SECTION I

Rapports de coordination des lois de l’Économie politique avec les principes de la Justice.


§ 1.

La lecture des économistes, dit M. Proudhon[1], m’eut bientôt convaincu de deux choses, pour moi d’une importance capitale :

La première que, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, une science avait été signalée et fondée en dehors de toute tradition chrétienne et de toute suggestion religieuse, science qui avait pour objet de déterminer, indépendamment des coutumes établies, des hypothèses légales, des préjugés et routines régissant la matière, les lois naturelles de la production, de la distribution et de la consommation des richesses.

J’arrête dès ici M. Proudhon. Sa définition de l’Économie politique semble rédigée sur la table des matières d’un manuel : elle n’a rien de philosophique. Il y a plus : elle est inexacte et dangereuse. Et je tiens d’autant plus à la réfuter, que je puis y faire voir la source des erreurs que j’entreprends de signaler.

L’économie politique est une science. Qu’est-ce qu’une science ?

Il y a dans le monde deux ordres de manifestations réelles de la substance : des corps et des phénomènes, ou, si l’on veut, des êtres et des faits. On fait la science non point des corps, mais des phénomènes dont les corps sont le théâtre. Des faits, des lois, des rapports, voilà l’objet de la science.

En présence d’une série de faits individuels qui se ressemblent et qui diffèrent, l’esprit scientifique élimine toutes les qualités particulières à chacun de ces faits, il recueille les qualités communes à tous ou à plusieurs, et il en forme une espèce. En opérant sur un certain nombre d’espèces comme il a déjà opéré sur un certain nombre d’individus, l’esprit scientifique s’élève au genre. Et ainsi de suite.

Lorsqu’on est arrivé à la notion d’un genre irréductible, on a ce qu’on appelle un fait général. Les phénomènes ou faits généraux sont les abstractions irréductibles desquelles les phénomènes ou faits individuels sont des manifestations réelles. Exemples : la végétation, fait naturel ; la propriété, fait moral ; la civilisation, fait historique.

Toute science est la théorie d’un fait général. Il y a des sciences naturelles, des sciences morales, des sciences historiques.

Le fait général est universel et permanent : il peut se manifester individuellement dans la réalité, dans tous les lieux, en tous temps. Il est un. À tous ces titres, il peut et doit devenir l’objet d’une science. La science sera faite quand on aura posé, puis résolu les cinq questions suivantes :

1o Quelle est la nature de ce fait ?

2o D’où vient ce fait ? En d’autres termes : quelle en est la cause ?

3o En combien d’espèces principales se divise-t-il ?

4o Quelles sont les lois suivant lesquelles il s’accomplit, soit dans sa plus haute généralité, soit dans ses principales espèces ?

5o Quelles sont les conséquences qu’il entraîne ? autrement dit : quels en sont les effets ?

À chacune de ces cinq questions correspondent des procédés méthodiques qui conduisent à leurs solutions. Toutes ces questions résolues, la science est faite, on possède la théorie du fait général, et l’on connaît d’avance tous les êtres de l’univers, en tant qu’ils participent de ce fait et qu’ils sont le théâtre de ses manifestations individuelles et réelles. Que l’on fasse la science de tous les faits généraux, et le monde est connu.

L’observation, l’expérience, l’induction, l’hypothèse…, tels sont les principaux procédés méthodiques qui conduisent à la solution des questions posées[2].

Cela dit, cherchons à reconnaître avec précision s’il est un fait général dont la théorie puisse et doive être l’objet de l’Économie politique ; et quel est ce fait.

Pour peu qu’on se soit pris un jour à réfléchir sur le rôle et l’objet de la science, on se sera fort aisément aperçu qu’il y a bien des points de vue différents où l’on peut se mettre, en présence de la réalité, pour l’étudier ; c’est-à-dire, en d’autres termes plus exacts, que bien des faits généraux se partagent le champ de la réalité pour s’y manifester individuellement. Sans perdre de temps en efforts d’abstraction et de généralisation, nous pouvons dire immédiatement qu’un de ces faits généraux est l’échange. Je m’explique. Envisagée d’un certain point de vue parfaitement caractérisé, la vie sociale se présente comme une série d’échanges, et le monde apparaît comme un marché où s’accomplit une succession de ventes et d’achats. Le fait de l’échange se manifeste en ceci que certaines choses, en très-grand nombre, ne sont point gratuites, et ne peuvent être obtenues par ceux qui en ont besoin qu’en retour et moyennant cession d’autres choses.

Cet ensemble d’utilités non gratuites et susceptibles de participer du fait général de l’échange constitue la richesse sociale. D’une façon générale on pourrait donc énoncer que l’économie politique est la théorie de la richesse sociale, ou la science du fait général de l’échange : ce serait la Chrématistique d’Aristote. Toutefois ne nous pressons point d’être satisfaits : car une analyse judicieuse va nous convaincre que le fait général de l’échange est complexe, et qu’il implique deux autres faits généraux plus simples : le fait général de la valeur d’échange, et le fait général de la propriété.

En effet, 1o si l’on échange deux choses l’une contre l’autre, cela suppose qu’elles sont équivalentes ou qu’elles ont la même valeur. Ces choses ont donc une valeur propre, et généralement on reconnaît que certaines choses, en très-grand nombre, ont en effet une valeur d’échange qui leur est propre.

Et 2o pour que deux choses puissent être échangées l’une contre l’autre, il faut bien que chacune d’elles soit en la possession de quelqu’un. Pour échanger une chose, tout comme pour en user, il faut l’avoir appréhendée, la détenir à part soi, se l’être appropriée.

Analysons consciencieusement les deux faits généraux de la valeur d’échange et de la propriété.

I. Analyse du fait général de la valeur d’échange. — Pour que le fait général de la valeur d’échange se manifeste dans la réalité des choses ; en termes plus accessibles, pour que les choses aient une valeur et puissent être échangées, il faut qu’il se rencontre en elles deux qualités : 1o l’utilité, 2o la rareté. Mais l’utilité et la rareté sont deux mots qu’il faut prendre ici dans une acception plus large et plus scientifique que l’acception vulgaire.

Au point de vue de la science économique, une chose est utile dès que l’on peut s’en servir (uti) pour n’importe quoi, et qu’elle est généralement demandée. Une chose est rare, dès qu’il n’y en a point dans le monde en quantité indéfinie, et qu’elle n’est offerte à la demande générale qu’en quantité limitée. Ajoutons encore qu’il ne s’agit pour nous en ce moment que de la demande et de l’offre absolues et nullement de la demande et de l’offre effectives. L’offre effective peut être inférieure, égale ou supérieure à la demande effective. La demande absolue d’une chose utile, supposée rare, est toujours supérieure à l’offre absolue.

Dans ces données, la valeur se trouve rigoureusement et philosophiquement définie par l’emploi du genre prochain et de la différence propre : le genre prochain de la valeur, c’est l’utilité ; sa différence propre, c’est la rareté. Les choses qui n’ont point de valeur et qui ne peuvent être échangées sont celles qui sont inutiles, et celles qui, tout en étant utiles, se trouvent dans le monde en quantité indéfinie, comme l’air atmosphérique, la chaleur solaire, les forces de la nature, etc., etc.

De la rareté et de l’utilité naît ainsi la valeur d’échange. À proprement parler, l’utilité est la condition de la valeur, la rareté seule en est la cause. Voici comment :

Pour qu’un fait puisse être considéré comme la cause d’un autre fait, il faut : 1o que le premier fait se produisant, le second se produise toujours infailliblement à sa suite ; 2o que le premier fait se produisant avec une certaine intensité, le second se produise toujours avec une intensité proportionnelle. Ainsi : concomitance perpétuelle des deux faits, proportionnalité constante de l’un à l’autre, telles sont les conditions d’un rapport de causalité qu’on puisse admettre.

À ces conditions l’utilité toute seule ne satisfait point : 1o Il y a des choses utiles qui n’ont point de valeur d’échange : l’air atmosphérique, la lumière solaire, etc. ; 2o Il y a des choses notoirement plus utiles que d’autres et qui ont cependant une valeur moindre. Et toutefois, sans utilité, pas de valeur possible.

Au contraire, toutes les fois qu’une chose utile, et par conséquent demandée, se trouve limitée dans la quantité offerte à la demande, et par conséquent rare, 1o elle a une valeur d’échange ; 2o elle a d’autant plus de valeur qu’elle est plus rare, c’est-à-dire plus demandée et moins offerte. Et le rapport mathématique de la demande à l’offre est l’expression, en son quotient, de la valeur.

De ces observations, il ressort avec une pleine évidence que le fait général de la valeur d’échange prend sa source dans la limitation en quantité des utilités qui les fait rares. Il y a cependant encore une remarque à faire. On pourrait analyser l’utilité, et la considérer successivement dans son intensité, suivant qu’elle est plus ou moins sérieuse ou médiocre ; dans son extension, suivant qu’elle est plus ou moins répandue ou restreinte ; dans sa direction, suivant qu’elle est plus ou moins médiate ou immédiate. On trouverait alors qu’à certains de ces points de vue, l’utilité influe sur la rareté, et, par suite, sur la valeur des choses. Il n’en resterait pas moins établi que la valeur d’échange a son origine dans le fait de la limitation en quantité des utilités ; sa mesure, dans le rapport de la demande à l’offre absolues ; l’une et l’autre, en un mot, dans la rareté des choses utiles.

II. Analyse du fait général de la propriété. — Pour considérer d’abord le fait de la propriété dans sa nature, remarquons qu’il faut le distinguer avec soin du fait de l’appropriation qui n’en est que l’élément brut.

