L’Économie politique des Ouvriers
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 737-751).
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DU
PATRONAGE DANS L'INDUSTRIE

I. Concours ouvert au sujet des œuvres d’amélioration morale et physique des populations. — Exposition de 1867. — Documens officiels. — II. Les Institutions privées du Haut-Rhin, notes remises au comité départemental pour l’exposition de 1867 par le docteur A. Penot, vice-président de la Société industrielle. Mulhouse 1887.

Parmi les nouveautés que nous réserve l’exposition du Champ-de-Mars, il en est une d’un caractère particulier qui n’aura pas à figurer dans les salles et dont on peut dès à présent, sans déplacement ni fatigue, juger la portée et le sens. C’est le concours ouvert entre les établissemens ou les hommes qui, par des œuvres tutélaires, ont le plus contribué à l’amélioration morale et physique des populations, soit en y répandant plus de bien-être, soit en y maintenant plus d’harmonie. Ce concours a ceci de significatif, qu’il ne distingue ni entre les nations ni entre les genres d’influence, et qu’universel dans la plus large acception du mot, il tient compte des idées autant que des actes. Toutes les garanties de justice y sont données ; le jury est mixte, et l’élément étranger s’y trouve en majorité. Les récompenses répondent à la grandeur des intentions : un prix hors ligne et indivisible de 100,000 francs ; dix prix de 10,000 francs chaque et vingt mentions honorables. Enfin on a prévu le cas où des scrupules éloigneraient les concurrens sérieux de cette sorte de prix de vertu, et à côté des déclarations directes des personnes intéressées on a admis les dénonciations indirectes des tiers, fondées sur la notoriété des titres. C’est ainsi qu’une première liste de quarante prétendans a été formée du dépouillement de deux cents demandes, et l’on peut évaluer à un nombre trois fois plus grand les inscriptions à comprendre dans un classement définitif.

Cet incident mérite d’être traité à part ; il touche plus qu’aucun autre aux généralités du sujet : c’est le bagage moral de cette masse d’exposans dont les produits d’industrie ou d’art forment le bagage matériel. L’occasion les a mis en demeure de fournir publiquement les preuves du bien volontaire qu’ils ont fait, et la plupart d’entre eux ne l’ont pas laissé échapper. L’enquête est ouverte, les dossiers sont soumis au jury mixte qui prononcera ; mais dès à présent, et sans intervenir dans les choix, il est permis de montrer quelles seront, dans cette affluence de postulans, les difficultés de la tâche et les précautions à prendre pour la conduire à bien, fût-ce incomplètement. C’est ce que d’abord j’essaierai de faire pour me placer ensuite à un autre point vue. Ce concours est évidemment l’histoire du patronage dans l’industrie depuis quarante ans, le témoignage des sacrifices que les chefs d’établissement ont multipliés sous diverses formes pour rendre la condition de l’ouvrier meilleure, sa santé moins précaire, sa vieillesse moins dépourvue. Or ce patronage si attentif, si actif naguère, survivra-t-il aux chocs et aux animosités qu’engendre sous nos yeux le libre débat du salaire ? S’il survit, à quels arrangemens nouveaux donnera-t-il lieu et quelles voies de conciliation pourra-t-il se frayer ? Ce sont là des questions qui ne manquent ni d’utilité ni d’opportunité,


I

Le concours ouvert devant le jury mixte a pour principal défaut de trop généraliser ; il embrasse beaucoup de choses, au risque de les mal étreindre. On dirait, à lire les documens qui l’instituent, une réminiscence de notre première révolution, qui jetait tout son feu dans les déclarations de principes et oubliait de leur donner une sanction. Rien de précis ni dans l’objet même du concours, ni dans les conditions d’admissibilité ; les pouvoirs du jury sont presque discrétionnaires. D’après les termes du décret, « un ordre distinct de récompenses est créé en faveur des personnes, des établissemens ou des localités qui, par une organisation ou des institutions spéciales, ont développé la bonne harmonie entre tous ceux qui coopèrent aux mêmes travaux et ont assuré aux ouvriers le bien-être matériel, moral et intellectuel. » Voilà un programme bien large, si large qu’il devient embarrassant. Cette harmonie et ce bien-être, dont on fait des titres aux récompenses, ne constituent jusque-là que des entités philosophiques qui ne sauraient se passer de définitions, et ces définitions ne se trouvent ni dans le décret ni dans le rapport qui accompagne le décret. On lit, il est vrai, dans ce dernier document, que « au milieu de la diversité des conditions, le bien-être et l’harmonie offrent partout le même résultat, et qu’ils assurent aux producteurs de tout rang et à la localité que leur travail enrichit le bienfait de la paix publique ; » mais ce commentaire laisse évidemment subsister les obscurités du texte, s’il ne les aggrave pas. Il a fallu qu’en dernier lieu une note supplémentaire, insérée au Moniteur, vînt indiquer par approximation aux jurés et au public à quels signes l’harmonie et le bien-être se reconnaissent : l’harmonie par la durée des services, le maintien des bons rapports, l’absence de débats et de conflits ; le bien-être par la formation d’une épargne, la propriété de l’habitation avec ou sans dépendances rurales, la jouissance d’un revenu fixe pour parer à l’insuffisance ou aux incertitudes du salaire. Malgré tout, et même après ce dernier éclaircissement, la question n’est pas dégagée du nuage qui l’enveloppait à l’origine. On a voulu, en restant dans le vague, ne décourager aucune prétention ; on s’est exposé, et on s’en aperçoit déjà, à susciter et à subir les prétentions les plus exorbitantes.

