PERSONNAGES
Monsieur Mathieu, frère de Madame Abraham
Damis, amant de Benjamine
un commissaire,
un notaire,
le marquis de Moncade,
un commandeur, ami du marquis
un comte, ami du marquis
Monsieur Pot-de-Vin,
un coureur,
Madame Abraham,
Benjamine, fille de Madame Abraham
Marthon, servante de Benjamine
La scène est à Paris, chez madame Abraham.
===ACTE I===
Scène I
Enfin, ma chère benjamine, c'est donc ce soir que tu vas être l'épouse de Monsieur Personnage|le marquis de Moncade. Il me tarde que cela ne soit déjà ; et il me semble que ce moment n'arrivera jamais.
J'en suis plus impatiente que vous, ma mère ; car, outre le plaisir de me voir femme d'un grand seigneur, c'est que, comme cette affaire s'est traitée depuis que Damis est à sa campagne, je serai ravie qu'à son retour il me trouve mariée, pour m'épargner ses reproches.
Est-ce que tu songes encore à DamiS ?
Non, ma mère. Mais que voulez-vous ? Il est neveu de feu mon père ; nous avons été élevés ensemble : je ne connaissais personne plus aimable que lui ; j'ignorais même qu'il en fût. Je lui trouvais de l'esprit, du mérite ; il était amusant, tendre, complaisant. Il m'aima ; je l'aimai aussi.
Qu'il perd auprès de ce jeune seigneur ! Qu'il est défait ! Qu'il est petit ! Qu'il est mince ! Son mérite paraît ridicule, sa tendresse maussade. C'est un petit homme de palais, la tête pleine de livres, attaché à ses procès ; un bourgeois tout uni, sans manières, ennuyeux, doucereux, à donner des vapeurs !
Vive le marquis de Moncade ! Le beau point de vue ! Quelle légèreté ! Quelle vivacité ! Quel enjouement ! Quelle noblesse ! Quelles grâces, surtout !
Les bourgeoises qui ne sont pas connaisseuses en bons airs, appellent cela étourderies, indiscrétions, impolitesses ; mais cela est charmant. Les femmes de qualité en sentent tout le prix ; et ce sont elles qui les ont mis sur ce pied-là.
Scène II
Madame, voilà monsieur Mathieu qui vient d'entrer.
Mon oncle ?
L'incommode visite !... Comment lui déclarer votre mariage ? Cependant il n'y a plus à reculer.
Vous craignez qu'il ne goûte pas cette alliance ?
Oui, il a l'esprit si peuple ! J'avais cru qu'en épousant une fille de condition, comme il a fait, cela le décrasserait ; mais point du tout. Je ne sais où j'ai pêché un si sot frère... Voilà comme était feu votre père.
Oh ! Mademoiselle n'en tient point.
Si vous lui parliez du dédit que vous avez fait avec monsieur le marquis ?
Non ; garde-t'en bien.
Il ne donnera jamais son consentement.
On s'en passera. Ne faudrait-il point, parce qu'il plaît Personnage|monsieur mathieu que vous épousiez son Damis, que vous renonciez à être marquise, à être l'épouse d'un seigneur, à figurer à la Cour ?... Vraiment, monsieur mathieu, je vous conseille ; venez, venez un peu m'étourdir de vos raisonnements : je vous attends.
Le voilà.
Scène III
Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Qu'a-t-il donc tant à rire ?
Ma soeur, ma nièce, que je vous régale d'une nouvelle qui court sur votre compte !
Sur le compte de Benjamine ?
Oui; et sur le vôtre aussi. Elle va vous réjouir, sur ma parole ! On vient de me dire que... Oh ! Ma foi ! Cela est trop plaisant !
Achevez donc.
Sa gaîté me rassure.
On vient donc de me dire que vous mariez ce soir Benjamine à un jeune seigneur de la Cour, à un Marquis. Est-ce que cela ne vous fait pas plaisir ?
Pardonnez-moi, mon oncle, puisque cela vous en fait...
Et qu'avez-vous répondu ?
"Quoi ! Ma soeur ? " ai-je dit... Oui, votre soeur, votre propre soeur... Bon ! Bon ! Quel peste de conte !... Rien n'est plus vrai... Eh ! Non, je ne vous crois point. Quelle apparence ! La veuve et la soeur d'un banquier, et qui fait encore actuellement le commerce elle-même, donner sa fille à un marquis ? Allons donc, vous vous moquez !... "Mais vous ne riez pas, vous autres ?"
