L’École française de Gravure, ses tendances et ses derniers travaux
Nous avons eu plus d’une fois l’occasion de rendre justice ici même à la résistance courageuse que les graveurs contemporains opposent aux envahissemens de l’industrie mécanique. Il serait paradoxal sans doute de nier l’importance en tant que découvertes et à certains égards l’utilité des procédés de reproduction que le génie du XIXe siècle a mis au service de la science ; mais, sans rentrer dans une question examinée déjà[1], on peut dire qu’au point de vue de l’art et du goût, ces découvertes sont au moins dangereuses. Elles tendent à substituer partout l’effigie brute à l’image, le procès-verbal à l’interprétation du fait. C’est contre nos entraînemens en ce sens que la gravure est appelée à réagir ; c’est à elle de rallier à la cause du talent qui exprime le vrai les partisans de cette fidélité matérielle qui réussit tout au plus à le contrefaire : tâche difficile, si l’on considère les habitudes actuelles de l’opinion non-seulement en ce qui concerne la gravure, c’est-à-dire les traductions de seconde main, mais aussi en ce qui concerne les imitations directes de la nature, — les tableaux ou les dessins que les graveurs doivent prendre pour modèles.
On peut en effet constater dans les œuvres de la peinture contemporaine les symptômes du mal qui menace l’art du burin, ou qui du moins en compromet les conditions auprès d’une certaine partie du public. Le pinceau consent trop souvent à se faire l’esclave du daguerréotype. Au lieu de demander aux produits héliographiques des éclaircissemens ou de simples avis, plus d’un peintre y cherche des exemples et imite servilement à son tour ces imitations serviles. De là bon nombre de tableaux où l’habileté de la main se montre à l’exclusion du reste, de là aussi l’importance que nous attribuons à des talens secondaires et l’estime excessive où nous tenons ce qui n’intéresse pourtant que le regard. Les succès d’un genre de peinture dont le mérite principal consiste dans l’imitation strictement exacte de la réalité, — succès consacrés d’ailleurs par la bienveillance du jury, qui décernait en 1855 au peintre des Fumeurs et des Joueurs de boule la même récompense qu’au peintre de l’Apothéose d’Homère, — prouvent assez qu’en fait d’invention, de poésie et d’intentions morales, nous sommes devenus bien peu exigeans. La transcription littérale de quelque menue vérité nous suffit. Qui sait même ? peut-être, après nous être laissé séduire par les gentillesses du pinceau, par les sujets familiers ou bourgeois, finirons-nous par nous accommoder de certaines scènes rustiques dont nous nous étions effarouchés au début ; peut-être les étranges idylles qui se succèdent depuis quelques années au Salon achèveront-elles de nous convertir à l’humble foi qu’ont propagée d’abord les petits madrigaux réalistes.
Or, puisque l’on accepte de si bonne grâce dans le domaine de la peinture la reproduction textuelle du fait, comment se montrer plus difficile là où l’imitation absolue est en apparence l’unique condition à remplir, là où il s’agit non pas d’exprimer une pensée personnelle, mais de copier avec le plus de fidélité possible les formes de la pensée d’autrui ? — Que la brosse ou le crayon ait à garder en face de la nature une certaine indépendance, voilà, dira-t-on, ce qu’il est juste d’accorder. Le peintre, quelle que soit sa soumission aux leçons de la réalité, est tenu du moins d’agencer des lignes, de combiner des tons, et, n’eut-il d’autre besogne que de choisir entre les divers élémens que cette réalité lui offre, une pareille tâche laisserait encore une part au goût et à l’imagination ; mais le graveur, qu’a-t-il à faire de son sentiment propre ? Comment l’imagination sera-t-elle de mise dans un travail qui exige au contraire de la part de celui qui s’y livre une entière abnégation ? De tous les modes de traduction en pareil cas, aucun ne pourra être aussi désintéressé que le jeu d’un appareil mécanique ; aucun dès lors ne donnera des résultats aussi rigoureusement exacts, ni plus expressément empreints des qualités du modèle.
Traduction rigoureuse, soit ; mais cette traduction sera inerte et forcément circonscrite dans les limites du mot à mot. On a publié, il y a environ vingt années, une version française de la Divine Comédie dans laquelle le traducteur, par un excessif parti-pris de fidélité, avait prétendu rendre jusqu’à la physionomie extérieure, jusqu’au nombre des vers et presque des syllabes dont se compose le texte original. Qu’est-il résulté de l’entreprise ? Une copie difforme, où le sens poétique se fausse et disparaît sous les bizarreries de l’expression, où la recherche à outrance du littéral n’aboutit qu’à un maigre décalque, à une ressemblance figée. Les opérations photographiques ont des effets analogues. En passant par l’objectif, la vérité devient trop vraie pour ainsi dire, parce qu’elle ne nous livre que ses caractères matériels. Il faut le burin d’un artiste, il faut un instrument intelligent pour s’assimiler et contrôler à la fois ces dehors du réel. Une gravure n’est pas seulement la transcription des formes déterminées dans un tableau ou dans un dessin, c’est aussi la confirmation par des moyens d’expression particuliers, c’est quelquefois le développement des intentions qu’a pu avoir l’auteur de ce dessin ou de ce tableau. Les qualités propres à Lebrun apparaissent moins clairement dans les toiles mêmes du maître que dans les planches de Gérard Audran, parce que le graveur, pour mettre ces qualités en relief, a su dissimuler ou réviser les erreurs qui les déparaient. Qu’eût fait la photographie en pareil cas, sinon d’appuyer lourdement sur le tout et d’enregistrer avec une niaise impartialité les fautes aussi bien que les témoignages du talent ? C’est cette impuissance fatale à discerner, dans un travail de reproduction, entre ce qu’il convient de transcrire et ce qu’il faut interpréter, ce sont ces infirmités radicales qui condamnent éternellement la photographie au rôle d’une industrie au-dessous et en dehors de l’art. La photographie ne sait et ne peut que parodier l’apparence des modèles qu’on lui propose ; la gravure réussit à s’en approprier la physionomie intime et le sens. Nous sommes enclins aujourd’hui à nous contenter de la lettre morte, rien de mieux : suit-il de là toutefois qu’elle doive désormais nous suffire ? Le sentiment de l’art est-il éteint parmi nous parce que nous faisons une part trop large aux bienfaits des découvertes nouvelles ? Je ne voudrais pour preuve du contraire que l’empressement avec lequel on recherche les œuvres de la gravure ancienne ; n’y a-t-il pas dans ce fait une sorte de démenti à l’indifférence ou aux prédilections fâcheuses que nous affichons ailleurs ?