La propriété n’est pas simplement l’appropriation, c’est l’appropriation sanctionnée par la raison ou par la loi. L’appropriation est un fait simple, la propriété est un fait composé. À la rigueur, pour appréhender, détenir, s’approprier les choses, il n’y a qu’à étendre la main, et tout est dit. Pour se considérer et se faire considérer comme propriétaire des choses, pour établir qu’on a sur les choses un droit de propriété, il est nécessaire de prouver qu’on a pu les appréhender, les détenir, se les approprier conformément à la justice.

Quant à ce qui est de l’origine du fait de la propriété, s’il la faut chercher quelque part, c’est encore dans le fait de la limitation en quantité des choses utiles d’où naît déjà, comme nous l’avons vu, le fait de la valeur d’échange.

En effet, qui dit propriété, dit propriété à l’exclusion, et l’exclusion se fonde sur la limitation des choses propres. Qui dit valeur d’échange, dit sacrifice à faire en échange, et le sacrifice que l’on fait ne se motive que par l’impossibilité où l’on est de se procurer autrement l’objet de ses désirs. Si tous les objets dont nous pouvons avoir besoin étaient naturellement illimités dans leur quantité, il n’y aurait pas de propriété, il n’y aurait pas de valeur ; sans propriété ni valeur, il n’y aurait pas d’échange. Ce n’est que par la limitation dans la quantité des choses utiles qu’on peut expliquer la propriété, la valeur d’échange, et l’échange.

Cette communauté d’origine, cette simultanéité d’apparition des deux faits généraux de la valeur d’échange et de la propriété est essentielle à signaler. Toutefois sans rien ôter à notre observation de son importance, il ne faut pas non plus lui en donner plus qu’elle n’en comporte. Or, à tout prendre, l’échange n’implique, et la limitation en quantité des utilités n’explique que la valeur d’échange et l’appropriation ; mais nullement la propriété, c’est-à-dire l’appropriation légitime et conforme à la justice. La question de droit reste entière. Cela n’empêche point qu’il ne puisse et doive y avoir, comme en effet il y a, matière à faire une théorie du fait de la propriété, en partant du fait de l’appropriation pure et simple pour le soumettre aux principes de la justice, tout aussi bien qu’il peut et doit y avoir matière à faire une théorie du fait de la valeur d’échange indépendante de la justice.

Tels sont les résultats d’une analyse sévère du phénomène de l’échange. Il demeure acquis que l’échange implique l’existence de deux faits généraux : la valeur et la propriété. La théorie de chacun de ces deux faits constitue une science ; tâchons d’assigner à chacune de ces deux sciences qui s’offrent à nous son caractère et ses limites.

La théorie de la valeur d’échange et la théorie de la propriété se touchent en raison de l’identité de leur objet. Ce sont les mêmes choses utiles qui, par le fait de leur limitation en quantité, deviennent : 1o valables et échangeables, 2o appropriables. Ce qui constitue la valeur d’échange constitue aussi la propriété ; ce qui constitue la propriété constitue aussi la valeur d’échange.

La théorie de la valeur d’échange et la théorie de la propriété diffèrent en raison du caractère respectif de leur point de vue. L’une est une science naturelle, parce qu’elle est la théorie d’un fait naturel ; l’autre est une science morale, parce qu’elle est la théorie d’un fait moral : c’est ce qu’il faut établir.

M. Proudhon, qui est grand ennemi de l’absolu, ne me contestera pas, je l’espère, que le fait de la liberté de l’homme est bien la source de toute moralité. De ce que l’homme délibère et se résout librement, il résulte : 1o que ses actes lui sont imputables ; 2o qu’il en est responsable, que sur lui rejaillit l’idée du mérite et du démérite ; 3o qu’il y a donc pour l’homme à se préoccuper du bien ou du mal dont il répond.

Les faits naturels se distingueront donc des faits moraux en ce que les premiers auront leur origine dans la fatalité des forces naturelles, les seconds dans la volonté libre de l’homme. Il est une troisième catégorie de faits, les faits historiques, qui s’accomplissent au sein de l’humanité exactement comme les faits naturels au sein de la nature, et qui sont empreints, comme les faits naturels, d’un caractère fatal, ou, si l’on veut, providentiel. Le fait naturel et le fait historique se distinguent autrement : le premier est toujours identique à lui-même, le second est varié et progressif. Cela posé, il est aisé de se convaincre :

1o Que le fait de la valeur d’échange est un fait naturel et fatal ; car, s’il se produit en partie par suite de la présence de l’homme sur la terre ; il se produit surtout par suite de la limitation en quantité des choses utiles, et doit être considéré comme aussi indépendant de notre liberté psychologique que le sont aussi les faits de la pesanteur, de la végétation, etc. ;

2o Que le fait de la propriété est un fait moral et libre ; car s’il se produit en partie, en tant que fait de l’appropriation, par suite de la limitation en quantité des choses utiles, il se produit surtout, en tant que fait de la propriété, comme caractère moral de l’appropriation, en considération de la double qualité de moralité ou d’immoralité dont l’appropriation peut être revêtue ou entachée.

Ainsi donc au seuil de l’étude de la richesse sociale, et derrière le phénomène de l’échange, se présentent à nous deux théories de deux faits généraux distincts, deux sciences bien caractérisées : la science naturelle de la valeur d’échange, la science morale de la propriété.

Remarquons alors qu’il n’y a pas plus d’économie politique pour le philosophe qu’il n’y a pour lui de mathématiques, de physique, de médecine. Ce sont là des expressions dont il faut tolérer l’usage chez les gens du monde sans jamais en user soi-même, pour peu qu’on prétende à l’esprit scientifique. Et même on voit qu’il ne faut pas s’avancer bien loin dans la métaphysique des faits pour s’apercevoir que, comme il y a des sciences mathématiques (géométrie, algèbre, etc.), des sciences physiques (acoustique, thermologie, optique, etc.), des sciences médicales (anatomie, pathologie, etc.), de même il y a des sciences économiques : une théorie de la valeur d’échange, et une théorie de la propriété.

Poursuivons. Il arrive que, par le fait de l’activité humaine, souvent, sinon toujours, une science se complète par un art. Ainsi la pathologie médicale se double de la thérapeutique ; ainsi la mécanique rationnelle se complète par la théorie de la construction des machines. L’art est l’application pratique, en vue de l’utile, des résultats de la spéculation scientifique qui s’attache au vrai. La science a des lois, l’art a des règles : cela dit tout. C’est ainsi qu’on doit naturellement faire suivre la théorie de la valeur d’échange d’une théorie de la production, et la théorie de la propriété, qui n’est autre que celle de la distribution, d’une théorie de la consommation.

1o Théorie de la valeur d’échange, de l’échange et de la production ; 2o théorie de la propriété, de la distribution et de la consommation, voilà, ce me semble, une division de la science économique qui ne laisse rien à désirer sous le rapport philosophique ; je ne vois pas non plus quels reproches on pourrait lui faire au point de vue pratique. Elle a été inaugurée[3] ; je ne m’attache ici qu’à la justifier.

Elle n’est point celle adoptée par M. Joseph Garnier dans ses Éléments de l’Économie politique ; mais M. Garnier semble avoir appelé lui-même la discussion sur sa méthode quand il a pris soin de dire[4] :

« Il ne faut pas attacher aux divisions que nous avons adoptées plus d’importance philosophique qu’elles n’en doivent avoir. »

Il faut tenir grand compte à M. Garnier de cette réserve. Je pense néanmoins que, sentant l’insuffisance philosophique de ses divisions, il eût dû s’efforcer d’y remédier ; et je ne doute pas qu’il n’y fût arrivé.

« Les classifications scientifiques les plus commodes, les plus élémentaires, ne sont pas toujours les plus naturelles… Les sections, les partages sont donc forcés, mais ils aident l’esprit. »

J’en demande pardon à M. Garnier ; mais il me semble, quant à moi, que les sections et partages forcés, et non point naturels, sont plus propres à égarer l’esprit qu’à l’aider. J’en ai pour preuve ce qui est arrivé à M. Garnier lui-même. ― « On peut admettre, dit-il, avec J.-B. Say trois grandes phases dans le rôle de la Richesse, à la création de laquelle tout le monde concourt, et dont chacun doit avoir une part équitable. Elle est d’abord Produite, ensuite Distribuée dans la société, et finalement Consommée, c’est-à-dire utilisée ou employée. »

Il m’est impossible d’admettre cela, même avec J.-B. Say. D’abord, Monsieur Garnier, je vous affirme que tout le monde ne concourt pas à la création de la richesse. Il y a, croyez-moi, des gens qui se contentent parfaitement du rôle de consommateur sans envier celui de producteur. Mais ce n’est rien encore ; et l’erreur est bien plus grave.

Il y a des richesses à la création desquelles personne ne concourt : c’est à savoir les richesses naturelles. Entre toutes les choses si diverses et si nombreuses qui ont de la valeur, les unes nous sont données par la nature sans le secours du travail de l’homme ; les autres sont le fruit du travail, ou de l’application du travail de nos facultés aux dons gratuits de la nature. Il y a donc une richesse naturelle et une richesse produite. En énonçant comme l’ont fait Adam Smith, Ricardo, J.-B. Say et M. Garnier, d’une façon générale, que la richesse est d’abord produite, puis distribuée, etc., on semble chasser du domaine de la science toute une catégorie de valeurs des plus importantes ; car elles sont précisément l’objet le plus direct de la théorie de la valeur et de la théorie de la propriété : je parle des richesses naturelles. M. Garnier veut-il que je lui cite un premier exemple de richesse naturelle ? En voici un : nos facultés personnelles. M. Garnier en veut-il un second ? En voici un autre : la terre.

