L’École des Journalistes/Préface


PRÉFACE.


L’École des Journalistes, pièce reçue le 21 octobre 1839 à l’unanimité par le comité du Théâtre-Français, n’a pu obtenir de la censure l’autorisation d’être représentée.

Après les bruits étranges que l’on avait fait courir à propos de cette comédie, un tel refus était une accusation, et l’auteur devait se hâter d’y répondre en publiant son ouvrage, au risque d’en compromettre l’avenir ; car à ses yeux, une pièce qui n’a pas été représentée, qui n’a pas subi les corrections ordonnées par la mise en scène, n’est pas une œuvre achevée, et l’offrir au jugement du public avant cette épreuve, c’est la sacrifier.

La forme de cette comédie étant assez nouvelle, l’auteur croit devoir donner quelques explications.

Au premier acte, l’École des Journalistes est une sorte de vaudeville, semé de plaisanteries et de calembours ; — au deuxième acte, c’est une espèce de charge où le comique du sujet est exagéré, à l’imitation des œuvres des grands maîtres ; — au troisième acte, c’est une comédie ; — au quatrième, c’est un drame ; — au cinquième, c’est une tragédie. Dans le style, même sentiment, même variation : au premier acte, le style est satirique ; — au quatrième acte, il est simple et grave ; — au cinquième acte, il tâche d’être poétique. L’auteur l’a voulu ainsi.

Il lui a semblé qu’une époque comme la nôtre, où tous les rangs sont intervertis, où toutes les classes sont confondues ; ère d’envie où les grands s’abaissent pour être encore quelque chose, où les petits ne s’élèvent que parce qu’ils sont les petits, où la supériorité sans travers est comme un crime sans excuse, où l’on a besoin de se moquer pour admirer, où les difformités de la personne sont un passe-port nécessaire aux perfections de l’esprit, où les mauvaises manières ont du bonheur, où la laideur est un prestige, où la déconsidération est une égide ; siècle de raison sublime et de démence incurable, où les hommes d’État font l’émeute, où les boutiquiers la répriment ; temps de grandeur et de simplicité, où les princes qu’on assassine bravent les balles sous un parapluie, où les aventures les plus chevaleresques sont égayées par les incidents les plus risibles ; où des filles de roi, des femmes illustres se cachent dans des fours, dans des cheminées, après d’héroïques combats ; époque sans nom, où tout est contraste et mélange, où l’on danse pendant que l’on s’égorge, où l’on dépouille le saint temple pendant que l’on promène le bœuf gras ; époque à la fois poétique et bourgeoise, romanesque et triviale, où les crimes sont burlesques, où les plaisanteries sont mortelles, où les vanités les plus bouffonnes ont les conséquences les plus fatales… il lui a semblé qu’une telle époque devait donner naissance à un genre nouveau de comédie : drame exceptionnel représentant nos mœurs exceptionnelles, peignant le monde tel qu’il est, c’est-à-dire plus sot que méchant et moins coupable qu’aveugle, plus dangereux par sa légèreté que par sa corruption ; comédie tragique tenant de la satire et de l’épopée, tableau grotesque, enseignement terrible, où le poète fût à la fois moqueur et juge, historien et prophète.

L’École des Journalistes est un essai de ce genre nouveau. Ce sont de grands malheurs causés par des plaisanteries qui se croient innocentes ; car, dans cet aperçu des mœurs du temps, ce n’est pas, comme dans les pièces du théâtre étranger, un mélange de rire et de larmes, un personnage comique jetant sa gaieté à travers une situation pathétique et horrible ; ce n’est pas non plus le niais du mélodrame venant distraire du bourreau et amuser le spectateur, que la cruauté du tyran fait trembler ; c’est la plaisanterie elle-même qui est fatale ; c’est la comédie elle-même qui enfante la tragédie ; c’est le niais qui est le bourreau, c’est ce qui a fait rire qui fait pleurer.

Le but de cet ouvrage est de montrer comment le journalisme, par le vice de son organisation, sans le vouloir, sans le savoir, renverse la société en détruisant toutes ses religions, en ôtant à chacun de ses soutiens l’aliment qui le fait vivre : en ôtant au peuple le travail, qui est son pain, au gouvernement l’union, qui est sa force, à la famille l’honneur, qui est son prestige, à l’intelligence la gloire, qui est son avenir. Il y a plusieurs intérêts, dira-t-on ; sans doute, puisqu’il y a plusieurs victimes ; mais ces malheurs divers ont tous la même cause, l’unité est dans le fléau.

Il est d’usage, dans les pièces du théâtre moderne, de faire pressentir ce qu’on appelle le drame dès les premières scènes, et d’avertir le public qu’on lui prépare de violentes émotions. L’auteur se serait facilement conformé à cette loi, s’il n’avait pensé que pour lui ce calcul habile serait une faute qui ôterait de la force à son sujet ; car cette fois la surprise est un enseignement. Pour que la leçon soit frappante, il faut qu’elle s’adresse non-seulement aux journalistes, mais aux spectateurs eux-mêmes, qui représentent les lecteurs, ou plutôt les abonnés. Il faut que, pendant les deux premiers actes, le public, comme le lecteur, soit complice involontaire de la cruauté des journaux. Il faut qu’il s’amuse de leur malice, sans en prévoir les tragiques effets. Il faut même qu’il s’impatiente de la puérilité des détails, et qu’il dise : « Mais il n’y a pas de pièce ; ce sont des plaisanteries insignifiantes qui ne mènent à rien… »

