Hetzel (p. 39-45).


VI

dans lequel le lecteur est appelé à faire connaissance avec un nouveau personnage.


Le voyage était commencé. Ce n’était pas le difficile, on en conviendra volontiers.

Ainsi que le répétait souvent le professeur Tartelett, avec une incontestable logique :

« Un voyage commence toujours ! Mais où et comment il finit, c’est l’important ! »

La cabine occupée par Godfrey s’ouvrait, au fond de la dunette du Dream, sur le carré d’arrière, qui servait de salle à manger. Notre jeune voyageur était installé là aussi confortablement que possible. Il avait offert à la photographie de Phina la meilleure place sur le mieux éclairé des panneaux de sa chambre. Un cadre pour dormir, un lavabo pour sa toilette, quelques armoires pour ses vêtements et son linge, une table pour travailler, un fauteuil pour s’asseoir, que lui fallait-il de plus, à ce passager de vingt-deux ans ? Dans ces conditions, il aurait fait vingt-deux fois le tour du monde ! N’était-il pas à l’âge de cette philosophie pratique que constituent la belle santé et la bonne humeur ? Ah ! jeunes gens, voyagez si vous le pouvez, et si vous ne le pouvez pas… voyagez tout de même !

Tartelett, lui, n’était plus de bonne humeur. Sa cabine, près de la cabine de son élève, lui semblait bien étroite, son cadre bien dur, les six yards superficiels qu’elle occupait en abord, bien insuffisants pour qu’il y pût répéter ses battus et ses pas de bourrée. Le voyageur, en lui, n’absorberait-il donc pas le professeur de danse et de maintien ? Non ! C’était dans le sang, et, lorsque Tartelett arrivera à l’heure de se coucher pour le dernier sommeil, ses pieds se trouveront encore placés en ligne horizontale, les talons l’un contre l’autre, à la première position.

Les repas devaient se prendre en commun, et c’est ce qui fut fait, — Godfrey
Le steamer s’éloigna. (Page 38.)

et Tartelett vis-à-vis l’un de l’autre, le capitaine et le second occupant chacun l’un des bouts de la table de roulis. Cette effrayante dénomination, « table de roulis », laissait déjà comprendre que la place du professeur serait trop souvent vide !

Au départ, dans ce beau mois de juin, il faisait une belle brise du nord-est. Le capitaine Turcotte avait pu faire établir la voilure, afin d’accroître sa vitesse, et le Dream, tout dessus, bien appuyé, ne roulait pas trop d’un bord sur l’autre. En outre, comme la lame le prenait par l’arrière, le tangage ne le fatiguait point outre mesure. Cette allure n’est pas celle qui fait, sur le
« Qui es-tu ? » lui demanda-t-il. (Page 43.)

visage des passagers, les nez pincés, les yeux caves, les fronts livides, les joues sans couleur. C’était donc supportable. On piquait droit dans le sud-ouest sur une jolie mer, moutonnant à peine : le littoral américain n’avait pas tardé à disparaître sous l’horizon.

Pendant deux jours, aucun incident de navigation ne se produisit, qui soit digne d’être relaté. Le Dream faisait bonne route. Le début de ce voyage était donc favorable, — bien que le capitaine Turcotte laissât percer quelquefois une inquiétude qu’il eût en vain essayé de dissimuler. Chaque jour, lorsque le soleil passait au méridien, il relevait exactement la situation du navire. Mais on pouvait observer qu’aussitôt il emmenait le second dans sa cabine, et là, tous deux restaient en conférence secrète, comme s’ils avaient eu à discuter en vue de quelque éventualité grave. Ce détail, sans doute, passait inaperçu pour Godfrey, qui n’entendait rien aux choses de la navigation, mais le maître d’équipage et quelques-uns des matelots ne laissaient pas d’en être surpris.

Ces braves gens le furent d’autant plus, que, deux ou trois fois, dès la première semaine, pendant la nuit, sans que rien ne nécessitât cette manœuvre, la direction du Dream fut sensiblement modifiée, puis reprise au jour. Ce qui se fût expliqué avec un navire à voiles, soumis aux variations des courants atmosphériques, ne s’expliquait plus avec un steamer, qui peut suivre la ligne des grands cercles et serre ses voiles lorsque le vent ne lui est plus favorable.

