L’École navale
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 381-402).
L’ÉCOLE NAVALE

L’École Navale est installée, en rade de Brest, sur le vieux vaisseau le Borda ; elle y vit dans l’ordre, le travail, la discipline et le respect des traditions.

Petit à petit, elle évolue doucement, esquissant très lentement quelques-uns des progrès qui lui sont nécessaires. Elle étouffe cependant dans un milieu resserré, trop étroit, qui gêne son développement, qui arrête même les projets de son avenir. Seule de toutes les écoles de son espèce, elle n’est pas encore transportée à terre, et les difficultés de toutes sortes opposées à sa transformation, laissent redouter que de longs délais ne l’en séparent encore...

Elle n’est point à terre, elle n’est presque plus à la mer. Tout a changé autour d’elle ; le port de Brest, son lieu d’élection, s’est profondément modifié en raison des besoins de la marine actuelle ; la construction de jetées a rétréci sa rade, le Borda s’est réfugié dans ce nouvel abri. Puis les dimensions des cuirassés augmentant, il a fallu leur laisser la place de se mouvoir ; le Borda n’a plus tourné librement autour de ses ancres, il est devenu ce qu’on appelle en marine : « un ponton amarré à quatre. »

Le ministre de la Marine a bien décidé l’installation de l’Ecole Navale à terre, c’est un point capital, mais il reste à exécuter cette décision, et là commencent les difficultés.

Une idée directrice doit avoir été clairement conçue et exprimée pour préciser ce que doit être désormais l’École Navale dans la Marine moderne.

Nous sommes à l’un de ces instans où un examen d’ensemble de la question s’impose.

L’école d’hier était admirablement comprise, elle était réellement ce qu’elle devait être. Les jeunes gens arrivaient à bord d’un vaisseau semblable à tous les vaisseaux de guerre de l’époque, ils y vivaient dans le même décor, de la même vie que les marins, employant dans leurs exercices le matériel usité dans toute la marine. Le Borda était mouillé au milieu de l’immense rade de Brest, exposé au vent et à la mer, évitant au gré du courant. Les élèves respiraient à pleins poumons l’air salin, montaient à tout instant dans la mâture, larguaient et serraient les voiles, puis, par tous les temps, armaient les embarcations, manœuvraient les bâtimens annexes analogues à ceux dont ils furent plus tard les officiers ; ils vivaient à la mer dans la marine de leur temps. L’Ecole était, du reste, soigneusement organisée, nous pouvions la montrer avec orgueil aux visiteurs étrangers.

L’Ecole Navale cependant n’a pas pu suivre la vertigineuse évolution de la marine moderne, le cadre qui l’enfermait l’en a empêchée. Sur ce vaisseau de bois, devenu simple caserne, la vie ne peut être celle des marins actuels. La vapeur, l’électricité ont succédé au vent pour nous donner la force, et les élèves ne s’accoutument pas, dans un contact permanent, à les comprendre et à les asservir. L’enseignement n’a pas pu réaliser les progrès obtenus ailleurs. La science, en effet, pour se mieux adapter à sa destination, s’est vulgarisée, son utilité apparaît de plus en plus comme liée étroitement à ses applications ; on admet avec raison, aujourd’hui, que l’exposé de théories n’est réellement efficace que s’il est accompagné de travaux pratiques appropriés et fréquens ; on donne ainsi aux esprits un aliment plus substantiel qu’autrefois, on les aide à vaincre par un intérêt tangible, leur paresse ou leur tendance à se distraire d’une étude trop attentive. Dans ce dessein, toutefois, il faut des appareils de toutes sortes, des instrumens, des machines, des ateliers, des salles de modèles, de manipulation, de larges espaces en un mot, impossibles à trouver sur un navire, quelque grand qu’il soit !

Dans l’impossibilité actuelle de donner à l’enseignement moderne de sciences appliquées l’ampleur et les moyens d’action indispensables, la science purement théorique a pris à l’École Navale un développement exagéré... A défaut de surface, elle a grandi en hauteur. Certains esprits n’étaient, du reste, point opposés à cette tendance ; ils méconnaissaient le but général d’une Ecole militaire, où l’enseignement ne doit pas être destiné à l’élite, mais à la masse. Si, en effet, un officier doit être instruit, il doit être avant tout un homme d’action documenté ; la science lui est par principe enseignée dans une mesure suffisante, pour être utilement appliquée. Dépasser cette mesure, qu’il faut du reste fixer très largement, semble une erreur et une utopie. Il ne suffit pas, en effet, de prescrire l’application d’un programme pour obtenir les résultats espérés, et l’on manque aussi bien un but en le dépassant qu’en ne l’atteignant point.

L’un des très distingués professeurs actuels du Borda disait un jour que, sur les soixante élèves dont il était chargé, trois seulement suivaient complètement son cours !

Un tel aveu suffit à condamner un système, une culture scientifique déterminée est indispensable pour comprendre et pénétrer les technicités de la marine, elle doit être effective et durable ; elle n’est pas destinée à se montrer simplement aux examens, mais bien plutôt à être utilisée constamment dans la carrière de l’officier ; elle ne doit pas être le privilège de quelques-uns, elle doit être le propre de tous ; elle ne doit pas être quelconque, elle doit être conforme à son objet. Il faut donc savoir la limiter au nécessaire, et accepter les conditions nouvelles de son enseignement.

Ces idées sembleront peut-être très terre à terre ; il n’est pas flatteur de les exposer et de les défendre, mais tout ce qui brille n’est pas or, dit le proverbe, et à notre époque réaliste, où l’on vit très ardemment, il faut s’armer utilement pour l’existence.

Croirait-on que depuis quelques années seulement les élèves de l’Ecole Navale font des devoirs écrits de mathématiques, doivent résoudre des problèmes, appliquent en un mot ce qui leur est enseigné ?

Jusque-là, ils apprenaient des cours, récitaient pour ainsi dire des leçons ; ils avaient l’apparence quelquefois brillante d’une instruction mathématique, mais rarement son utile réalité. Les cours techniques n’étaient de cette façon pas reliés aux cours scientifiques ; la dépendance mutuelle, toute naturelle, des uns et des autres, ne ressortait pas pratiquement.