Contraste singulier en effet : à mesure que les produits photographiques nous distraient de la gravure contemporaine, les monumens de l’art à ses débuts, l’histoire de ses progrès jusqu’à la fin du dernier siècle excitent un intérêt croissant. Jamais, dans les ventes publiques, les estampes des maîtres n’ont été disputées avec autant de passion ; jamais les documens sur la marche des diverses écoles, les témoignages historiques ou critiques n’ont été plus consciencieusement mis en lumière, ni plus généralement consultés. Le résumé le plus fidèle des phases qu’a traversées la gravure depuis le XVe siècle jusqu’à la seconde moitié du XVIIe — le livre de M. Renouvier sur les Types et les Manières des Maîtres graveurs, — appartient à notre temps. Les notes laissées par des amateurs ou par des artistes, les biographies même des maîtres secondaires sont publiées pour la première fois avec un soin scrupuleux, et, depuis l’Abecedario du savant Mariette jusqu’au Journal simplement anecdotique de Wille, on n’a rien négligé de ce qui se rattache à l’histoire de la gravure et des graveurs. D’où vient donc ce redoublement de zèle chez les érudits et chez les curieux ? S’agit-il seulement de recueillir des débris archéologiques, d’inventorier, à titre de raretés hors d’usage, les travaux de nos devanciers, ou bien l’école actuelle de gravure a-t-elle à ce point démérité qu’il faille, en fait de talent, s’en tenir au passé et ne demander au temps présent que ce qu’il est en mesure de nous donner, — des effigies et des empreintes ? De ces deux suppositions, ni l’une ni l’autre ne serait exacte. Si l’on a tant de goût pour les spécimens de l’art ancien et pour les commentaires qui les expliquent, c’est qu’apparemment on en comprend aussi bien que jamais le mérite ou l’utilité. Si d’autre part on n’accorde qu’une médiocre attention aux estampes modernes, ce n’est pas qu’il y ait à cet égard dans le public indifférence ou dédain systématique. C’est plutôt que les travaux sérieux disparaissent sous la multitude des produits d’un autre ordre, et que, faute de loisir pour discerner le bien, on prend le parti de le juger absent. Un coup d’œil sur quelques œuvres récentes nous révélera ce que cette opinion a d’injuste et quels principes de vie garde encore l’art dont bien des gens annonceraient, sans marchander, la fin prochaine.
Il faut le dire toutefois, les graveurs de notre temps, en s’efforçant de défendre leur terrain et leurs privilèges, semblent trop souvent oublier que ces privilèges consistent beaucoup moins dans la pratique d’un procédé que dans l’expression d’un sentiment pittoresque. Les évolutions adroites du burin, l’habileté de la manœuvre, — pour nous servir du terme consacré, — importent sans doute à la beauté d’une estampe ; mais il importe bien autrement que cette adresse de l’outil demeure à l’état de qualité secondaire, et que la main qui a creusé les tailles se montre dans le travail avec moins d’évidence que l’esprit qui les a distribuées. À en juger d’après certaines œuvres de la gravure actuelle, — les morceaux de concours entre autres exposés à l’Ecole des Beaux-Arts, — on croirait presque qu’il s’agit d’obtenir le résultat contraire. Or est-ce le moment de se préoccuper ainsi du moyen, est-il opportun de ruser avec le métier quand l’art, compromis ailleurs par les procédés mécaniques, exige qu’on fasse prévaloir ses conditions immatérielles ? La belle avance lorsqu’on aura couvert le cuivre de tailles exactement entre-croisées ou contournées avec je ne sais quelle aisance impertinente renouvelée de Morghen et des graveurs de son école ! À quoi bon d’ailleurs ces stratagèmes et ces tours de force ? En ce qui tient à l’exécution seulement, les plus adroits auront beau s’évertuer, ils n’acquerront jamais cette sûreté dans le faire, cette dextérité pour ainsi dire inhérente aux fonctions de l’appareil photographique. Le mieux serait donc de décliner la lutte sur ce terrain et de laisser à qui de droit les perfections de surface pour s’attacher à la représentation du vrai dans son acception intime, dans ses caractères foncièrement expressifs.
Si nous insistons sur les principes en vertu desquels une œuvre de gravure doit être conçue et exécutée, c’est que ces principes essentiels semblent quelquefois mis en oubli là même où les témoignages de talent et l’autorité du nom demeurent le moins contestables. Les plus éminens entre les graveurs de notre temps et de notre école ne savent pas toujours se tenir en garde contre les excès de la pratique. Chez quelques-uns, ce qui n’apparaissait autrefois qu’à l’état d’inclination dégénère presque en habitude et en erreur formelle. M. Mercurj par exemple, — s’il est permis de compter parmi nos compatriotes un artiste né hors de notre territoire, mais naturalisé Français en quelque sorte, comme autrefois Edelinck, par un long séjour en France et par les modèles qu’il a choisis, — M. Mercurj ne vient-il pas de prouver que, depuis l’époque où il gravait Sainte Amélie, d’après M. Delaroche, il s’est de plus en plus abandonné aux curiosités de l’exécution, aux artifices de l’outil ? Son burin, inquiet déjà et un peu précieux, ne pousse-t-il pas aujourd’hui le soin des détails jusqu’à la minutie et le culte du procédé jusqu’à une sorte de fétichisme ? Sans doute dans cette planche de Jane Grey, qui lui a coûté tant d’années de travail, M. Mercurj se montre, comme dans ses ouvrages précédens, dessinateur correct et délicat ; mais ici la correction, à force de scrupules, aboutit presque à la sécheresse ; la délicatesse est si recherchée, si subtile, qu’elle se distingue à peine de l’afféterie, et qu’en prétendant exprimer la finesse de son goût, l’artiste réussit surtout à nous révéler la patience de sa main.
Une des conditions principales de l’expression pittoresque, dans une estampe aussi bien que dans un tableau, c’est la franchise de l’aspect général. Il faut que les tons soient distribués de manière à se déduire les uns des autres, et à graviter en quelque façon autour du foyer lumineux vers lequel le regard doit être tout d’abord attiré. Cette concentration de l’effet est pour la gravure une loi d’autant plus impérieuse, que, les ressources dont elle dispose se réduisant à deux élémens, il n’est pas possible de se lier ici, comme dans une œuvre peinte, à la variété des couleurs pour déterminer le rôle des diverses parties et la signification de l’ensemble. Le blanc plus ou moins éclatant, le noir à ses différens degrés d’intensité et dans ses modifications successives, voilà les seuls moyens de coloration appartenant au burin, ou plutôt ce n’est qu’en tirant parti des dégradations de l’ombre et de la lumière qu’il peut faire pressentir les contrastes résultant ailleurs de la valeur même et de la qualité particulière des tons. De là, pour les graveurs, l’obligation de certains sacrifices au relief des morceaux essentiels et le devoir d’accuser nettement ce qui doit être vu de préférence, d’éteindre ou tout au moins de voiler ce qui n’a qu’un intérêt secondaire. Je sais qu’en pareil cas la crainte de l’équivoque peut conduire aisément à l’exagération, aux partis-pris systématiques, à ces antithèses pittoresques dont l’école anglaise fatigue nos yeux depuis tant d’années, et dont on a justement comparé la violence à l’effet que produirait, dans le domaine du réel, un coup de pistolet au milieu des ténèbres d’une cave. Est-ce une raison toutefois pour tomber dans l’excès contraire ? faut-il, de peur d’outrer les conséquences, répudier absolument le principe, et dissiper en menues intentions, en expressions partielles, le fonds qu’il convenait d’exploiter en vue de l’harmonie et d’une impression d’ensemble ?