Il n'y a que les impertinents qui en rient.
Je n'y vois rien de risible, mon oncle.
Ma foi ! Vous avez raison de vous fâcher toutes les deux. Vous avez plus d'esprit que moi ; et j'ai eu tort de prendre la chose en riant. Je ne pensais pas que c'était vous donner un ridicule.
Que voulez-vous dire, avec votre ridicule ?
Laissez, laissez-moi faire. Je m'en vais retrouver ces impertinents nouvellistes, et leur laver la tête d'importance.
Qui vous prie de cela ?
Ils vont trouver à qui parler.
Il faut les mépriser.
Non, morbleu ! Non, votre honneur m'est trop cher.
Quel tort font-ils à notre honneur ?
Quel tort, ma soeur ? Quel tort ? Si ce bruit se répand, que pensera de vous toute la ville ? On vous regardera partout comme des folles.
Et nous voulons l'être. La ville est une sotte, et vous aussi, monsieur mon frère.
Est-ce une folie, mon oncle, que d'épouser un homme de qualité ?
Comment donc ! La chose est-elle vraie ?
Eh ! Mais, mon oncle...
Eh bien ! Oui, elle est vraie.
Ma soeur !...
Eh bien, mon frère ?... Il ne faut point tant ouvrir les yeux, et faire l'étonné. Qu'y a-t-il donc là-dedans de si étrange ? Ma fille est puissamment riche ; et, depuis la mort de son père, j'ai encore augmenté considérablement son bien. Je veux qu'elle s'en serve, qu'il lui procure un mari qui lui donne un beau nom dans le monde, et à moi de la considération : et jugez si je choisis bien, c'est monsieur le marquis de Moncade.Y songez-vous ? C'est un seigneur ruiné.
Nul ne sait mieux que moi ses affaires, mon frère. J'ai des billets à lui pour plus de cent mille francs. C'est un présent de noce que je lui ferai, et demain il sera aussi à son aise qu'aucun autre de la cour.
Et Benjamine y sera-t-elle, à son aise ? Vous allez sacrifier à votre vanité le bonheur et le repos de sa vie.
Cela me plaît.Vous les méritiez, apparemment ?
Elle et toute sa famille puisaient à pleines mains dans ma caisse ; et elle ne croyait pas que je l'eusse encore assez payée.
Elle avait raison ; vous ne savez pas ce que c'est que la qualité.
Je n'étais son mari qu'en peinture : elle craignait de déroger avec moi ; en un mot, j'étais le Georges Dandin de la comédie.
Elle en usait encore trop bien avec vous.
N'exposez point ma nièce à endurer des mépris.
Mon oncle, quand monsieur le marquis ne serait pas un galant homme comme il est, je me flatterais, par ma complaisance, de gagner son affection.
Quoi ! Vous aussi, ma nièce ? Pouvez-vous oublier ainsi Damis ?
Laissez là votre Damis. Qu'allez-vous lui chanter ? Qu'il était neveu de feu son père ? Elle le sait bien. Qu'il la lui avait promise en mariage ? J'en conviens. Que c'est un conseiller, aimable de sa figure, plein d'esprit ? Tout ce qu'il vous plaira. Qu'il n'est point comme les autres jeunes magistrats, dont le cabinet est dans les assemblées et dans les bals ? Tant mieux pour lui. Qu'il aime son métier, qu'il y est attaché, qu'il cherche à le remplir avec honneur et conscience ? Il ne fait que son devoir.
Ajoutez à cela que j'ai promis d'assurer mon bien à Benjamine, et que, si elle n'est pas à Damis, mon bien n'est pas à elle.
Eh ! Gardez-le, gardez-le : elle est assez riche par elle-même ; et ce serait trop l'acheter que d'écouter vos sots raisonnements.
Je le garderai aussi. Adieu, adieu ; et quand je reviendrai vous voir, il fera beau.
Adieu, adieu.
Scène IV
Voilà mon oncle bien en colère contre nous.
Permis à lui.
Vous auriez pu, ce me semble, lui annoncer la chose un peu plus doucement ; peut-être y aurait-il donné son agrément.
Eh ! Que m'importe ?
Je suis au désespoir de me voir brouillée avec lui.