De cette conception fausse de l’instruction, il résultait chez les officiers une inexpérience absolue des calculs, et, plus tard, dans les circonstances journalières de leur carrière, ils ne songeaient même point à y recourir, ne sachant comment en combiner les données.

Il n’en est plus ainsi heureusement, mais tout n’est point encore parfait ; et un nouvel esprit devrait animer l’Ecole. L’enseignement scientifique doit devenir moins spéculatif et plus franchement utilitaire ; les conditions de cet enseignement exigent une modification complète de l’état de choses existant, un changement de milieu, un élargissement des facilités de l’instruction. Comme ces industriels prévoyans qui remplacent opportunément un outillage désuet et insuffisant, nous devons abandonner, sans retour et sans regret, l’idée vieillie de l’École flottante où nous sommes trop à l’étroit, nous devons chercher à terre les espaces désormais indispensables, nous devons édifier une École nouvelle large et bien comprise, où nous donnerons une formation judicieuse à nos futurs officiers.


L’École Navale, en tant que Borda, n’est du reste qu’une étape dans cette formation, elle est continuée par une autre École dite d’application, jusqu’ici entièrement indépendante, mais qu’une récente décision a placée sous l’autorité commune d’un officier général commandant les Écoles de l’Océan.

Ici encore nous vivons en quelque sorte dans le Passé. L’École d’application était un admirable complément de l’Ecole Navale d’autrefois, de cette Ecole Navale où tout était simple, où ne s’étaient manifestées aucune des exigences de la. Marine moderne.

En sortant du Borda, les aspirans devaient appliquer ce qu’ils avaient appris en manœuvre et en navigation, le reste était de peu d’importance et venait pour ainsi dire par surcroît. Les futurs officiers, en même temps, s’habituaient à la vie intérieure d’un vaisseau de guerre ; ils prenaient contact avec les hommes dans le commandement ; ils recevaient des leçons d’autorité !...

L’École d’application était donc surtout une école de manœuvre et de navigation, une école d’accoutumance à la vie militaire maritime. Elle fut installée pour la première fois sur le vaisseau le Jean-Bart. Le fait que le Borda était immobile en rade de Brest et que le Jean-Bart faisait campagne établissait nettement le partage entre les programmes d’instruction des deux Écoles ; l’obligation d’une liaison entre elles ne se faisait pas sentir.

L’application, telle qu’elle était envisagée, était une continuelle leçon de choses : les traversées à la voile de la marine d’alors n’avaient pas la fastidieuse « monotonie des routes à la vapeur, où le temps est simplement rythmé par le bruit cadencé des machines. Le quart, dans la navigation à la voile, maintenait l’attention sans cesse en éveil ; les exemples de manœuvre étaient de tous les instans ; la vie maritime était ainsi bien remplie, elle était un véritable apprentissage, et, quand, après un brillant et savant mouillage, le vaisseau s’arrêtait dans un port, les élèves. méritaient le repos et les distractions qu’ils y venaient chercher. Leur faire voir du pays, les intéresser, élargir leurs horizons, leur donner l’amour de la carrière embrassée, était, en effet, une autre raison d’être de l’Ecole.

Cet âge d’or n’eut qu’un temps. Comme le Borda, l’Ecole d’application ne suivit pas la rapide évolution de la Marine. Atteinte d’une sorte de trouble dont elle discernait mal les causes, l’Ecole devint inquiète. Elle souffrait et cherchait un remède à l’insuffisant emploi de son temps, aux lacunes de son instruction.

La manœuvre et la navigation n’étaient plus les seules sciences maritimes avec lesquelles il fallait se familiariser ; aussi bien, sans diminuer d’importance, s’étaient-elles, elles-mêmes, simplifiées dans leur utilisation.

La vapeur et l’électricité, l’artillerie et les torpilles faisaient chaque jour de nouveaux progrès, devenaient d’un emploi plus essentiel et les moyens d’action manquaient pour leur pratique et leur application ! Les machines employées étaient vieillies et démodées, le matériel électrique existait à peine ; celui d’artillerie, de torpilles était franchement insuffisant. L’Ecole d’application était en quelque sorte anémiée dans sa substance, elle souffrait de ne pouvoir « appliquer !... »

Ici, encore, intervint la théorie, la science parlée : les conférences furent multipliées, de véritables cours institués ; ce fut le recommencement du Borda ; mais sans entente préalable, sans liaison entre les deux directions ; les méthodes exposées étaient quelquefois contradictoires.

En fait, le but de l’Ecole d’application était méconnu, son esprit était faussé ! Le mal devint évident, il attira l’attention ; une heureuse réaction fit récemment décider la substitution de la Jeanne-d’Arc, croiseur cuirassé, bâtiment de combat, au Duguay-Trouin, ancien transport et simple bâtiment de mer.

C’est une amélioration indiscutable dont on peut profiter pour donner à l’Ecole navigante sa véritable orientation.

L’enseignement doit y être conçu et constamment maintenu en harmonie avec celui de l’Ecole à terre : c’est l’ensemble de ces deux institutions qui constitue l’Ecole Navale, et l’on serait presque tenté, pour éviter un dualisme dangereux, d’enlever à la Jeanne-d’Arc le nom d’École d’application pour lui laisser le nom plus approprié d’Ecole Navale navigante.

L’application, à proprement parler, ne peut en effet être désormais autonome ; elle est trop variée pour se concentrer sur un seul bâtiment, la Marine est devenue trop compliquée, son matériel est trop spécial et un navire isolé est un milieu trop étroit. Il est des applications inévitablement liées à l’exposé de théories qui appartiennent à l’Ecole à terre ; d’autres ne peuvent être suivies efficacement que dans une ambiance particulière, celle des Ecoles de spécialité de la Marine.

