanité même. Vous êtes en présence d’un dilemme terrible pour vous.

Ou l’homme est un être personnel, libre, moral, ayant des droits et des devoirs. Et alors la moralité est inhérente à toute manifestation de cette personnalité responsable. L’appropriation et la possession ne demeurent en aucun cas indifférentes à la justice. Elles sont naturelles ou antinaturelles, légitimes ou illégitimes, propriété ou vol. La propriété est sainte : le droit lui est inhérent. Elle est un fait moral.

Ou bien la propriété est un fait fatal. Et alors, propriété, vol, possession, c’est tout Un. La propriété est de tout point, en tous cas, complètement indifférente à la justice. Toute manifestation de la volonté de l’homme est étrangère au droit, comme tout fait naturel. La volonté de l’homme n’est qu’un instinct aveugle ; l’homme lui-même une brute. Justice et droit sont des mots que l’humanité prononce dans le délire d’un orgueil ridicule.

Vous qui prétendez trouver dans le cœur même de l’homme et dans sa raison la règle de sa volonté et de sa conduite, vous qui fondez la morale individuelle et sociale sur le sentiment qu’a l’homme de sa dignité en lui-même et en autrui, sur la justice immanente — choisissez.

Mais il est clair qu’il n’en peut être ainsi, puisqu’autrement le moi devrait être réputé juste et saint dans tous ses actes, dans la satisfaction quand même de tous ses besoins de toutes ses fantaisies ; puisque, en un mot, ce serait ramener la Justice à l’égoïsme, comme le faisait le vieux droit romain par sa conception unilatérale de la dignité.

La doctrine qui fonde le droit sur le besoin était aussi bien inutile à réfuter qu’à citer. Cette façon de pourfendre des moulins à vent imaginaires est puérile.

Il faut, pour que la propriété entre dans la société, qu’elle en reçoive le timbre, la légalisation, la sanction.

Or, je dis que sanctionner, légaliser la propriété, lui donner le caractère juridique qui seul petit la rendre respectable, cela ne se peut faire que sous la condition d’une balance ; et qu’en dehors de cette réciprocité nécessaire ni les décrets du prince, ni le consentement des masses, ni les licences de l’Église, ni tout le verbiage des philosophes sur le moi et le non-moi, n’y servent de rien.

Fort bien dit ; mais ceci est une autre question que celle qui nous occupe. Que la société timbre, légalise et sanctionne la propriété, soit ! Mais elle ne saurait la fonder.

La propriété existe comme un droit sacré de possession intérieurement à la société. Rechercher l’origine et le fondement de ce droit dans la personnalité de l’homme, c’est un premier problème, un problème de droit naturel.

Vous ignorez et vous méconnaissez le droit naturel.

La société sanctionne le droit de propriété. Elle équilibre les droits et balance les devoirs. Rechercher les conditions dans lesquelles le droit de propriété de chacun peut s’exercer en s’astreignant au devoir de respecter le droit de propriété d’autrui, c’est un second problème. Le droit social, économique, civil et politique se fonde. La justice commutative et la justice distributive interviennent par le principe de l’égalité de conditions, de l’inégalité des positions et les fortunes.

Vous défigurez le droit social en le basant sur le principe de l’égalité absolue.

Ainsi vous ignorez, vous méconnaissez le droit naturel, et vous défigurez le droit social. Votre justice est mutilée et elle est inique. Votre balance est un ustensile détraqué, et elle est fausse.

Qu’on me ramène à l’échange !
§ 2. Propriétaires et locataires (suite).

Citons des faits.

On sait quelle hausse sur les loyers a eu lieu, principalement à Paris, depuis le coup d’État.

À la bonne heure ! Voilà que/nous en revenons au loyer des capitaux. Endossons de nouveau notre casaque d’économiste. Laissons à de plus habiles le soin de résoudre le problème de l’origine et du fondement de la propriété, le problème de la distribution des richesses : il est prouvé surabondamment que vous n’entendrez jamais rien ni à l’un ni à l’autre. Cherchons la balance des locations ; aussi bien, pour ce faire, la balance de la propriété même nous est elle parfaitement inutile, et sans doute c’est ici que votre science va briller d’un éclat merveilleux.

S’agit-il de la location des maisons, comme il ressort de votre début ? Rien de mieux : sur ce sujet, voici mon opinion.

Une maison est un capital. Le revenu de ce capital est l’abri journalier que procure la maison. Le loyer de la maison est le prix de ce revenu : il est dû par le locataire qui achète le revenu au propriétaire qui loue le capital. Voilà les seules données que nous ayons besoin d’emprunter à la théorie de la propriété.

Voici maintenant des considérations particulières que nous fournit exclusivement la théorie du capital et du revenu.

Une maison est un capital soumis à des circonstances de consommation qui apparaissent avec le caractère d’une certitude quand on considère que toutes les maisons, même les plus solides, finissent par tomber sur les habitants, à moins qu’on ne les abatte en temps opportun, ou qu’on ne les entretienne de réparations. Une maison est aussi un capital soumis à des chances de perte ou d’anéantissement subit par incendie ou par tout autre accident. En conséquence le prix du loyer, en outre d’une part représentant l’usage du sol sur lequel est bâtie la maison, devra se composer comme suit :

1° Du prix net du revenu, du service même du capital.

2° D’une prime d’amortissement représentant le sacrifice incessant qu’il faut faire pour conserver la maison, ou le sacrifice en bloc qu’exigera, au bout d’un certain temps, sa reconstruction.

3° D’une prime d’assurance contre les accidents subits.

Ces trois éléments devant entrer naturellement dans la composition du taux des loyers, il en résulte que ce taux devra se trouver plus élevé que le taux de location de capitaux inconsommables. Au reste, quant à la détermination précise et naturelle du taux lui-même et du prix du revenu des maisons, c’est au marché à la fournir en rapport de la demande à l’offre. Il ne saurait y avoir d’autre loi.

Pour vous, Monsieur Proudhon, s’il m’est permis d’en juger d’après vos précédents, voici sans doute ce que vous allez nous dire :

« J’ai prouvé que le principe de la justice étant la réciprocité du respect, le principe du loyer devait être la réciprocité de location. Organisons d’après ce principe, etc., etc. Dès lors plus de loyer ni légal ni illégal : une simple taxe des plus modiques pour frais de vérification et d’enregistrement, etc. etc. Bref, loyer gratuit. La location réciproque ou loyer gratuit n’est pas plus difficile à réaliser que l’escompte réciproque, l’échange réciproque etc., etc. »

N’est-ce point cela ? Ce procédé n’a-t-il pas déjà produit les plus étonnants résultats ? Que peut-il gagner à se compliquer de la balance de la propriété ? Un certain vernis de philosophie sans doute ; mais en même temps ne perd-il pas quelque chose de sont élégante simplicité ? Croyez-moi : traitons la question sans emprunter rien au droit naturel ou social.

Le scandale est allé si loin qu’un jour le Constitutionnel, après une sortie virulente contre les propriétaires, annonça l’intention d’examiner le droit de l’État d’intervenir dans la fixation des loyers, et qu’une brochure a paru il y a six mois, avec le laissez-passer de la police, sous ce titre : Pourquoi des propriétaires à Paris ? J’ignore ce que peut cacher ce ballon d’essai ; mais il ne peut que m’être agréable de voir les feuilles de l’empire rivaliser, à propos du terme, avec le Représentant du Peuple.