Bon, bon ! Ah ! Qu'il se défâchera bientôt ! Il t'aime. Je ne suis pas trop fâchée, moi, qu'il nous boude un peu : cela l'éloignera d'ici pour quelques jours ; et je n'aurais pas été fort contente qu'on l'eût vu figurer ici ce soir, en qualité d'oncle, parmi les seigneurs qui viendront sans doute à tes noces. C'est un assez méchant plat que sa personne. Dieu merci, nous en voilà défaites. Je veux aussi éloigner tous nos parents. Ce sont gens qu'il ne faut plus voir désormais.
Scène V
Damis ? Quoi ! Il est de retour ?
Apparemment.
Va-t'en lui dire qu'il n'y a personne, fait quelques pas pour sortir. Mais, non, reviens ; il vaut mieux...
Hâtez-vous de résoudre ; il approche.
Eh ! Faut-il tant de façons ? Il faut le congédier.
Pour moi, je me retire ; je ne saurais soutenir sa vue.
Marthon nous en défera. Charge-t'en.
{{Personnag e|marthon|c}}
Très volontiers. Vous n'avez qu'à dire.
Il faut que tu lui donnes son congé ; mais cela d'un ton qu'il n'y revienne plus.
Oh ! Laissez-moi faire. Je sais comment m'y prendre ; c'est une partie de plaisir pour moi.
Scène VI
De la pitié pour un homme de robe !... La pauvre espèce de fille !... Je crois, le ciel me pardonne, qu'elle l'aime encore !... Mais j'y vais mettre ordre... Oh ! Ma foi, il tombe en bonne main... le voilà.
Scène VII
Bonjour.
Bonjour, monsieur.
Comment se porte ma chère Benjamine, et madame Abraham, ma tante ?
Bien.
Elles vont être bien joyeuses de me voir de retour ?
Oui.
L'impatience de les revoir m'a fait laisser à ma terre mille affaires imparfaites.
Il fallait y rester pour les terminer ; elles en auraient été charmées ; et, en votre place, j'y retournerais sans les voir.
Va, folle, va m'annoncer ; je brûle de les embrasser.
{{Personnage|martho n|c}}
Elles n'y sont pas, monsieur.
On m'a dit là-bas qu'elles y étaient.
Eh bien ! On m'a défendu de faire entrer personne ; cela revient au même.
Va, va toujours. Cette défense, à coup sûr, n'est pas pour moi.
Pardonnez-moi, monsieur ; elle est pour vous plus que pour personne, pour vous seul.
Que veux-tu dire ? Explique-toi.
Comment ! Vous n'y êtes pas encore ? Vous avez la conception bien dure. Cela est clair comme le jour. Je vois bien qu'il vous faut donner votre congé tout crûment. C'est votre faute, au moins. Je voulais vous envelopper cette malhonnêteté dans un compliment ; mais vous ne voyez rien, si vous ne le touchez au doigt. Ma maîtresse donc m'a chargée de vous prier, de sa part, de ne plus l'aimer, de ne plus la voir, de ne plus venir ici, de ne plus penser à elle ; bien entendu que, de son côté, elle vous en promet autant.
Ah ! Ciel !Benjamine cesserait de m'aimer ?
La grande merveille !
Quel crime, quel malheur peut m'attirer aujourd'hui sa haine ? De quoi suis-je coupable à son égard ? Que lui ai-je fait ?
Eh ! Non, Monsieur, elle ne se plaint point de vous ; mais mettez-vous en sa place. Figurez-vous qu'elle vous aime à la rage. Vous ne lui avez dit jusqu'ici que des douceurs bourgeoises, qui courent les rues, que chaque fille sait par coeur en naissant. Il lui vient un jeune seigneur, un marquis de la haute volée. Il ne pousse point de fleurettes, point de soupirs, il ne parle point d'amour, ou, s'il en parle, c'est sans sembler le vouloir faire, par distraction ; mais il étale une figure charmante. Il apporte avec soi des airs aisés, dissipés, libertins, ravissants. Il chante, il parle en même temps, et de mille choses différentes à la fois. Tout ce qu'il dit n'est, le plus souvent, que des riens, des bagatelles, que tout le monde peut dire ; mais, dans sa bouche, ces riens plaisent, ces bagatelles enchantent ; ce sont des nouveautés ; elles en ont les grâces... Il parle d'épouser, il parle de la Cour, de nous y faire briller... Hein ?... Vous ne dites rien ? Vous voyez bien qu'il n'y a point de femme assez sotte pour se piquer de constance en pareil cas.
Quoi ! Elle va épouser un homme de Cour ?