Ainsi, dans l’une et l’autre école, tous les besoins d’instruction, de formation des officiers de marine, se manifestent un peu mêlés, un peu confus ; ils demandent à être classés, coordonnés. L’École Navale ne doit pas être révolutionnée ; beau- coup de ses traditions sont excellentes et devront être maintenues ; mais elle veut une réforme importante et raisonnée, inspirée par un examen d’ensemble de sa situation.

Le transport à terre doit y conduire par une révision réfléchie du passé, une interrogation presciente de l’avenir, et une solution définitive des problèmes du présent.

C’est une tâche ardue et laborieuse ; il est indispensable de l’accomplir dans son entier et pour en faciliter l’exécution, pour fixer les idées, rien ne peut être plus utile que de chercher à définir, au préalable, le rôle et la destination de l’officier de marine de nos jours.


L’officier de marine est, avant tout, un homme d’instruction générale, un homme de commandement. Ceux qui connaissent mal ses obligations ont souvent critiqué ses prétentions à l’universalité ; ils lui en ont fait un grief, bien à tort. Cette universalité, pour modeste qu’elle doive être, est étroitement imposée aux chefs marins militaires. Un bâtiment de guerre, en effet, est, pour ainsi dire, un être vivant ; des organes de toutes espèces remplissent les fonctions nécessaires à sa vie artificielle. Pour que ces organes fonctionnent harmonieusement, ils doivent être dirigés par un esprit unique, celui du commandement. Il ne suffit pas de placer un commandant sur une passerelle, il ne suffit pas de lui entendre donner des ordres pour qu’un énorme cuirassé moderne se meuve et agisse instantanément suivant les circonstances ; il faut que, dans chacune des parties du bâtiment, un représentant de l’autorité, inspiré de son esprit et dégagé de toute préoccupation particulière, transmette et fasse exécuter les ordres reçus. Partout, pendant le combat, des hommes de toutes spécialités, de tous métiers, seront réunis ; chacun aura sa tâche individuelle prévue dans l’ordonnance générale, et, si rien d’anormal ne se produit, il l’accomplira suivant des indications préalables. Mais, si un accident survient, si d’autres dispositions urgentes doivent être décidées, tous ces hommes de spécialités, quels qu’ils soient, ces hommes incomplets, pour ainsi dire, sont désorientés et tournent instinctivement les yeux vers le représentant du commandement, vers l’homme d’instruction générale, en qui chacun reconnaît une compétence dans sa propre spécialité. L’agent d’initiative, d’autorité, l’homme de commandement, c’est l’officier de marine.

Un tel ordre, une telle méthode, une telle cohésion sont indispensables pour assurer une organisation efficace du combat.

Il ne faudrait pas conclure de cette définition que l’officier de marine n’est jamais spécialisé lui-même. A côté du combat, il y a la vie courante, la navigation, la charge, l’entretien, la mise en œuvre du matériel, l’instruction du personnel. Bien plus qu’autrefois, au contraire, l’officier de marine devra se spécialiser, il devra même accroître sa compétence dans sa spécialisation, parce que le matériel s’est compliqué et que son utilisation devient de jour en jour plus importante et plus délicate. Cette spécialisation devra cesser d’être fugitive, temporaire, l’officier y consacrera la plus grande partie de sa jeunesse ; il y acquerra, il y emploiera une valeur technique réelle, nécessaire au bien de la marine ; mais le but de sa vie ne peut être limité à cette spécialisation et, pour particulières que soient ses études, il ne négligera pas les autres branches de son métier ; pour spécialisé qu’il soit, il ne cessera pas d’être mêlé à la vie courante du bâtiment. Il restera un homme d’instruction générale, destiné à suivre sa carrière et à exercer des commandemens de plus en plus importans, de plus en plus généraux, qui sont sa destination essentielle et définitive.

C’est bien dans cet esprit que de récentes décisions ministérielles ont modifié notre organisation. Les jeunes officiers seuls désormais seront envoyés aux Ecoles et ils ne pourront choisir qu’une spécialité ; ils y feront une sorte de carrière, ils y serviront dans des situations croissantes en attendant d’en sortir, devenus plus âgés, pour généraliser leurs fonctions maritimes.

Cette conception du rôle de l’officier n’est pas nouvelle ; elle a été de tous les temps, bien que la nécessité en fût quelquefois moins apparente.

A l’époque brillante de la marine à voile, l’officier de commandement était l’ « officier rouge, » à côté de lui, dans les ports et sur les bâtimens, servaient les « officiers bleus, » les officiers de détails, les officiers de métiers spéciaux.

Entre ces deux sortes d’officiers qui, l’une et l’autre, étaient nécessaires, il y avait malheureusement plus qu’une différence de fonction, il y avait une différence de caste. La Révolution, en modifiant brutalement cet état de choses, n’eut pas le temps de reconstituer utilement ce qu’elle avait détruit.

De nos jours, en réorganisant la maistrance, en l’instruisant de plus en plus, en tirant de son sein des adjudans principaux, en multipliant leur nombre et leurs emplois, nous tendions purement et simplement au rétablissement des « officiers bleus ; » nous n’osions pas cependant avancer dans cette voie aussi hardiment que nous l’eussions dû. Pour démocrates que nous étions, nous hésitions à ouvrir largement l’avenir, dans leurs métiers mêmes, à ces hommes dévoués, intelligens et capables qui méritaient certainement plus que nous ne leur avions donné jusqu’ici. Aussi bien dans les arsenaux que sur les bâtimens, il y avait place pour des officiers de métier, de toutes spécialités ; leur présence à bord permettrait même, après un remaniement heureux des fonctions du commandement, de diminuer ou au moins de ne pas augmenter le nombre des officiers de marine embarqués et par conséquent de remédier, dans une certaine mesure, à la crise pénible et inquiétante de l’avancement.

Là encore, l’esprit nouveau semble avoir récemment inspiré d’heureuses décisions.

Pour résumer et préciser ce qui précède, l’officier de marine doit être un homme de connaissances générales, un homme cultivé, également instruit et exercé dans toutes les branches du métier maritime militaire ; il doit être apte à donner des ordres, indistinctement, dans toutes les parties du bâtiment, à tous les hommes qui y sont employés : en un mot, quand il est de quart, il doit être capable d’exercer la délégation complète de pouvoirs qu’il devrait recevoir du commandant.