La même observation s’applique à la clause qui admet à concourir au même titre et sur le même pied les personnes, les établissemens et les localités. Ce sera une autre source d’embarras. Les souvenirs de l’exposition de 1855 auraient dû pourtant éloigner le retour de ces pêle-mêle : alors également des groupes ont été opposés aux unités, des comités aux individus. L’effet a été fâcheux, quoique la compétition ne portât que sur des objets matériels ; il est à craindre qu’il ne soit pire pour des mérites de l’ordre moral. Voici par exemple Mulhouse qui, par l’organe du docteur Penot, présente au concours un titre aussi bref qu’éloquent, la liste des institutions privées que la cité a vues éclore dans le cours des trente dernières années. Est-ce Mulhouse qu’il faut couronner ? Non, car autour d’elle et sur trente points du département ces institutions se retrouvent. Sera-ce le Haut-Rhin ? Pas davantage, car il n’a fait qu’obéir à une impulsion partie d’un corps qui représente à la fois les sentimens et les intérêts de l’Alsace. La Société industrielle, qui à son siège à Mulhouse, resterait alors seule en ligne comme le lauréat le plus naturel pour tout le bien qui- s’est accompli dans la région où s’exerce son influence. Ce bien est grand, et la Société industrielle peut en effet en revendiquer une part. Ce fut de son sein qu’en 1827 partit le premier cri d’indignation en faveur des enfans que la manufacture enrôlait à son service pour les excéder de besogne ; mais qui poussa ce cri ? Un manufacturier, M. J.-J. Bourcart de Guebwiller. Voici donc sur des actes analogues trois corps moraux engagés, un département, une ville, une société, et si l’on remonte à l’idée initiale, c’est un homme que l’on découvre. A quel choix s’arrêter ? Qui l’emportera des idées ou des actes, de l’individu ou du groupe ? Ce n’est pas un mince embarras, ni une médiocre responsabilité.

Il y a d’autant plus lieu d’établir là-dessus une règle que le cas se représentera dans la plupart des foyers d’industrie. En outre il s’agira de vider du même coup un point de compétence. Sur la foi du décret et en abusant peut-être de l’élasticité du texte, quelques personnes se sont imaginé que ce concours embrassait, par le seul motif qu’il ne les excluait pas, les œuvres de morale spéculative, et que de bons conseils couchés sur le papier valaient au moins les actes généreux appliqués au soulagement et à la culture des hommes. Une fois éclose, la prétention a dû recevoir des encouragemens, si l’on en juge par le chemin rapide qu’elle a fait : de divers côtés on cite des noms d’auteurs et des titres d’ouvrages, le tout déjà sur les rangs ou à la veille de s’y mettre. La prétention est-elle fondée ? Il est temps que la commission impériale et le jury mixte s’en expliquent catégoriquement. Tout se réduit à une interprétation du décret. A-t-il voulu, oui ou non, que le bien qui se médite dans le cabinet soit compté au même titre que le bien qui se réalise sur le terrain ? A-t-il entendu faire du jury mixte une académie au petit pied distribuant des médailles aux écrivains qui s’appliquent de leur mieux à alimenter le public de lectures saines ? Si cela est, il faut l’affirmer ; si cela n’est pas, il faut détruire les illusions qui se propagent.

Plus on y réfléchit, plus on découvre de sujets d’hésitation dans les jugemens à rendre. Des œuvres d’amélioration physique et mo-raie, quoi de plus difficile à comparer ? Pour les produits d’industrie ou d’art, on a la vue et le tact ; pour les produits de la bienfaisance, on ne sait à quoi se prendre. On ne les a pas sous les yeux, il faut juger sur les dossiers. Nulle part pourtant le détail, la nuance, le mode, ne sont plus à considérer. Rien d’absolu, partout du relatif, le temps, le lieu, les hommes, le goût qu’on y met, l’intention que l’on y porte. Sur tel point, on fera beaucoup à peu de frais ; sur tel autre, on ne tirera que des fruits médiocres d’une grande dépense. Il y a aussi à distinguer les œuvres qui procèdent de l’expérience personnelle de celles qui sont nées de l’esprit d’imitation ; la distance entre les unes et les autres est la même qu’entre l’original et la copie. Au sujet des exagérations de mise en scène, les précautions ne sauraient être moindres ; c’est l’indice d’un mal caché : on ne plâtre guère les dehors que lorsque l’édifice s’ébranle. Que de variétés de situation se montrent ainsi, et dont il importe de tenir compte ! Au fond de tout acte, il y a l’esprit dont il s’inspire, et qui est à démêler, l’esprit de calcul, l’esprit de secte quelquefois ; souvent l’esprit religieux, qui doit garder son domaine à part. De tout cela, il s’agit d’extraire ce qui est compatible avec un concours entre établissemens d’industrie, en séparant les élémens artificiels, toujours fragiles, de ceux qui, conformes à la nature des choses, sont vraiment susceptibles de durée.