Certes, cela est excessivement flatteur pour vous, quant à moi j’aurais désiré que vous m’eussiez fait grâce de l’autorité du Constitutionnel. Il appartenait à cette feuille d’une nullité proverbiale de pressentir vos idées économiques, et à vous de prêter main fore au Constitutionnel dans sa lutte en faveur de la protection contre la liberté. Le Constitutionnel et vous, vous avez les plus excellentes raisons pour être également partisans de la plus brutale autorité en matière d’économie : ni l’un ni l’autre vous n’entendez rien à l’échange. Je ne doute pas non plus que vous ne pussiez être tous les deux en parfait accord, vous en ayant l’air d’attaquer la propriété, et le Constitutionnel en paraissant la défendre.

Je vous aurais également su bon gré de ne pas bomber dans le commérage et le fait divers, et de nous épargner toutes ces histoires ridicules de pots-de-vin, de pourboires exigés de locataires, de propriétaires jetés par les fenêtres ou écrasés contre les murs. Je proteste d’abord, en thèse générale, contre l’introduction dans les discussions scientifiques de semblables anecdotes dont l’authenticité n’est jamais garantie. Vous n’êtes sans doute pas homme, vous en particulier, Monsieur Proudhon, à vous priver des ressources de l’imagination alors que l’observation serait pénible pour vous ou fatale pour vos doctrines. J’admets cependant que les faits allégués se soient passés comme vous les racontez, et j’affirme ensuite que les uns s’expliquent à merveille par la nécessité des conditions naturelles de rechange, et les autres par le concours de circonstances exceptionnelles et des passions des hommes qui en ont été les acteurs. Or les passions individuelles peuvent bien compliquer, dans la pratique, l’exercice du droit de propriété, mais elles ne sauraient en ébranler la théorie.

Un négociant remet son fonds : naturellement son acquéreur continue le loyer. Mais le propriétaire : Vous n’avez pas le droit, dit-il à son ancien locataire, de céder votre bail sans mon consentement ; et il exige, à titre de dédommagement, un pot-de-vin de 5,000 fr., plus 100 fr. par an pour son portier. Et force fut aux deux contractants d’en passer par là. — Vol.

La clause indiquée se trouvait-elle réellement dans les conditions du bail stipulées librement de part et d’autre ? — Oui. Alors de deux choses l’une : ou bien cette clause, défavorable pour le locataire, était compensée pour lui par d’autres avantages, et alors le pot-de-vin de 5,000 francs pour le propriétaire et celui de 100 francs par an pour le portier payaient ces avantages ; ou bien la clause était absurde, le locataire un imbécile et le propriétaire un homme de mauvaise foi. Dans ce cas, je dis avec vous : — vol. Mais remarquez que si des vexations imposées par des hommes de mauvaise foi à des imbéciles, en matière de transactions commerciales, il fallait conclure à l’insuffisance des lois naturelles de la valeur déchante et de rechange, il n’y aurait pas de raisons pour ne pas conclure de même à l’inutilité de la médecine ou a l’impuissance de la philosophie de ce que des niais se font estropier par des charlatans ou duper par des utopistes.

Un autre, établi sur le boulevard, occupait un magasin de 4,000 fr. Il passait pour faire d’excellentes affaires ; la maison était connue, achalandée. La fin du bail venue, le propriétaire porte le loyer de 4,000 à 15,000 fr., plus un pourboire de 40,000 fr. Et force fut encore à l’industriel de subir la loi. —Vol.

Vous avez, Monsieur, le double défaut de lancer beaucoup trop facilement les gros mots et de faire trop difficilement l’analyse des faits que vous qualifiez si cavalièrement.

Lorsqu’une maison de commerce arrive à être connue, achalandée, une part du succès, sans contredit, revient à l’activité du travail, une autre part à la situation favorable des magasins dans un beau quartier, riche et fréquenté. La différence annuelle de 11,000 francs dans le prix du loyer et les 40,000 francs qu’il vous plaît de nommer drôlatiquement un pourboire rémunéraient, dans le cas qui nous occupe, cette seconde part. Et, malgré l’énormité des chiffres, rien ne prouve qu’ils fussent exagérés, si la maison de commerce en question, établie sur le boulevard, passait pour faire d’excellentes affaires.

Quand vous dites : « Force fut à l’industriel de subir la loi, » vous attendez beaucoup trop de notre naïveté et beaucoup trop peu de notre intelligence. S’il arrive qu’un négociant, son bail expiré, préfère payer 15,000 francs le loyer qu’il payait 4,000 francs, et consent même à donner en sus un pot-de-vin de 40,000 francs, plutôt que s’en aller ailleurs, rien ne l’y force absolument, — que son intérêt. Il ne continuerait pas son négoce dans des conditions qui devraient le ruiner infailliblement ou ne lui laisser même qu’un bénéfice insignifiant. En quoi donc est-ce qu’il est volé ? En ce que son gain se trouve diminué, direz-vous. Mais je ne vois pas pourquoi le propriétaire devrait renoncer à son profit légitime à seule fin de grossir le bénéfice du négociant.

Des faits pareils, il en fourmille.

Ce qui tendrait à prouver qu’ils sont naturels et nécessaires.

Un père de famille loue un appartement, convient de prix avec le propriétaire : les meubles emménages, il arrive avec deux enfants. Le propriétaire se récrie : Vous ne m’avez point averti que vous aviez des enfants, vous n’entrerez pas ; vous allez enlever vos meubles. Et il se met en devoir de chasser cette famille et de fermer les portes. Le père essaye d’abord quelques représentations, se fâche à son tour : on se querelle. Le propriétaire se permet des injures accompagnées de voies de fait, tant et si bien que le locataire, dans un accès de rage, le saisit à bras-le-corps, et le jette d’un troisième étage par la fenêtre ; il en fut quitte pour quelques contusions. Dans un autre quartier, la chose ne se passa pas si heureusement : le propriétaire, ayant voulu, et pour le même motif, colleter un locataire, fut jeté contre le mur avec tant de violence que sa tête s’y brisa, il périt sur le coup.

Ici je ne dirai pas comme tout à l’heure : vol ; je dis : Brigandage.

Dites : vol, ou dites : brigandage. Dites même, si cela vous fait plaisir : parricide, ou dites : inceste. Mais n’espérez point que je descende à discuter de pareilles preuves à l’appui de vos théories. Je n’ai qu’une chose à dire, c’est que vos histoires sont médiocrement amusantes : j’en ai lu de plus gaies dans le Charivari.

Si l’on a jeté bas, dans Paris, un nombre considérable de maisons ; si, en même temps, le chiffre de la population parisienne s’est accru sensiblement, si de plus, par le fait de la découverte des mines d’or de la Californie, par la mise en valeur d’un grand nombre d’actions industrielles, en un mot par la création d’un capital artificiel nombreux, la valeur vénale du numéraire a baissé, le taux des loyers s’est élevé nécessairement. Tout cela confirme la théorie naturelle de la valeur d’échange et de l’échange. Mais toutes ces circonstances se sont produites concurremment ; une crise passagère et accidentelle s’est manifestée ; quelques butors se sont injuriés et colletés. Aussitôt M. Proudhon part de là pour méconnaître le droit de propriété dans son principe et dans ses applications !

Du reste, il est juste de remarquer que tous les propriétaires ne ressemblent pas à ceux-là ; on m’en a cité qui, depuis 1848 n’ont pas voulu augmenter leurs loyers. Cette modération est fort louable, mais elle ne peut faire règle, et nous avons à déterminer ce qui dans la propriété constitue le droit et le non-droit.