Par ailleurs, il se spécialise pendant la première partie de sa carrière dans une des branches particulières de son métier ; il reçoit une instruction supplémentaire détaillée, plus complète dans une école de spécialités et devient ainsi, incontestablement, capable de diriger le service qui lui est confié.

Pour alléger une tâche aussi difficile, pour établir un lien hiérarchique dans chaque spécialité entre le commandement et l’exécution, pour donner enfin une satisfaction légitime aux hommes de métier qui consacrent leur existence au service de l’Etat, des officiers venant du rang et restant attachés à leur spécialité, sont largement employés, tant dans les arsenaux que sur les bâtimens de la flotte.

Cette conception du rôle et de la destination de l’officier de marine conduirait à une organisation générale nouvelle de nos états-majors ; cette organisation devrait être très étudiée, elle serait exposée à bien des critiques difficiles à désarmer, elle se heurterait entre autres à deux obstacles sérieux : l’existence d’un corps d’officiers mécaniciens et celle d’une école d’élèves officiers de marine.

L’existence d’un corps d’officiers mécaniciens met en question l’unité, l’harmonie recherchées dans le commandement ; l’existence, pour la formation d’officiers de marine, d’une école autre que l’Ecole Navale met en question la réelle efficacité des méthodes adoptées par celle-ci dans l’instruction et l’éducation de ses élèves.

L’Ecole Navale ne peut être utilement organisée, l’espèce et l’étendue de son enseignement ne peuvent être judicieusement discernées et précisées, si la marine ne sait prendre, sur ces deux questions d’importance primordiale, des décisions nettes et définitives.


Si, lors de la première apparition de la vapeur, les officiers de vaisseau, comme on les appelait alors, avaient été réellement consciens de leur rôle et de leurs devoirs, le problème épineux des mécaniciens n’aurait pas été posé. Dès le principe, les officiers de vaisseau auraient compris leur obligation de commander directement dans la machine, aussi bien que dans toute autre partie de leur bâtiment ; ils se seraient faits les initiateurs du progrès naissant ; ils auraient pressenti l’importance capitale du nouveau moteur et la nécessité de le prendre et de le maintenir sous leur direction exclusive.

Il n’en fut pas ainsi, peu d’officiers suivirent le brillant exemple de l’amiral Labrousse ; la méfiance des choses nouvelles, la crainte de s’y montrer inférieurs, les éloignèrent sans doute des études qu’ils auraient dû entamer et poursuivre. A cette époque, il était de bon ton de plaisanter la machine, l’huile et la graisse qui salissaient les ponts et empestaient les navires, on faisait la chasse aux « pieds noirs ! »

En fait, les mécaniciens ne constituèrent pas une spécialité similaire des autres dans l’organisation générale des Equipages de la Flotte. L’unité de commandement reçut une première atteinte ; un corps particulier d’officiers mécaniciens fut créé. Modeste d’abord, il grandit avec l’importance des machines ; ses grades se multiplièrent, si bien qu’il est dirigé aujourd’hui par des officiers généraux. La politique se mêla de l’affaire, les jalousies aigrirent les discussions ; les officiers nouveaux furent traités de « démocrates, » alors que les anciens passaient pour des « aristocrates. » A un certain moment, les relations réciproques furent très tendues, puis elles devinrent meilleures dans l’accoutumance des situations acquises. Il existe cependant encore une dualité sans objet réel, dualité onéreuse pour le budget et qui peut offrir de sérieuses complications dans l’avenir.

Tout d’abord, avant de discuter plus à fond cette situation spéciale, hâtons-nous de mettre au point la prétendue question politique. Elle ne peut et ne doit pas exister en semblable matière, où seuls doivent être envisagés les intérêts de la Marine et de l’État ! Le recrutement de tout corps militaire ne peut être que démocratique sous notre régime politique, et, quelles que soient les décisions prises par le ministre en vue de l’organisation générale de l’état-major de nos bâtimens, cette organisation ne pourra que respecter les droits de chacun et assurer aux plus dignes les fonctions qu’ils recherchent.

Depuis l’époque où les officiers de vaisseau, méconnaissant leur rôle, dédaignaient l’étude des machines, les idées ont fait du chemin. Les fonctions de commandans de torpilleurs, d’officiers canonniers, d’officiers torpilleurs, d’officiers électriciens, conduisirent les jeunes générations à s’occuper du détail des choses ; d’un autre côté, les cours professés à l’Ecole Navale devinrent de jour en jour plus développés, plus complets ; la pratique des machines, tout en restant encore très insuffisante, fut graduellement augmentée. Les mœurs évoluèrent enfin, la vapeur, l’électricité, les moteurs de toutes sortes devinrent familiers dans l’existence courante. Si l’Ecole Navale complétait heureusement son enseignement, et si un certain nombre d’officiers sortant de son sein se spécialisaient ensuite dans l’étude des machines, on ne peut dire que, à l’imitation des étrangers, nous ne puissions charger des officiers de vaisseau de leur direction et de leur conduite.

Cette délicate question des mécaniciens n’est pas, en effet, exclusivement française ; elle se pose partout à la fois, manifestant ainsi la réalité de l’intérêt qu’elle mérite. En Angleterre, aux États-Unis, en Italie, elle a été résolue de façons différentes et inégalement heureuses.

En Angleterre, on a recherché l’unité de corps en recevant au même titre, à l’Ecole navale, tous les jeunes gens destinés à diriger les services divers des bâtimens de l’État. Leur éducation, leur instruction sont identiques et les jeunes officiers choisissent, à un certain moment, leur spécialité exclusive et presque définitive.

Cette manière de faire n’a, parait-il, pas donné toute satisfaction ; le système manque de souplesse en rendant peut-être la spécialisation trop absolue.

Bien que les officiers supérieurs aient le choix de rentrer dans le cadre général ou de continuer leurs services spéciaux dans les arsenaux, personne ne veut être mécanicien. Il y a sans doute une question de mœurs et d’habitude que le temps résoudra ; la réforme semble, en tout cas, demander des retouches.