La nouvelle planche gravée par M. Mercuij se ressent trop de cette propension à l’extrême analyse. Si l’on en examine les détails un à un, nul doute qu’on n’apprécie le soin avec lequel chaque objet est rendu, chaque accident de la forme étudié et défini ; mais que l’on cherche entre ces mille détails le point qui doit déterminer l’effet et résumer l’esprit de la scène, le regard ne sait où se prendre. Tout le sollicite, rien ne l’arrête. La figure de Jane Grey, dont il fallait accuser l’importance principale par l’unité de l’aspect, est elle-même morcelée et comme interrompue dans sa physionomie générale. Le visage, le cou, les bras, sont chargés de travaux si compliqués, que le modelé disparaît presque sous les demi-teintes, tandis que certaines parties de la robe, — celles qui recouvrent les genoux par exemple, — brillent d’un éclat assez vif pour s’isoler complètement du reste. Ailleurs les corps soyeux ou souples, tels que les cheveux et les fourrures, prennent une apparence laineuse, tant le mode d’exécution est irrésolu, tourmenté, embrouillé, pour ainsi dire ; de là aussi dans les corps inflexibles, dans les colonnes et le mur qui servent de fond à la scène, quelque chose de flottant et de mou dont l’esprit et les yeux ne peuvent s’accommoder. Enfin, — défaut plus grave encore, — tous les tons sombres ont une intensité à peu près égale, quels que soient les plans et le milieu où ils sont placés. La draperie en velours noir du vieillard qui soutient Jane Grey a la même valeur, ou peu s’en faut, que les vêtemens et la coiffure des deux femmes rejetées au second plan, et cette draperie semble d’autant plus obscure qu’elle avoisine la robe de satin blanc dont nous accusions tout à l’heure l’éclat exceptionnel. Dira-t-on qu’il faut imputer ce manque d’harmonie au modèle, et qu’on ne saurait sans injustice rendre le graveur responsable des erreurs commises par le peintre ? L’excuse serait insuffisante. Il appartient jusqu’à un certain point au burin de réparer les torts du pinceau, puisqu’une estampe doit reproduire l’œuvre originale sous forme d’interprétation, et non sous forme de copie littérale. En second lieu, le tableau de M. Delaroche n’autorisait ni ces contradictions dans l’effet, ni ces indécisions dans le style. Nous ne voulons nullement exagérer le mérite d’une toile où l’ampleur du sentiment fait défaut, mais qui se recommande par la prudence des intentions et la correction avec laquelle ces intentions sont exprimées. La Jane Grey n’a pas, si l’on veut, toute la portée d’un tableau d’histoire, en ce sens que l’auteur y a laissé une part un peu large aux faits secondaires, aux combinaisons plutôt ingénieuses que hautement inspirées. C’est au moins un remarquable tableau de genre historique : sous le burin du graveur, la scène peinte par M. Delaroche n’a plus que la signification d’une anecdote et le caractère d’une vignette.
Si l’on veut apprécier par un exemple contraire les vices de la méthode que M. Mercurj a choisie pour traduire une œuvre de M. Delaroche, il suffira de rapprocher de cette planche à l’aspect tacheté, aux formes amollies faute de mesure dans la recherche et dans l’expression des détails, le Moïse exposé sur le Nil que M. Henriquel-Dupont a gravé récemment d’après le même peintre. Ici point de prétention excessive à la délicatesse, point de ces enchevêtremens de tailles d’un tissu si serré qu’ils donnent à peu près aux travaux du burin l’apparence opaque de l’aqua-tinte ; nulle trace enfin de cette habileté, plus raffinée que de raison, dont nous venons de signaler les dangers. Si le mot pouvait être de mise à propos d’une œuvre d’art et par conséquent d’un travail profondément raisonné, on dirait volontiers que dans le Moïse l’habileté a les dehors de la bonhomie. La limpidité de l’effet, l’élégance de la pratique, la grâce du dessin, tout semble si naturel et si facile qu’on serait tenté de méconnaître, sinon le mérite même de l’ouvrage, au moins les peines qu’il a dû coûter. Que l’on se rende compte pourtant des conditions particulières de la tâche, on comprendra ce qu’il a fallu de comparaisons attentives, de fins calculs et de vraie science pour obtenir cette aisance apparente et ces résultats au premier aspect si peu laborieux.
Le tableau que reproduit la planche de M. Henriquel-Dupont figurait à l’exposition ouverte, il y a près de deux ans, au palais des Beaux-Arts. Il appartient à la dernière manière du peintre, ou, pour parler plus exactement, à l’époque où M. Delaroche, ayant pris pleine possession de lui-même, demandait à son propre sentiment ce qu’il empruntait autrefois aux récits des chroniqueurs et aux recueils de monumens historiques. Plus simple, quant à la mise en scène, que la plupart des compositions précédentes, le Moïse est aussi d’un faire plus libre et d’un coloris plus souple. L’enfant, couché dans une corbeille de joncs, glisse sur les eaux du fleuve parallèlement à la base du tableau, tandis que la sœur de Moïse se cache entre les roseaux qui bordent le rivage, et, l’œil au guet, « attend ce qui doit arriver. » Dans le lointain, sur une échappée de ciel et de paysage, se dessinent les figures du père et de la mère qui s’enfuient éperdus de douleur. On le voit, rien de moins compliqué que l’ordonnance des lignes générales. La même discrétion se retrouve dans le choix des tons et de l’effet ; mais cette réserve même pouvait avoir ses dangers et se convertir aisément dans le travail du graveur en froideur ou en monotonie. Les linges blancs qui entourent l’enfant, le vêtement, blanc aussi, de la jeune fille, les teintes douces des eaux et de la végétation, en un mot la sérénité d’un coloris varié seulement dans les nuances, dans les modulations d’un même ton pour ainsi dire, imposait au burin une fidélité difficile, parce qu’en cherchant à maintenir l’unité de l’aspect il courait le risque de n’exprimer que la fadeur. Ajoutons qu’en insistant un peu trop sur l’imitation de certaines parties, en détaillant par exemple avec trop de complaisance ces roseaux qui garnissent le fond, on serait arrivé à faire prédominer la lettre sur l’esprit et à fausser des intentions qui, pour être très soigneusement définies par le pinceau, n’en ont pas moins une portée secondaire.
