L’École des biches/Douzième entretien

J. P. Blanche (p. 175-184).

DOUZIÈME ENTRETIEN.

La chambre à coucher de Caroline. Antonia s’occupe d’habiller sa maîtresse. Il est une heure après midi.
caroline, marie, antonia.
antonia.

Madame, on frappe à la porte…

caroline.

Va voir qui cela peut-être. Je n’y suis pour personne, excepté pour Marie.

antonia.

C’est justement mademoiselle Marie. Entrez, mademoiselle.

(Marie embrasse Caroline et donne une poignée de main à Antonia.)

marie.

Bonjour, Antonia.

caroline.

Embrasse-la donc. Ne vois-tu pas qu’elle en meurt d’envie, et qu’elle n’ose te le demander ?

marie.

Très-volontiers !

caroline.

La lune de miel dure donc toujours ? Prends garde, chère amie, je te trouve fatiguée ; tu as besoin de retenue et tu dois te ménager, si tu ne veux pas voir s’étioler cette beauté dont à juste titre tu es si fière.

marie.

Tu te trompes, cousine. Je te réponds que je n’ai pas oublié tes conseils. Nous nous aimons beaucoup, Adrien et moi, et nous nous le prouvons souvent, cela est vrai, mais dans des limites où tu n’aurais rien à blâmer.

caroline.

Quel conte nous fais-tu là ! Tu voudrais me faire croire que ton Hercule se contente de ce régime ?

marie.

J’avoue que je lui permets quelquefois un extra.

caroline.

Ah !

marie.

Oui, mais jamais par devant : et quand il n’excite pas en même temps mon clitoris, ce que je ne lui permets pas, il ne peut me faire perdre une goutte de foutre. Je puis contenter ses désirs sans jamais me fatiguer.

caroline.

Il n’y a rien à dire à cette méthode : je baisse pavillon devant tant d’intelligentes précautions.

antonia.

Mais, mademoiselle, j’admire votre courage ; comment pouvez-vous souffrir ?… (Après un moment de réflexion.) Il est vrai qu’avec un si joli garçon, je ferais peut-être comme vous : je ne pourrais rien refuser.

caroline.

Tiens ! Antonia qui se monte la tête pour ton Adrien !

antonia.

Non, je ne me monte pas, mais j’ai des yeux comme tout le monde.

caroline.

Non pas comme tout le monde, heureusement pour toi. Quand à ton Adrien, chère cousine, tu peux être tranquille, car Antonia m’a fait la confidence que plus elle te voyait, plus son attachement pour toi augmentait.

antonia.

Madame n’est pas généreuse. Pourquoi découvrir ainsi mes petits secrets ? Mademoiselle Marie peut ne pas partager ces sentiments.

caroline.

Va, ne crains rien ; Marie connaît bien tes qualités ; elle n’a pas non plus oublié avec quelle franchise tu es revenue à elle, malgré tes premières préventions ; comment, depuis, tu t’es prêtée à tout ce qui pouvait lui être agréable. Elle ne peut donc que recevoir avec grand plaisir ce redoublement de bons sentiments à ton égard.

antonia.

Que je serais heureuse s’il en était ainsi !…

marie.

S’il ne vous faut que ma parole, soyez heureuse, Antonia ; car, après ma cousine, vous êtes la femme que je préfère.

(Caroline, Marie et Antonia ayant instinctivement la même idée, rapprochent leurs visages et scellent cette déclaration de sentiments dans un long et unique baiser.)

caroline.

Et ton bel Adrien, que fait-il ?

marie.

Adrien ! Quand il a su que je venais te voir a voulu m’accompagner ; mais comme il passait devant la maison d’un amateur auquel il a affaire, m’a quittée mais il doit me rejoindre ici.

caroline.

C’est bien heureux ! Sais-tu qu’il me néglige un peu ? Il y a un temps infini qu’il n’a mis les pieds chez moi : il me doit pourtant bien quelque reconnaissance.

marie.