A qui est échue cette besogne délicate ? A un jury composé de neuf Français et de seize étrangers. Les noms sonnent bien, les hommes occupent de grandes positions, beaucoup ont fait preuve d’une certaine expérience des affaires ; mais, sans esprit de dénigrement, il est permis de dire que, sur ces vingt-cinq jurés, vingt au moins sont étrangers aux questions d’industrie. Y ont-ils suppléé par des enquêtes particulières ? Personne n’eût songé à l’exiger d’eux. Tout au plus consentiront-ils, au dernier moment et en toute hâte, à jeter les yeux sur les dossiers échappés à un dépouillement préalable, si toutefois la tribune, la guerre, l’église, la diplomatie et l’administration leur laissent quelques heures disponibles. Les dossiers d’ailleurs fussent-ils tous étudiés, qu’un doute subsisterait, pour quelques-uns du moins, sur le degré de confiance qu’ils méritent. Comment en serait-il autrement ? La plupart de ces dossiers ne se composent que de mémoires apologétiques rédigés par les intéressés eux-mêmes, et on ne saurait attendre d’eux que, dans l’énumération de leurs titres, ils restent en-deçà de la réalité. Point de vérification ni de contrôle, rien de contradictoire, l’imagination a pu se donner carrière impunément. On avait bien essayé d’établir une sorte d’information à plusieurs degrés, les comités départementaux, les chambres de commerce et en dernier ressort le préfet ; mais comment le préfet, les chambres et les comités auraient-ils pu s’assurer de la sincérité des déclarations sans recourir à des formes blessantes ? Ils n’y ont pas même songé, et ce grand appareil d’instruction a dégénéré presque partout en apostilles favorables. Les prétendans arrivent donc devant le jury tels qu’ils se jugent et se peignent eux-mêmes. Les plus dignes se seront bornés strictement aux faits, les plus ardens se seront livrés à quelques embellissement de fantaisie. Ce ne sera pas une petite affaire pour les juges du camp que de remettre chacun à sa place et de prendre pour les mérites une autre échelle que les prétentions.

Tant qu’il s’agira seulement des récompenses secondaires, un accord final pourra se faire sur les choix, si contesté que soit l’ordre des priorités. Il y a là dix prix de 10,000 fr. et vingt mentions honorables, en tout trente faveurs à accorder qui seront probablement l’objet d’une transaction et d’un partage : tant pour la France, tant pour l’Angleterre, tant pour l’Allemagne, peut-être aussi tant pour les États-Unis, après quoi chaque nation disposera à son gré et en famille du lot qui lui sera échu. Il va sans dire que ces arrangemens seront couverts par une sanction régulière. Comme les dix prix de 10,000 francs sont divisibles à volonté, il se peut aussi que le nombre des récompenses s’étende par le fractionnement des allocations. On aurait ainsi, non plus seulement trente heureux à faire, mais soixante, soixante-dix, quatre-vingts. Ce serait la monnaie des prix de vertu et un degré de ressemblance de plus avec les fondations Monthyon. Toutes ces combinaisons sont possibles et même probables. Le concert entre les jurés des diverses langues n’aura pas de garantie plus sûre que la répartition des largesses du concoure sur plus de clients. Il n’y a donc pas lieu de se préoccuper des récompenses secondaires : après un débat plus ou moins long, elles seront toutes adjugées.

Il est au moins douteux qu’il en soit de même du prix indivisible de 100,000 francs. Probablement ce prix ne figure dans le concours qu’en guise d’amorce, comme le lingot d’or longtemps exposé sur nos boulevards et dont on ne connut jamais le gagnant. A qui donner ce gros lot sans faire injure à ceux qui se seraient résignés à des lots moindres ? La distancé est écrasante ; pour s’y soumettre sans murmuré, il faudrait avoir devant soi un de ces bienfaiteurs de l’humanité devant lesquels les générations s’inclinent ; 100,000 fr., c’est un bien haut piédestal, mais où est la statue ? On cherche autour de soi, et on n’aperçoit point de mérites auxquels on puisse mettre un prix si élevé ; s’il en existait, l’argent n’en serait ni l’étalon, ni la mesure. En industrie en effet, où l’emploi de tout denier doit être justifié, les actes de bienfaisance doivent être calculés de manière à devenir un bon placement. Ils représentent pour l’ouvrier un surcroit de salaire, pour l’entrepreneur un gage de sécurité. On peut dire à la rigueur que ce dernier s’est payé de ses mains ; il s’est assuré des auxiliaires plus dévoués, des serviteurs plus fidèles : par des voies imperceptibles, ses avances lui rentrent ; ses libéralités tôt ou tard porteront leurs fruits. Il y a donc là une espèce de cumul, mais ce n’est pas la difficulté la plus sérieuse. Ces 100,000 francs sont un prix de moralité transcendante qui va être décerné aux yeux de l’Europe, et dès lors se représentera sous une forme nouvelle l’inévitable et orageuse question des nationalités. Si c’est un Français qui obtient le prix, on ne manquera pas de dire, dans les clubs étrangers, que nous avons été à la fois jugés et parties, et qu’il eût été de meilleur goût de s’effacer ; si c’est un étranger, le Français, qui a son brin de vanité, en éprouvera de l’humeur et prendra fort mal les choses. Tout bien examiné, il vaudrait mieux dès à présent ne voir dans cette palme d’argent et d’honneur qu’une conception de fantaisie, du genre de celle qui sortait du cerveau de Fourier, quand il convoquait soixante empires aux bords de l’Euphrate pour y couronner le lauréat d’un concours dans l’art de la bonne chère.