Ce qui, dans l’exercice de la propriété, constitue un droit, c’est de vendre le revenu de son capital suivant sa valeur, c’est-à-dire au prix fixé par la situation du marché. Les propriétaires qui n’ont pas voulu augmenter leurs loyers depuis 1848, où des circonstances particulières avaient diminué ces loyers, se conduisent vis-à-vis de leurs locataires comme s’ils les rassemblaient, au jour de l’échéance du terme, pour leur distribuer de l’argent. Cette modération qui consiste à vendre son revenu au-dessous de sa valeur n’est point louable : elle est complètement ridicule. Le jour où je serai propriétaire, je croirai faire de mes fonds un très-mauvais usage en les employant à combler de cadeaux mes locataires, et tant que je resterai simple locataire, j’entends n’accepter aucun don de mon propriétaire. En vendant ou en achetant les choses au prix que leur attribue le rapport de la demande à l’offre, je reste dans le domaine du droit ; en achetant ou en vendant les choses au-dessus ou au-dessous du taux de leur valeur, je me place sur le terrain de la charité où il peut me convenir de ne point aller, ni pour la faire, ni pour la recevoir.

Remarquez qu’en thèse générale la loi protège le propriétaire. Le bail expiré, il est maître de laisser ou de reprendre sa chose.

Le beau malheur, en vérité, que la loi permette aux propriétaire d’un capital de vendre ou de ne pas vendre son revenu, suivant que cela lui convient ou non. Veuillez donc, Monsieur Proudhon, vous informer un peu de la définition du droit de propriété que, par parenthèse, vous avez toujours négligé de nous donner.

L’ancien droit romain,… le justifie. L’école malthusienne fataliste et aléatoire, y donne les mains : hausse et baisse, dit-elle ; c’est la loi de l’offre et de la demande. L’Église,… l’Église approuve : son silence du moins équivaut à une approbation.

Laissons de côte l’Église et le droit romain. L’école économiste, malthusienne ou non, est, en fait d’échange, fataliste. Je ne sais ce que veut dire aléatoire. L’école économiste affirme que la valeur d’échange a son origine et sa mesure dans la rareté des choses utiles ; et elle le prouve. Elle est fataliste et s’en rapporte, pour la détermination des valeurs vénales, au rapport de la demande à l’offre, à la loi du marché. Par contre, l’école économiste est, en fait de propriété, moraliste.

Tout cela est logique, et si, de votre côté, vous énoncez, sans démonstration, que la valeur a son origine comme sa mesure dans les frais de production ; si vous repoussez la notion du droit de la théorie de la propriété pour l’introniser dans la théorie de l’échange ; si vous ajoutez à ces erreurs et à cette confusion de vulgaires déclamations contre les propriétaires, ce n’est pas à beaucoup près une raison pour que l’école économiste songe à changer d’avis.

Et d’ailleurs, j’ai bien mieux à dire : c’est que l’école économiste ne donne point les mains à la hausse des loyers ; elle conçoit au contraire que le taux des loyers pourrait s’abaisser. L’école économiste affirme seulement que si la valeur des loyers est surfaite, cela doit venir ou de ce que le marché n’est pas libre, de ce qu’il est régi par le monopole et non par La concurrence, ou de ce que la répartition de la richesse sociale n’est pas faite peut-être, de tout point, conformément aux principes de la justice. En cela, l’école économiste, malthusienne, fataliste, aléatoire, etc., etc., a parfaitement raison : l’une des deux causes indiquées contribue à la hausse des loyers concurremment avec les autres que j’ai citées. Je me dispense de vous dire laquelle et comment.

Or, vous comprendrez encore que s’il vous plaît, au Constitutionnel et à vous, de vous en prendre à l’échange de la hausse des loyers, de voir là un prétexte à faire peser sur les transactions économiques le poids de votre inintelligente autorité, de votre absurde arbitraire, d’appuyer ces utopies non de preuves, mais d’invectives grossières contre le tiers et le quart, l’école économiste n’aura pas lieu de s’en émouvoir.

Quoi ! il y a à Paris trente mille maisons, possédées par douze ou quinze mille propriétaires et servant à loger plus d’un million d’âmes ; et il dépend de ces quinze mille propriétaires, contre rime et raison, de rançonner, pressurer, sinon mettre hors, un million d’habitants !

Ces exclamations sont enfantines. Il ne dépend de personne, propriétaire foncier, travailleur ou capitaliste, de vendre hors de prix le revenu de son capital, pas plus que de garder ce capital oisif en refusant la vente du revenu. L’intérêt du capitaliste lui commande de louer son capital, et la concurrence lui défend d’en vendre hors de prix le revenu. Les quinze mille propriétaires parisiens ne peuvent pas plus s’entendre pour rançonner, pressurer un million d’habitants qu’ils ne songent à mettre ce million d’habitants hors Paris.

Non, cela n’est pas possible : le code et la tradition n’y ont rien compris, les économistes ont menti, l’Église est absurde.

Franchement, ce sont là, pour le fond et dans la forme, des théories économiques comme il ne s’en élabore que dans les cabarets des barrières.

Comment sortir de cette souricière ?

Analysons, s’il vous plait, et nous aurons bientôt trouvé une issue.

Que blâme-t-on chez le propriétaire ?

Est-ce le fait de préhension, je veux dire l’acte par lequel il se fait payer un loyer ?

Non, puisque, comme il a été reconnu plus haut, la préhension, ou le fait simple d’appropriation est de sa nature indifférent au droit ;…

Il n’a rien été reconnu plus haut qu’une chose, à savoir que vous ignoriez de tout point le droit naturel et que vous n’entendiez rien au droit social. N’invoquez point toutes vos considérations de fantaisie romanesque sur l’origine et sur le fondement de la propriété qui, d’ailleurs, sont ici parfaitement superflues. Si la maison qui est un capital appartient au propriétaire, le loyer qui est le prix de la vente du revenu lui en est dû, et si des circonstances normales ou exceptionnelles ont fait hausser sur le marché le taux des loyers, c’est tant mieux pour lui : d’autres circonstances eussent pu le faire baisser.

Or, le prix du bail représente la préhension que le propriétaire a faite d’une certaine partie du sol, sur laquelle il a élevé ou fait élever un bâtiment, dont il s’est ensuite dessaisi en faveur du locataire.

Cela est déplorablement énoncé. Le propriétaire a fait préhension d’une certaine partie du sol, soit. Sur le sol appréhendé, le propriétaire a élevé ou fait élever un bâtiment, très bien. Mais ensuite le propriétaire ne s’est dessaisi en faveur du locataire ni du sol, ni du bâtiment. La location d’un capital n’en est point l’a liénation, c’est la vente du revenu de ce capital. Le propriétaire ne s’est dessaisi en faveur du locataire que de la jouissance de son terrain et de sa maison. Le prix du bail représente cette jouissance et non point la préhension que le propriétaire a faite d’une partie du sol.

En soi, le prix du loyer peut paraître un fait naturel, normal, et comme tel légalisable.

Aussi naturel, normal et légalisable que le prix de vente du revenu de toute espèce de capital, évidemment. Je vous conjure seulement de vouloir bien distinguer ici la location du bâtiment de la location du sol. Nous traitons ici ou du moins nous essayons de traiter du loyer des maisons. Vous n’avez pas trop, croyez-moi, de toutes vos ressources pour vous tirer de cette question que vous n’avez point encore abordée ; et il est inutile de vous attaquer à deux problèmes à la fois, quand vous n’arrivez point à en poser un seul convenablement. Revenons au loyer des maisons.

Ce que l’on blâme et contre quoi l’opinion se soulève est la quotité de la préhension, que l’on trouve exorbitante.