Il y aurait une ressource pour M. Garnier : ce serait de méconnaître les valeurs naturelles, de nier que nos facultés personnelles, que la terre eussent une valeur intrinsèque. Mais M. Garnier ne saurait avoir recours à cette erreur. Sa théorie de la valeur est la nôtre : il en met l’origine dans la limitation en quantité des utilités, la mesure dans le rapport de la demande à l’offre. Dans ces données, il ne saurait nier que la terre, que les facultés personnelles des hommes ne soient : 1o utiles, 2o limitées en quantité, que par conséquent elles ne soient demandées et offertes dans des conditions propres à leur donner de la valeur et une valeur précise. Elles font donc partie de la richesse sociale.

Quant à M. Proudhon, je pense qu’il n’hésitera point à nier les valeurs naturelles ; c’est ce que nous verrons plus tard, et nous le réfuterons en conséquence. Au moment de n’admettre que des richesses produites, M. Proudhon ne sera certes point arrêté, comme M. Garnier, par l’heureux inconvénient d’avoir laissé derrière lui une bonne théorie de la valeur.

M. Proudhon est pleinement convaincu, lui, que la science économique a pour objet de déterminer les lois naturelles de la production, de la distribution, et de la consommation des richesses. La distribution surtout semble résumer, aux yeux de M. Proudhon, toute la science, si j’en juge par la façon toute particulière dont il souligne ce mot : distribution. De la valeur d’échange, pas un mot. On voit si j’ai eu tort ou raison de repousser avec énergie la définition que donne M. Proudhon de l’économie politique : elle est exacte à cela près que la production et la consommation obéissent à des règles et non point à des lois, et que les lois qui régissent la distribution sont des lois morales et non point naturelles.

Ce sont les lois de la valeur d’échange qui sont des lois naturelles ; c’est la théorie de la valeur d’échange qui est une science naturelle, la première des sciences économiques. La théorie de la distribution, science morale, est la seconde. Je commence à croire que peut-être M. Proudhon n’a pas soupçonné le fait général de la valeur d’échange, ni sa théorie ; qu’il a passé à côté de l’économie politique sans en distinguer la portion la plus essentielle. Ce serait assez important à constater.

L’autre chose dont je restai également convaincu, c’est que dans l’Économie politique, telle qu’il avait été donné aux fondateurs de la concevoir, la notion du droit n’entrait pour rien…

C’est à merveille ! et me voilà fixé. Il est à présent pour moi hors de doute que M. Proudhon n’a su voir des sciences économiques que la seconde, la science morale, la théorie de la propriété ou de la distribution. La première, la science naturelle, la théorie de la valeur d’échange lui a complètement échappé ; il ne l’a pas soupçonnée. J’aime à croire que M. Proudhon ne songerait jamais à s’étonner que des mathématiciens ou des physiciens ne fussent point préoccupés de la notion du droit. L’idée ne lui viendrait jamais de combler cette lacune. Il est bon de s’inquiéter du droit ; il ne faut pas l’invoquer à tout propos. Le binôme de Newton n’a que faire d’être juste ou injuste, et l’hypothèse des deux électricités n’est pas astreinte aux règles de la morale. La théorie de la valeur d’échange non plus, croyez-le bien, Monsieur Proudhon. C’est une science naturelle et indépendante de la justice.

Cette science, M. Proudhon ne la connaît pas. Bien mieux, il en ignore l’existence. M. Proudhon est un médecin qui fait de la pratique médicale, je ne dirai pas sans savoir l’anatomie ni la pathologie, mais sans se douter même qu’il existe une science nommée anatomie, une autre appelée pathologie. M. Proudhon va tout à l’heure s’efforcer de réglementer la production, la distribution, la consommation, et il ne sait pas le premier mot de la théorie de la valeur d’échange ; il en méconnaît implicitement le caractère ; il n’en soupçonne pas l’existence.

C’est ce que je voulais démontrer. À présent, sachons au juste ce que c’est que la théorie de la valeur d’échange ; sachons les grandes divisions de cette science naturelle, la première des sciences économiques ; sachons quelles questions principales elle agite : nous saurons quelles questions ignore M. Proudhon.

Voici les divisions et questions dont il s’agit[5] :

I. De la nature et de l’origine de la valeur.

De la richesse en général et de la richesse sociale en particulier. — De l’utilité et de la valeur échangeable.

II. De la mesure de la valeur.

Première fonction des métaux précieux.

III. Théorie de l’échange et de la monnaie.

Deuxième fonction des métaux précieux.

IV et V. Des espèces principales et des lois de la valeur.

Du capital et du revenu. — Différentes espèces de capitaux. — Rapport entre la valeur du capital et la valeur du revenu.

Triple élément de la richesse sociale : la terre, les facultés personnelles, le capital artificiel. — Trois espèces de revenus. — Loi particulière de chaque revenu.

VI. Des conséquences et effets de la valeur.

De l’industrie ou de la production. — De la production qui transforme et de la production qui multiplie.

Ce programme rempli, dans un cours complet d’économie politique, on devrait aborder ensuite la théorie de la propriété et de la distribution.

Pour en revenir à M. Proudhon, qu’on me permette cette figure épique, revêtu de mon armure et sachant quelles pièces manquent à la sienne, je vais l’attaquer. Convaincu qu’il ignore la théorie de la valeur et pensant, quant à moi, la connaître, je crois être en mesure de prouver :

1o Que M. Proudhon n’a pas une intelligence vraie des rapports de coordination ou de subordination qui lient les sciences économiques et la morale ;

2o Que M. Proudhon n’a que des idées fausses sur l’origine de la valeur d’échange, et par suite, sur l’échange, sur la monnaie ;

3o Que M. Proudhon ne sait pas distinguer nettement un capital d’un revenu ; à fortiori, qu’il ignore les rapports qui existent entre la valeur du capital et la valeur du revenu, et les lois des différents revenus.

4o Qu’enfin, par suite de l’ignorance complète où se trouve M. Proudhon de la théorie de la valeur d’échange, ses Balances économiques sont, pour la plupart, des utopies impraticables.
§ 2.

L’autre chose dont je restai également convaincu, c’est que dans l’Économie politique, telle qu’il avait été donné aux fondateurs de la concevoir, la notion du droit n’entrait pour rien, les auteurs se bornant à exposer les faits de la pratique, tels qu’ils se passaient sous leurs yeux, et indépendamment de leur accord ou de leur désaccord avec la Justice.

Vous savez à présent dans quelle situation se trouve M. Proudhon. Il est dans celle d’un juge qui, sachant ou croyant savoir qu’un crime aurait été commis dans un certain endroit, persisterait à accuser de ce crime un homme dont l’alibi serait parfaitement établi. Mais encore, le crime a-t-il été commis ?

L’économie politique, ou du moins la première et la plus importante des sciences économiques, la théorie de la valeur, est une science naturelle qui n’a pas à se préoccuper de la notion du droit ; on n’en saurait dire autant de la théorie de la propriété, de la distribution et de la consommation qui est une science morale. Si les fondateurs de l’économie politique ont repoussé la notion du droit de la théorie de la valeur, ils ont eu raison ; mais s’ils l’ont également repoussée de la théorie de la propriété et de la distribution, ils ont eu tort.

En serait-il ainsi, et se seraient-ils en effet bornés à exposer les faits de la pratique tels qu’ils se passaient sous leurs yeux, et indépendamment de leur accord ou de leur désaccord avec la justice ? Nullement. Les économistes n’ont point commis la faute que leur reproche si carrément M. Proudhon. Les fondateurs de la science, les physiocrates ont formulé la fameuse maxime : laissez faire, laissez passer, ce qui n’était rien moins, au xviiie siècle, que l’exposition d’un fait de la pratique. Ils ont donné la théorie de l’impôt unique, et cette théorie n’était rien moins que l’exposition de la pratique financière du xviiie siècle.

Par exemple, ― cette observation est de Rossi, ― il est démontré, et l’objet propre de l’économie politique est de faire cette démonstration, que la division du travail est le procédé le plus puissant de l’industrie, et la source la plus féconde de la richesse, ― mais qu’elle tend en même temps à abrutir l’ouvrier, et conséquemment à créer une classe de serfs.

À cela je réponds :

1o Qu’il est possible que cette observation soit ou ne soit pas de Rossi, mais que M. Proudhon l’accueillant librement, je l’en fais responsable ;

2o Que l’objet propre de l’économie politique est de faire la théorie de la valeur d’échange, et nullement de démontrer le principe de la division du travail ;

3o Qu’il y a pour l’industrie des procédés plus puissants, et pour la richesse des sources plus fécondes que la division du travail ;

4o Que la division du travail n’abrutit point l’ouvrier.

Généralisant aussitôt l’observation de Rossi, je n’eus pas de peine à me convaincre que ce qu’il avait dit de la division du travail, de l’emploi des enfants dans les manufactures, des industries insalubres, on pouvait et l’on devait le dire de la concurrence, du prêt à intérêt ou crédit, de la propriété, du gouvernement, en un mot de toutes les catégories économiques et par suite de toutes les institutions sociales.

Je réponds :

5o Que la propriété et le gouvernement ne sont pas à proprement parler des catégories économiques. Ce sont bien des catégories morales ;

6o Que la concurrence, le prêt à intérêt ou crédit ne sont pas plus coupables que la division du travail.

Je soutiendrai ces objections tout à l’heure. Pour le moment, je vois M. Proudhon rouler sur une pente fatale, et je ne veux pas l’arrêter dans sa course. Où pourra-t-il en arriver avec de pareilles prémisses ?