M. Henriquel-Dupont a su éviter ce double danger d’une harmonie dans le coloris simplifiée jusqu’à la négation et d’un dessin maigre à force de prétention à la netteté. Sa planche, essentiellement agréable, trop agréable peut-être, — car on pourrait désirer ici un peu plus de gravité dans le style, — atteste de nouveau les qualités propres à ce talent et la sagacité avec laquelle il emploie, en face du texte original, tantôt les équivalens, tantôt des formes de traduction plus libres. Ainsi, à côté d’une fidélité scrupuleuse dans l’exécution de la figure principale, un vrai mensonge, mais plus opportun en pareil cas que la sincérité, attribue à quelques morceaux accessoires un rôle tout autre que sur la toile. La corbeille de joncs qui sert de nacelle à l’enfant avait été peinte d’un ton roux dont la qualité même corrige l’intensité au milieu des tons clairs environnans : or il n’est guère moyen de rendre sur le cuivre cette couleur chaude de la corbeille sans recourir au noir, et pourtant, si l’on y a recours, l’équilibre pittoresque sera rompu, une zone obscure viendra mal à propos s’interposer entre les deux zones de lumière qui éclairent, l’une l’enfant et ses draperies blanches, l’autre les eaux du fleuve. Pour conserver au tout l’harmonie nécessaire, M. Henriquel-Dupont a pris le parti d’éclaircir au moyen de reflets ce qu’il était obligé de laisser dans l’ombre et de substituer un coloris transparent au ton opaque qu’il eut infailliblement rencontré, s’il se fut astreint ici à une reproduction littérale. D’autres interprétations non moins heureuses, d’autres modifications suggérées par une connaissance profonde des ressources de la gravure correspondent aux intentions que le peintre a exprimées dans sa langue, et les réforment sans en dénaturer le principe. Cette planche, si ingénieusement traitée, est bien l’image exacte du tableau de M. Delaroche ; mais elle porte aussi l’empreinte d’une volonté personnelle, d’un sentiment annexé pour ainsi dire au sentiment d’autrui et gardant, sous l’extérieur de la docilité, sa juste indépendance et son charme particulier.
Le charme, tel est le genre de mérite qui distingue principalement les œuvres de M. Henriquel-Dupont ; telle est aussi l’épreuve périlleuse et comme la tentation habituelle de ce talent. En prenant à tâche de séduire le regard, M. Henriquel-Dupont semble ne pas se souvenir toujours qu’il importe au moins autant de le convaincre. Sa manière attrayante, exempte d’emphase aussi bien que d’aridité, plaît tout d’abord, et intéresse par des dehors élégans et singulièrement faciles ; mais l’extrême habileté du praticien ne laisse pas de compromettre quelquefois l’autorité du maître. Plus savant, dans le sens sérieux du mot, qu’aucun des graveurs contemporains, le graveur du Moïse craint tellement d’étaler sa science, qu’il lui arrive de l’enjoliver un peu trop et d’amoindrir ainsi l’accent ou la portée de travaux qui pèchent en quelque façon par un excès de modestie. Nous serons plus ambitieux pour M. Henriquel-Dupont qu’il ne veut l’être lui-même. Il n’en est plus à faire ses preuves, il n’a plus à conquérir le succès. Dans la haute situation qu’il occupe, il lui appartient de donner à l’opinion non plus des gages, mais des leçons. Qu’il ose donc agir ouvertement en maître, qu’il demande conseil de moins près aux goûts un peu superficiels de son temps, pour interroger en toute confiance ses propres instincts et la belle tradition française, qu’il est mieux que personne en mesure de continuer. Dans cette charmante interprétation du Moïse de M. Delaroche, M. Henriquel-Dupont se montre, comme toujours, correct et disert : dans le grand et difficile travail qu’il a entrepris, depuis quelques années, d’après le Mariage de sainte Catherine du Corrège, il peut s’élever jusqu’à l’éloquence. Le thème y prête assurément, et ce thème, le traducteur est en fonds pour le développer à souhait.
Tandis que M. Henriquel-Dupont consacre son talent à la reproduction achevée, nous l’espérons, d’un des chefs-d’œuvre du Corrège, un autre graveur très habile, mais d’une habileté un peu dépourvue de force et de patience, M. Blanchard, nous donne, d’après le même maître, une planche adroitement incomplète dans laquelle l’ample grâce, les hautes qualités de l’original sont plutôt indiquées que profondément ressenties. Sans doute il faut faire la part de certaines difficultés à peu près insurmontables que présente la gravure d’un tableau tel que l’Antiope. Comment le burin, qui ne procède que par tailles, c’est-à-dire par des traits forcément arrêtés, de quelque façon qu’on les dispose, réussira-t-il à simuler l’effet de cette peinture où les contours sont en quelque sorte absens et les formes intérieures modelées avec une plénitude qui, le plus souvent, défie même l’imitation par le pinceau ? En outre, où trouver des ressources pour rendre ce merveilleux coloris, cette atmosphère d’or qui enveloppe les figures et le paysage ? On conçoit qu’en face de pareils obstacles un graveur se sente bien dépourvu, qu’il désespère même d’arriver à les vaincre tous. Est-ce une raison toutefois pour prendre aisément son parti de cette impuissance et pour discontinuer avant l’heure les expériences et les efforts ? M. Blanchard nous semble s’être résigné un peu vite. Si l’on rapproche l’estampe qu’il a publiée des planches gravées précédemment d’après le même modèle, nul doute qu’elle ne paraisse très préférable à celles-ci. Les reproductions de l’Antiope, si malencontreusement chargées de ton, si lourdement dessinées, qui ont paru depuis le commencement du siècle, et qu’ont signées Godefroy, Quéverdo et Massard, ne sont, à vrai dire, que les parodies du chef-d’œuvre dont M. Blanchard nous donne au moins une contrefaçon agréable, à défaut d’une imitation accomplie ; mais si l’on considère, en dehors de cette perfection relative, le mérite intrinsèque du travail, on sera forcé d’en accuser l’insuffisance, et de reprocher à l’artiste non-seulement de n’avoir pas pleinement réussi, mais même de n’avoir pas tout tenté jusqu’au bout pour réussir. Le talent très distingué de M. Blanchard nous donne le droit d’être sévère. Parmi les graveurs contemporains, il n’en est pas un peut-être, — M. Henriquel-Dupont excepté, — qui possède mieux que le graveur de l’Antiope tous les secrets de la pratique : il n’en est pas dont le burin ait plus d’aisance, de facilité brillante et de souplesse ; mais sous ces témoignages extérieurs d’habileté, une certaine négligence se trahit, qui laisse à l’état d’aperçus les intentions qu’il s’agissait d’exprimer sans réticences ni sous-entendus d’aucune sorte. Cette propension à se contenter des indications rapides et des vérités d’épiderme est en général le défaut des œuvres de M. Blanchard. Pour nous en tenir à celle-ci, nous y reconnaissons l’empreinte d’une rare adresse matérielle, d’une main remarquablement intelligente et exercée ; nous y cherchons vainement la trace des méditations profondes, des efforts assidus, on dirait presque de la ferveur que commandait un aussi grand modèle. Le graveur de l’Antiope ne doit-il pas regretter l’empressement qu’il a mis à s’acquitter de sa tâche, et le caractère, à quelques égards inachevé, d’un travail qu’il lui appartenait de mener à meilleure fin ? Qui sait si, en consacrant quelques mois de plus à ce travail, en cherchant plus attentivement à en pénétrer le sens intime, il n’aurait pas réussi à s’assimiler pleinement des qualités qu’il ne s’est appropriées qu’à demi ? Telle qu’elle est, l’œuvre de M. Blanchard doit plaire aux gens, — et le nombre en est grand, — auxquels suffisent, en matière d’art, le premier coup d’œil et la sensation d’un moment ; elle ne saurait contenter tout à fait ceux qui prétendent à des jouissances mieux raisonnées, à de plus durables impressions.