Et, s’il vous plaît, qui est-ce qui trouve cette quotité des loyers exorbitante ? Le Constitutionnel et vous. Quelle opinion se soulève ? L’opinion du Constitutionnel et la vôtre. Mais des personnes dont l’opinion est aussi de quelque poids trouvent au contraire que cette quotité n’a rien d’exorbitant ; elles considèrent qu’il est tout naturel que le taux des loyers s’élève quand les maisons sont relativement en petit nombre, quand il se présente des demandeurs relativement en grand nombre, quand la valeur du numéraire diminue. Enfin, d’autres hommes peuvent, malgré tout, penser encore qu’il y a effectivement quelque exorbitance dans la quotité des loyers ; mais ses hommes-là songent à montrer cette exorbitance, et il ne leur suffit point pour qu’elle soit prouvée des tailleries de la plèbe ignorante, des rodomontades d’une feuille publique ou des insolences d’un faux socialiste. Et dans tous les cas, ces économistes, puisqu’il faut les appeler par leur nom, protestent que, si le mal existe, jamais l’arbitraire, jamais aucune taxe, jamais, en un mot, l’autorité n’y remédiera.

D’où vient donc cette exorbitance ?

C’est évidemment qu’il n’y a pas compensation entre la somme exigée et le service rendu ; en autres termes, que le propriétaire est un échangiste léonin.

Encore une fois, qu’en savez-vous ? Et si vous le savez, comment le démontrez-vous ? Où voyez-vous qu’il n’y ait pas compensation entre la somme exigée et le service rendu ? Et quand avez-vous seulement essayé d’établir que la valeur du service ne s’est pas élevée comme la somme dont on le paye ?

Est-ce que, d’aventure, nous devrions nous prosterner devant les oracles que vous rendez, le Constitutionnel et vous ? En ce cas, soyez au moins conséquent avec vous-même. Ayant proclamé, de par votre infaillibilité, la quotité des loyers évidemment exorbitante, concluez-moi tout simplement et sans retard de la réciprocité du respect à la location gratuite ; et n’en parlons plus. Il nous restera la ressource de nous moquer du Constitutionnel et de vous, de ne reconnaître pour juge, entre les prétentions en sens inverse du propriétaire et du locataire, que la situation du marché, s’il est libre de toute espèce de protection. Il nous restera même la faculté de croire que le taux des loyers est surfait, de prouver notre opinion, de la faire prévaloir, et de remédier au mal dans la mesure de nos forces. Mais, de grâce, évitez surtout de compliquer le problème des locations du caprice de vos errements touchant l’origine et le fondement, touchant la balance de la propriété. Votre théorie de la propriété et de la distribution est erronée, votre théorie de l’échange ne l’est pas moins : de la combinaison violente de ces deux éléments sophistiqués, il ne peut résulter qu’un amalgame plus malsain.

Le propriétaire a pris la terre :…

Ah ! ça, décidément, quel nouveau lièvre levez-vous là ? Il s’agit ici du loyer des maisons que nous n’avons point encore analysé ni réglementé, et voilà que vous semblez vous obstiner à entreprendre d’analyser et de réglementer le loyer des terres ? Les deux questions ne se confondent point : la terre est un capital naturel et inconsommable ; les maisons sont des capitaux artificiels et consommables. Distinguez la maison du terrain sur lequel elle est bâtie ; n’assimilez point le propriétaire capitaliste au propriétaire foncier ; ne rangez point dans la même catégorie les terres et les maisons. Par hasard, en seriez-vous encore à la distinction du code civil entre les meubles et les immeubles, audacieux novateur ? Ce serait, en vérité, de l’économie rudimentaire et antédiluvienne.

Mais ma réclamation vous étonne peut-être. En ce cas, je vais vous étonner bien d’avantage en la justifiant par une série de considérations que vous paraissez n’avoir jamais soupçonnées, et qu’il est temps d’effleurer.

J’ai dit à l’instant que la terre était un capital naturel et inconsommable par opposition aux maisons qui sont un capital artificiel et consommable. On pourrait ajouter que la terre et le capital artificiel en général sont transmissibles. Les facultés personnelles sont un capital naturel, consommable et intransmissible : cette dernière qualité étant caractéristique.

Les expressions : naturel et artificiel, consommable et inconsommable, transmissible et intransmissible se définissent d’elles-mêmes et se comprennent immédiatement. Les qualités qu’elles expriment pourraient servir à distinguer à priori les trois espèces de capitaux, mais une différence bien plus caractéristique de ces capitaux se révèle à posteriori par la différence des lois de variation de leur valeur. Ce sont ces lois que je vais énoncer en regrettant bien vivement que les dimensions de mon travail ne me permettent point de les exposer en détail : car elles sont des plus intéressantes, des plus neuves et des plus fécondes dans la théorie naturelle de la valeur d’échange. On trouvera d’ailleurs, si l’on veut, cette exposition détaillée au chapitre V de la Théorie de la Richesse sociale de mon père, que je me borne à résumer.

Des lois de variation de la valeur du capital et de la valeur du revenu. — I. La première des lois en question est celle qui exprime le rapport qu’il y a généralement entre la valeur du capital et la valeur du revenu de ce capital. Cette loi, commune aux trois espèces de capitaux, s’énonce dans les termes suivants :

Dans une société qui prospère, la valeur du capital s’élève par rapport à la valeur du revenu ; dans une société qui décline, la valeur du revenu s’élève par rapport à la valeur du capital. En d’autres termes, les revenus s’achètent plus ou moins cher, suivant que la société est plus pauvre ou plus riche.

II. Si maintenant nous voulons connaître les lois d’augmentation ou de diminution simultanée de la valeur du capital et de la valeur du revenu, considérons successivement les trois espèces de capitaux isolément, en commençant par la terre.

La terre ou le sol cultivable duquel dispose une société qui prospère ou qui décline n’a qu’une étendue déterminée : l’offre dans aucun cas n’en peut donc augmenter. La demande du sol au contraire ou de ses produits augmente si la société prospère, et diminue si la société décline. Dans le premier cas, en effet, « on a, dit M. Joseph Garnier, le plus grand besoin des produits de la terre, en même temps que chaque individu a plus de moyens pour les acheter[1]. » Et réciproquement si la société décline, si la population devient de plus en plus rare et pauvre on a moins besoin du sol et de ses produits en même temps que chaque individu a moins de ressources pour les acheter, moins d’équivalents en valeurs artificielles à donner en échange.

La conclusion est aisée et la loi d’augmentation ou de diminution simultanée de la valeur du capital foncier et de la valeur du revenu foncier est évidente.

Dans une société qui prospère, la valeur totale du sol et le montant total du revenu foncier s’élevant, la valeur individuelle des terres et de leurs revenus s’élève.

Par contre, dans une société qui décline, la valeur totale du sol et le montant total du revenu foncier Rabaissant, la valeur individuelle des terres et de leurs revenus s’abaisse.

Faisons une remarque essentielle : c’est qu’il ne faut pas confondre le montant du revenu avec le taux ou le tant 0/0. Dans une société qui prospère, le taux du revenu foncier diminue en vertu de la loi I, tandis que le montant augmente en vertu de la loi II, et réciproquement dans une société qui décline. — Les deux faits ne sont point contradictoires. Un territoire qui vaut 30 milliards rapporte, à raison de 5 0/0,1,500 millions. Lorsque la valeur du territoire s’élève à 40 milliards et que le taux du revenu s’abaisse à 4 0/0, la somme des fermages s’élève à 1,600 millions. Enfin si la valeur totale du territoire arrive à 50 milliards et que le taux du revenu descende à 3 1/2 0/0, le montant total des fermages produira 1,750 millions, somme supérieure à tout ce qu’il produisait auparavant.