Oui, s'il vous plaît, Monsieur de Moncade, et, à son exemple, moi, je renonce à votre Champagne. Vous devez l'en assurer ; et je vais donner dans l'écuyer.
Bon ! Il y a un dédit de fait ; et c'est ce soir qu'ils s'épousent. Aussi, il fallait que vous allassiez à votre campagne !... Eh ! Mort de ma vie, à quoi vous sert donc d'avoir tant étudié, si vous ne savez pas qu'il ne faut jamais donner à une femme le temps de la réflexion ?
Benjamine infidèle !... Je veux lui parler.
Cela est inutile, monsieur.
Je veux voir comment elle soutiendra ma présence.
Vous n'entrerez pas.
Que je lui dise un mot !
Point !... Que ces gens de robe sont tenaces !
Scène VIII
Ma chère Marthon !
Toutes ces douceurs sont inutiles.
Toi, qui es ordinairement si bonne !
Je ne veux plus l'être.
Veux-tu me voir à tes genoux ?
Eh ! Levez-vous, monsieur. Non, je vais mourir à tes pieds, si tu es assez cruelle, assez dure, pour me refuser la faveur...
Les faveurs !
Que voulez-vous, monsieur ?
Tiens, ma chère, voilà ma bourse.
Oh ! Oh ! Diable ! Diable ! Il offre sa bourse ! Il est, ma foi, temps que je vienne au secours de la pauvre enfant.
Prends-la, de grâce.
Il m'attendrit. Monsieur le marquis !
Courage, monsieur, courage ! Mais, ma foi, vous ne vous y prenez pas mal !
Que je suis malheureux !
Eh ! Non, eh ! Non, que je ne vous fasse pas fuir. Revenez donc, monsieur, revenez donc. Je veux vous servir auprès de Marthon. Je suis fâché qu'elle vous refuse.
Ah ! Monsieur, laissez-moi me retirer.
Allez ; je vais la gronder d'importance des tourments qu'elle vous fait souffrir.
Scène IX
Comment ! Comment ! Marthon, tu rebutes ce jeune homme, tu le désespères, tu le consumes ? Mais, vraiment, tu as tort : il est assez aimable. Tu te piques de cruauté ? Eh ! Si ! Mon enfant, eh ! Si ! Cela est vilain : c'est la vertu des petites gens.
Mais, monsieur le Marquis...
Oh ! Quand tu verras le grand monde, tu apprendras à penser ; cela te formera.
Avec votre permission...
Toi cruelle ? Cruelle, avec ces yeux brillants, ce nez fin, cette mine friponne, ce regard attrayant ? Je n'aurais jamais cru cela de toi. À qui se fier désormais ? Tout le monde y serait trompé comme moi. Toi cruelle ?
Eh ! Non, monsieur le Marquis...
Ah ! Tu ne l'es pas ? Tant mieux, mon enfant, tant mieux. Je te rends mon estime, ma confiance ; cela te rétablit dans mon esprit. Mais, dis-moi, qu'est-ce que ce jeune soupirant ? N'est-ce pas quelque petit avocat ?
Non, monsieur; c'est un conseiller.
Un conseiller ? La peste ! Marthon, un conseiller ? Mais, ventrebleu ! Tu choisis bien. Tu as du goût ; tu ressembles à ta maîtresse : tu cherches à t'élever ; tu ne donnes pas dans le bas. Je t'en félicite.
Monsieur, vous me faites trop d'honneur. Ce jeune homme est Damis, cousin de ma maîtresse, et ci-devant son amant, à qui je viens de donner son congé.
Damis, dis-tu ? C'est Damis qui sort ? C'est à Damis que je viens de parler ? Ah ! Morbleu ! Je suis au désespoir. Pourquoi diable ne me l'as-tu pas dit ? Je lui aurais fait mon compliment de condoléances. Mais, friponne, tu en sais long ! Tu cherches à rompre les chiens. Non, non, non, tu n'y réussiras pas ; je ne prends point le change : je l'ai vu à tes genoux ; j'ai entendu qu'il te demandait des faveurs : tu étais interdite, et j'ai surpris un de tes regards, qui promettait...
Toute la faveur qu'il voulait de moi, était de l'introduire auprès de ma maîtresse.
Eh ! Que ne me le disais-tu ? Je l'aurais introduit moi-même. C'est un plaisir que j'aurais été ravi de lui faire. Tu ne me connais pas : j'aime à rendre service.Benjamine l'a donc aimé autrefois ?