Le reproche de précipitation dans le travail, ou tout au moins de découragement prématuré, qu’autorise la nouvelle gravure de l’Antiope, personne à coup sûr ne sera tenté de l’adresser à la vaste planche que M. Prévost a gravée d’après Paul Véronèse, et qui sert de pendant aux Noces de Cana, publiées il y a quelques années. Ici, — l’on s’en aperçoit de reste, — ni le temps, ni la peine n’ont été épargnés pour obtenir un résultat conforme à l’aspect du tableau, ou plutôt conforme à l’idée que permettent d’en avoir les altérations que ce tableau a subies ; car, en gravant ce Repas chez Simon le Pharisien, M. Prévost a dû non-seulement s’inspirer de l’œuvre de Paul Véronèse telle que nous la voyons au Louvre, mais encore en restituer plusieurs parties perdues ou du moins difficilement intelligibles dans l’état où la peinture se trouve aujourd’hui. On pourrait dire toutefois qu’en voulant un peu trop faire acte de conscience, le graveur a donné à son travail une sorte de correction effacée, quelque chose de fatigué et de raturé outre mesure : à force de se défier de lui-même, il a fini par rendre en apparence Paul Véronèse complice de sa propre timidité. Cette franchise dans les indications de la forme, cette fierté de pinceau qui, à défaut de beauté idéale, caractérisent les œuvres du maître vénitien et en constituent la grandeur pittoresque, ont fait place à des intentions de dessin un peu indécises. Le coloris lui-même, au moins quant à l’expression des détails, prend trop souvent un caractère douteux. Si l’effet général de la planche se détermine avec une ampleur remarquable, si par la vigueur de la teinte locale l’ensemble des figures se détache nettement sur l’architecture et sur le ciel qui servent de fond à la scène, l’harmonie qui unit ces figures entre elles est bien près de se résoudre en monotonie. Rien de moins facile, il est vrai, que de conserver à chacun des personnages assis à ces deux longues tables sa physionomie propre et sa carnation distincte sans rompre l’unité de l’aspect ; rien de plus chanceux que d’exprimer la variété infinie des objets accessoires, l’éclat ou le ton velouté de ces étoffes, sans morceler le tout en échantillons de coloration. Il ne fallait pas cependant, par un sentiment excessif du danger, exagérer à ce point la prudence. M. Prévost a fait depuis longtemps ses preuves d’habileté. On se rappelle ses belles planches à l’aqua-tinte d’après Léopold Robert, — l’Enterrement surtout, l’un des meilleurs ouvrages en ce genre qu’ait produits l’école moderne. D’autres pièces gravées au burin ont achevé de donner la mesure de ce talent, fort réservé dans la forme, mais au fond bien doué et bien muni. Le tort de M. Prévost est en général de ne pas oser tirer un parti complet de ses heureux instincts et de ses études : le Repas chez Simon le Pharisien, malgré le mérite sérieux de l’exécution, se ressent un peu trop de cette défiance. Ajoutons que dans la traduction d’une peinture aussi robuste, aussi largement touchée, les délicatesses de procédé ou d’outil, la recherche des petites finesses de la pratique qu’accusent certaines parties, — la figure par exemple de la Madeleine agenouillée aux pieds de Jésus-Christ, — ne semblent guère de mise. On dirait que pour se faire pardonner à la fois le choix d’un modèle assez contraire aux goûts de l’époque et son propre talent, naturellement grave, M. Prévost a voulu présenter çà et là ce qu’on pourrait appeler des circonstances atténuantes et concilier avec les conditions de sa tâche les exigences du temps où il l’accomplissait.
Les quatre planches dont nous venons de parler, et que nous avons analysées de préférence parce qu’elles émanent de talens qui méritent d’être comptés parmi les plus considérables de l’école actuelle, n’expriment pas seulement des inclinations personnelles et des modes de travail particuliers ; elles résument aussi certaines tendances communes à tous les artistes qui manient le burin aujourd’hui. Quelles que soient d’ailleurs l’inégalité de mérite et les différences de manière qui distinguent le Moïse de la Jane Grey ou l’Antiope du Repas chez Simon, ces œuvres se relient jusqu’à un certain point entre elles par le fond des intentions et le principe secret qui en a dirigé l’exécution : je veux parler de cette recherche de l’agrément à laquelle les chefs de l’école eux-mêmes ne craignent pas de sacrifier parfois des aspirations plus hautes, de ces gentillesses pittoresques qui seront un jour comme la date et le signalement des morceaux d’art appartenant à notre époque, car les graveurs ne sont pas ici les seuls coupables. Ils ne font que suivre les exemples donnés par les peintres, à quelques rares exceptions près, et se conformer à des modèles dont ils peuvent, dans une certaine mesure, contrôler les caractères extérieurs, mais dont il ne leur appartient de modifier absolument ni les données premières ni l’esprit. Avant de condamner sur ce point les graveurs, il faudrait demander compte à ceux qui les inspirent de leurs propres prédilections, de leurs doctrines, des obligations qu’ils imposent ou des faiblesses qu’ils tolèrent ; il faudrait voir si, parmi les peintures modernes, les plus dignes de publicité sont le plus habituellement reproduites, et, le fait contraire une fois constaté, si les choix ne résultent pas de certaines conditions assez étrangères à la volonté ou aux préférences des graveurs. Deux peintres contemporains, d’un mérite sérieux l’un et l’autre, mais d’un mérite facilement intelligible à tous, — MM. Delaroche et Scheffer, — ont, depuis vingt ans, le privilège d’occuper le burin presque sans relâche. Rien que de fort légitime en cela. Pourquoi une pareille faveur a-t-elle été refusée aux œuvres d’autres artistes plus éminens encore, si ce n’est à cause de la portée même de ces œuvres, du caractère dont elles sont empreintes et de l’ordre d’idées, très peu familier à la foule, dans lequel elles ont été conçues ? À qui la faute, si le Vœu de Louis XIII et le Virgile, le portrait de M. Bertin et le portrait de M. Molé, sont à peu près les seules estampes gravées d’après M. Ingres ? Pour populariser tant bien que mal les autres tableaux du maître, il a fallu recourir aux procédés incomplets, mais peu coûteux, de la lithographie. Y avait-il à cet égard, de la part des graveurs, abstention systématique, ou même indifférence ? Nous ne le pensons pas. La rareté ou l’insuffisance des traductions ne s’explique-t-elle pas ici bien plutôt par les risques de l’entreprise commerciale, par l’incertitude du succès, tandis que la fortune semblait assurée à des travaux plus humbles, et par cela même plus opportuns ? Le charme un peu dépourvu de grandeur qu’on peut à bon droit reprocher aux œuvres de la gravure contemporaine trouverait donc en partie son excuse dans le caractère des œuvres originales, si celles-ci appartenaient toutes à l’école moderne. Par malheur, faute d’expérience ou d’études persistantes, les estampes gravées d’après les anciens maîtres ont trop souvent les mêmes imperfections, et ne sauraient dès lors avoir les mêmes titres à l’indulgence.