Les documens publiés par la commission impériale indiquent sur quels détails se portera plus particulièrement l’examen du jury mixte. Le plus curieux de ces documens est la liste des quarante concurrens déjà classés comme admissibles, avec l’analyse des titres qui leur ont valu cette première faveur. Il ne sied, en l’état des choses, ni de citer des noms, ni de désigner des établissemens ; seulement il y a là, pour qui est au courant des choses, un amalgame d’élémens et de positions qui, avant d’être rendu public, aurait dû passer par un crible plus sévère. Non pas qu’on n’y compte des prétentions fondées, mais que de dissonances ! Le jury mixte n’est d’ailleurs pour rien dans ce travail de préparation, où le dixième groupe a tenu la plume. On désigne ainsi les sept classes qui ont eu à s’occuper des objets plus spécialement destinés au peuplé, matériel d’écoles, bibliothèques de village, habitations d’ouvriers, meubles, vêtemens et alimens d’un bon usage et à bon marché. La tâche était rude déjà en en retranchant même une exhibition d’artisans de tous les pays avec leurs costumes et leurs ustensiles nationaux ; mais le dixième groupe est animé, paraît-il, d’un zèle particulier : comme un escadron volant il se porte au secours de tout ce qui périclite. Rien ne l’intimide alors, et il n’a pas craint de faire acte d’ingérence vis-à-vis du jury mixte, où figurent des maréchaux, des ministres, des archevêques, des membres du conseil privé. Le prétexte a été sans doute que, s’occupant de la condition du peuple, il était fondé à en revendiquer la défense partout où le besoin s’en déclarait. Il est juste d’ajouter que ce document, purement officieux, éclaire assez bien le sujet. Les matières de l’examen y sont nettement présentées, les rubriques judicieusement choisies, l’ordre de classement sagement imaginé. Dans ce cadre entrent toutes les formes de l’assistance indirecte, telle qu’on peut l’exercer vis-à-vis de l’ouvrier sans blesser sa dignité, tous les moyens de lui procurer plus d’aisance, soit par une moindre dépense, soit par des profits plus grands, toutes les combinaisons, en un mot, qui procèdent de ce patronage, dont on ne sentira vraiment le prix que lorsque, par la force des choses, son action aura cessé ou seulement décru.

II

Pour juger sainement de l’état, actuel du travail manuel, il faut se souvenir de ce qu’il était au début du siècle. En dehors de l’atelier de famille, alors dominant, il n’y avait guère que le petit atelier et l’atelier moyen ; les grands ateliers étaient rares et plus rares encore ceux que l’on désigne aujourd’hui sous les noms de manufacture et d’usine. Il ne manque pas de gens pour parler de ce passé comme d’un âge d’or qui aurait fui et de ces petits ateliers comme de modèles de perfection. Ceux qui, dans leur jeunesse, ont pu les voir ne partagent pas ces enthousiasmes. Entre les murs étroits du petit atelier se logeaient plus de souffrances matérielles et de misères morales que n’en contient de nos jours l’enceinte d’une grande fabrique. Seulement il y avait bien des motifs pour que le mal restât secret et que la plainte fût étouffée. Si l’on remonte un peu plus haut dans le passé, mêmes maux et même silence. Parler des douleurs du peuple et en troubler les fêtes de la cour, qui l’eût osé, à moins d’avoir un goût prononcé pour la Bastille ? On n’échappait guère à ses oubliettes qu’à la condition de s’appeler La Bruyère ou Vauban, ce qui n’était pas donné à tout le monde. Le gros des auteurs se taisait donc, et l’ouvrier avait les mains liées. La plupart d’entre eux passaient une partie de leur vie à frapper aux portes des corporations, et souvent mouraient de besoin sans y avoir pénétré. Le régime des petits ateliers était favorable à ces monopoles. La race d’ailleurs n’était pas comme aujourd’hui susceptible au point de se révolter à propos d’une piqûre ; elle était dure au mal, habituée, pour l’esprit et le corps, à un dénûment héréditaire.