Tu es injuste ; il me parle continuellement de toi, et dans des termes à me rendre jalouse, si je pouvais éprouver ce sentiment à ton égard. C’est le comte qui est la cause innocente de ce dont tu te plains : il lui a procuré tant d’ouvrage, que ce pauvre ami ne sort presque plus de son atelier, et c’est seulement le soir que moi-même je puis le rencontrer.

caroline.

Ne peut-il venir avec toi me visiter après son travail ?

marie.

Il travaille tant dans la journée que le soir je n’ai pas le courage de le déranger ; aussi, j’espère que tu lui pardonnes et que tu vas bien le recevoir.

caroline.

Puis-je faire autrement ? Je dois convenir même que si j’avais de l’humeur contre lui, sa présence ici me calmerait aussitôt. (À ce changement subit d’idée, Marie paraît fort surprise.) Cela t’étonne, n’est-ce pas ? C’est qu’il faut que je te fasse une confidence, un aveu.

marie.

Un aveu, à moi ?

caroline.

Oui, à toi !

marie.

Tu piques ma curiosité. Voyons !

caroline.

Depuis ce diable de jour où j’ai eu l’imprudence, grâce à tes provocations, de me laisser caresser par ton amant, j’ai beau chercher à chasser de ma pensée cette imprudence, et appeler à mon aide toute ma raison, loin de rien oublier, un désir incessant de revoir Adrien me poursuit. Est-ce un caprice comme celui du comte ? est-ce dépit de son infidélité ? Enfin, quelle que soit cette cause, je ne pense, je ne rêve qu’à ton Adrien. Je vais donc te faire une demande qui te semblera bien extraordinaire… Comment te dirai-je cela… ? M’aimes-tu assez pour consentir, non pas à un partage de ton amant, mais à un abandon momentané de tes droits exclusifs à sa fidélité ? enfin, qu’il m’accorde ce que le comte voulait de toi ?

marie.

Je te vois venir ! Ta grande sollicitude pour ma santé te fait craindre que mon moyen pour contenter Adrien ne soit pas suffisant, et dans la persuasion que la fatigue est encore trop grande pour moi, tu veux la partager… Merci !

caroline.

J’espérais que tu ne me refuserais pas cette preuve d’amitié, mais si elle est au-dessus de tes forces…

marie (après un moment de réflexion).

Au fait, après mes offres précédentes et toutes les folies que nous avons faites ensemble, il y aurait mauvaise grâce à te refuser. Je ne puis cependant m’empêcher de te faire observer que tes caprices me paraissent inexplicables. Dernièrement, tu me fais enfiler par ton amant, et aujourd’hui c’est par le mien que tu veux être enfilée. Comme tu me le dis, ta demande est extraordinaire ; mais mon attachement pour toi fait taire mes scrupules, et je me prêterai sans arrière-pensée à ce que tu désires si ardemment. Mais à une condition…

caroline.

Voyons cette condition ?

marie.

Je veux bien te donner Adrien pour contenter ce caprice, mais je ne veux pas qu’il jouisse avec toi.

caroline.

Comment ! cela me paraît impossible.

marie.

Nullement, et Antonia m’y aidera.

antonia.

Bien volontiers, mademoiselle.

caroline.

Je ne comprends pas.

marie.

Tu n’as pas besoin de comprendre. Je consens, mais seulement à cette condition.

caroline.

Accepté ! Mais n’est-ce pas lui que j’entends venir ?

marie.

Quel flair ! comme tu sens le gibier !

caroline.

Antonia, vas vite au devant de lui. Introduis-le ici sans qu’il soit vu de personne, et aussitôt entré, mets les verroux.

(Antonia s’empresse d’exécuter les ordres de sa maîtresse. Avant sa sortie, Marie s’est approchée d’elle et lui a dit quelques mots à l’oreille.)

caroline (qui a remarqué cet aparté).

Comment ! on a des secrets avec moi !

marie.

Oui… Tu les sauras plus tard.

caroline.

Y aurait-il là quelque chose dont on me ménage la surprise.

marie.

Peut-être ! Patience, et tu verras.