Les deux phénomènes (de l’augmentation de la richesse et de l’abrutissement de l’ouvrier par la division du travail) sont aussi certains l’un que l’autre, intimement liés, à telle enseigne que, si l’industrie devait se soumettre à la loi du respect personnel, elle devrait, ce semble, abandonner ses créations, ce qui ramènerait la société à la misère…

Voilà qui est dit. Suivant M. Proudhon, si l’industrie se soumet à la loi du respect personnel, si la production se fait scrupule de violer la justice, nous tombons dans la misère. Telle est l’opinion de M. Proudhon. Mais la question se complique singulièrement ; car d’autre part les économistes, c’est M. Proudhon qui l’avoue,

…Les économistes démontrent que la Justice est elle-même une puissance économique, que partout où la Justice est violée, soit par l’esclavage, soit par le despotisme, soit par le manque de sécurité, etc., la production est atteinte, la richesse diminue, et la barbarie se rencontre.

C’est encore entendu. Au dire des économistes, si la production viole la justice, si l’industrie ne se soumet pas à la loi du respect personnel, nous tombons encore dans la misère.

…Il s’ensuit que l’économie politique, c’est-à-dire la société tout entière, est en contradiction avec elle-même, ce que Rossi n’avait point aperçu, ou que peut-être il n’avait osé dire.

Il est certain que si Rossi s’est aperçu d’une contradiction si peu consolante, il n’a pas eu tort de nous la dissimuler ; et M. Proudhon n’eût pas mal fait de suivre son exemple.

Devant cette antinomie… quel parti prend le monde savant et officiel ?

Permettez ! Et quel parti voulez-vous donc qu’il prenne ? Vous prétendez, vous, Monsieur Proudhon, qu’à moins de violer la justice, nous demeurons plongés dans la misère. D’autre part les économistes, c’est vous qui le dites, démontrent qu’en violant la justice nous n’en serons que plus sûrement plongés dans une misère plus profonde ; d’où il suit que la société tout entière serait, selon vous, en contradiction avec elle-même. Sans être un personnage savant ni aucunement officiel, je vous répondrai que l’alternative est triste, mais qu’il faut nous résigner.

Les uns, disciples à outrance de Malthus, se prononcent bravement contre la Justice. Avant tout, ils demandent, coûte que coûte, la richesse, dont ils espèrent avoir leur part ; ils font bon marché de la vie, de la liberté, de l’intelligence des masses. Sous prétexte que telle est la loi économique, qu’ainsi le veut la fatalité des choses, ils sacrifient, sans nul remords, l’humanité à Mammon. C’est par là que s’est signalée, dans sa lutte contre le socialisme, l’école économiste : que ce soit son crime et sa honte devant l’histoire !

Cette colère est bien ridicule ! Vous accusez les économistes d’opter pour une dépravation qui, suivant eux, les ruinerait. Vous reprochiez tout à l’heure aux fondateurs de la science d’avoir méconnu la notion du droit ; c’était un reproche sans fondement. Vous accusez leurs successeurs de l’avoir foulée aux pieds ; c’est une absurde calomnie. Les économistes modernes ont suivi l’exemple de leurs devanciers : ils ont applaudi à la moralité de certains règlements, flétri l’immoralité de certains autres ; ils ont démontré que la justice est elle-même une puissance économique.

Les autres reculent effrayés devant le mouvement économique, et se retournent avec angoisse vers les temps de la simplicité industrielle, de la filature domestique, et du four banal : ils se font rétrogrades.

Franchement, dans les données qui sont les vôtres, ces braves gens mériteraient d’être moins persiflés et plus encouragés. Misère pour misère, que triomphe au moins la justice ! Soyons pauvres, mais honnêtes !

Ici encore je crois être le premier qui, avec une pleine intelligence du phénomène, ait osé soutenir que la Justice et l’économie devaient, non pas se limiter l’une l’autre, se faire de vaines concessions, ce qui n’aboutirait qu’à une mutilation réciproque et n’avancerait rien, mais se pénétrer systématiquement, la première servant de formule constante à la seconde ; qu’ainsi, au lieu de restreindre les forces économiques dont l’exagération nous assassine, il fallait les balancer les unes par les autres, en vertu de ce principe, peu connu et encore moins compris, que les contraires doivent, non s’entre-détruire, mais se soutenir, précisément parce qu’ils sont contraires.

Par exemple, voilà qui est du charlatanisme de haute école ! M. Proudhon interprétant à sa façon la science économique y découvre qu’elle est de tout point en contradiction avec la justice, c’est-à-dire qu’il fait nuit en plein midi. D’autre part les économistes démontrent, M. Proudhon ne se fait pas faute de le constater, que l’économie est en parfait accord avec la morale, autrement dit qu’il fait jour en plein midi. Alors, — en vertu de ce principe, peu connu et encore moins compris, que les contraires doivent, non s’entre-détruire, mais se soutenir, précisément parce qu’ils sont contraires, — M. Proudhon s’en va, non pas limiter le jour par la nuit ni la nuit par le jour, ni obtenir du jour et de la nuit de vaines concessions qui n’aboutiraient qu’à une mutilation réciproque, et n’avanceraient rien ; mais les faire se pénétrer systématiquement… Bref, il va nous faire voir qu’il fait jour et nuit, tout à la fois, en plein midi.

C’est ce que j’appellerais volontiers l’application de la Justice à l’économie politique, à l’imitation de Descartes qui appelait son analyse application de l’algèbre à la géométrie. En cela, dit Rossi, consiste la Science nouvelle, la véritable Science sociale.

Quant à cette persistance de M. Proudhon à faire de Rossi son compère, je laisse au lecteur le soin de l’apprécier.

Nous en sommes là. Le problème est difficile…

Je crois même qu’il est parfaitement insoluble ; c’est ce que nous allons voir. En attendant, vous croyez peut-être M. Proudhon fort empêtré dans les difficultés qu’il se crée à plaisir. Il ne l’est point. Il reste calme ; et il plaisante agréablement.

Le problème est difficile, dit-il, la situation périlleuse ; mais avouez, Monseigneur, que la théologie chrétienne n’eût jamais trouvé de pareilles choses.

Certes non, elle ne les eût point trouvées, et je demande qu’il me soit permis de l’en féliciter. La théologie chrétienne est une œuvre qui repose logiquement sur des hypothèses simples. Ces hypothèses sont plus ou moins plausibles ; et la théologie chrétienne elle-même plus ou moins d’accord avec l’observation nouvelle ; mais elle est essentiellement métaphysique ; et jamais elle n’eût soulevé comme à plaisir de pareilles contradictions, de si extravagantes antinomies, pour se donner la satisfaction de paraître les résoudre. Il fallait pour cela le génie particulier de M. Proudhon.

M. Proudhon n’est pas un métaphysicien ; il n’est pas même un philosophe ; je veux dire par là qu’il méconnaît à tout instant l’esprit de la science et sa méthode. Les idées générales lui font absolument défaut. Il excelle à mettre en relief, pour les opposer les uns aux autres, des faits particuliers ; il ne sait pas coordonner les points de vue et les subordonner les uns aux autres. Faire naître les antinomies, tel est son but, et il y court à tout prix, dût-il se contredire cent fois lui-même. L’antinomie obtenue, elle ne se résout pas, dit-il, et le voilà satisfait : il en cherche une autre. Il détruit avec vigueur, avec rage ; il n’édifie rien sur les ruines qu’il accumule. Quant à moi, je préfère me rallier à ce principe de la philosophie positiviste qu’en fait de science, on détruit beaucoup, tout naturellement, en édifiant un peu.

Donc, à n’en croire que M. Proudhon, nous serions en présence du problème le plus fantastique. La société tout entière serait en contradiction avec elle-même : rien de moins que cela ! Fort heureusement, il n’y a que les nuages accumulés dans l’esprit de M. Proudhon qui se heurtent les uns contre les autres. Un rayon de saine philosophie va les dissiper.

M. Proudhon nous parle, sur un ton fort aisé, de l’application de l’algèbre à la géométrie de Descartes. J’aime à croire qu’il la connaît ; mais comme quelques-uns de mes lecteurs pourraient n’être pas d’aussi robustes mathématiciens que M. Proudhon, je demande la permission de leur exposer en quelques mots le mécanisme de cette analyse qui bien compris facilitera singulièrement mes explications.

Par l’application de l’algèbre à la géométrie, on se propose de retrouver par le calcul algébrique les démonstrations et solutions des théorèmes et problèmes de la géométrie. Je dis retrouver et non pas trouver ; voici pourquoi : c’est qu’au début même de l’analyse, on doit établir une formule algébrique laquelle résume en elle toute l’essence de la géométrie. Pour représenter sous une forme algébrique le premier des types géométriques, en termes techniques, pour obtenir l’équation algébrique de la ligne droite (y = ax + b), on se base sur l’application du théorème dit des triangles semblables. Or la démonstration particulière, en géométrie, du théorème des triangles semblables implique la démonstration générale de tous les théorèmes de la géométrie plane. C’est-à-dire que la première formule d’analyse implique la géométrie tout entière.

Il n’y aura personne alors qui ne comprenne tout de suite avec facilité que, dans ces données, l’analyse de Descartes doit nécessairement rendre en détail ce qu’on lui a donné, dès le début, tout d’une fois. En fournissant la démonstration et la solution algébriques de tous les théorèmes et problèmes de la géométrie, l’analyse remonte à sa source.

Il y a, dans tous les cas, quelque chose qui est très-certain : c’est que si, par hasard, les résultats de l’analyse ne s’accordaient point avec ceux de la géométrie, ce ne serait point à la géométrie mais à la méthode de calcul algébrique qu’il faudrait s’en prendre. Et l’identité des résultats de la géométrie et de l’analyse ne confirme et ne justifie que l’excellence de la méthode de calcul algébrique, et nullement l’exactitude des faits géométriques qui sont des faits rationnels au-dessus de toute confirmation et justification postérieures.