La grande industrie eut à se constituer avec les débris de ces corps de métiers et à recueillir dans ses cadres tous les vaincus de l’atelier isolé. Ainsi s’expliquent les défectuosités matérielles et les défaillances morales qui ont marqué les origines de la manufacture. Il y eut là une période de transition dont Sismondi se porta l’énergique accusateur. Tout marchait au hasard, l’installation des locaux, l’emploi et le gouvernement des hommes. On s’arrangeait tant bien que mal dans des couvens, dans des églises délaissées, dans des maisons qu’on mettait en communication par la sape, sans tenir compte de l’inégalité des niveaux. Qu’attendre de ces appropriations hâtives et incohérentes, si ce n’est des abris provisoires aussi préjudiciables à la santé des hommes qu’à la bonne économie du travail. Le mélange des âges et des sexes y ajoutait les germes d’une infection morale. Hommes et femmes travaillaient côte à côte, assistés d’enfans surmenés de besogne. Point de limites d’heures, même pour ces derniers ; la loi n’avait pas encore pris leur défense ; point d’écoles non plus, ces enfans en savaient assez pour s’acquitter de leur service d’atelier, et l’on ne croyait pas alors que d’autres notions leur fussent utiles. Cet oubli des obligations les plus élémentaires était d’ailleurs couvert par une indifférence à peu près générale. Ni le gouvernement ni l’opinion publique ne semblaient s’en émouvoir : quelques hommes de bien élevaient seuls des protestations sans écho. Quant aux chefs d’industrie, ils se retranchaient dans cette excuse, que les affaires se traitent par le calcul et non par le sentiment, triste justification à laquelle devait répondre plus tard ce cri indigné, « que les produits sont faits pour les hommes, et non les hommes pour les produits. »

L’Angleterre fut la première à ressentir, dès 1818, des scrupules de conscience au sujet de la condition des enfans. Il est vrai que nulle part on n’avait pratiqué dans leurs rangs des racolemens plus étendus, ni abusé plus outrageusement de leurs forces. Plusieurs milliers de créatures étaient chaque année victimes de marchés que les familles passaient avec les entrepreneurs. Une loi survint qui régla cette traite d’un nouveau genre. Le même mouvement d’opinion se déclara en France vers 1834, quand la manufacture se fut largement pourvue d’auxiliaires de cette catégorie. Des abus avaient été commis ; on y obvia par une loi. Ni en Angleterre, ni en France, ces lois, il est vrai, ne s’appuyèrent sur un corps d’inspecteurs assez nombreux pour en assurer l’exécution, mais les chefs d’industrie, mis en demeure, firent leur police eux-mêmes, et mieux que ne l’eussent faite les plus vigilans émissaires de l’administration. Pour s’en assurer, on n’a qu’à suivre de près un travail qui se fait pour ainsi dire les portes ouvertes. Dans les établissemens qui se respectent, et c’est le grand nombre, la loi est obéie ; pour trouver des exceptions, il faut descendre précisément aux ateliers qu’à raison du petit nombre d’ouvriers qu’ils occupent la loi laisse en dehors de ses prescriptions. Voilà déjà un grand pas de fait et une garantie acquise ; mais l’incident a eu d’autres suites plus heureuses encore. Dénoncée à l’opinion, la grande industrie a fait un retour sur elle-même ; elle a regardé de plus près aux misères dont elle était le siège, et dès ce moment est ne dans son sein, pour ne plus s’effacer, le sentiment de la responsabilité morale.