Oui, monsieur ; ils ont été élevés ensemble : on le lui promettait pour mari. Le moyen de ne pas aimer un homme dont on doit être la femme !
Oui, tu dis bien : le moyen de s'en empêcher ; il est vrai, cela est fort difficile.
Mais ma maîtresse ne l'aime plus ; et je viens de lui signifier, de sa part, de ne plus venir ici.
Mais, mais cela est dur à elle ; cela est inhumain. Renvoyer, congédier ainsi un soupirant pour moi ! Un jeune homme qu'on aimait, un mari promis ! Oh !... Et lui, comment a-t-il pris cela ? Comment a-t-il reçu ce compliment ?
Avec désespoir ? En effet, cela est désespérant ! Je compatis à sa peine. Mais tu devais bien lui dire, pour le consoler, que c'était moi, un seigneur, monsieur le marquis de Moncade, qui lui enlevais sa maîtresse. Cela lui aurait fait entendre raison, sur ma parole. Bon ! La raison est bien faite pour ceux qui aiment.
À propos, où est donc tout le monde ? D'où vient que je ne vois personne ? Ni mère, ni fille ? Ne sont-elles pas ici ? Benjamine est-elle encore couchée ? Va l'éveiller.
Elle s'est levée dès le matin. Est-ce qu'une fille peut dormir la veille de ses noces ? Elle est toujours sur les épines.
Oui, je conçois que son imagination a à travailler.
Voilà déjà madame Abraham.
Scène X
Eh ! Monsieur, quoi ! Vous êtes ici ?
Vous voyez, depuis une heure.
D'où vient donc que mes gens ne m'avertissent pas ? Voilà d'étranges coquins !
Et je commençais à jurer furieusement contre vous et contre votre fille.
Je vous prie de m'excuser.
Je vous excuse.
Marthon, va auprès de ma fille ; qu'elle vienne au plus vite ici.
Scène XI
Comment diable ! Madame Abraham, comment diable ! Je n'y prenais pas garde. Quel ajustement ! Quelle parure ! Quel air de conquête ! Que la peste m'étouffe, si vous n'avez encore des retours de jeunesse : oui, oui ; et on ne vous donnerait jamais l'âge que vous avez.
Vous êtes bien obligeant, monsieur.
Non, je le dis comme je le pense. Quel âge avez-vous bien ? Mais ne me mentez pas ; je suis connaisseur.
Monsieur le marquis, je compte encore par trente. J'ai trente-neuf ans.
Ah ! Cela vous plaît à dire, trente-neuf ans ! Avec un esprit si mûr, si consommé, si sage, cette élévation de sentiments, ce goût noble, ce visage prudent ? Vous me trompez assurément ! Vous avez trop de mérite, trop d'acquis pour n'avoir que trente-neuf ans. Oh ! Ma foi ! Vous pouvez vous donner hardiment la cinquantaine, et sans craindre d'être démentie.
On s'en fâcherait d'un autre ; mais il donne à tout ce qu'il dit une tournure si polie !... Monsieur, le notaire a-t-il passé à votre hôtel pour vous faire signer le contrat ?
Non, pas encore. Nous signerons ce soir.
J'aurais été charmée que vous y eussiez vu les avantages que je vous fais.
Eh ! Parlons de choses qui nous réjouissent ; toutes ces formalités m'assomment. Ne vous l'ai-je pas dit ? Je me repose sur vous de tous mes intérêts.
Ils ne sont pas en de méchantes mains... Mais, je vous assure...
Eh ! Je le sais.
Je m'y démets entièrement pour vous de tous mes biens.
Eh ! Laissons tout cela, je vous prie ; vous verrez tantôt avec Pot-De-Vin, mon intendant. Il doit venir, vous vous arrangerez avec lui.
Et voilà, en avance, une bourse de mille louis, pour faire les faux-frais de vos noces.
Eh bien ! Madame, donnez donc... Êtes-vous contente ? En vérité, vous faites de moi tout ce que vous voulez. Je me donne au diable ; il faut que j'aie bien de la complaisance !
Il est vrai, mais...
Encore, madame, encore ? Vous me persécutez ! On dirait que je n'épouse votre fille que pour votre argent. Vous m'ôtez le mérite d'une tendresse désintéressée. Là, voilà qui est fini ; parlons de votre fille. Hein ? Ne la verrons-nous point ?... La voilà, peut-être ? ... Non, c'est un de vos gens.