Pour tirer de cet exemple très-heureusement choisi toute la clarté qu’il peut donner, il faut assimiler l’économie politique, science naturelle, à la géométrie, et la morale qui, dans les conditions où nous l’envisageons, n’est point une science mais bien un art, l’art de vouloir et d’agir, à la méthode de calcul algébrique.

Cela dit, suivons l’analogie.

Cherchons d’abord un principe fondamental de morale qui renferme nécessairement en lui l’essence, non pas seulement de la science économique, mais de toutes les sciences naturelles. Par exemple, admettons celui-ci ; — je le prends très-large à dessein : — Que l’homme accomplisse librement sa destinée, sans entraver l’accomplissement libre de la destinée de ses semblables.

Maintenant, je veux savoir, dans un cas donné, si je puis et si je dois donner des coups de bâton aux personnes qui m’entourent. Je consulte la physiologie, et elle m’apprend que les coups de bâton sont nuisibles à la santé. D’autre part la morale énonce implicitement que ce serait entraver l’accomplissement libre de la destinée de mes semblables que de les rendre malades et peut-être de les tuer. La physiologie et la morale sont donc parfaitement d’accord pour me défendre de donner des coups. Mais s’il était au contraire établi physiologiquement que les coups de bâton provoquent le sommeil, facilitent la digestion et guérissent les rhumatismes, la morale devrait m’encourager à frapper mes parents et mes amis ; ou, la morale aurait tort.

Et ainsi de suite. Si la science économique établit, par exemple, que la guerre est absurde, économiquement parlant, parce qu’elle n’est autre chose que l’anéantissement stérile d’une portion de la richesse sociale, l’éthique devra proscrire la guerre, en principe, comme immorale ; ou l’éthique aura tort. Et, dans tous les cas, l’identité des résultats de la morale et de l’économie ne saurait confirmer et justifier que l’excellence de la morale et nullement celle de l’économie.

Ainsi, la théorie très-ingénieuse de l’application de l’algèbre à la géométrie et les deux exemples cités ci-dessus, auxquels on en pourrait ajouter mille autres, démontrent assez que c’est à la morale qu’il appartient de se subordonner aux sciences naturelles, sinon dans son principe, au moins dans ses applications, et que toute morale qui se permettrait de contredire le théorème du carré de l’hypoténuse, les lois de la réfraction, le fait de la circulation du sang, ou les résultats de la théorie de la valeur d’échange, serait une morale ridicule et caduque. Il y en a comme cela.

Veuillez pour un instant, vous, Monsieur Proudhon, vous élever au-dessus de ces considérations de détails qui vous passionnent et vous égarent. Sachez embrasser d’un regard calme et lucide un plus large horizon ; et vous verrez que, dans l’histoire de l’humanité, ce sont les crises de la science qui déterminent les révolutions dans la morale. Dans l’incessant cortège des intelligences vigoureuses, rénovatrices, progressives, Thalès, Leucippe, Anaxagore, précèdent Socrate, Zénon, Épicure, comme aussi Galilée, Copernic, Kepler, précèdent Voltaire, Rousseau, Condorcet.

N’est-ce pas alors le fait d’une étourderie maladroite que d’aller mettre l’éthique, une éthique logique et saine, en contradiction avec les déductions de l’économie. On dit : — « Voici des faits : la division du travail est le procédé le plus puissant de l’industrie, et la source la plus féconde de la richesse ; mais elle tend en même temps à abrutir l’ouvrier, et conséquemment à créer une classe de serfs. »

Cette assertion est doublement inexacte. Il y a pour l’industrie des procédés plus puissants et pour la richesse des sources plus fécondes que la division du travail : l’emploi des machines par exemple. Une presse d’imprimerie créera cent, deux cents, trois cents fois plus de richesse que n’en créeront ensemble mille, deux mille, trois mille copistes divisant leur travail. Et l’étude de la production démontre que la pratique du principe de la division du travail mène droit à l’emploi des machines.

— « En même temps que la division du travail est le procédé le plus puissant de l’industrie et la source la plus féconde de la richesse, elle tend à abrutir l’ouvrier, et conséquemment à créer une classe de serfs. Les deux phénomènes sont aussi certains l’un que l’autre. »

Les deux phénomènes sont aussi peu certains l’un que l’autre. Comment ! Voilà par exemple un ouvrier qui dans une journée de dix heures, ne divisant point son travail, fait deux cartes à jouer. Il vit de son salaire, plus ou moins confortablement. Nous, économistes, nous lui donnons les moyens, par le principe de la division du travail, de faire en une journée de dix heures six cents cartes à jouer, ou de faire ses deux cartes à jouer en deux minutes. Et nous l’abrutissons ! Il lui reste neuf heures cinquante-huit minutes pour les employer comme il voudra, faire d’autres cartes et augmenter son salaire et son bien être, rentrer chez lui, causer avec sa femme, instruire ses enfants, s’instruire lui-même, s’initier aux intérêts de la société. Et nous l’asservissons !—« Mais, crierez vous, cela n’arrive point. Le travail se divise et l’ouvrier ne s’enrichit pas ; l’ouvrier s’exténue et il s’abrutit. » Cela est vrai, et je le déplore. Mais cela n’arrive point à cause de la division du travail ; cela arrive malgré la division du travail, et pour d’autres causes. Cherchez-les.

M. Proudhon n’a fait ici qu’abuser lourdement d’une observation de J.-B. Say, qui m’a toujours paru d’une singulière impertinence. — « C’est un triste témoignage à se rendre, a dit quelque part J.-B. Say, que d’avoir passé sa vie à fabriquer la douzième partie d’une épingle. » Cette observation serait fondée si l’on passait effectivement sa vie à fabriquer la douzième partie d’une épingle. Personne n’y est contraint, grâce au ciel ! L’ouvrier peut avoir des moments de loisir ; après avoir exercé ses bras, il peut trouver des occasions d’exercer son intelligence et son cœur.

D’ailleurs, allons plus loin. L’observation de J.-B. Say, si elle était fondée, devrait aller atteindre jusque dans sa racine et suivre dans toutes ses applications la division du travail, ou ce qu’on appelle d’un autre nom la spécialité des occupations. Si c’est un triste témoignage à se rendre que d’avoir fabriqué toute sa vie des têtes d’épingles, c’en est un également que d’avoir passé sa vie à coudre des souliers, à raboter des planches, à tailler des pierres, à labourer le sol. C’est un témoignage aussi peu flatteur à se rendre que d’avoir passé sa vie à enregistrer des actes, à plaider des procès d’héritage ou de séparation de corps, à guérir des fièvres ou couper des jambes. C’est encore un triste témoignage à se rendre que d’avoir passé sa vie à appareiller des rimes, ou à raisonner de la valeur et de l’échange du capital et du revenu, de la rente et de l’impôt, comme a fait M. J.-B. Say qui peut-être ne s’est jamais soucié beaucoup de la botanique, de la médecine, de l’histoire, de la peinture, de la musique, ou de voyager en Italie.

Tout cela serait abrutissant, asservissant. Pas le moins du monde ; ce qui abrutit, ce qui asservit le travailleur, ce n’est pas la spécialité, c’est l’excès du travail spécial auquel il est propre, c’est le salaire insuffisant parce qu’il est perpétuellement écorné, rogné par l’impôt, c’est la misère que ne peut vaincre l’excès du travail.

L’idéal de l’ordre social, c’est que le travailleur, en se livrant au travail auquel il est propre, réussisse à gagner sa vie, à satisfaire aux exigences du présent en se ménageant des ressources pour l’avenir, par une journée de huit ou dix heures de travail ; et qu’il ait ensuite le loisir de cultiver son esprit, d’intéresser son cœur, soit en oubliant un peu sa spécialité, soit en tendant à l’élargir. Nous entendons tous les plaintes qui s’élèvent dans toutes les classes de la société contre un travail abrutissant et asservissant, c’est-à-dire contre un travail excessif et mal rétribué. Or la morale et l’économie politique s’accordent, ou, pour mieux dire, la morale appuyée sur une saine économie politique s’attache à poursuivre l’idéal où nous aspirons tous.

Et quant au fameux principe que les contraires doivent se balancer et non s’entre-détruire, précisément parce qu’ils sont contraires, peut-être sommes-nous moins incapables de le connaître et surtout de le comprendre qu’il ne plaît à M. Proudhon de l’affirmer. Par exemple, dans la question qui nous occupe, s’il fallait l’appliquer, je dirais ceci que M. Proudhon n’a pas su dire : — Dans l’état actuel des choses, le travail et l’oisiveté se détruisent, ou du moins se nuisent l’un à l’autre, les uns travaillant trop, les autres ne travaillant pas assez ; tandis que dans une société mieux ordonnée, il y aurait balance ou équilibre entre le travail et l’oisiveté, chacun ayant sa part d’occupation et de loisir.

Je me résume. Des observations qui précèdent, on doit conclure que la terrible antinomie de M. Proudhon s’écroule avec fracas. Il l’énonçait ainsi :

Ce dont il n’est pas permis de douter, c’est que sur le même phénomène l’économie semble dire oui, la Justice non.

Cette assertion n’est admissible à aucun prix. Une économie politique qui dirait obstinément : oui, alors que la justice dirait avec évidence : non, serait une détestable économie politique ; disons mieux, ce ne serait pas de l’économie politique. Et réciproquement, il n’y aurait qu’une justice inique qui pût se mettre en contradiction soit avec la géométrie, soit avec l’optique, soit avec la physiologie végétale ou animale, soit avec la véritable économie politique.