En Amérique, la réforme fut plus immédiate, et aussi moins préparée ; ce sont, dès à présent, des officiers de marine qui dirigent les appareils des bâtimens de l’Union. Ils supportent aisément leurs nouvelles responsabilités, mais l’organisation générale, trop hâtive, n’a pas été accompagnée de mesures transitoires. Il n’y a pas eu d’ « étape. » Le personnel inférieur, étant insuffisant, a dû être complété par des élémens jeunes et instruits empruntés à l’industrie. C’est un danger, parce que, très normalement, ces élémens jeunes et instruits, supérieurs à leurs fonctions, réclameront un jour, réclament peut-être déjà, des avantages que l’organisation adoptée ne prévoit pas ; elle ne pourra pas les leur concéder sous peine de faillir à son principe. Ce sont des difficultés pour plus tard.

Nous devons profiter de ces exemples pour en éviter les écueils, en même temps que nous devons étudier les moyens inspirés par nos traditions et nos idées pour préparer et réaliser chez nous une évolution similaire.

Une réforme de cette espèce et de cette importance doit être largement et équitablement envisagée ; elle ne doit léser aucun intérêt acquis ; elle doit être, dans notre pays, franchement démocratique et assurer désormais, dans une nouvelle organisation générale, la satisfaction des intérêts supérieurs de la Marine.

Dans l’état actuel des choses, le personnel mécanicien est divisé en deux parts distinctes nettement séparées l’une de l’autre, bien que la première soit l’unique source de recrutement de la seconde.

Le personnel inférieur dont l’avancement est strictement borné est, il faut le dire, à juste titre mécontent ; il revendique le droit d’améliorer son avenir.

Le personnel officier est très supérieur à ses fonctions, et c’est là le véritable défaut du système. Nous sommes, en effet, arrivés à constituer un corps d’officiers mécaniciens composé d’hommes intelligens, instruits, cultivés ; nous avons exigé d’eux des connaissances de plus en plus étendues. Tout naturellement, nous avons dû créer, pour satisfaire leurs ambitions légitimes, des situations de plus en plus élevées ; elles correspondaient certainement à leurs mérites individuels, mais elles étaient, au fond, exagérées pour leur rôle, et dès lors à tout le moins inutiles.

Les hommes, dont nous avons besoin pour encadrer nos ouvriers mécaniciens, ne doivent être ni des savans, ni même des gens cultivés ; les machines sont construites, étudiées, réglées, avant d’être livrées au service actif, et lorsque des réparations essentielles se présentent, nous trouvons dans les arsenaux et dans les ports les spécialistes nécessaires pour les diriger. À bord, il suffit en somme d’entretenir, de visiter, de manœuvrer les appareils, d’y faire les réparations courantes, c’est affaire de pratique, de soins et d’attention. Plus les machines progressent, plus elles se simplifient, plus l’entretien, la visite, la manœuvre et les réparations deviennent des choses faciles et familières.

Nos officiers mécaniciens sont presque des ingénieurs ; c’est vraiment une exagération d’en embarquer cinq sur un bâtiment. Le quart dans les machines ne vaut pas la présence permanente d’hommes de cette instruction et de cette valeur.

Les machines des cuirassés ne sont ni plus compliquées, ni plus difficiles à conduire et à manœuvrer que celles du paquebot France ; et cependant, la Compagnie générale Transatlantique ne recrute jamais ses mécaniciens parmi les officiers de la marine militaire, parce qu’elle sait ne pouvoir leur offrir les conditions qu’ils seraient en droit de réclamer.

Sur les bâtimens de guerre, il nous suffit d’une direction éclairée et d’une exécution adroite et dévouée ; si les officiers de marine, spécialement instruits et formés, peuvent nous donner cette direction, nous n’aurons pour les aider qu’à chercher des praticiens expérimentés et leur assurer dans leur carrière, après des efforts persévérans, de larges satisfactions relatives.

Ces praticiens, nous les trouverons sans peine dans le personnel méconnu de la maistrance. Pour les recruter et les organiser dans l’avenir, nous devrons éviter l’écueil apparu dans la marine des États-Unis, et c’est là un point des plus délicats sur lequel il convient de se bien expliquer. Il est inutile et il serait dangereux de demander aux candidats mécaniciens une instruction trop élevée. En le faisant, nous écarterions des sujets intéressans auxquels nous pourrions ouvrir un avenir avantageux et nous attirerions, en les trompant, d’autres sujets dont nous ne pourrions satisfaire les ambitions. La santé morale d’un corps dépend de la bonne humeur des gens qui le composent. Nous devons proportionner l’espèce de notre recrutement aux situations que nous pouvons offrir.

Un certain nombre des jeunes gens, que les écoles d’Arts et Métiers nous destinaient jusqu’ici, s’écarteront probablement de la Marine ; nous devrons, d’autre part, soigner davantage l’instruction de nos matelots, de nos gradés et préparer l’amélioration graduelle et justifiée de leur sort.

En agissant ainsi, n’aurons-nous pas été inspirés par un esprit vraiment démocratique, tout en satisfaisant au mieux les intérêts de la Marine ?

Nous aurons constitué une spécialité homogène, une maistrance élargie et un corps d’officiers des Équipages de la Flotte agissant sous la direction d’officiers de vaisseau soigneusement instruits eux-mêmes en vue de leur rôle. De la sorte seraient réalisées, sur nos bâtimens, l’unité d’organisation, l’unité de direction, l’unité de commandement.

Cette conception n’est point un rêve, c’est l’aboutissement fatal de l’évolution actuelle des choses. La réforme est inéluctable, elle ne doit être ni brutale, ni précipitée, elle doit être respectueuse des intérêts acquis.

Les officiers de marine seront préparés graduellement à leurs nouvelles fonctions, pendant que les officiers mécaniciens se prépareront eux-mêmes à modifier ou à élargir les leurs. C’est, en effet, une fusion des deux corps qui depuis longtemps a été envisagée comme la solution du problème. Les officiers mécaniciens qui ne voudraient pas en accepter les charges et les avantages continueraient normalement leur carrière et on pourrait fixer à vingt ans le temps au bout duquel la situation nouvelle serait définitivement établie.