Et puis alors il faut, l’étourdissant par un coup terrible, lui répondre : « Regardez : ces plaisanteries insignifiantes sont toutes chargées à mitraille. L’une lance le déshonneur, l’autre la mort. Voyez ce que peut faire l’étourderie quand elle a pour arme un journal ! jugez maintenant de ce que peut faire la méchanceté ! »

Si cette comédie avait pour titre les Journalistes ou le Journalisme, on pourrait avec raison s’étonner de n’y point voir représentées toutes les variétés de journalistes que la presse périodique a vues naître : depuis le journaliste modèle, écrivain prudent, juge intègre, sévère pour les œuvres, mais bienveillant pour les personnes ; ne faisant servir la publicité dont il dispose qu’à la propagation d’idées saines, d’opinions consciencieuses, — jusqu’au journaliste profane, forçat littéraire, implorant la charité des peureux en leur mettant le pamphlet sous la gorge. Mais cette comédie a pour titre l’École des Journalistes. Qui dit école dit leçon, et les leçons ne s’adressent qu’à ceux qui peuvent en profiter. L’homme juste et loyal qui remplit ses devoirs n’a pas besoin de conseils ; l’homme dégradé qui se fait un revenu de ses mensonges n’écoute pas les reproches. La leçon donnée aux journalistes devait donc s’adresser à ces hommes du jour, malins, spirituels et légers, qui se servent d’une plume comme d’une épée ; à ces mousquetaires de la littérature qui font une guerre continuelle d’épigrammes et de bons mots, dont le métier est de combattre, qui trouvent l’inspiration dans l’attaque, et que la paix ruinerait ; ces moqueurs de profession ne peuvent se passer d’ennemis ; il le savait bien celui d’entre eux qui disait un jour, en parlant de ses protecteurs trop conciliants : « Ils me feront tant d’amis, qu’ils m’ôteront tout mon esprit ! »

L’auteur devait leur dire : « Vous êtes bon, et vous faites le mal ; vous avez une mère que vous respectez, et cependant vous écrivez un article qui déshonore une mère respectée comme la vôtre.

» Vous êtes généreux, vous faites l’aumône, vous souscrivez pour un ouvrier sans travail, et cependant vous écrivez des articles incendiaires, qui conduisent le peuple à la misère par l’insurrection.

» Vous êtes enthousiaste des beaux-arts, et cependant vous découragez le talent, non par un jugement loyal, sévère, digne de l’œuvre, mais par un dénigrement mesquin, un acharnement périodique qui change la critique en persécution. Harceler n’est point juger.

» Vous avez pour votre pays une tendresse pleine de vanité, et cependant, par vos stériles discussions, par vos sots engouements, par vos profanations, par votre injustice envers les hommes qui font sa puissance et sa gloire, vous le perdez. »

Voilà ce qu’il fallait leur dire ; voilà, heureusement, ce qu’ils ont compris. L’agitation où ce langage les jette en est la preuve. Cette grande rumeur qu’ils font aujourd’hui n’est pas de la colère, non ; c’est mieux que cela, c’est de l’épouvante et du regret. Les journalistes, effrayés, reculent devant leur propre image ; ils s’indignent de leurs propres torts. Ah ! cette protestation de leur part est un heureux présage, cette révolte de leur conscience est déjà un repentir. C’est un beau triomphe pour l’auteur, le plus glorieux qu’il ait pu rêver. Elle venait donc du cœur, cette voix qui lui a crié : Éclaire-les, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font !

Quant au sujet principal de cet ouvrage, il est puisé dans l’histoire même du journalisme. Parmi les innombrables calomnies qui déshonorent la presse depuis dix années, l’auteur n’avait malheureusement pas le choix ; il a pris la seule que l’on pût mettre au théâtre, tant les autres étaient d’une nature hideuse et dégoûtante. Les journaux seuls sont donc coupables des allusions que l’on peut trouver, c’est leur calomnie qui a fait la pièce. L’auteur rejette sur eux toute responsabilité : le vengeur n’est pas le complice.

Qu’on ne parle pas non plus des ressentiments ou des souvenirs d’affection dont l’auteur a pu se préoccuper en écrivant son ouvrage. Les gens qui ont l’intelligence de l’art savent bien que le poète oublie ce qu’il est quand il travaille ; hélas ! il ne travaille souvent que pour l’oublier ! Le monde réel disparaît dans l’horizon immense que l’inspiration lui dévoile ; son individualité s’efface, le sentiment de sa personnalité ne l’arrête plus. En vain vous l’appellerez par son nom, il ne vous répondra pas. Il n’est plus sur la terre, et le langage que vous parlez n’est pas le sien. En vain vous lui direz : « Prends garde, ces vers que tu récites d’une voix émue sont l’apologie de ton frère, de ton ami, ou la réhabilitation de ton ennemi le plus perfide ; » il ne vous comprendra pas. Dans le monde idéal qu’il habite, il n’y a point de haine et point d’intérêt. Dans ce beau pays de prétendues chimères, où les vérités éternelles ont seules le droit de pénétrer, les êtres innocents que l’on calomnie sur la terre, que d’injustes soupçons ont flétris, les êtres courageux qui, pour prix de leurs travaux et de leurs sacrifices, ne recueillent que malheur et proscription, ne sont plus ni des alliés, ni des rivaux, ni des amis, ni des ennemis, ce sont des victimes qu’il faut défendre et des martyrs qu’il faut chanter.


6 décembre 1839.