Le 12 juin, dans la matinée, un incident très inattendu se produisit à bord.

Le capitaine Turcotte, son second et Godfrey allaient se mettre à table pour déjeuner, lorsqu’un bruit insolite se fit entendre sur le pont. Presque aussitôt le maître d’équipage, poussant la porte, parut sur le seuil du carré.

« Capitaine ! dit-il.

— Qu’y a-t-il donc ? répondit vivement Turcotte, comme un marin toujours sur le qui-vive.

— Il y a… un Chinois ! dit le maître d’équipage.

— Un Chinois ?

— Oui ! un vrai Chinois que nous venons de découvrir, par hasard, à fond de cale !

À fond de cale ! s’écria le capitaine Turcotte. De par tous les diables du Sacramento, qu’on l’envoie à fond de mer !

All right !  » répondit le maître d’équipage.

Et l’excellent homme, avec le mépris que doit ressentir tout Californien pour un fils du Céleste Empire, trouvant cet ordre on ne peut plus naturel, ne se fût fait aucun scrupule de l’exécuter.

Cependant le capitaine Turcotte s’était levé ; puis, suivi de Godfrey et du second, il quittait le carré de la dunette et se dirigeait vers le gaillard d’avant du Dream.

Là, en effet, un Chinois, étroitement tenu, se débattait aux mains de deux ou trois matelots, qui ne lui épargnaient pas les bourrades. C’était un homme de trente-cinq à quarante ans, de physionomie intelligente, bien constitué, la figure glabre, mais un peu hâve par suite de ce séjour de soixante heures au fond d’une cale mal aérée. Le hasard seul l’avait fait découvrir dans son obscure retraite.

Le capitaine Turcotte fit aussitôt signe à ses hommes de lâcher le malheureux intrus.

« Qui es-tu ? lui demanda-t-il.

— Un fils du Soleil.

— Et comment te nommes-tu ?

— Seng-Vou, répondit le Chinois, dont le nom, en langue célestiale, signifie : qui ne vit pas.

— Et que fais-tu ici, à bord ?

— Je navigue !… répondit tranquillement Seng-Vou, mais en ne vous causant que le moins de tort possible.

— Vraiment ! le moins de tort !… Et tu t’es caché dans la cale au moment du départ ?

— Comme vous dites, capitaine.

— Afin de te faire reconduire gratis d’Amérique en Chine, de l’autre côté du Pacifique ?

— Si vous le voulez bien.

— Et si je ne le veux pas, mauricaud à peau jaune, si je te priais de vouloir bien regagner la Chine à la nage ?

— J’essayerais, répondit le Chinois en souriant, mais il est probable que je coulerais en route !

— Eh bien, maudit John[1], s’écria le capitaine Turcotte, je vais t’apprendre à vouloir économiser les frais de passage ! »

Et le capitaine Turcotte, beaucoup plus en colère que la circonstance ne le comportait, allait peut-être mettre sa menace à exécution, lorsque Godfrey intervint.

« Capitaine, dit-il, un Chinois de plus à bord du Dream, c’est un Chinois de moins en Californie, où il y en a tant !

— Où il y en a trop ! répondit le capitaine Turcotte.

— Trop, en effet, reprit Godfrey. Eh bien, puisque ce pauvre diable a jugé à propos de délivrer San-Francisco de sa présence, cela mérite quelque pitié !… Bah ! nous le jetterons en passant du côté de Shangaï, et il n’en sera plus jamais question ! »

En disant qu’il y a trop de Chinois dans l’État de Californie, Godfrey tenait là le langage d’un vrai Californien. Il est certain que l’émigration des fils du Céleste Empire, — ils sont trois cents millions en Chine contre trente millions d’Américains aux États-Unis, — est devenue un danger pour les provinces du Far-West. Aussi les législateurs de ces États, Californie, Basse-Californie, Orégon, Nevada, Utah, et le Congrès lui-même, se sont-ils préoccupés de l’invasion de ce nouveau genre d’épidémie, à laquelle les Yankees ont donné le nom significatif de « peste jaune ».