Sans insister davantage sur cette importante question, nous aborderons le second sujet litigieux : l’existence, pour la formation des officiers de marine, d’une école autre que l’École Navale.

Cette École est celle des élèves officiers dite le « Saint-Maixent maritime. »

Les officiers de marine se recrutaient autrefois par l’École Navale et par le rang. Les premiers apportaient dans le service courant leurs connaissances, leur formation spéciale, ils émanaient régulièrement d’un concours ; les seconds apportaient leur expérience particulière de la vie maritime ; leur succès était la récompense de longs et fidèles services ; leur compétence trop spécialisée les préparait mal toutefois à la généralisation de leur autorité ; à de très rares exceptions près, ils s’y montraient inférieurs.

L’évolution technique de la Marine et l’extension des connaissances nécessaires à un officier rendaient impossible le maintien d’un semblable recrutement. Chacune des spécialités de la Marine devenait de plus en plus un métier qui absorbait l’officier marinier ; il lui consacrait son temps et sa vie.

Un pareil état de choses aurait dû, comme conséquence, nous faire entrer résolument dans la voie qui semble suivie actuellement : créer, multiplier, employer des adjudans principaux, assurer ainsi l’avenir de la maistrance, dans chaque spécialité et dans un corps nouveau d’ « Officiers des Équipages de la Flotte. »

Un autre ordre d’idées prévalut, et l’Ecole de Brest fut créée. Elle n’a pas donné et ne pouvait donner les résultats espérés ; non pas qu’elle n’ait produit certains officiers capables, mais l’esprit de sa création, les conditions de son recrutement s’opposent à son heureux développement.

Elle reçoit, après des examens que l’on s’efforce de rendre de jour en jour plus sévères, des jeunes gens sans expérience, sans services rendus, sans instruction suffisante. Ce sont, en fait, des privilégiés dont la maistrance s’explique et accepte difficilement la faveur. L’Ecole leur donne une instruction qui veut se rapprocher de celle de l’Ecole Navale et les sujets ainsi préparés fusionnent à bord du Duguay-Trouin avec les aspirans sortis du Borda. Le vice capital de cette institution est l’insuffisance de l’instruction générale initiale. Ce n’est point et ce ne peut être, en effet, sans raison et sans nécessité, que l’on exige des élèves admis à l’Ecole Navale une culture littéraire et scientifique déterminée, base indispensable de l’enseignement technique supérieur.

En dépit d’un travail acharné, d’un excellent esprit, d’un zèle de tous les instans, aucune formation, aucun enseignement ne seront réellement efficaces, si cette base n’existe pas, et comment existerait-elle dans les conditions de recrutement de l’École ?

Cependant cette École est née, elle vit, elle ne peut disparaître ; mais elle doit évoluer, elle aussi, dans une voie de fusion, ou mieux de raccordement, non plus avec le Duguay-Trouin comme aujourd’hui, mais avec le Borda lui-même dont elle ne serait plus qu’une source de recrutement,

Désormais, la Marine discernerait, dans le rang, les jeunes gens dont l’intelligence, au moins dégrossie, serait reconnue capable de se développer, de se cultiver, en même temps que leur conduite, leur tenue et leur caractère seraient jugés satisfaisans.

Ainsi sélectionnés, ils seraient réunis à l’Ecole de Brest transformée, pour y suivre non plus une instruction technique complète, mais bien au contraire, de simples cours de culture générale. Pendant un temps à déterminer, ils seraient instruits et un sérieux examen final désignerait ceux d’entre eux capables de suivre utilement les cours de l’Ecole Navale. Ils y seraient admis purement et simplement. Ainsi la fusion serait opérée dès l’origine ; l’unité d’instruction et de formation serait réalisée, il n’existerait entre les deux provenances qu’une différence d’âge propice à la régularité future de l’avancement.


Nous arrivons au terme de notre étude ; il nous reste à conclure :

Nous avons dit que l’officier de marine devait être un homme de connaissances générales, également instruit et exercé dans toutes les branches du métier maritime militaire, et nous avons ajouté qu’il devait se spécialiser, pendant la première partie de sa carrière, dans l’une de ces branches. Le but de l’Ecole Navale est de réaliser la première partie de cette formation, laissant aux Écoles spéciales le soin de leur intervention ultérieure.

La durée d’instruction d’un officier de marine a été depuis longtemps fixée à trois années : deux années d’études sur le Borda, une année d’application sur la Jeanne-d’Arc.

Des esprits très distingués ont pensé qu’il serait avantageux de modifier profondément le partage de ce temps, de commencer par exemple à faire naviguer les élèves dès leur arrivée à l’Ecole, pour les amariner, leur montrer la mer, ses dangers, ses difficultés, juger leurs aptitudes, éprouver leur vocation ; cette manière de faire, adoptée par les Allemands, se défend, elle ne s’impose pas ; elle correspondrait à une transformation complète de nos idées. Nous n’osons pas l’envisager, et cependant elle serait séduisante et il n’est pas inutile d’en dire encore quelques mots.

Chaque nation a tout naturellement adopté pour son École navale un système de recrutement, d’instruction et d’éducation correspondant à ses mœurs et à ses habitudes. C’est ainsi que les Anglais, par exemple, recrutent tout d’abord presque des enfans qu’ils sélectionnent vaguement et dont ils dirigent d’une façon spéciale la formation dans un collège naval.

Cette méthode a bien ses avantages ; elle n’est pas la nôtre ; nous avons tendu cependant à nous en rapprocher quand nous avons réduit en 1900 nos programmes d’examens d’entrée jusqu’à nous contenter des connaissances exigées dans une classe régulière de l’Enseignement public, celle des mathématiques élémentaires.

L’Ecole Navale, de ce fait, devenait un peu un collège naval, puisque l’importance de l’enseignement scolaire s’y voyait augmentée. Cette manière de faire était, en principe, acceptable ; elle pouvait même être désirable, mais à la condition expresse qu’elle entraînât une modification de l’organisation de l’Ecole.

