L’École des biches/Quatorzième entretien

J. P. Blanche (p. 215-220).

QUATORZIÈME ENTRETIEN.

le comte, caroline, marie, adrien,
antonia.

(Caroline et Marie, suivies d’Adrien, passent au salon, où le comte les attend patiemment un livre à la main et qu’il paraît lire avec un certain intérêt, ce qui ne l’empêche pas de le faire disparaître sous un coussin du divan pour aller à leur rencontre. Ce mouvement a été remarqué de nos belles qui entraient : elles se promettent donc de vérifier ce que le comte vient de soustraire à leurs regards.)

caroline.

Cher comte, Adrien et Marie sont venus me faire visite : c’est un plaisir que je n’ai pas tous les jours ; aussi je les garde à dîner, et j’ai trouvé bon de faire ajouter un couvert, espérant que vous ne refuseriez pas de nous faire compagnie.

le comte.

Comment donc ! mes toutes belles, douteriez-vous du plaisir que j’ai à me trouver près de vous. Merci de votre attention, je suis des vôtres ! (Allant à Adrien et lui tendant la main.) Monsieur l’artiste, vous nous négligez beaucoup ; pourquoi ne venez-vous pas nous voir plus souvent ? Sans votre gentille Marie, qui fort heureusement ne vous ressemble pas, nous n’entendrions pas parler de vous.

adrien.

Monsieur le comte, l’intérêt que vous me portez est le seul motif qui me prive du plaisir que j’aurais moi-même à vous visiter plus souvent.

le comte.

Comment cela ? Expliquez-moi…

adrien.

Grâce à vos recommandations, le travail que vos amis m’ont procuré absorbe tout mon temps. Marie elle-même se plaint du peu que je puis disposer en sa faveur.

le comte.

Si tel est le motif vous êtes pardonnable, et j’accepte vos excuses. Travaillez donc ; que vos efforts soient couronnés d’un prompt et heureux succès, nous espérerons alors vous posséder plus souvent. Mais en attendant cet heureux moment, n’allez pas, dans votre égoïsme, nous priver du plaisir que nous procurent les visites de mademoiselle Marie.

adrien.

N’ayez aucune inquiétude à ce sujet ; il ne me viendra jamais à la pensée de la priver d’un plaisir sous le prétexte que je ne puis le partager avec elle. Puis mademoiselle Caroline a été pour nous si bonne et si dévouée, qu’il y aurait ingratitude à la priver de sa société.

(Pendant cet aparté, ces dames se sont assises sur le divan où le comte a glissé son livre. Caroline l’a tiré de sa cachette. La lecture du titre[1] amène sur leurs lèvres un sourire et une exclamation de surprise.

caroline (à marie).

Où diable le comte a-t-il eu cela ? je ne lui connaissais pas le goût de ces lectures. (Au comte.) Comment, cher comte, vous nous cachez ce livre. Craignez-vous de voir augmenter notre savoir ? Quel égoïsme ! D’où tenez-vous donc cette merveille ?

le comte.

Je l’ai pris dans la bibliothèque d’un ami, avec l’intention de vous en procurer la lecture, espérant que vous y trouveriez une distraction de quelques instants.

antonia (ouvrant la porte du salon).

Madame est servie.

(Le comte s’empare du bras de Marie pour passer à la salle à manger. Caroline et Adrien suivent quelques pas en arrière et profitent de cette circonstance pour, à l’insu du comte, échanger quelques baisers qui sont donnés et rendus avec plaisir.

Nos travailleurs font honneur au dîner. Vers la fin, les têtes sont un peu montées. Le comte et Adrien provoquent leurs belles partenaires par des baisers et jeux de mains qui pourraient faire craindre que la soirée ne finisse par une reprise en partie carrée.

Mais la fatigue de trois de nos convives ne leur permet pas d’essayer à se livrer à de nouvelles prouesses amoureuses.

Adrien et Marie parlent de se retirer, vu l’heure avancée. On se sépare donc après force promesses de se revoir le plus prochainement possible.)


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

  1. Instruction libertine, ou Dialogues entre Charles et Justine sur la théorie physique de l’amour et les moyens de s’en procurer les plaisirs matériels.

    Manuscrit dû à la plume et aux loisirs de M. B....t, ancien magistrat, mort à Paris en 1865, laissant une des plus nombreuses et variées collections du genre érotique (livres et gravures) qu’il soit possible de rassembler. À sa mort, une partie fut vendue aimablement à un autre amateur ejusdem farinæ, lequel, dans toutes ces richesses qu’un demi-siècle de recherches, de patience et de travail avait accumulées, fit un choix, mais si rapide, qu’il laissa échapper de ses mains une notable partie des perles que renfermait ce riche écrin. Le reste fut vendu à un libraire qui, ayant hâte de rentrer dans ses déboursés, revendit avec un discernement qui ne fait pas son éloge, toutes ces curiosités bibliographiques.

    Les amateurs qui fréquentaient le quai Voltaire à l’époque dont nous parlons, n’ont point perdu le souvenir de cette quantité de livres entassés les uns sur les autres, sans ordre, et qui, leur choix fait, obtenaient à un prix insignifiant des livres qu’ils auraient payés à prix d’or.

    Il est à regretter que les nombreuses notes que cet amateur avait pris la peine de rassembler sur tous ces livres, et desquels il donnait les différents titres, les diverses éditions et les différences qui existaient entre elles, aient été perdues. Ces notes n’étaient pas la partie la moins curieuse de cette collection.