À cette époque, on comptait plus de cinquante mille Célestiaux, rien que dans l’État de Californie. Ces gens, très industrieux en matière de lavage d’or, très patients aussi, vivant d’une pincée de riz, d’une gorgée de thé, d’une bouffée d’opium, tendaient à faire baisser le prix de la main-d’œuvre au détriment des ouvriers indigènes. Aussi avait-on dû les soumettre à des lois spéciales, contrairement à la constitution américaine, — lois qui réglaient leur immigration, et ne leur donnaient pas le droit de se faire naturaliser, de crainte qu’ils ne finissent par obtenir la majorité au Congrès. D’ailleurs, généralement maltraités, à l’égal des Indiens et des nègres, afin de justifier cette qualification de « pestiférés » dont on les gratifiait, sont-ils le plus souvent parqués en une sorte de ghetto, où ils conservent soigneusement les mœurs et les habitudes du Céleste Empire.

Dans la capitale de la Californie, c’est vers le quartier de la rue Sacramento, orné de leurs enseignes et de leurs lanternes, que la pression des gens d’autre race les a concentrés. C’est là qu’on les rencontre par milliers, trottinant avec leur blouse à larges manches, leur bonnet conique, leurs souliers à pointe relevée. C’est là qu’ils se font, pour la plupart, épiciers, jardiniers ou blanchisseurs, — à moins qu’ils ne servent comme cuisiniers, ou n’appartiennent à ces troupes dramatiques, qui représentent des pièces chinoises sur le théâtre français de San-Francisco

Et, — il n’y a aucune raison pour le cacher, — Seng-Vou faisait partie d’une de ces troupes hétérogènes, dans laquelle il tenait l’emploi de premier comique, — si toutefois cette expression du théâtre européen peut s’appliquer à n’importe quel artiste chinois. En effet, ils sont tellement sérieux, même lorsqu’ils plaisantent, que le romancier californien Hart-Bret a pu dire qu’il n’avait jamais vu rire un acteur chinois, et même avoue-t-il n’avoir pu reconnaître si l’une de ces pièces à laquelle il assistait était une tragédie ou une simple farce.

Bref, Seng-Vou était un comique. La saison terminée, riche de succès, plus peut-être que d’espèces sonnantes, il avait voulu regagner son pays autrement qu’à l’état de cadavre[2]. C’est pourquoi, à tout hasard, il s’était glissé subrepticement dans la cale du Dream.

Muni de provisions, espérait-il donc faire incognito cette traversée de quelques semaines ; puis débarquer sur un point de la côte chinoise, comme il s’était embarqué, sans être vu ?

C’est possible, après tout. En somme, le cas n’était certainement pas pendable.

Aussi Godfrey avait-il eu raison d’intervenir en faveur de l’intrus, et le capitaine Turcotte, qui se faisait plus méchant qu’il n’était, renonça-t-il, sans trop de peine, à envoyer Seng-Vou par-dessus le bord, s’ébattre dans les eaux du Pacifique.

Seng-Vou ne réintégra donc pas sa cachette au fond du navire, mais il ne devait pas être bien gênant à bord. Flegmatique, méthodique, peu communicatif, il évitait soigneusement les matelots, qui avaient toujours quelque bourrade à sa disposition ; il se nourrissait sur sa réserve de provisions. Tout compte fait, il était assez maigre pour que son poids, ajouté en surcharge, n’accrût pas sensiblement les frais de navigation du Dream. Si Seng-Vou passait gratuitement, à coup sûr son passage ne coûterait pas un cent à la caisse de William W. Kolderup.

Sa présence à bord, cependant, amena de la part du capitaine Turcotte une réflexion, dont son second, sans doute, fut seul à comprendre le sens particulier :

« Il va bien nous gêner, ce damné Chinois, quand il faudra !… Après tout, tant pis pour lui !

— Pourquoi s’est-il embarqué frauduleusement sur le Dream ! répondit le second.

— Surtout pour aller à Shangaï ! répliqua le capitaine Turcotte. Au diable John et les fils de John ! »



  1. Surnom que les Américains donnent aux Chinois.
  2. L’habitude des Chinois est de se faire enterrer dans leur pays, et il y a des navires qui sont uniquement affectés à ce transport de cadavres