De nos jours, deux années d’instruction sont à peine suffisantes à donner l’enseignement maritime et technique ; on ne peut raisonnablement y faire une place à des complémens d’enseignement scolaire.

Réduire le programme d’entrée eût dû conduire, par conséquence, à un abaissement de la limite d’âge des candidats et à une augmentation de deux à trois années du temps de séjour à l’École Navale.

Alors, on pouvait envisager une organisation nouvelle et judicieuse des études, un emploi heureux du temps d’instruction scolaire, maritime, militaire et technique des futurs officiers.

La question ne fut peut-être pas envisagée à un point de vue aussi général, et la réforme réalisée boiteuse montra vite ses inconvéniens.

On était débordé, les réclamations des professeurs se multipliaient et on voulut réagir en révisant à nouveau les programmes d’entrée.

On est donc revenu, à tort ou à raison, à la tradition française où l’Université fournit des sujets tout préparés à recevoir l’enseignement spécial de l’École.

Les programmes ont été modifiés, et les nouveaux textes sont entrés en vigueur cette année même ; l’expérience montrera s’ils ont été bien ou mal inspirés. Le but poursuivi, en les modifiant, était de compléter autant que possible, l’instruction générale des élèves avant l’entrée à l’École, pour que l’enseignement maritime disposât de tout le temps nécessaire à son efficace exposition.

Cette idée était, dans les conditions admises, d’une justesse indiscutable, son application était délicate pour le Conseil de perfectionnement des Ecoles de la Marine. Une commission, quelle qu’elle soit, tend naturellement à surcharger les programmes en voulant faire la part des idées particulières de chacun de ses membres.

Certes, cette surcharge s’explique, ou s’excuse : les matières critiquées sont toutes utiles, mais le sont-elles au point d’être maintenues dans toute leur importance ? le sont-elles au point d’être préférées à d’autres qui leur ont été sacrifiées ? Quelle est la part des lettres ? quelle est celle des sciences dans la formation de l’esprit, du jugement des jeunes gens ? Problème ardu qui ne se pose pas seulement ici et dont les solutions multiples font l’objet d’ardentes discussions.

Un ancien inspecteur général des Mines, directeur de l’Ecole des Mines, disait un jour que les mathématiques n’étaient point une chose absolue, mais une chose relative à l’usage qu’on veut en faire ; il ajoutait que la formation mathématique ne devait pas être la même pour les ingénieurs des Mines et ceux des Ponts.

Ne peut-on, a fortiori, réclamer pour les marins une formation spéciale ? Une limitation judicieuse de leurs études ne doit-elle pas être d’autant mieux acceptée qu’ils se présentent plus jeunes à leurs examens ?

Ces idées, peut-être inspirées par une sorte de particularisme maritime, ont été combattues par l’Université dont le particularisme parallèle réclamait le rapprochement des programmes de toutes les grandes Ecoles de l’Etat afin d’unifier l’enseignement dans les Lycées. Des deux particularismes, le dernier eut le dessus et le programme de l’École Navale fut, sinon calqué sur celui de l’École Polytechnique, du moins tracé à son image.

Le temps passe et les centres de préparation à l’École Navale ne modifient en rien leurs habitudes ; les cours spéciaux de « Navale » existent aujourd’hui comme ils ont existé hier et comme ils existeront sans doute demain. Les candidats sauront imposer leur maintien en ne fréquentant que les établissemens publics ou privés où ils les trouveront.

Pourquoi dès lors à ces classes spéciales ne pas pouvoir donner un programme spécial, utile à la Marine et soigneusement étudié dans son esprit ?

Il est certainement logique de rechercher l’unité de l’enseignement dans l’Université jusqu’à un certain degré : le baccalauréat par exemple ; jusqu’à ce degré qui devrait représenter en quelque sorte l’éducation classique, la culture générale commune à toutes les carrières ; aller plus loin, n’est-ce pas poursuivre une chimère en nuisant aux intérêts d’Écoles qui, très différentes à tous points de vue, ne peuvent être ainsi assimilées ?

Un programme d’école spéciale ne peut être que spécial, et si la Loi ne veut pas l’édicter ainsi, les mœurs auront tôt fait d’y obvier arbitrairement par la limitation et le cantonnement des questions posées aux examens.

Au moment où fut constitué le nouveau corps des Ingénieurs d’artillerie de la Marine, un programme très général d’admission fut hâtivement institué. Des hommes éminens furent nommés examinateurs d’entrée à l’Ecole nouvelle ; l’un d’eux, a-t-on raconté, après avoir posé à un candidat une question d’ordre mathématique très élevé, se tourna vers le président de la Commission d’examen et lui dit : « Pensez-vous, amiral, qu’il soit bien nécessaire d’avoir étudié ces choses pour construire des canons ? »

Non, ce n’était pas nécessaire, et c’était même dangereux parce qu’il y a une limite aux connaissances de l’esprit de chacun et que ce n’est pas en les étendant davantage que cet esprit est rendu le plus apte au travail utile ; là comme partout ailleurs, la vérité est dans la mesure.

C’est cette mesure qui ne paraît pas avoir été principalement envisagée dans l’élaboration du nouveau programme d’admission à l’École navale. Il reste, cependant, très supérieur à celui qui l’a précéda ; il n’eût peut-être pas fallu l’amender beaucoup pour l’amener à l’équilibre désirable ; ce sera sans doute l’œuvre de demain, le fruit d’une nouvelle expérience.

Cette expérience eût été certainement plus profitable si la modification du programme avait coïncidé avec le transport à terre de l’Ecole, avec son installation dans les nouvelles conditions de son existence. Ce n’est pas sans danger, en effet, que l’esprit de l’enseignement va être changé dans le vieux cadre du passé. Les nouveaux programmes y seront gênans et gênés.

Espérons, toutefois, dans un avenir heureux auquel le temps et les bonnes volontés de tous sauront utilement travailler.