III. « La conclusion qui se présente d’elle-même, c’est que, dans une société progressive, la condition du propriétaire foncier devient de plus en plus commode, de plus en plus avantageuse. Sans se donner la moindre peine, sans avoir le moindre sacrifice à faire, par le simple effet de la loi que je viens de signaler, le propriétaire foncier a le rare avantage de voir s’accroître la valeur échangeable du capital qu’il possède, et le montant du revenu que lui assure cette possession[2]. »

IV. Passons au capital artificiel.

Les capitaux artificiels d’une société en progrès on en rétrogradation : édifices publics, maisons, meubles, voies de fer, navires, machines, instruments de toutes sortes, bestiaux, marchandises, objets d’art, etc., etc., sont le fruit du travail et de l’épargne. Or, si la société prospère, avec le progrès de la civilisation, le travail devient toujours de plus en plus habile et productif, l’épargne de plus en plus aisée et attrayante ; et, bref, l’expérience comme la théorie prouve qu’alors l’offre des capitaux artificiels tend à s’élever plus vite que la demande. Le contraire arrive si la société décline.

Mais ce n’est pas tout encore. En même temps que l’offre des capitaux artificiels augmente plus que la demande, le taux ou le tant 0/0 du revenu de ces capitaux diminue en vertu de la loi I ; — ou réciproquement. Donc pour une double raison :

Dans une société qui prospère, la valeur totale du capital artificiel et le montant total du revenu de ce capital s’élevant, la valeur individuelle des capitaux artificiels et de leurs revenus s’abaisse.

Et par contre, dans une société qui décline, la valeur totale du capital artificiel et le montant total du revenu de ce capital s’abaissant, la valeur individuelle des capitaux artificiels et de leurs revenus, s’élève.

V. « La conclusion qui se présente d’elle-même, c’est que la position d’un capitaliste (j’appelle ainsi le possesseur d’un capital artificiel) devient de plus en plus difficile, de moins en moins avantageuse, dans une société progressive. Le revenu sur lequel il fonde son existence, ou une partie de son existence, diminue par une double raison. Il diminue par la baisse absolue de la valeur du capital ; il diminue par la baisse dans le taux du profit. L’oisiveté devient de plus en plus onéreuse au capitaliste. Il est obligé d’en appeler constamment au travail et à l’économie pour conserver sa position et pour maintenir son revenu à la hauteur de ses besoins[3]. »

VI. Venons enfin au travail.

Tout homme naît à la fois producteur et consommateur ; tout homme, en venant au monde, y apporte une bouche et deux bras ; la bouche occupe les bras, les bras nourrissent la bouche ; la bouche et les bras se font équilibre. Il suit de là que, la société prospérant ou déclinant, l’offre et la demande du travail augmentent ou diminuent proportionnellement, et que le rapport de la seconde à la première ne varie pas. Donc entre la terre qui a sa loi et le capital artificiel qui a la sienne, les facultés personnelles ou, si l’on peut s’exprimer ainsi, le capital humain, se distinguent par une loi qui leur est propre.

Dans une société qui prospère ou qui décline la valeur totale du capital humain et le montant du revenu de ce capital s’élevant ou s’abaissant, la valeur individuelle des facultés personnelles et de leur revenu reste stationnaire.

VII. Conclusion : La position du travailleur en tant que travailleur n’est ni plus facile, ni plus difficile, ni plus avantageuse, ni plus pénible quand la société prospère ou quand elle décline.

M. Proudhon s’apprête à nous donner encore un éclatant exemple de son inexpérience à dégager les questions, à poser les problèmes. Je l’engage à méditer les considérations précédentes : elles lui feront comprendre combien peu il y a lieu de confondre les terres et les maisons, sous le nom immeubles, dans une même catégorie économique.
§3. Propriétaires et locataires (fin).

Le propriétaire a pris la terre : soit.

Permettez, Monsieur Proudhon. C’est vous qui dites ainsi : soit. Quant à moi, je puis songer à me demander si le propriétaire foncier, puisqu’il s’agit ici des terres et de leur propriété, a pu ou n’a pas pu prendre la terre. Je veux savoir très-exactement si cette prise était naturelle ou anti-naturelle, si la possession demeure légitime ou illégitime.

Il la possède par conquête, travail, prescription, concession formelle ou tacite : on n’en fera pas la recherche.

On, cela veut dire M. Proudhon. C’est vous seul qui n’en ferez pas la recherche. On n’en fera pas la recherche, sans doute parce qu’on est plus fort pour battre la campagne, pour invectiver à tout propos, sans rime ni raison, que pour aller au fin fond des choses et vider avec soin les questions. Pour nous, nous en ferons, s’il vous plaît, la recherche. Nous rechercherons si la possession individuelle des terres se fonde sur conquête, travail, concession formelle ou tacite, si elle est légitime, si elle est propriété ; ou si elle est illégitime, si elle est vol ; dans ce dernier cas, s’il y a prescription. Nous rechercherons tout cela.

La Révolution, il est vrai, a aboli le droit d’épaves, et la plus vulgaire probité oblige à rapporter au commissaire de police tout objet perdu sur la voie publique : n’importe ;

En vérité, je pense qu’il est difficile de se souffleter soi-même des deux mains de meilleure grâce. Eh quoi ! tout votre verbiage sur le tabac, le kirsch, le vinaigre, les poisons, l’amande amère, l’acide prussique, la préhension, la possession, la domination, la propriété, le vol devait faire si peu de dupes que vous n’y croyez pas vous-même. Votre conviction est la première qui résiste à vos sophismes bavards. Après avoir vainement tenté, à dix reprises, de nous faire admettre l’appropriation comme un fait fatal, vous en venez à dire que la plus vulgaire probité peut, dans certains cas, le régir, et, par exemple, devait commander à l’individu de ne pas s’emparer de la terre comme d’une épave. Quelle palinodie !

Et quand vous en arrivez, — par quelles raisons, je l’ignore, — à nous représenter comme un vol d’une immoralité flagrante cette possession, qui peut être aussi bien une propriété sacrée, mais qu’en tout cas, vous nous aviez précédemment dépeinte comme de tout point étrangère, indifférente à la justice, quand votre conscience intellectuelle proteste, et quand votre conscience morale se révolte, vous imposez silence à l’une et à l’autre en disant : — n’importe !

Comment, n’importe ? Il importe essentiellement, ne vous en déplaise. Et je me permettrai de vous dire à mon tour que, dans tous les cas, qu’il importe ou non, la plus simple pudeur défend de se conspuer ainsi soi-même, et que la plus vulgaire probité scientifique exige que l’on ne fasse point d’énormes concessions à la paresse aux dépens de la vérité.

…On accorde que le propriétaire terrien pouvait s’emparer de ce qui n’était occupé, en apparence, par personne.

On, c’est toujours M. Proudhon. C’est vous seul qui accordez cela. Et certes, il y a tout lieu de croire que si l’on accorde que le propriétaire terrien pouvait s’emparer de la terre, c’est que l’on serait fort embarrassé d’expliquer ce que récèle l’insidieux en apparence, de dire en quoi la terre était occupée en réalité par quelqu’un, de refuser, en un mot, au propriétaire terrien ce qu’on lui accorde. Je ne me dispense, moi d’aucun travail pénible, je n’accorde rien, et j’entends soumettre à la juridiction du droit naturel et du droit social, l’acte par lequel le propriétaire terrien s’est emparé de la terre. Je considère l’appropriation comme un fait moral, ressortant de la justice comme toute autre manifestation de la personnalité responsable de l’homme. Je veux savoir si l’appropriation de la terre par le propriétaire terrien est naturelle ou antinaturelle, la possession légitime ou illégitime, propriété sacrée ou vol flagrant.