Le goût de l’agréable, da joli, voilà en effet le défaut ordinaire des planches que les graveurs publient de nos jours : telle est l’influence fatale à quelques-uns, à demi combattue par d’autres, dangereuse pour tous, qui se trahit en toute occasion, et contre laquelle on ne pourrait s’élever avec trop d’énergie, parce qu’elle compromet à la fois le présent et l’avenir, l’autorité actuelle des maîtres et le talent futur des disciples, en un mot la perpétuité des traditions qui ont été de tout temps la sauvegarde et l’honneur de l’art français.
Pour compléter la revue des œuvres diversement recommandables que l’école française de gravure a mises au jour dans le cours des dernières années, il faudrait mentionner au moins la Vierge et l’Enfant, Saint Ambroise, Saint Étienne et Saint Maurice d’après le tableau de Titien que possède le musée du Louvre, gravés par M. Pascal avec une énergie de ton peu commune et l’intelligence assez vive, sauf dans la figure de l’enfant, des beautés d’une toile dont on n’avait jusqu’ici que des copies insignifiantes ou absolument mauvaises ; — la Marie-Antoinette de M. Alphonse François d’après M. Delaroche, traduction habile et, à quelques égards, heureusement infidèle d’un tableau dont l’effet et le coloris opaques exigeaient dans l’interprétation cette sage liberté. Il faudrait citer aussi plusieurs pièces gravées au burin d’après M. Scheffer — Dante et Béatrice par M. Leconte, Saint Augustin et sa Mère par M. Beaugrand, — bien que la recherche excessive d’un style pur aboutisse trop souvent ici, comme dans les peintures originales, à l’insuffisance ou à l’exiguïté de la forme. Certaines estampes à l’aqua-tinte pourvues de qualités sérieuses appelleraient l’examen et l’éloge à côté des œuvres de la gravure en taille-douce, — le portrait, entre autres, de M. Villemain par M. Girard d’après M. Scheffer, et surtout les Girondins, gravés d’après le tableau de M. Delaroche par M. Girardet : travail remarquable, auquel le mélange, bien habile pourtant, des divers procédés donne assurément moins de prix que la fermeté du sentiment pittoresque. Enfin, dans cette multitude de vignettes sur bois qui ornent les publications de la librairie parisienne et les recueils périodiques, on trouverait plus d’un gage de talent véritable, plus d’un témoignage de savoir et de goût. Toutefois, pour indiquer l’état actuel de la gravure en France, nous croyons moins utile d’enregistrer une à une toutes les œuvres de quelque importance que de présenter une vue d’ensemble sur les tendances de l’école et sur les efforts qu’elle tente pour faire justice de nouveautés décevantes.
Il faut le répéter, ces efforts, si honorables qu’ils soient, se ressentent encore de l’influence que l’on prétend combattre. Il y a dans les travaux récens du burin comme un hommage implicite, comme une concession du moins au goût des choses mécaniques. Chez les jeunes graveurs surtout, la recherche de la dextérité, l’étude exagérée de la manœuvre amoindrissent, au profit du métier, la part, — et la part principale, — qu’il faudrait attribuer à l’intention morale, à l’expression pittoresque, à l’art enfin. Sans doute, si l’on ne tient compte que de certains travaux et de certains noms, on trouvera dans le présent des compensations plus que suffisantes à la triste fécondité et aux succès de la photographie ; mais ici comme dans le domaine de la peinture ce qui continue le passé l’emporte de beaucoup sur ce que promet l’avenir. Nous pouvons à juste titre nous glorifier des maîtres qui nous restent, car ces maîtres maintiennent encore l’école au premier rang : leurs successeurs auront-ils les mêmes droits à notre reconnaissance ? Quels talens s’annoncent dont on puisse espérer autant qu’on espérait, il y a trente années, clés talens issus de l’atelier de Bervic ou de l’atelier de M. Desnoyers ? Les élèves devenus aujourd’hui les héritiers de ces deux artistes célèbres lègueront-ils à leur tour la tradition et l’autorité qu’ils ont reçues ? Des intentions agréables mais superficielles, une pratique habile mais bien près de dégénérer en dextérité pure, voilà ce qui constitue le plus souvent le mérite et les défauts des planches publiées par les graveurs de la génération nouvelle. Encore quelques progrès en ce sens, encore quelques sacrifices aux inclinations vulgaires, et l’art sévère de la gravure se réduira dans notre pays aux proportions d’une industrie futile. L’école qui, depuis Nanteuil et Gérard Audran, a vu se succéder tant d’artistes sérieux, tant de savans graveurs d’histoire et de portrait, ne comptera plus que des artisans adroits et des graveurs de vignettes.