Quant à la théorie de la propriété, de la distribution et de la consommation, quant à la partie des sciences économiques à l’élaboration de laquelle doivent concourir ensemble et la théorie de la valeur d’échange, véritable économie politique, et les principes de la justice, elle doit en effet résulter de l’application de la justice à l’économie politique comme l’analyse de Descartes résulte de l’application de l’algèbre à la géométrie ; c’est-à-dire que la justice doit se subordonner à l’économie politique. Il n’est pas permis délire, comme le fait M. Proudhon, que la justice servira de formule constante à l’économie politique ; c’est au contraire l’économie politique qui doit servir de formule constante à la justice. M. Proudhon intervertit l’ordre logique des idées ; il met la charrue devant les bœufs.

Cela vient de ce qu’il n’a pas une intelligence nette du rôle de la morale, non plus que de celui de l’économie. M. Proudhon semble croire que la justice est quelque chose d’immuable, qu’avant lui personne n’avait aucune idée des principes de la justice, qu’après lui, le monde pourra s’en tenir éternellement à ceux qu’il aura proclamés. Il n’en est rien : l’art de penser, l’art de vouloir, l’art de sentir progressent et se transforment de siècle en siècle en suivant pas à pas le développement des facultés humaines. La justice doit reposer sur un principe fondamental en qui puisse se résumer l’essence non-seulement de l’économie politique, mais de toutes les sciences mathématiques, physiques, physiologiques, psychologiques. La morale bénéficie des découvertes de la science.

Et, la subordination des sciences morales aux sciences naturelles étant ainsi comprise, ce n’est point à faire miroiter de ridicules antinomies que le philosophe doit s’attacher, mais au contraire à faire resplendir dans leur simplicité logique des harmonies profondes, intimes, naturelles.
§ 3.

Ou je me fais illusion, ou mes lecteurs, doivent être à peu près convaincus qu’il serait inutile d’attendre M. Proudhon sur le terrain de la véritable économie politique, je veux dire de la première et de la plus importante des sciences économiques, la théorie de la valeur : il ne s’y rendra pas. Nous n’avons en conséquence qu’un parti à prendre, c’est de le suivre où il veut aller, sur le terrain de la morale. Il était indispensable d’établir que la théorie de la valeur d’échange ne pouvait consentir à se subordonner à la justice. Quant à la théorie de la distribution, elle ne saurait, elle, s’y refuser ; et toutefois, sous toute réserve de discussion. Voyons donc quels sont les principes de justice d’après lesquels M. Proudhon se proposerait de procéder à la répartition de la richesse sociale.

Nous savons, dit-il, ce qu’est la Justice relativement aux personnes, Respect égal et réciproque. Mais nous ne voyons pas pour cela ce qu’elle peut devenir quant aux propriétés, fonctions, produits et échanges. Comment l’égalité personnelle, qui est l’essence de la Justice, deviendra-t-elle une égalité réelle ? Est-il seulement à présumer que celle-ci puisse et doive être une conséquence de celle-là ?… Tel est le problème qui se pose, comme un piège, devant les théologiens, les philosophes, les légistes, les économistes, les hommes d’État, et que tous, jusqu’à ce jour, se sont accordés à trancher négativement.

Vous comprenez que les théologiens, les philosophes, les légistes, les économistes, les hommes d’État s’étant tous accordés jusqu’à ce jour à trancher le problème négativement, M. Proudhon, qui tient à être toujours seul de son opinion, ne perdra pas une si belle occasion de se distinguer. Lui, tranche aujourd’hui le problème affirmativement, et il conclut à l’égalité des biens et des fortunes. Il me semble qu’il serait aisé de faire voir à M. Proudhon combien cette solution n’est point aussi originale qu’elle en a l’air. Mais je ne lé chicanerai pas pour si peu, d’autant plus qu’il va mettre ses adversaires en contradiction avec les lois de la mécanique universelle, qu’il va serrer la difficulté, porter sur elle le flambeau de l’analyse.

Les lois de l’économie, publique et domestique, sont, par leur nature objective et fatale, affranchies de tout arbitraire humain ; elles s’imposent inflexiblement à notre volonté. En elles-mêmes, ces lois sont vraies, utiles : le contraire impliquerait contradiction.

Il est difficile d’abonder plus complètement dans mon sens que ne le fait ici M. Proudhon. Pourquoi faut-il qu’il ne sache point se maintenir constamment à ce point de vue qui est le vrai ?

Elles ne nous paraissent nuisibles, ou, pour mieux dire, contrariantes, que par le rapport que nous soutenons avec elles, et qui n’est autre que l’opposition éternelle entre la nécessité et la liberté.

Elles ne paraissent telles qu’au seul M. Proudhon. Je proteste encore une fois qu’il ne m’est jamais arrivé, quant à moi, de croire que le théorème des triangles semblables, les lois de Képler ou les résultats de la théorie de la valeur pussent me nuire ou me contrarier.

Toutes les fois qu’il y a rencontre entre l’esprit libre et la fatalité de la nature, la dignité du moi en est froissée et amoindrie ; elle rencontre là quelque chose qui ne la respecte pas, qui ne lui rend pas justice pour justice et ne lui laisse que le choix entre la domination et la servitude. Le moi et le non-moi ne se font pas équilibre. Là est le principe qui fait de l’homme le régisseur de la nature, sinon son esclave et sa victime.

L’antinomie reparaît. Au reste, nous devions bien nous douter, en suivant M. Proudhon sur le terrain de la morale, que nous l’y retrouverions caracolant sur son grand dada de bataille. L’opposition entre la nécessité et la liberté n’est point aussi profonde que la fait M. Proudhon. Disons mieux : la nécessité et la liberté s’opposent moins l’une à l’autre qu’elles ne se corrigent, au contraire, qu’elles ne se font valoir l’une par l’autre, qu’elles ne s’harmonisent ensemble. Où irons-nous, grand Dieu ! s’il n’y avait dans ce monde que de la liberté et point de nécessité, si les plus fougueux élans de la volonté de l’homme ne rencontraient une infranchissable barrière dans la fatalité de la nature ! Il a pu se trouver un jour un despote capable de souhaiter que son peuple n’eût qu’une tête, pour la trancher d’un coup : De tels monstres sont rares ; mais les fous ne le sont-ils pas beaucoup moins ? Et demain peut-être il s’en trouverait un capable d’anéantir la chaleur du soleil et la lumière du jour, pour le bonheur de l’humanité ! Quel déplorable esprit de sophistique ! Le moi, seul dépositaire de la liberté, de la justice et du respect, froissé, amoindri dans sa dignité parce que la nature extérieure et fatale ne le respecte pas, ne lui rend pas justice pour justice ! Une force s’indignant de ce qu’on lui fournit un point d’appui résistant ! La vapeur et le piston ne se faisant pas équilibre ! Et pour ne laisser au moi vis-à-vis de la fatalité extérieure que le choix entre la domination et la servitude, pour faire de l’homme le régisseur de la nature sinon son esclave et sa victime, fallait-il ignorer et dénaturer l’admirable formule de Bacon : L’homme ne commande à la nature qu’en lui obéissant ?

Ceci établi, le problème de l’accord entre la Justice et l’économie se pose en ces termes, je reprends l’exemple cité plus haut de la division du travail :

Étant donnée une société où le travail est divisé, on demande qui subira les inconvénients de cette division.

À mon tour, je demande à M. Proudhon : ― Étant donnée une société où le travail est divisé, et la division du travail ayant plus d’avantages que d’inconvénients, ou, pour mieux dire, la division du travail n’ayant que des avantages et point d’inconvénient, on demande qui profitera des avantages de cette division.

Nous voilà bien avancés ! Et il importait bien de mettre le feu aux antinomies pour ne pas éclairer, pour ne pas même poser la question. Non, la question n’est point posée, je ne l’accepte pas dans ces termes. Et tant qu’il me restera un souffle de voix, je crierai à M. Proudhon : ― Je n’admets point que la division du travail abrutisse les ouvriers. Je n’admets point que les lois naturelles : mathématiques, physiques, astronomiques, physiologiques, économiques, soient entachées d’un caractère nuisible ou contrariant. Je n’admets point que nous soyons placés vis-à-vis de la nature dans l’alternative de la servitude ou de la domination : nous lui obéissons, et nous lui commandons tout ensemble ; nous ne lui commandons qu’en lui obéissant. C’est un plat de votre métier que vous me servez là : c’est le dogme du péché originel accommodé à une sauce hypocrite. Remportez ce plat ; je le connais, je ne l’aime point, et j’en suis bien aise,…

Et puisque vous ne pouvez venir à bout de poser tout seul la question de la distribution, je la pose moi-même :

Étant données, d’une part : 1° des valeurs naturelles ; 2° des valeurs produites dont l’ensemble constitue, en capitaux et revenus, la richesse sociale ;

Étant données, d’autre part, des personnes en société ;

On demande en vertu de quels principes de justice il sera procédé à la répartition de la richesse, dans la société, entre les personnes.

Telle est la question de la distribution des richesses ; et bien avant que M. Proudhon se fût donné la peine de l’obscurcir, il s’en était présenté deux solutions opposées :

Première solution. C’est la solution de M. Proudhon et de tous les égalitaires. Le principe qui doit présider à la répartition de la richesse sociale est le suivant :― Les hommes sont absolument et naturel lement égaux. Qu’on leur distribue donc la richesse sociale par portions égales. Égalité des conditions et des positions.

Deuxième solution. C’est la solution des inégalitaires. Les hommes sont absolument et naturellement inégaux. Qu’on leur distribue la richesse sociale par portions inégales. Inégalité des conditions et des positions.

Telles sont les deux solutions qui depuis longtemps se sont offertes à vider la question de la distribution des richesses, la seconde soutenue par tous les hommes qu’enchaîne l’habitude d’une pratique immémoriale, la première se ralliant les sympathies des esprits plus ou moins intelligemment progressifs.

Maintenant, qu’on me permette d’en proposer une troisième.