Ce qu’on lui demande est de ne pas exiger ensuite de sa propriété, quand il la présente à l’échange, plus qu’elle ne vaut,…

Dites : avais-je tort, tout à l’heure, d’annoncer que vous alliez nous donner encore un éclatant exemple de votre persistance à ne jamais poser les questions que vous entreprenez de résoudre ? Nous devions, en abordant le § ! de la section III, traiter de la location des maisons, et voici qu’il s’agit de la vente des propriétés foncières. Les maisons ne sont pas des capitaux fonciers, et la location d’un capital n’en est pas la vente.

Soit une maison bâtie sur un fonds de terre. On peut vendre à la fois et la maison et le terrain ; on peut louer à la fois et le terrain et la maison. On peut vendre la maison et louer le terrain… etc. Je pensais n’avoir à m’occuper avec vous que la location de la maison. Mais s’il vous plaît, cependant, que nous songions à sa vente, que nous ne négligions pas non plus la vente ni la location du terrain, j’y consens de grand cœur. Eh bien donc ! que vaut le terrain ? que vaut la maison ? que valent aussi les revenus de ces capitaux : maison, terrain ? Voilà quelles sont les questions qui se présentent. Elles sont des plus élémentaires dans la théorie de la valeur d’échange et de l’échange. Vous plairait-il de m’en donner la solution ?

Sans doute, cela vous est aisé. À vous voir en effet souligner précieusement le mot vaut, qui ne jurera tout de suite, Dieu me pardonne ! que vous avez pris la peine d’élaborer longuement le problème du fait de la valeur ? Évidemment vous vous en êtes à vous-même défini la nature, expliqué la cause, énuméré les espèces, démontré les lois, exposé les effets avec une patience infatigable en vue d’une certitude mathématique. Et, pour sûr, la question s’est illuminée à vos regards d’un jour éblouissant. Je n’en doute point ; mais je trouve que vous eussiez dû nous faire part du résultat de ces heureux labeurs en termes plus explicites que vous ne l’avez fait. Je regrette que toute votre théorie de la valeur d’échange tienne pour nous dans ces quatre lignes que j’ai recueillies et citées : — « C’est une conséquence de la justice que, deux produits non similaires devant, être échangés, l’échange doit se faire en raison des valeurs respectives, c’est-à-dire des frais que chaque produit coûte. » Je le regrette, et je m’en plains, en vérité. Quoi qu’il en soit, pour n’être pas développée, la théorie n’en est pas moins complète. La valeur d’échange se fonde et se mesure sur les frais de production ou prix de revient. Je retiens ce principe sans chercher à soulever le voile épais dont vous avez cru devoir en couvrir à nos yeux l’exposition détaillée et la démonstration rationnelle.

En conséquence, que vaut une maison ? Ce qu’il en a coûté pour la construire ; c’est-à-dire que, généralement, la valeur d’une maison dépend de l’inexpérience d’un architecte, de la maladresse d’un gâcheur de plâtre, ou de n’importe quel fâcheux accident ; soit.

Et que vaut le terrain ? Rien du tout, n’ayant rien coûté à produire. C’est à merveille ; nous rechercherons tout à l’heure ce que, dans le même système, peuvent valoir les revenus.

…Une telle prétention impliquant double vol, vol à la deuxième puissance, ce que la société ne saurait tolérer.

De mieux en mieux. Que la société tolère le vol simple, le vol à la première puissance, nous n’y voyons aucun inconvénient, et nous y consentons ; mais le vol double, le vol à la deuxième puissance, non pas. Cette morale me satisfait ; cette justice m’enchante.

Seulement, où voyez-vous qu’il y ait double vol, et sur quels indices vous mettez-vous à crier au vol à la deuxième puissance, dans le cas où le prix de vente d’une propriété foncière est à vos yeux d’une quotité exorbitante ? Voilà ce que je me permettrai de vous demander. Et en quoi donc consiste le premier de ces deux vols que vous dénoncez à la fois ? C’est ce qu’il faut éclaircir.

Vous ne faites, si je ne me trompe, qu’énoncer enfin ici, en termes clairs, l’accusation qui se présentait à nous, tout à l’heure, comme une insinuation perfide, alors que vous nous parliez du droit d’épave aboli par la Révolution et de cette probité vulgaire qui oblige à rapporter au commissaire de police tout objet perdu sur la voie publique. Après avoir développé longuement une théorie suivant laquelle le fait d’appropriation de la terre ou des maisons devait être considéré comme indifférent, étranger au droit, vous bafouez vous-même ce système en déclarant nettement ce même fait d’appropriation directement contraire au droit, puisque vous le flétrissez du nom odieux de vol.

C’est très-bien ; et, sans contredit, les injures sont plus estimables que les sous-entendus ironiques et cauteleux ; mais encore, à tout prendre, une injure ne prouve rien, et il s’agit de savoir jusqu’à quel point vous pourrez maintenir la vôtre. Je signale à la moquerie de tous les hommes qui ont une fois ouvert un livre d’économie politique la méprise énorme que vous commettez en rangeant dans la même catégorie, sous le nom d’immeubles, les terres et les maisons. Je distingue, pour mon compte, les unes et les autres ; je laisse de côté, pour un moment, les maisons et leurs propriétaires ; et je me propose, quant à présent, de vous montrer assez correctement de combien il s’en faut que vous, Monsieur Proudhon, vous soyez en droit de traiter de voleur le propriétaire foncier qui s’est approprié la terre.

D’abord la probité, même la plus vulgaire, n’oblige point à rapporter au commissaire de police des objets trouvés sur la voie publique, si ces objets sont absolument sans aucune espèce de valeur. Si vous trouvez sur la voie publique un chiffon de papier, quelque caillou, vous êtes autorisé à les mettre dans votre poche sans en prévenir le commissaire de police. On n’est pas voleur pour s’approprier quelque chose qui ne vaut rien du tout. L’homme qui respire l’air atmosphérique, l’homme qui conduit dans sa chambre les rayons du soleil, l’homme qui puise de l’eau à la rivière ne sont pas et ne peuvent pas être des voleurs. L’homme qui s’approprie un fonds de terre ne l’est pas davantage selon vous, puisque la valeur venant, selon vous, des frais de production, la terre ne vaut rien selon vous, non plus que l’air respirable, la lumière et la chaleur solaires, l’eau des fleuves. Donc pour que vous pussiez, avec quelque apparence de raison, traiter le propriétaire terrien de voleur, il faudrait que vous prissiez la peine de réformer toute votre théorie de la valeur d’échange ; que vous consentissiez à reconnaître qu’elle est fausse en tout point, qu’il n’y a pas que le travail qui vaille, que la terre a, par elle-même, quelque valeur ; que généralement la valeur ne se mesure pas plus qu’elle ne se fonde sur les frais de production, mais qu’elle se fonde et se mesure, au contraire, sur la rareté des choses utiles ; il faudrait qu’enfin vous eussiez le courage de vous instruire des éléments de cette question de la valeur, la première des questions économiques. Premier point.