Le danger est imminent ; comment le prévenir ? Le mal une fois pressenti, où chercher le remède ? Se fier sur ce point à quelque retour spontané de l’opinion serait un acte de résignation facile, mais singulièrement imprudent. Nous nous sommes trop bien désintéressés de la gravure, — de la gravure moderne du moins, — pour que notre indifférence se réforme d’elle-même, et il n’appartient à personne de décréter à cet égard une révolution dans le goût. Un grand artiste se révélant tout à coup pourrait seul opérer ce miracle ; mais, en attendant que ce maître surgisse, ne faudrait-il pas lui préparer la voie et d’avance lui recruter des disciples ? Nous savons qu’on est trop enclin d’ordinaire à en appeler à l’état des défaillances de l’art, comme s’il dépendait de l’état de faire éclore les talens qu’il lui appartient seulement d’encourager. Toutefois, sans pousser les exigences au-delà du possible, il est permis de souhaiter dès à présent pour la gravure un mode de protection plus efficace et des occasions de progrès plus continues. Le régime de l’enseignement par exemple, le programme des conditioas faites aux jeunes graveurs, réclameraient, ce semble, quelques modifications, sinon même une révision complète. Est-ce assez que la quatrième classe de l’Institut envoie tous les deux ans un lauréat à Rome, où, soit dit en passant, les grands monumens de la peinture et de la sculpture ne manquent certes pas, mais où les beaux spécimens de la gravure sont infiniment plus rares qu’à Paris ? L’École des Beaux-Arts a-t-elle simplement pour mission de récompenser le talent, quels qu’en soient d’ailleurs les précédens et l’origine, et ne conviendrait-il pas avant tout qu’elle fût appelée à le former ? Or non-seulement il n’existe pas de classe de gravure dans cette école, mais, même avant l’époque où s’ouvrent les concours préparatoires pour le grand prix, les pensionnaires futurs de l’Académie de France à Rome n’ont aucune épreuve préalable à subir, aucun gage à donner de leur habileté naissante, par conséquent aucun conseil à recevoir au moment où les conseils leur seraient le plus profitables. Les élèves, peintres, architectes ou sculpteurs, admis à l’École des Beaux-Arts y trouvent au moins des professeurs spéciaux, des tâches définies qui, en leur fournissant graduellement l’occasion de faire leurs preuves, leur permettent d’acquérir dans une certaine mesure l’expérience de l’art. Pourquoi les graveurs seraient-ils privés des mêmes ressources, et se verraient-ils en quelque sorte exceptés des lois libérales qui régissent en France l’éducation des artistes ? En souhaitant que cette exception ne subsiste plus, nous ne faisons au reste que nous associer au vœu qu’exprimaient assez récemment les juges les plus autorisés et le mieux placés pour poser la question. L’Académie, consultée par le gouvernement sur les changemens à introduire dans l’organisation actuelle des Beaux-Arts, a demandé, à titre d’amélioration urgente, la création d’une école de gravure[2]. Espérons qu’un avis venu de si haut lieu sera favorablement accueilli, et que des mesures seront prises pour combler au plus tôt une regrettable lacune dans les encouragemens actuels et dans l’enseignement.
Nous ne voulons pas cependant exagérer l’efficacité du moyen. Si l’éducation des graveurs est désormais moins hasardeuse, il ne suivra de là pour eux sans doute ni la certitude absolue du succès, ni la possession de ressources suffisantes pour lutter contre les difficultés matérielles de la vie, bien que sur ce dernier point peut-être il ne soit pas impossible de secourir leurs talens en les utilisant presque au début[3]. Ceci d’ailleurs est une question que nous n’avons pas à examiner, parce qu’elle ne se rattache qu’indirectement à notre sujet. Le fait essentiel à établir, c’est l’opportunité d’une direction en quelque manière officielle. À défaut de grands travaux collectifs comme ceux que les deux derniers siècles ont vus naître et qui ne seraient plus en rapport avec nos besoins et nos mœurs, à défaut de ces vastes entreprises de gravure qui occupaient autrefois, sous l’autorité d’un maître, toute une génération d’artistes, — les principes que l’on professerait à l’Ecole des Beaux-Arts prémuniraient au moins les élèves contre les séductions du dehors ; ils pourraient servir de correctif aux exemples vicieux, aux dangereuses leçons que donnent ailleurs l’industrie mécanique et l’art facile. L’on renouerait ainsi, à quelques égards, la tradition du XVIIe siècle, de cet âge d’or de la gravure en France, où les maîtres-graveurs, établis aux Gobelins, vivaient entourés d’élèves auxquels ils transmettaient, en même temps que leurs secrets techniques, leur foi sévère et leur doctrine. Nous n’avons aujourd’hui, je le sais, ni des Edelinck, ni des Audran ; mais la France compte encore des artistes à l’expérience desquels on peut se fier, des maîtres qui, en combinant leurs efforts, seraient en mesure à la fois d’affermir dans le droit chemin la marche de l’école, de rappeler à celle-ci les exemples qui l’obligent, et d’éclairer le public sur les faux progrès qui l’abusent.
Le salut de la gravure semblerait aussi mieux assuré, si les peintres consentaient plus souvent à prendre non pas le burin, dont le maniement exige un apprentissage spécial, mais la pointe des graveurs à l’eau-forte. À toutes les époques et dans toutes les écoles, c’est par des peintres que ce genre de gravure a été traité avec le plus de succès. Pour ne citer que quelques noms entre mille, combien Rembrandt, Van-Dyck, les Carrache et le Guide n’ont-ils pas ajouté aux perfectionnemens de l’art et à leur propre réputation en transportant sur le cuivre les œuvres qu’ils avaient ébauchées ou menées à fin sur le papier ou sur la toile ? En France, depuis Callot et Claude Lorrain jusqu’aux petits-maîtres des règnes de Louis XV et de Louis XVI, la liste est longue des artistes qui ont fait preuve, comme graveurs, d’une habileté égale et parfois supérieure à leur talent de peintres. Ce n’est guère qu’à partir des dernières années du XVIIIe siècle que la scission s’établit entre les deux ordres de travaux, scission complète, si radicale même que les graveurs essaient à peine de tenir un crayon, et qu’il y a quarante ans encore, on citait presque comme des exceptions ceux qui, à l’exemple de M. Desnoyers, savaient tracer une forme ailleurs que sur le cuivre. Les choses sans doute ont bien changé depuis lors. Aujourd’hui les graveurs dessinent, et quelques-uns avec un vrai talent ; mais les peintres ne gravent plus, et cette abstention de leur part ne laisse pas seulement dépérir une tradition glorieuse pour notre école : elle permet aux apôtres de l’habileté matérielle et à leurs disciples d’étaler impunément leur maigre savoir. Il serait temps que ce double abus cessât, et que les hommes habitués à manier le pinceau s’aidassent aussi de l’eau-forte pour maintenir l’art dans le domaine du sentiment et du style pittoresque. La nature particulière du procédé commande jusqu’à un certain point le dédain des petits moyens et des petites ruses : de tous les modes de gravure, la gravure à l’eau-forte est celui où l’instinct peut le plus aisément tenir lieu d’une longue expérience technique. En vertu de ces conditions mêmes, la main d’un peintre, loin d’être dépaysée devant la tâche qu’il s’agit d’accomplir, saura, mieux qu’aucune autre, l’aborder avec décision et en définir les vrais caractères, sans préoccupation malencontreuse, sans recherche trop attentive de la subtilité du faire et des tours d’adresse de l’instrument.