C’est au réveil de ce sentiment que nous devons les modifications profondes dont notre génération a été témoin, et qui ont été comme la rançon des premières fautes commises. En Angleterre comme en France, il y a eu émulation pour la recherche et l’accomplissement du bien. On s’est dit de tous côtés que la manufacture, en employant les bras, prenait charge d’âmes et qu’elle devait à ses auxiliaires, sous une forme ou une autre, l’aliment de l’intelligence en même temps que le pain du corps. L’esprit de réforme a répandu alors sur tous les détails son souffle vivifiant. Peu à peu les installations défectueuses du début ont fait place à des édifices au sein desquels une ventilation énergique assure le renouvellement de l’air, et dont les façades pleinement dégagées donnent un libre accès à la lumière. Tout y est dans de telles proportions qu’en beaucoup de cas on a pu y introduire non-seulement la régularité, mais la moralité des services. Les femmes entrent et sortent par des escaliers distincts, et, quand la nature du travail s’y prête, cette séparation est maintenue dans les salles. L’enfance, naguère si négligée, est devenue l’objet de soins attentifs. — Les heures d’école sont imposées au même titre et aussi bien réglées que les heures de travail, et là où l’école communale fait défaut ou se trouve à trop de distance, des écoles spéciales la suppléent. La manufacture est-elle placée dans une ville, elle assure à ses ouvriers le bénéfice des institutions dont la ville est pourvue, depuis la crèche jusqu’aux conférences d’adultes. Est-elle isolée et dans le ressort d’une petite commune, elle crée de son chef et à ses frais les institutions nécessaires à sa vie intellectuelle et morale. Que n’a-t-on pas imaginé en ce genre sans rien attendre du concours de l’état : écoles de dessin, écoles de mécanique appliquée, de tissage, de chauffage, de géométrie descriptive, même d’électricité ! Ainsi des bibliothèques et du matériel d’enseignement, ainsi encore, et à un degré plus marqué, des œuvres d’assistance. Les vieillards, les invalides de la fabrique ont vu, dans leur délaissement, s’ouvrir pour eux des hospices particuliers, quelquefois des maisons de retraite ; les ouvriers nomades ont trouvé sur leur passage un toit et un lit avec des indemnités de séjour ; les ménages nécessiteux, des boulangeries, des lavoirs, des réfectoires économiques. L’accès à la propriété a été frayé à l’artisan économe sous la plus ingénieuse des formes, l’achat d’une maison dont il se libère au moyen d’annuités de loyers dont une portion agit comme amortissement. Encore n’est-ce là qu’une nomenclature sommaire empruntée aux documens officiels ; il faudrait, pour la compléter, y ajouter un très fort appoint, puisé dans les détails. Le titre par excellence de tout ceci, c’est d’être spontané et volontaire ; il est bon de le répéter afin d’en répandre le goût. Tous ces actes gracieux, qui attachaient une assistance à chaque besoin de la vie et s’étendaient de l’asile du premier âge à l’asile de vétérance, n’ont été le fait ni de la commune, ni de l’état ; le manufacturier seul en a pris la charge, et a prélevé sur sa fortune une dîme en faveur de ceux à qui en partie il la devait. Tels sont, dans une durée de moins d’un quart de siècle, les états de service de ce patronage, qui a tant contribué à mettre l’industrie sur le pied où nous la voyons. Sans y insister, il est aisé de comprendre quels liens il créait entre le chef et l’ouvrier, et quel effet d’apaisement il devait produire même sur ceux qui y paraissaient le plus réfractaires. Dût-il disparaître, il faudrait encore le saluer d’un regret et en souhaiter les équivalens. Les reproches qu’on fait à ce patronage sont en vérité bien futiles. On l’accuse de ne pas assez ménager la dignité de l’ouvrier et de lui infliger en masse, sans qu’il puisse s’en défendre, une aumône déguisée. Ce sont là de singuliers points d’honneur. De ce qu’il peut se suffire, le gros des ouvriers tirerait donc cette conclusion, qu’on l’humilie quand on se porte au secours de ceux qui ne se suffisent point. Les casuistes, il est vrai, concilient tout en déclarant que les largesses des chefs d’industrie ne sont que des restitutions et encore des restitutions insuffisantes ; mais les raffinés ne se paient pas de ces défaites : il leur répugne d’être à un titre quelconque et même indirectement les obligés de ceux dont demain peut-être ils deviendront les adversaires. Le bienfait à leurs yeux ne peut s’exercer que de supérieur à subalterne, et ils n’admettent plus, en principe du moins, cette inégalité de positions. Volontiers même ils renverseraient les termes des rapports autrefois admis : dans le contrat qui intervient entre l’ouvrier et le patron, c’est le patron qui à leur sens sera désormais l’obligé. Dans tous les cas, le temps serait venu de traiter de puissance à puissance.

On s’abuserait de croire que ce sont là des propos isolés tenus par quelques énergumènes. C’est le ton qui domine, à Paris du moins, depuis que les ouvriers s’abouchent entre eux plus librement, et à la manière dont les mots d’ordre circulent ce sera bientôt le ton des grands foyers d’industrie dans nos provinces. Rien là qui ne fût à prévoir ; il devait en être ainsi le jour où l’ouvrier comprendrait quel parti il peut tirer d’un droit nouveau pour lui, le libre débat du salaire. La première conséquence de ce droit était d’effacer ou du moins de diminuer les distances entre le patron et l’ouvrier, la seconde était de porter au régime du patronage un coup dont il se relèvera difficilement. Le patronage suppose un client, et comment y persister dès que le client s’y refuse ? On n’oblige pas les gens malgré eux : ils s’y prêteraient, qu’il faudrait y regarder à deux fois avant de le faire. Le caractère des rapports a évidemment changé, et l’exercice des industries s’est compliqué d’un nouveau risque, les grèves. Or la part naturelle des grèves est précisément ce fonds de bienfaisance qui, converti en institutions au profit des plus dénués, formait l’équivalent et au-delà d’un surcroît de salaire appliqué à la masse. Ce fonds de bienfaisance deviendra ainsi un fonds de réserve, et comment le manufacturier n’y serait-il pas conduit ? Dès qu’il peut d’un moment à l’autre être mis à rançon, il n’a plus qu’à serrer les cordons de sa bourse. Sous le coup d’une constante menace, sa dignité, comme son intérêt, lui conseillent de demeurer sur la défensive, d’attendre ce qu’il plaira aux hommes de son atelier d’entreprendre contre lui. Ce qu’on a retranché sur ses droits, il sera par représailles tenté de le retrancher sur ses devoirs. Les mieux animés en feront le calcul, et, à la merci d’accidens, ne se dessaisiront plus à la légère. Il est aisé d’entrevoir les conséquences de ce changement de mobile. Les œuvres fondées résisteront peut-être, à moins que par leurs exigences les ouvriers ne tarissent les sources qui les. alimentent ; mais il ne s’y ajoutera plus rien, les beaux temps du patronage sont passés.