En second lieu, l’être végétal ou animal, irresponsable, qui s’approprie des objets de valeur n’est point voleur ; et il ne l’est point parce qu’il n’est ni libre, ni responsable. Le renard qui mange une poule dans un poulailler n’agit ni pour ni contre le droit. L’homme qui s’approprie la terre est dans le même cas, selon vous, puisque, selon vous, le fait d’appropriation n’est pour l’homme comme pour la brute qu’une manifestation fatale de son autonomie. Donc, vous auriez encore à modifier ici très-essentiellement votre manière d’envisager les choses. Vous auriez à convenir que l’appropriation est de la part de l’homme une manifestation libre et intelligente d’une personnalité responsable, qu’elle est donc un fait moral, soumis, dès l’instant qu’il se produit, à l’examen et à l’autorité de la justice. Vous auriez à renoncer complètement à votre théorie fantasmagorique de l’origine et du fondement de la propriété pour en chercher une meilleure. Deuxième point.

En troisième lieu, étant admis alors d’une part que la terre a par elle-même quelque valeur, et d’autre part que l’homme, en se l’appropriant, doit immédiatement répondre de cet acte devant l’inquisition du droit, pour établir que la propriété foncière individuelle mérite d’être flétrie du nom odieux de vol ou d’usurpation, il faudrait faire voir que l’appropriation de la terre par l’homme est anti-naturelle, par conséquent, la possession illégitime. Ou bien, l’appropriation étant reconnue naturelle, il faudrait mettre en évidence que néanmoins la possession qui s’y fonde va contre les droits de l’égalité économique et contre les principes de la justice commutative ; partant qu’elle est encore illégitime. Pour ce faire, il y aurait lieu, je pense, à vous de prendre quelque teinture de droit naturel, et de perfectionner considérablement vos idées touchant le droit social, d’abandonner par exemple votre système d’égalité absolue des positions et des fortunes, d’égalité absolue devant ce qu’il vous plaît de nommer les servitudes de la nature. Troisième point.

Enfin, toute cette besogne accomplie, — et vous ne l’avez point seulement entreprise, — et tous ces problèmes élucidés, — et ils sont loin de l’être encore, — je ne vous en dénierais pas moins le droit de mettre dans votre langage la même violence en qualifiant de voleur le propriétaire foncier. Car pour être voleur il ne suffit pas encore d’être une personne responsable et de commettre un acte d’appropriation et de possession illégitimes d’une chose valable et échangeable, il faut commettre cet acte sciemment. En supposant, ce qui n’est point fixé, que la propriété foncière individuelle soit une usurpation, en admettant que le propriétaire terrien se soit emparé du bien d’autrui, qu’il en jouisse au détriment de la société, s’il ne se doute pas du tort qu’il nous fait, son ignorance le rend excusable. Error communis facit jus, dit le droit romain dans lequel vous me paraissez être si fort versé. Là où tout le monde se trompe, la vérité et la justice attendent des jours meilleurs ; en attendant, l’opinion générale fait le droit. Quatrième point.

Ainsi, retirez vos insultes. Renoncez définitivement à compliquer la question qui nous occupe, la question du loyer des maisons, de vos erreurs et de vos invectives à propos de l’origine, du fondement et de la balance du droit de propriété. Fermons cette parenthèse, et retournons à la balance des locations.

Que vaut le revenu d’une maison ? Que vaut le revenu d’un terrain ? Je m’en rapporte, quant à moi, je l’ai dit depuis longtemps, au rapport de la somme des besoins à la somme des provisions se traduisant en quotient de la demande effective à l’offre effective, à la loi du marché. Et vous ? Consentirez-vous donc enfin à nous renseigner sur votre opinion ?

Allons-nous donc taxer les loyers, comme on a taxé le pain et la viande ? Précisément, Monsieur. Ou je me trompe fort ou vous allez taxer les loyers, non pas comme on a taxé le pain et la viande d’après la situation du marché, mais comme vous avez, vous-même, taxé déjà les salaires, les produits, l’escompte, l’intérêt de l’argent : — en vertu de votre autorité transcendante.

Nous connaissons le résultat de semblables taxes : il n’est pas assez brillant pour qu’on y persiste, encore moins pour qu’on le généralise.

On ne saurait mieux dire. Et, malgré tout, vous qui protestez à la page 311 que vous ne taxerez point les loyers, vous les taxerez, ne vous en déplaise, à la page 312, si vous êtes conséquent. Vous ne sauriez faire autrement. La détermination des valeurs, fondée sur le prix de revient, ne peut être qu’arbitraire. En dehors de la détermination naturelle fournie par le marché, on va droit à la taxe, droit au maximum.

Il faut en revenir à la balance, seul mode de détermination des valeurs.

Eh ! pour Dieu ! revenons-y donc à cette balance : il y a de beaux jours que nous devrions y être retournés. Il serait à présent évident depuis longtemps que ce que vous nommez balance, je l’appelle à plus juste titre maximum.

Remarquez que tout fait d’appropriation d’une chose inoccupée, qu’il s’agisse de la terre ou de ses produits, d’un instrument de travail, d’un procédé industriel, d’une idée, est primitif, antérieur à la Justice, et qu’il ne tombe sous l’empire du droit, que du moment où il entre dans la sphère des transactions sociales.

Encore ! Mais cette théorie est en poussière. Je l’ai ruinée, moi premier ; vous l’avez vilipendée, vous deuxième. Nous ne sommes point des imbéciles, vous devez le croire : eh bien ! vous nous avez dit, en termes précis, que la terre n’était inoccupée qu’en apparence. Sans doute, il en est de même de ses produits. Je vous défie de me faire voir un instrument de travail, un procédé industriel, une idée qui soient restés un seul instant inoccupés du moment qu’ils étaient valables et échangeables. Vous ne fonderez jamais le droit de propriété sur la préhension des choses inoccupées : il n’y a rien qui ne soit occupé. Cette théorie est d’ailleurs aussi complètement inutile ici qu’elle est partout ridicule.

La préhension, l’usurpation, la conquête, l’appropriation, tout ce qu’il vous plaira, ne constitue donc pas un droit ; mais comme tout, dans l’économie sociale, a son commencement dans une préhension préalable, on est convenu de reconnaître pour légitime propriétaire le premier qui a saisi la chose : c’est ce qu’on appelle, par une pure fiction de la loi, le droit de premier-occupant.

Eh donc ! que ne le disiez-vous tout de suite en commençant ? Que n’avouiez-vous que vous vous payez de fictions, et que vous entrepreniez la défense du droit de premier occupant. Parbleu ! je n’eusse perdu ni mon temps ni ma peine à l’attaquer contre vous. Je vous eusse renvoyé tout droit à Jean Lapin qui, voici de cela deux cents ans, disait :

Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?

Ce n’est que plus tard, lorsque ce premier-occupant entre en rapport d’économie avec ses semblables, que la propriété tombe définitivement sous le coup de la Justice.

Il fallait à toute force que M. Proudhon revînt une dernière fois sur le terrain de la morale, qu’il poussât une dernière pointe vers la question de l’origine et du fondement de la propriété. C’était pour résumer ainsi sa doctrine ; je la résume à mon tour.

Emparez-vous, si vous en trouvez un, d’un terrain qui soit, en réalité ou en apparence, inoccupé : ce fait est indiffèrent au droit. Sur ce terrain construisez, en y consacrant tout votre travail, toutes vos épargnes, une maison : cet acte demeure étranger à la justice. La maison, capital artificiel que vous avez créé, s’élève sur le sol, capital naturel que vous vous êtes approprié : vous n’êtes ni voleur ni propriétaire, ni voleur du terrain, ni propriétaire de la maison. Vous n’êtes rien. Mais offrez à l’échange, louez ou vendez terrain et maison, la justice intervient, le droit se produit, la moralité apparaît. Vous êtes sacré propriétaire !