Certaines précautions administratives, certains efforts poursuivis par d’autres artistes que les graveurs de profession, pourraient donc avoir une influence salutaire sur l’avenir de la gravure en France. Pour nous en tenir au présent, le domaine de l’art, fort menacé il est vrai, n’est cependant ni aussi restreint qu’on le suppose, ni même très sérieusement entamé. Certes les tentatives d’envahissement ne manquent pas : assez de gens se vouent à la facile besogne de contrefaire, au moyen de l’appareil photographique, les modèles jusqu’ici réservés au burin ; assez d’autres, se méprenant sur l’office et sur la portée de cette industrie, y verraient presque un perfectionnement de la gravure, ou tout au moins un équivalent ; mais, en dehors de ces usurpations ou de ces erreurs, la confiance dans le droit, le respect des hautes vérités subsistent. Au-dessus de l’atmosphère où s’agitent les sectaires de l’industrie à outrance et des progrès de rencontre, la région de l’art et des travaux intelligens n’est pas inhabitée encore. En dépit des circonstances contraires, l’école française de gravure persévère avec une obstination digne d’éloges dans la voie, chaque jour moins suivie, des efforts studieux. Seule aujourd’hui, et si réduite qu’elle soit, elle compte un ensemble de talens en quête, sinon en possession de tous les secrets, de toutes les lois de la gravure. Comparée aux autres écoles, elle représente l’art dans son acception la plus élevée, dans son expression la moins incomplète. Qu’y a-t-il ailleurs en effet ? En Allemagne, une école savante à certains égards, mais d’une science rétrécie par l’esprit de système et circonscrivant son action dans le cercle de la précision linéaire, du style sobre jusqu’à l’aridité. À Dieu ne plaise que nous méconnaissions la valeur des principes hautement spiritualistes, des sévères doctrines qui régissent l’art allemand depuis que M. Overbeck et ses disciples ont accompli dans leur pays une révolution légitimée de reste par les abus du dernier siècle ! Ce que nous voulons dire seulement, c’est que ces doctrines, très dignes de respect quant au fond, manquent, dans l’application, de puissance et d’étendue. À ne parler que de la gravure, il semble qu’elle n’ait d’autre objet au-delà du Rhin que le dessin sur cuivre de quelques contours soutenus à peine par des indications d’ombres pâles : dessin ferme plutôt que pur, rigoureux plutôt que choisi, et d’où, en tout cas, la vie est absente comme le ton et l’effet sont partout supprimés. Dans les Pays-Bas et en Italie au contraire, les œuvres peintes par les grands coloristes semblent seules l’objet des études et de la prédilection des graveurs ; toutefois, en reproduisant ces modèles, ni les élèves de M. Calamatta, ni même les élèves qu’a laissés M. Toschi ne font preuve, au point de vue de l’harmonie et du ton, d’un mérite assez éclatant pour racheter les erreurs très positives auxquelles ils s’abandonnent en matière de goût et de dessin. L’affectation de la facilité, une sorte de turbulence systématique, quelque chose de ce faire à la fois vide et surchargé dont Morghen a fourni les regrettables exemples, — voilà ce qui caractérise le plus souvent la manière actuelle des graveurs dans deux écoles qu’ont dirigées autrefois de si savans principes, et que tant de maîtres ont illustrées. Les travaux même les plus importans par la beauté des modèles ou le talent des interprètes se ressentent de ces habitudes générales. Depuis le recueil des Fresques du Corrège, — dont la publication, interrompue par la mort de M. Toschi, a été reprise par les disciples du maître et se poursuit aujourd’hui à Parme, — jusqu’à la Commémoration de la Paix de Munster, gravée à Amsterdam par M. Kaiser d’après le célèbre tableau de Van der Helst, il n’est pas d’œuvre considérable qui ne reproduise les témoignages plus ou moins apparens de cette verve factice et de cette facilité un peu trop voulue. En Angleterre, que trouve-t-on ? Très peu d’art véritable et beaucoup d’artifice, quelques graveurs d’histoire ou de portrait, une multitude de praticiens s’immobilisant dans la routine et ne demandant à la gravure qu’un moyen de multiplier, sous des formes dès longtemps convenues, des sujets de chasse ou des illustrations pour les keepsake.
Notre école de gravure garde donc encore aujourd’hui sa vieille prééminence. Cependant est-ce assez pour elle que cette supériorité sur l’art, tantôt étroit, tantôt stérilement fécond, qui se pratique dans les pays étrangers ? Qu’elle choisisse des termes de comparaison plus rapprochés, qu’elle se rappelle ses antécédens, qu’elle étudie sa propre histoire : elle ne trouvera dans le présent ni des titres aussi sûrs, ni des sujets d’orgueil aussi légitimes. À ne la considérer que comme fait général, sans tenir compte d’exceptions honorables, la déchéance de la gravure en France s’explique par notre indifférence ou nos erreurs actuelles : mais n’y a-t-il pas dans cette indifférence même un stimulant pour les graveurs, une occasion de progrès plutôt qu’une cause de découragement ? Ne doivent-ils pas s’exciter de nos injustices, concéder d’autant moins au faux goût que ce goût semble devenir plus impérieux, en un mot marquer plus nettement que jamais la limite entre le talent et l’adresse, entre les œuvres de l’art et les produits de la mécanique ? De tels efforts ne resteront pas longtemps sans succès. Ils triompheront de nos entraînemens, de la mode, qui fait paraître surannés aujourd’hui des principes auxquels nous nous rallierons peut-être demain, après une expérience suffisante des principes contraires. Les modes passent, le bon sens demeure : dans notre pays surtout, ami des nouveautés et prompt aux enthousiasmes, la raison finit toujours par reprendre crédit, parce que la raison est la condition nécessaire et le génie même de l’art français.
HENRI DELABORDE.
- ↑ Voyez, Revue du 1er avril 1856, la Photographie et la Gravure.
- ↑ Rapport de l’Académie des Beaux-Arts sur l’ouvrage de M. Le comte de Laborde : De l’Union des Arts et de l’Industrie, 1858, p. 23.
- ↑ Un établissement existe, — la Chalcographie du musée du Louvre, — dont l’organisation se prêterait assez aisément, à ce qu’il semble, à une réforme ou plutôt à des développemens en ce sens. On sait que cet établissement, fondé par Louis XIV, est le dépôt où se conservent les planches gravées par ordre et aux frais des souverains qui se sont succédé sur le trône de France depuis le XVIIe siècle. Augmenté, au temps de la révolution, des cuivres qui avaient appartenu à l’ancienne Académie de peinture, le fonds de la Chalcographie a reçu peu d’accroissemens nouveaux sous les trois derniers règnes. Aujourd’hui quelques graveurs, choisis entre les plus expérimentés, ont été chargés de l’enrichir de leurs œuvres. Rien de mieux : toutefois dans cette collection, qui résume l’histoire de la gravure en France, ne saurait-on aussi donner place de temps à autre aux essais des jeunes graveurs ? Les élèves qui se seraient le plus distingués à l’École des Beaux-Arts ne pourraient-ils recevoir, à titre de récompense, la commande de quelque travail dont l’importance serait proportionnée d’ailleurs aux premiers témoignages de leur talent ? — En appelant sur cette question l’attention de qui de droit, nous ne prétendons nullement exposer un projet formel. Nous voulons seulement indiquer une voie qui nous semble tout ouverte, un champ de travail qu’on féconderait peut-être plus facilement qu’aucun autre.