Pour l’Angleterre, les faits se sont prononcés, et l’expérience est close. Depuis que les unions d’ouvriers, par la main de leurs chefs, ont pesé sur les salaires et sur la police intérieure des établissemens, on a vu disparaître un à un les beaux et nombreux modèles que l’esprit d’assistance avait multipliés dans les comtés du nord. A peine cite-t-on comme dernier débris des colonies d’orphelins et de manouvriers des campagnes ; le reste est en pleine dissolution.-Quelle autre réponse faire à cette puissance occulte qui, sous le moindre prétexte, met les ateliers en interdit et se joue de la sécurité des personnes et des fortunes ? Il n’y avait qu’à abandonner à eux-mêmes des hommes qui exerçaient si amplement leur droit et qu’aucun bienfait n’aurait désarmés. C’est ce qui est arrivé et arrivera partout où les prétentions se donneront carrière ; les mains longtemps ouvertes se fermeront ; on comptera plus strictement. Il est au moins douteux que les ouvriers gagnent beaucoup au change. Les violences faites à une industrie retombent en définitive sur tous ceux qui y exercent une fonction, si petite qu’elle soit ; ils souffrent tous dès que les conditions en empirent. En France comme en Angleterre, les ouvriers devraient y songer plus qu’ils ne le font. Par leurs exigences, ils entament les réserves de l’entrepreneur et empêchent qu’il ne s’en forme de nouvelles. Par la suspension du travail, ils ajoutent leur propre ruine à la ruine d’autrui. Dans beaucoup de cas, ils obtiendront un genre de succès sur lequel ils ne comptent pas, le déplacement des industries trop vivement menées.

Ce sont là des signes peu rassurans pour le repos des sociétés humaines : aux guerres connues, dont aucune n’est en discrédit, elles auront bientôt à en ajouter une autre qui s’appellera la guerre des salaires, et qui, venue tard, s’en dédommagera par la permanence. Tout donne lieu de croire que cette guerre aura son art et sa tactique ; déjà des échantillons en ont passé sous nos yeux. Il y a d’abord un fonds de campagne à faire au moyen de l’épargne ou de l’emprunt, et quand ce fonds est fait, il reste à saisir l’occasion d’amener le plus tôt et à moins de frais possible la partie adverse à composition. Le choix de cette occasion est un point décisif dans la loterie des grèves : ce sera ou une commande pressée, ou une exposition imminente, ou un retour de saison, peu importe, pourvu que la place capitule avant que les munitions des assiégeans soient épuisées. Comme dernière ressource, on a l’appel à des subsides extérieurs. Voilà comment, du côté des ouvriers, se conduit la guerre des salaires, et jusqu’ici le procédé leur a réussi : ils y ont mis le temps et l’argent qu’il fallait outre la plus grande des forces, la force d’inertie. Peu de violences, si ce n’est tout récemment, mais alors des violences sauvages et le réveil des mauvais instincts. Quant aux chefs d’industrie, leur seule tactique, à ce qu’il semble, est de céder toujours ; ils comptent sur la lassitude des vainqueurs. Le calcul pèche par la base, et si les ouvriers continuent d’agir de concert, il faudra bien aussi que les patrons s’entendent pour une défense commune ; autrement de concession en concession ils arriveraient à la limite où il faut faire face sous peine de périr.

Cette guerre des salaires aura des trêves plus ou moins longues, mais il est dans sa nature de couver toujours et de surprendre par des éruptions soudaines les villes d’industrie qui auront le plus de motifs de la croire éteinte. Tant de causes peuvent la rallumer, ici la misère, là l’esprit d’imitation ou de calcul, ailleurs des rancunes privées ! Faut-il regretter que cette guerre ait été déchaînée ? Non, car elle est l’effet et le signe de l’exercice d’une liberté, et il n’est pas de liberté qui n’ait ses charges et ses périls en même temps que ses bénéfices. L’heure est proche où un peuple jaloux de compter dans le monde devra les supporter toutes et dans toutes leurs conséquences. On a dit du pouvoir qu’il n’est pas un siège pour le sommeil, il en sera un jour de même de tous les modes de l’activité humaine et en particulier de l’industrie : entre ceux qui commandent le travail et ceux qui l’exécutent, il y aura un compte toujours ouvert et de perpétuelles revendications. C’est de l’agitation sans doute et de l’agitation périodique, mais il faut bien s’y accoutumer ; les agitations de la liberté sont plus saines en tout cas que les langueurs du despotisme. Ces agitations d’ailleurs tendront à décroître à mesure que les privilèges de position auront disparu, comme le flot se calme quand l’obstacle est brisé.