En tant qu’êtres libres et personnels, tous les hommes sont égaux. Les personnes s’opposent aux choses ; mais toute personne, en tant que personne, en vaut une autre. Ce principe sert de base à une première forme de la justice, la justice commutation qui a pour attribut une balance.

En tant qu’ils accomplissent librement leur destinée d’une manière plus ou moins heureuse ou plus ou moins méritoire, il se révèle chez les hommes des différences d’aptitudes, de talent, d’application, de persévérance, de succès qui les font inégaux ; et cette inégalité est le fait sur qui se fonde la justice distributive, laquelle a pour symbole une couronne.

Les hommes sont donc égaux et inégaux à la fois, égaux en tant que personnes, inégaux en tant qu’ils prennent un rôle plus ou moins brillant ou effacé, généreux ou funeste dans la société.

Alors, qu’ils jouissent tous des mêmes conditions, c’est-à-dire qu’en débutant dans l’accomplissement de leur destinée, ils trouvent tous à leur disposition les mêmes ressources et moyens d’action ; qu’ils arrivent à des positions différentes suivant qu’ils auront fait de leurs ressources et moyens d’action un usage plus ou moins heureux ou déplorable.

Voilà quelles conclusions ressortent du principe des deux justices. L’état normal de la société ne peut être mieux défini que par une comparaison empruntée au jeu de la course. Que tous les concurrents partent du même point, qu’aucun d’eux ne prenne au début une avance sur les autres. C’est le vœu de la justice commutative. Que les plus agiles passent les premiers, arrivent au but avant les autres ; qu’ils reçoivent les prix destinés aux vainqueurs. Ainsi le réclame la justice distributive.

Égalité des conditions ; inégalité des positions, telle est alors la véritable formule sociale ; tel est le principe fondamental qui devrait présider à la répartition de la richesse sociale entre les personnes en société. Ici, nous n’avons point à tirer de ce principe ses déductions pratiques et rigoureuses, nous n’avons point à faire une théorie de la distribution et de la propriété. Nous n’avons absolument qu’à défendre le principe lui-même ; et cette défense se fait toute seule. On peut dire, en effet, des deux» théories de l’égalité absolue et de l’inégalité absolue ce qu’a si bien dit Jouffroy du matérialisme et du spiritualisme philosophiques. Il n’y a pas de meilleure réfutation de la théorie égalitaire que la théorie inégalitaire, ni de la théorie inégalitaire que la théorie égalitaire. M. Proudhon confond perpétuellement les deux formes de la justice, ou plutôt avec tous les égalitaires, il tend à faire rentrer la justice distributive dans la justice commutative. Avouons aussi qu’il n’a pas, en effet, manqué de théologiens, de philosophes, de légistes, d’économistes, d’hommes d’État disposés à faire rentrer la justice commutative dans la justice distributive. On conçoit que tous ces théoriciens ennemis se trouvent, en présence les uns des autres, dans la même position où étaient aussi les matérialistes décidés à expliquer les phénomènes de la conscience par les sens, et les spiritualistes décidés à expliquer les phénomènes des sens par la conscience.

Les égalitaires, ayant constaté l’égalité primitive et naturelle des êtres personnels, en concluent à l’égalité absolue. Les inégalitaires, observant l’inégalité résultante, éventuelle, des citoyens, en concluent à l’inégalité absolue. Alors les uns s’attachent à l’égalité, les autres se cramponnent à l’inégalité, oubliant tous que l’égalité et l’inégalité sont deux faits aussi certains, aussi nécessaires, aussi indestructibles l’un que l’autre, et méconnaissant que le problème moral consiste à leur faire la part à chacun, à leur tracer la limite hors de laquelle ils ne doivent point s’étendre. Il faut veiller à ce que l’inégalité ne pénètre pas dans le domaine de l’égalité ; il faut veiller à ce que l’égalité ne vienne point s’imposer là où doit régner l’inégalité. Il faut, en un mot, les concilier, en vertu de ce principe peu connu de M. Proudhon, et ― puis-je le dire sans sourire ? ― de moins en moins compris par lui :—que les contraires doivent non s’entre-détruire, mais se soutenir, précisément parce qu’ils sont contraires.

Malheureusement, la plupart des hommes sont exclusifs. Les démocrates égalitaires font sonner bien haut l’égalité des êtres personnels, et ils abondent dans le sens de la justice commutative. Les aristocrates inégalitaires relèvent à leur tour les droits de l’inégalité de mérite, et ils ne connaissent rien que la justice distributive. Encore faut-il ajouter, pour être quitte avec eux, qu’ils n’arrivent en définitive, les uns et les autres, qu’à mutiler toute espèce de justice.

Au premier abord, pour en revenir à M. Proudhon, il semble, si l’on n’est pas informé de la confusion, qu’entre lui et ses adversaires, les ténèbres soient aussi complètes que possible. Les § § XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI de sa troisième étude fatiguent l’attention en la promenant à travers un chaos d’idées confuses, d’erreurs et de contradictions. Une fois au courant de la question, il suffit de les laisser tous aller, ses adversaires et lui, pour les voir se réfuter les uns les autres le mieux du monde. L’égalité des biens et des fortunes, dit-on, n’est pas la Justice ; on va même jusqu’à dire qu’elle est contre la Justice.

Assurément, l’égalité des biens et des fortunes provoquée violemment est injuste. Nous ajouterons, par exemple, comme correctif, que l’inégalité des biens et des fortunes favorisée frauduleusement n’est pas moins injuste. Égalité des conditions ; inégalité des positions : voilà la loi du monde social. L’État pour tous, et chacun pour soi.

« C’est en rompant l’égalité que la société naquit, dit M. Blanc-Saint-Bonnet ; c’est pourquoi la charité est la dernière loi de la terre…

« Vous répétez que l’Evangile a proclamé l’égalité des hommes : c’est faux. L’égalité est un faux nom de la Justice. L’Évangile savait si bien l’inégalité qui résulte de notre liberté, qu’il institua la charité pour ce monde, la réversibilité pour l’autre. L’égalité est la loi des brutes ; le mérite est la loi de l’homme. » (De la Restauration française, p. 90 et 124).

Il est certain que M. Blanc-Saint-Bonnet a parfaitement raison, quand il déclare qu’il résulte une certaine inégalité de notre liberté, que le mérite est la loi de l’homme. Faute de connaître l’égalité naturelle et la justice commutative, il fait à l’Évangile le plus sanglant outrage. M. Proudhon, lui, voit bien l’égalité naturelle, mais non la loi du mérite, Chacun des deux adversaires s’enfonce dans son point de vue exclusif : le partisan de l’égalité nie impertinemment l’inégalité, le partisan de l’inégalité blasphème l’égalité.

L’année 1789 a sonné. Toutes les anciennes hypothèses légales, admises jusqu’alors comme l’expression pure de la Justice et sanctionnées par la religion, sont reprochées par le nouveau législateur : droits seigneuriaux, hiérarchie de classes, noblesse, tiers-état, vilainie, corporations, maîtrise, privilèges de fonctions, de clochers, de provinces, bancocratie et prolétariat.

M. Proudhon s’en donne à cœur-joie contre l’inégalité des conditions : il a raison, on peut lui abandonner la féodalité.

À la place de cette inégalité systématique, créée par l’orgueil et la force, la Révolution affirme, comme propositions identiques, 1. l’égalité des personnes ; 2. l’égalité politique et civile ; 3. l’égalité des fonctions, l’équivalence des services et des produits, l’identité des valeurs, l’équilibre des pouvoirs, l’unité de loi, la communauté de juridiction ; d’où résulte, sauf ce que les facultés individuelles, s’exerçant en toute liberté, peuvent y apporter de modifications. 4. l’égalité des conditions et des fortunes.

1. L’égalité des personnes, c’est très-bien. 2. L’égalité politique et civile, c’est encore très-bien. 3. L’égalité des fonctions, l’équivalence des services et des produits, l’identité des valeurs, c’est beaucoup moins heureux. Tous les services et produits ne sont pas équivalents, toutes les valeurs ne sont pas identiques. La Révolution a-t-elle jamais affirmé cette absurdité ? Cela ne m’est point démontré. Dans tous les cas, peu m’importerait : la Révolution n’a pas soupçonné la théorie de la valeur.

Quant à 4. l’égalité des conditions et des fortunes, distinguons. L’égalité des conditions est l’idéal de la justice commutative, et cet idéal, l’humanité l’a poursuivi, le poursuit, et le poursuivra toujours avec une invincible obstination à travers toutes les iniquités de l’esclavage, du servage, du prolétariat. L’égalité des fortunes est une chimère en contradiction avec le vœu de la nature, qui est que la position de chacun soit une conséquence de son génie, de ses vertus, ou de sa nullité et de ses vices. Au reste, M. Proudhon n’a pas manqué de se contredire. Cette restriction : sauf ce que les facultés individuelles, s'exerçant en toute liberté, peuvent y apporter de modifications, renverse tout son échafaudage, repousse l’égalité des fortunes, consacre l’inégalité des positions et rétablit tous les droits de la justice distributive.

J’arrive à l’argument des théoriciens de, l’inégalité.
La Justice, disent-ils, est égalitaire ; la nature ne l’est pas.

C’est ici qu’interviennent les lois de la mécanique universelle. Très-inutile fantasmagorie ! Il n’y avait besoin que de dire :―La justice et la nature sont égalitaires et inégalitaires l’une et l’autre. C’est parce qu’il y a des égalités et des inégalités dans la nature, que la justice doit consacrer à la fois l’égalité et l’inégalité ; et que la tâche du philosophe consiste à tracer la limite du domaine de l’égalité et de l’inégalité, au point de vue du droit.