En d’autres termes, la propriété est un fait fatal, la valeur d’échange est un fait libre. La théorie de la propriété, s’il y en avait une, serait une science naturelle ; la théorie de la valeur d’échange une science morale. Telle est, en dernière analyse, l’épouvantable confusion de principes, annoncée depuis longtemps, démontrée maintenant, sur laquelle repose la doctrine économique de M. Proudhon, envisagée au point de vue métaphysique. Quant à la doctrine même, dans ses détails, qu’on l’apprécie : je crois avoir fourni les éléments d’un jugement rationnel à posteriori tout aussi bien que les motifs d’une condamnation à priori.

J’ajoute seulement qu’avec tout cela nous n’avons pas, en définitive, fait un pas vers la balance des locations pour faire suite à la balance du prêt. Nous avons simplement déclaré la quotité des loyers évidemment exorbitante, et voilà tout. Nous n’avons rien dit qui pût prouver le mal ni qui pût y remédier. Mais patience ! nous y venons. Nous allons contempler enfin cette balance admirable et féconde d’où naît entier et complet le droit de propriété.

Or, si nous avons su trouver déjà la balance de l’ouvrier et du patron, du producteur et du consommateur, du financier escompteur et du négociant qui circule, du prêteur et de l’emprunteur,…

Mais vous n’en avez su trouver aucune de ces balances, ni celle de l’ouvrier et du patron, ni celle du producteur et du consommateur, ni celle du financier escompteur et du négociant qui circule, ni celle du prêteur et de l’emprunteur.

…Pourquoi ne trouverions-nous pas de même la balance, non-seulement de propriétaire à propriétaire, non-seulement de propriétaire à commune, mais de propriétaire à locataire ?

Pourquoi ? Par la raison qui vous a toujours empêché de trouver les autres balances que vous avez toutes vainement cherchées, et que vous n’avez pas pu découvrir. Pourquoi ? Parce que vous ignorez totalement ce que c’est que la richesse sociale et ce que c’est que la propriété. Pourquoi ? Parce que vous n’êtes fort qu’en sophismes et en invectives dont vous couvrez la plus profonde ignorance de l’économie politique et du droit naturel et social.

Que dis-je ? il est indispensable que nous la trouvions, cette balance ;…

Certes, cela est indispensable, ne fût-ce encore que pour justifier l’outrecuidance de vos prétentions. Mais vous ne l’avez point trouvée et vous ne la trouverez point, parce que vous ne savez point la chercher ; parce que vous la voulez trouver là où elle n’est point, là où elle ne peut pas être.

Faisons silence ! Et toi, lecteur, attention ! Voici l’infaillible balance où va se peser le droit et le devoir. Voici le poids, le nombre et la mesure. Voici l’oracle qui va sanctionner la propriété en conditionnant rechange. Voici le souverain baume et l’universelle panacée. Écoutons !

Donc, que ledit propriétaire fournisse ses comptes ; que l’on sache ce que lui coûte la propriété, en capital, entretien, surveillance, impôt, intérêt même et rente, là où la rente et l’intérêt se payent.

Quel pot-pourri de prix de revient ! Quelle olla-podrida de frais de production ! Capital, entretien, surveillance, impôt, intérêt, rente ! Quels comptes à faire frémir !

Le prix du loyer, égal à une fraction du total,…

À quelle fraction du total, s’il vous plaît ?

…Sera considéré, selon la convenance des parties et la nature de l’immeuble, soit comme annuité portée en remboursement, soit comme équivalent des frais d’entretien et amortissement, plus une rémunération pour garde, service et risques de l’entrepreneur.

Quel entassement incohérent de grands mots vagues ! La convenance des parties, la nature de l’immeuble ! Annuité portée en remboursement, entretien, amortissement,garde, service et risques!

Tel est le principe, je ne dis pas du fait de propriété, qui par lui-même n’a rien de juridique, mais de la consécration de la propriété par le droit, et conséquemment de sa balance.

Vous moquez-vous du monde ? C’est un principe cela : — Que le propriétaire fournisse ses comptes ; que l’on sache ce que lui coûte la propriété… Le prix du loyer, égal à une fraction du total, sera considéré selon la convenance des parties ?… Que prétendez-vous donc nous apprendre ? Que le prix vénal du revenu est une fraction du prix total du capital ? Nous n’en doutions guère. Que le prix du revenu contient : 1° le service du capital, 2° une prime d’amortissement, 3° une prime d’assurance ? Nous le savions, parbleu ! mieux que vous depuis longtemps ; et en supposant que nous l’eussions ignoré, votre effroyable galimatias ne nous l’eût pas appris.

Mais ces comptes de prix de revient et de frais de production, comment les établira-t-on, et qui les établira ? Et quelle garantie aura-t-on de leur sincérité ? À les supposer exacts, en vertu de quels principes devraient-ils déterminer la valeur vénale de la maison et de son loyer ?

Et puis ce loyer, quelle fraction sera-t-il du prix de revient ? la moitié ? le quart ? le vingtième ? le trentième ?… Qui le taxera ? Vous ? Pourquoi ? quand ? où ? comment ?

Nous ne savons rien ; expliquez-vous ; vous n’avez rien dit.

Je ne m’étendrai pas sur l’exécution ; affaire de police et de comptabilité, dont le mode peut varier à l’infini.

C’est bien le cas de s’écrier :

Il dit fort posément ce dont on n’a que faire,
Et court le grand galop quand il est à son fait.

Il ne s’étendra pas sur l’exécution ! La détermination de l’origine et du fondement de la propriété n’est plus un problème de droit naturel : c’est un problème de comptabilité, et le dernier des commis l’entend à merveille. La balance de l’égalité et de l’inégalité, de la propriété commune et de la propriété individuelle, n’est plus une question de droit économique et social, c’est une question de police, et le premier sergent de ville venu la réglera. La réalisation pratique des théories scientifiques n’est plus une œuvre de législation, c’est une affaire de police et de comptabilité ; quatre hommes, et M. Proudhon pour caporal, effectueront cette opération dont le mode, remarquez-le bien, peut varier à l’infini. L’arbitraire, en effet, n’a pas de limites.

Mais c’en est assez  ; — c’en est même déjà beaucoup trop.

L’application de la Justice à la propriété n’a jamais été faite, si ce n’est par cas fortuit et d’une manière irrégulière. Ni le droit romain, ni le droit canon, ni aucun droit ancien ou moderne, n’en ont reconnu la théorie exacte. De là ces innombrables antinomies, que la jurisprudence est demeurée jusqu’ici impuissante à résoudre, et qui sont la honte de l’école. La Révolution appelait une réforme radicale ; ses légistes, étrangers à la science économique, et qui définissaient la Justice comme le préteur, nous ont donné le Code Napoléon.

Tout cela est fort bien dit, mais ne nous avance guère. Vous invectivez bien, mais vous réformez mal. Les légistes de la Révolution étaient étrangers à l’économie politique ; vous l’êtes autant, sinon davantage.

Tout est à faire.

C’est fort possible, mais ce qui est sûr c’est que vous n’avez rien fait. Vous avez frappé à droite, à gauche, sur les théologiens, les philosophes, les économistes, les législateurs, les hommes d’État ; vous n’avez rien ôté ni rien ajouté à leur œuvre. Vous avez tout secoué, tout ébranlé, vous n’avez rien démoli, rien édifié. Même après vos élucubrations, ― surtout après elles, — tout est à faire.

Notes modifier

  1. Joseph Garnier, Éléments de l’Économie politique,
  2. M. Walras, Théorie de la Richesse sociale, p. 77.
  3. M. Walras, Théorie de la Richesse sociale, p. 79.