Maintenant est-il possible d’amortir ces chocs d’intérêts et de les concilier dans un compromis ? Pas plus qu’il n’est possible de rendre fixe ce qui de sa nature est aléatoire. En réalité, le salaire est une valeur qui suit les fluctuations du marché et ne se prête guère à de longs engagemens. Aucune des parties n’aliénerait la faculté d’agir à sa guise dans des circonstances voulues. Les Anglais, qui sont nos maîtres en ces matières, ont depuis longtemps imaginé et poursuivi des projets d’entente entre les patrons et les chefs des unions d’ouvriers. Ils ont constamment échoué, et ces échecs étaient dans la force des choses. Il s’agissait pourtant d’un bien sans lequel en industrie tout est précaire, la sécurité ; personne n’a voulu y mettre le prix. Depuis lors, de part et d’autre, on en est revenu à la liberté des mouvemens mitigée par de certaines convenances. Ainsi les prétentions sont aujourd’hui moins âpres, les actes empreints de moins de brutalité ; sans renoncer au droit d’agitation, les ouvriers l’exercent plus galamment, sans embûches ni surprises. Presque toujours un délai est accordé au fabricant pour qu’il puisse mettre ses prix de vente en rapport avec les nouvelles conditions qu’on lui impose. Une sorte de droit des gens s’est établi de la sorte dans des conflits qui ne semblaient susceptibles ni de justice ni de règle, et les entrepreneurs ne se refusent plus à traiter au jour le jour avec des groupes que les avantages d’une action commune ont disciplinés. En France, il y aurait un pas à faire par l’introduction de ces procédés, ainsi que par la création dans les divers corps d’état d’une représentation à titre officieux. Les fabricans auraient alors en face d’eux des délégués régulièrement élus, et non cette multitude turbulente qui est aussi incapable d’exposer clairement ses prétentions que prompte-à les appuyer par des actes de violence.

Sur un autre point, dans le même ordre d’idées, nos ouvriers feraient bien de prendre exemple sur leurs voisins. Si fortement animés qu’ils soient, les Anglais s’arrêtent toujours à la limite où l’industrie mise au ban aurait trop à souffrir de leurs sévices : c’est leur nourrice après tout, ils se garderaient de tarir ses mamelles. De là un soin extrême à mesurer les exigences du tarif, quand le cas se présente, sur les facultés démontrées de la fabrique, en restant en-deçà plutôt que d’aller au-delà. Ces calculs d’ailleurs sont des plus précis ; on dirait que les ouvriers ou leurs chefs du moins ont pénétré les secrets des inventaires. A un centime près, ils savent ce que coûte le produit, quel profit il donne et ce qu’on peut prélever dessus sans pousser les choses jusqu’à l’exaction, ni amener des représailles. par le même motif, ils ont supprimé les alertes trop fréquentes, et laissent jouir d’une sécurité relative les patrons avec lesquels ils ont traité. Point d’étourderies ni de fanfaronnades, point d’agitation vaine ; leur solide bon sens ne s’en accommoderait pas. Ils comprennent qu’on peut tuer une industrie à coups d’épingles aussi bien qu’à coups de massue, et ils ne sont pas gens à jouer ce jeu puéril. Ce sont les mêmes hommes qui, dans la disette du coton, ont vécu trois, ans sur des quarts de journée et mis jusqu’à leurs meublés en gage pour, sauver la branché de travail qui est leur gagne-pain. Lorsque l’esprit de calcul conduit à de tels actes, il est le commencement de l’esprit de justice ; aussi est-il à souhaiter qu’il s’introduise de plus en plus dans le débat du salaire et eh exclue la passion. Dès que le calcul s’en mêlera, on aura bientôt vu ce que coûte une grève, et compris que c’est là une arme d’autant meilleure qu’elle reste plus souvent au fourreau.

On a souvent cherché le moyen de couper court aux grèves ; il n’est que là : elles tomberont dès qu’il sera bien démontré qu’elles ne profitent pas à ceux qui les font. Les grèves feront ainsi et à la longue, leur propre police plus naturellement et bien mieux que les divers modes, d’association qu’on s’efforce de convertir en spécifique universel. L’association n’est pas un régime si nouveau qu’on ne soit en mesure de déterminer d’avance dans quelles limites elle se renfermera. A coup sûr, elle n’entamera que faiblement les masses que met en branle l’agitation pour les salaires : à peine en sortira-t-il quelques privilégiés plus heureux ou plus diligens que les autres ; le gros des ouvriers restera ce qu’il est, avec les mêmes intérêts et les mêmes passions. Le patronage avait du moins cet avantage, que son action était pour ainsi dire illimitée, et qu’il ne laissait ni un homme, ni une famille, ni un groupe en dehors de ses modes d’assistance et de soulagement. Il ne cherchait pas d’ailleurs le prestige de la notoriété ; il agissait en évitant le bruit, et sans la prime d’honneur, qui ressemblait à une mise en demeure, il n’eût pas rompu le silence. Les documens consignés à l’enquête de 1867 resteront comme les archives de sa trop courte histoire, et, il y a lieu de le craindre, comme une disposition testamentaire rappelant, pour l’honneur de sa mémoire, le bien qu’il a fait.


Louis REYBAUD.