Les phénomènes économiques appartiennent à la fatalité objective ; prétendre les plier aux convenances de la Justice, ce serait vouloir mettre la nature sur le lit de Procuste, faire violence à la nécessité, une folie monstrueuse.

Évidemment ! et c’est précisément pour ne pas mettre la nature sur le lit de Procuste, et pour ne point faire violence à la nécessité qu’il convient de faire la part à l’égalité et à l’inégalité. Les théoriciens de l’inégalité absolue mettent la nature sur le lit de Procuste quand ils nient l’égalité des personnes et repoussent l’égalité des conditions. Les égalitaires absolus font violence à la nécessité quand ils dissimulent l’inégalité des mérites et proscrivent l’inégalité des positions. M. Jobard l’inégalitaire, et M. Proudlion Tégalitaire mettent également la nature sur le lit de Procuste et font une égale violence à la nécessité quand ils s’acharnent avec la même fureur à ne permettre à la réalité, à ne voir dans la mécanique universelle, l’un que l’inégalité, l’autre que l’égalité en tout, partout et pour tout. C’est insensé !

L’égalité qu’on entend nier est celle des êtres semblables.

Alors, pourquoi ne vous suffit-il pas de la défendre ?

Tous les individus dont se compose la société sont, en principe, de même essence, de même calibre, de même type, de même module…

Certes, cela est vrai : ce passage est excellent. Toutefois pour ne pas me laisser entraîner avec vous jusqu’à méconnaître les droits de la justice distributive, je veux relire encore la phrase non moins excellente de M. Blanc-Saint-Bonnet :― « L’égalité est la loi des brutes ; le mérite est la loi de l’homme. »

La Révolution…, partant du principe que l’égalité est la loi de toute la nature, suppose que l’homme par essence est égal à l’homme, et que si, à l’épreuve, il s’en trouve qui restent en arrière, c’est qu’ils n’ont pas voulu ou pas su tirer parti de leurs moyens. Elle considère l’hypothèse de l’inégalité comme une injure gratuite… C’est pour cela qu’elle déclare tous les hommes égaux en droits et devant la loi… afin de réaliser de plus en plus dans la société cette Justice égalitaire, que tous les citoyens jouissent de moyens égaux de développement et d’action.

Cette justice égalitaire, que tous les citoyens jouissent de moyens égaux de développement et d’action, mais c’est la justice commutative ! À merveille ! Égalité des conditions ! Qu’aviez-vous besoin, pour en venir là, d’invoquer sottement l’équivalence des produits, l’identité des valeurs ? Mais ce n’est pas tout ; et si vous constatez en même temps qu’un certain nombre de citoyens restent en arrière parce qu’ils n’ont pas voulu ou pas su tirer parti de leurs moyens, vous consacrez implicitement le principe de la justice distributive, et les droits de l’inégalité. Inégalité des positions ! Touchez-là : nous sommes d’accord !

Je crois, par exemple, que vous avez tort si vous pensez que ce n’est pas en vertu de cette inégalité, singulièrement exagérée d’ailleurs, que la société se soutient, mais que c’est malgré cette inégalité. Il ne serait pas difficile, je crois, de prouver à posteriori que l’inégalité des positions est favorable au maintien de la société. A priori, c’est encore plus aisé : si cette inégalité, exagérée ou non, a sa source dans un fait naturel, comme cela est, il ne peut y avoir que tout profit pour la société à lui faire sa part. Je ne veux plus d’antinomies.

Il y a cependant une remarque à faire tout en faveur de M. Proudhon, et que je fais avec plaisir. Je pense, en effet, que cette inégalité, dans la société telle qu’elle est aujourd’hui constituée, est exagérée, La cause de cette exagération est évidente : elle gît dans ce fait que nous n’avons pas encore conquis l’égalité des conditions. Au jeu de la course sociale, les concurrents, au début, ne sont pas en ligne, ce qui donne aux uns une avance, aux autres un retard considérables. Tous les citoyens, en entrant dans la vie, ne jouissent pas de moyens égaux de développement et d’action. À mesure que le principe de l’égalité des conditions s’inscrit peu à peu dans la loi, on voit effectivement diminuer l’inégalité des positions. Cela n’empêche pas que cette inégalité ne soit inévitable, favorable au maintien de la société et que le philosophe n’en doive tenir compte.

Autre remarque purement historique. M. Proudhon oppose le système de l’égalité absolue au système de l’inégalité absolue, et, sans restrictions, fait responsables du premier la Révolution, du second l’Église. Cette double assertion n’est-point exacte.

Le système de l’inégalité absolue est moins le système de l’Église que celui de la société féodale. Au christianisme appartiendra toujours l’honneur d’avoir proclamé hautement le principe d’égalité. En disant les hommes frères, l’Évangile les disait égaux : car la fraternité n’est que l’expression orientale et figurée de l’égalité, deux frères étant ce qu’il y a de plus égal au monde. Que, plus tard, obligé de s’implanter dans un sol ensemencé, de s’organiser en société civile et politique, le christianisme ait repoussé les instincts si profondément justes de son début pour subir les iniquités de la féodalité, qu’il soit devenu le catholicisme, je ne puis ni ne veux songer à le dissimuler ; son excuse, c’est qu’il ne pouvait faire autrement. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à l’Église, ce n’est pas au catholicisme, ce n’est pas surtout au christianisme qu’il faut reprocher d’avoir méconnu l’égalité des personnes : c’est à la constitution féodale. L’Église n’a pas été libre de ne pas oublier la belle maxime de Cicéron : Una omnes continet definitio, ut nihil sit uni tant simile tam par quam nosmet inter ipsos sumus.

En ce qui concerne la Révolution, certes je l’admire comme un grand et magnifique élan vers l’égalité. Mais mon admiration ne m’aveugle point. Les hommes qui la dirigèrent ne surent jamais distinguer nettement les droits de l’égalité des droits de l’inégalité. Il y a plus : le dogme de l’égalité des conditions une fois inscrit dans toutes les constitutions, ils n’en surent guère poursuivre la réalisation : il leur manquait surtout pour cela des connaissances économiques.

Égalité devant la loi, telle est la formule révolutionnaire ; et, dans sa généralité, elle est exacte. Mais il faut en venir à l’application, et l’on ne tarde pas à se convaincre que l’égalité devant la loi implique nécessairement :

L’égalité devant la loi civile.

L’égalité devant la loi politique.

L’égalité devant la loi économique.

La tâche que nous avons à poursuivre, c’est d’organiser ces diverses sortes d’égalité, de faire ainsi passer le dogme révolutionnaire dans toutes les parties de l’organisme social.

Ce travail sera long ; M. Proudhon peut y prendre, s’il le veut, une part active ; la première chose qu’il ait à faire, par exemple, c’est de renoncer complètement à sa théorie de l’égalité absolue devant ce qu’il appelle les servitudes de la nature, à cette théorie si nette, si rationnelle, si bien fondée en fait et en droit…qui affranchit l’homme du fatalisme économique. En premier lieu, il n’y a point, il n’y aura jamais de théorie assez nette, assez rationnelle pour affranchir l’homme du fatalisme économique, pas plus que pour l’affranchir du joug de la nécessité mathématique, physique, astronomique, physiologique. En second lieu, la servitude que nous impose la nature est aussi bien un triomphe pour nous, et l’univers n’est point peuplé d’antinomies irréconciliables ; il est constitué par un ensemble de faits harmoniques se limitant, il est vrai, les uns les autres, mais s’entr’aidant au lieu de se nuire, et concourant tous au développement de leur ensemble.

En conséquence il serait inutile, si ce n’était impossible, d’affranchir l’humanité du fatalisme économique. Il y a tout simplement à conquérir l’égalité devant la loi économique, c’est-à-dire à répartir la richesse sociale entre les personnes en société conformément aux principes de l’égalité des conditions, de l’inégalité des positions, aux lois de la justice commutative et de la justice distributive.

Je répète que je n’ai point ici à formuler une théorie de la propriété et de la distribution. Et cependant s’il fallait faire comprendre comment on peut, dans un cas donné, passer aisément d’une bonne théorie à une saine application, je dirais dès à présent, sous toute réserve d’un examen plus approfondi :

En ce qui touche à la distribution de la richesse sociale entre les personnes en société,

La justice commutative, fondée sur le principe de l’égalité des conditions, réclame que tous les individus possèdent chacun une part égale des valeurs que la nature a données à tous, ou si l’on veut, que tous les individus possèdent en commun les valeurs que la nature a données à tous en commun.

La justice distributive appuyée sur le principe de l’inégalité des positions exige que chaque individu possède en propre les valeurs que la nature n’a données qu’à lui ou qu’il s’est données à lui-même par le développement libre, persévérant, heureux de ses facultés.

  1. De la justice dans la révolution et dans l’église, Nouveaux Principes de philosophie pratique, par P.-J. Proudhon. Troisième étude, chapitres v et vi.
  2. Il est aisé de comprendre qu’une théorie de la science en général est indispensable pour constituer la théorie de la science sociale, la théorie de l’économie politique, ou la théorie de toute autre science particulière. En l’absence d’une philosophie de la science à la fois expérimentale et rationnelle qui n’existe point encore à vrai dire, il est sans doute permis d’en esquisser quelques traits dans un cas donné. Sans doute aussi l’on est en droit d’espérer du lecteur qu’il voudra bien juger plutôt par ses applications que dans son principe une théorie fort incomplète et dans laquelle il était nécessaire de mettre plus de simplicité que de rigueur métaphysique.
  3. M. Walras, Théorie de la Richesse sociale ou Résumé des principes fondamentaux de l’Économie politique.
  4. Joseph Garnier, Éléments de l’Économie politique. — Note 1. Sur les Divisions générales de la science.
  5. M. Walras, Théorie de la Richesse sociale.