Scène XII
Madame, on vous demande.
Qu'est-ce ?
Monsieur le commandeur de...
Qu'il attende.
Scène XIII
Qu'il attende ? Ah ! Cela est impoli. Un homme de condition !
C'est un emprunteur d'argent, et je veux quitter le commerce.
Non pas, non pas ; gardez-le toujours : cela vous désennuiera, et j'aurai quelquefois le plaisir de vous aller visiter dans votre caisse... Allez, allez faire affaire avec le commandeur.
Vous laisserais-je seul vous ennuyer ?
Non, non, je ne m'ennuierai point.
C'est pour un instant, et j'entends ma fille.
Scène XIV
Les sottes gens, marquis, que cette famille ! Il y aurait, ma foi, pour en mourir de rire... Mais il y a déjà huit jours que cette comédie dure, et c'est trop. Heureusement elle finira ce soir. Sans cela, je désespérerais d'y pouvoir tenir plus longtemps, et je les enverrais au diable, eux et leur argent. Un homme comme moi l'achèterait trop.
Scène XV
Eh ! Venez donc, mademoiselle ; venez donc. Quoi ! Me laisser seul ici, m'abandonner, faire attendre le marquis de Moncade ? Cela est-il joli ? Je vous le demande.
Monsieur le marquis, je suis excusable. J'étais à m'accommoder pour paraître devant vous ; mais comme je savais que vous étiez ici, plus je me dépêchais, moins j'avançais : tout allait de travers. Je croyais que je n'en viendrais jamais à bout. Cela me désespérait !
C'était donc pour moi que vous vous arrangiez, que vous vous pariez ? Je suis touché de cette attention. Vous êtes belle comme un ange. Je suis charmé de ce que je fais pour vous.
Oui, monsieur; je ferai mon bonheur le plus doux de vous voir tous les moments de ma vie.
Eh ! Mademoiselle, vous avez un air de qualité ; défaites-vous donc de ces discours, et de ces sentiments bourgeois.
Qu'ont-ils donc d'étrange ?
Comment ! Ce qu'ils ont d'étrange ? Mais ne voyez-vous pas qu'on n'agit point ainsi à la Cour ? Les femmes y pensent tout différemment ; et loin de s'ensevelir dans un mari, c'est celui de tous les hommes qu'elles voient le moins.
Comment pouvoir se passer de la vue d'un mari qu'on aime ?
Est-ce qu'il y a du mal à aimer son mari ?
Du moins, il y a du ridicule. À la cour, un homme se marie pour avoir des héritiers : une femme pour avoir un nom ; et c'est tout ce qu'elle a de commun avec son mari.
Se prendre sans s'aimer ! Le moyen de pouvoir bien vivre ensemble ?
On y vit le mieux du monde. On n'y est ni jaloux, ni inconstant. Un mari, par exemple, rencontre-t-il l'amant de sa femme : "Eh ! Mon cher comte, où diable te fourres-tu donc ? Je viens de chez toi ; il y a un siècle que je te cherche. Va au logis, va ; on t'y attend. Madame est de mauvaise humeur : il n'y a que toi, fripon ! Qui sache la remettre en joie !..." Un autre : "Comment se porte ma femme, chevalier ? Où l'as-tu laissée ? Comment êtes-vous ensemble ?... Le mieux du monde... Je m'en réjouis. Elle est aimable, au moins ! Et, le diable m'emporte, si je n'étais pas son mari, je crois que je l'aimerais !... D'où vient que tu n'es pas avec elle ? Ah ! Vous êtes brouillés, je gage ? Mais je vais lui envoyer demander à souper pour ce soir ; tu y viendras, et je te veux raccommoder."
Je vous avoue que tout ce que vous me dites me paraît bien extraordinaire.
Je le crois franchement. La cour est un monde bien nouveau pour qui n'a jamais sorti du marais. Les manières de se mettre, de marcher, de parler, d'agir, de penser ; tout cela paraît étranger. On y tombe des nues ; on ne sait quelle contenance tenir. Pour nous, nous y allons de plain-pied ; c'est que nous sommes les naturels du pays. Allez, allez, quand vous en aurez pris l'air, vous vous y accoutumerez bientôt. Il n'est pas mauvais. Mais, lui prenant la main. allons faire un tour de jardin. Je vous y donnerai encore quelques leçons, afin que vous n'entriez pas toute neuve dans ce pays.