L’École Navale, avons-nous dit, et nous y insistons encore, ne peut plus être désormais celle qui porte ce nom sur le vaisseau le Borda ; elle doit s’élargir et devenir l’ensemble des institutions destinées à donner à l’officier sa première formation ; cette réunion n’implique pas une étroite dépendance mutuelle de ces institutions, mais une direction et une action harmonieusement établies dans un même esprit et dans un dessein commun.

A cet effet, l’Ecole Navale comprendrait deux organismes distincts : l’Ecole à terre et l’Ecole navigante ; ces deux écoles emploieraient dans des conditions déterminées le concours de différens services de la Marine.

L’Ecole à terre compléterait l’instruction générale des élèves, leur donnerait les connaissances de principe en sciences appliquées, les leur ferait assimiler par des travaux pratiques multipliés et appropriés, les initierait aux choses de la Marine, commencerait leur éducation militaire. Elle disposerait de toutes les ressources utiles, qu’elles lui appartiennent en propre ou qu’elle les demande au grand arsenal dont elle doit être la très proche voisine.

Les officiers de marine ne doivent plus se contenter de connaissances et de pratique superficielles en vapeur, en électricité, en hydraulique, en explosifs, etc., en emploi de la force quelle qu’elle soit en un mot ; l’un des buts essentiels de l’instruction de l’Ecole à terre est de leur faire pénétrer à fond, en toutes ces matières, la raison d’être des choses, de leur faire vérifier par eux-mêmes, de leurs mains et de leurs yeux, la réalisation des phénomènes expliqués et étudiés.

Les méthodes modernes d’enseignement exigent des moyens dont l’Ecole Navale ne disposait pas jusqu’ici ; en la transportant et l’installant à terre, nous les lui donnerons largement. Nous lui attribuerons les salles de modèles, de manipulation, les annexes flottantes, les ateliers, les instrumens, les appareils de toutes espèces utiles pour donner aux applications techniques toute l’ampleur et toutes les facilites désirables.

Il en résultera des dépenses de premier établissement, d’entretien, de renouvellement, d’amélioration ; ce sont des dépenses nécessaires, indispensables ; l’heureuse évolution de l’École dépend en grande partie de leur franche acceptation. Bien dépenser, n’est pas dépenser peu, c’est dépenser avec à-propos.

Dans les conditions nouvelles de l’instruction, les exposés théoriques seraient constamment accompagnés d’applications, de leçons de choses. Les descriptions de matériel seraient réduites au minimum ; il y a mieux à faire pour employer le temps des élèves et il leur importe peu que le matériel ait telle ou telle forme, telle ou telle particularité, c’est une éducation de principes qu’ils reçoivent. Plus tard, quand ils seront officiers, ils connaîtront vite leur matériel, sans avoir besoin d’interroger leurs souvenirs d’école. La chose capitale est que leur esprit, leur jugement soient solidement formés, qu’ils aient acquis et assimilé effectivement les connaissances essentielles dans chacune des sciences appliquées à la Marine.

Ainsi serait précisée et limitée la part de l’Ecole à terre ; former les esprits, les cultiver et les préparer à recevoir l’enseignement complémentaire de l’Ecole navigante.

Sans enlever en effet aux aspirans la joie de leur premier galon, sans rien changer à leur situation, l’Ecole navigante perdrait son caractère quelque peu vague pour devenir franchement une troisième année d’étude dans l’École Navale. Sa tâche serait nettement ordonnée et on pourrait espérer y voir commencer la tradition indispensable aux Écoles et qui n’y a jamais existé. La Jeanne-d’Arc serait une École qui flotte et qui a un double objet : accoutumer à la mer, et, — ceci est nouveau, — transporter les études, pendant un certain temps, dans un milieu favorable : celui des Écoles de spécialités de la marine. La campagne d’instruction serait dès lors divisée en deux périodes distinctes : la première, laborieuse continuation de l’enseignement de l’École à terre, se passerait aux îles d’Hyères, dans cette magnifique rade d’exercices ; elle durerait quatre mois. L’enseignement de l’École à terre en artillerie, en torpilles, en applications militaires, aurait été conduit de telle sorte qu’il eût été utilement complété là, en employant toutes les ressources offertes par les écoles de spécialités.

Dans le même esprit qui nous faisait accompagner, à terre, l’exposé des théories par leurs applications techniques, nous aurons réservé la part utile d’instruction militaire des aspirans au moment où nous disposerons des moyens de la leur faire appliquer. Ils étudieront le matériel de combat, ils participeront aux exercices, aux tirs, avec les canonniers, avec les torpilleurs, dans les conditions de la pratique ; ils seront ainsi placés vis-à-vis de réalités et prendront un contact effectif avec les choses de la Marine. Leur esprit plus mûri profitera mieux de ces leçons de choses dans leur ambiance naturelle.

Ces quatre mois ne seront pas trop longs pour compléter la période, à proprement parler, d’études de l’Ecole Navale, puis l’Ecole navigante retrouvera sa mobilité.

Dégagée de toute difficulté, de toute complication, sa tâche deviendra simple, elle sera ce qu’elle était autrefois : l’application de la manœuvre et de la navigation, la préparation à l’exercice de l’autorité, la transition entre la vie d’école et la vie militaire.

L’Ecole Navale, ainsi comprise, formerait bien un ensemble coordonné ; telle pourrait être dans ses grandes lignes son organisation ; les détails en auraient bien leur importance, mais leur exposé n’offrirait pas plus d’intérêt que leur réalisation de difficultés.

Un grand poète disait en parlant d’une de ses œuvres : « Ma pièce est faite, je n’ai plus qu’à y mettre les vers ! » Ainsi les détails d’une organisation d’école sont aisés à préciser le jour où l’esprit dans lequel elle doit fonctionner est fixé d’une façon nette et définitive.

Ce qui est essentiel dans une semblable question, c’est l’examen d’ensemble qu’elle comporte, c’est d’établir la liaison et la dépendance entre l’Ecole et le Corps qu’elle recrute, c’est de réaliser la coordination des élémens divers mis en jeu.


Contre-Amiral de GUEYDON.