L’École des Journalistes/Acte IV
ACTE QUATRIÈME.
Scène I.
Valentine m’écrit de me rendre chez elle ;
Voudrait-on m’annoncer quelque triste nouvelle ?
Hier a-t-elle lu ce journal ? Je le crains !
Ah ! s’il en est ainsi, pour nous que de chagrins !
Comment calmer jamais cette tête exaltée,
Par d’infâmes soupçons sans cesse tourmentée ?
Pourquoi n’ai-je pas lu cet article odieux ?
On aurait pu du moins le soustraire à ses yeux !
Et Martel est l’auteur d’une telle infamie !
La main qui nous déchire est une main amie !
Scène II.
Votre présence ici…
Tu vois que je m’en vais.
J’admire votre audace. Ah ! c’est un grand courage
Que d’oser se montrer chez les gens qu’on outrage.
Ici je ne viens pas non plus pour mon plaisir,
Et d’y rester longtemps je n’ai point le désir.
Monsieur Guilbert m’écrit une insolente lettre
Que dans notre journal il nous condamne à mettre ;
Mais il n’en sera rien : nous ne publierons pas
Sa réclamation… Non… et tu le verras.
Je suis très-bravement venu pour le lui dire,
Et lui dicter enfin ce qu’il doit nous écrire.
Ah ! votre feuilleton, qui le flatte si fort,
Prouve assez qu’avec vous il n’était point d’accord !
Cet article bâclé dans un jour de folie,
Qu’au fond d’un vieux carton a trouvé Cornélie !…
Ma foi, monsieur Guilbert a voulu s’ériger
En censeur de mes mœurs… j’ai voulu me venger !
L’excuse est excellente et part d’une belle âme !
Vous vous vengez d’un homme en attaquant sa femme !
Pour madame Guilbert vous parlez chaudement.
Si j’avais su, monsieur, qu’un tendre sentiment
Vous fît le défenseur d’une femme chérie,
Croyez…
Je ne souffrirai pas qu’on insulte d’un mot
La famille Guilbert, dont je serai bientôt.
Quoi ! tu dois épouser…
Malvina…
Et tu ne m’en dis rien ! Mon Dieu, que de regrets…
Norval ! Aussi pourquoi me cacher tes secrets ?
Je voulais te conter cela, mais ta danseuse
Nous écoutait toujours.
Cause tous mes chagrins, je lui dois tous mes torts.
Ah ! je veux désormais la fuir comme un remords.
Par ses obsessions, dans mon journal j’offense
Une honnête famille et mon ami d’enfance…
Mais je viens d’acquérir le droit de la quitter.
La leçon est cruelle et j’en veux profiter.
Il est bien tard ; je crains que cet avis perfide
N’ait jeté le soupçon dans une âme candide ;
Elle ne pourra point supporter un tel coup.
C’est donc vrai ?
Tout viendra, malgré moi, lui rendre cette idée :
Dans un passé douteux, par le soupçon guidée,
Elle va chaque jour, dans la moindre action,
Trouver contre sa mère une accusation !
Le malheur qu’on redoute est toujours fort probable !
Et d’ailleurs, ton article…
Mais je veux croire encor qu’elle ne l’a pas lu.
La voici… Qu’elle est pâle !
Edgar, tout est perdu !
Va vite ! il ne faut pas qu’elle nous voie ensemble.
Scène III.
Son regard me fait mal… Mon Dieu, comme elle tremble.
Hélas ! que de bonheur un mot vient de troubler !
(Haut.)
Vous désirez me voir ?
Edgar. Pour des motifs que je ne puis vous dire,
Mais que vous devinez… sans doute… je désire
Avoir bientôt en vous un frère, un défenseur.
Oh ! vous êtes si bon, vous aimez tant ma sœur !
J’ai hâte d’assister à votre mariage,
Et quand vous partirez, je serai du voyage.
Quoi ! partir avec nous !… et pour quelle raison ?
Votre mari…
Elle m’est odieuse, et je n’y peux plus vivre.
De mon indigne chaîne il faut qu’on me délivre.
Je ne peux plus cacher ma honte et mon dégoût !…
Ensemble ils me trompaient !… Je sais tout, je sais tout !
Gardez-vous de nourrir cette affreuse pensée.
Moi qui les aimais tant !… Que j’étais insensée !
Vous devez les chérir encor.
Jamais, jamais !
Votre mère pour vous…
Voilà donc l’union que ses mains ont bénie !
Osez-vous la juger sur une calomnie,
Et voulez-vous troubler son bonheur, son repos,
Par votre confiance en un lâche propos ?
Pensez-vous qu’avec eux je sois d’intelligence ?
Pour de tels sentiments ai-je de l’indulgence ?
Croyez-vous que l’honneur me soit si peu sacré
Que j’unisse à mon nom un nom déshonoré ?
Ah ! vous me connaissez, et vous devez comprendre…
Edgar, c’est un devoir pour vous de les défendre ;
Mais vos secours sont vains, le prestige a cessé,
Et mes yeux sont ouverts ; j’ai lu dans le passé.
Je me suis rappelé bien des choses obscures
Qui s’expliquent enfin par autant d’impostures :
Des égards que d’abord je n’avais pas compris,
Sacrifices menteurs dont je connais le prix.
Je me suis rappelé bien des discours étranges,
De tendresse et de haine incroyables mélanges !
Ah ! je me suis surtout rappelé l’heureux jour
Où ma mère, joyeuse et triste tour à tour,
Nous maria… Mon Dieu !… nous étions à l’église,
À l’autel ; près de moi ma mère était assise.
Tout à coup… en sanglots je l’entends éclater…
Elle s’évanouit… il fallut l’emporter !
Oh ! je me sens mourir… Edgar, je vous implore !
Évitons un éclat… il en est temps encore :
Partons avec ma sœur, emmenez-moi… Du moins,
Mon affreux désespoir n’aura pas de témoins ;
Peut-être loin de ceux dont le bonheur m’outrage
Je pourrai me contraindre et vivre avec courage….
Je vous supplie !…
Mais d’ici là soyez prudente, calmez-vous ;
Vous tenez dans vos mains l’honneur de votre mère !
J’entends venir quelqu’un, ne pleurez pas !…
Mon père !
Scène IV.
Vous savez, mon ami, tout ce qui s’est passé ?
Non.
Malgré tous nos efforts, on le met à la porte,
Et c’est le président du conseil qui l’emporte !
On le disait hier déjà… mais j’espérais
Qu’ils se mettraient d’accord.
De tout ce changement c’est moi qui suis la cause.
Ah ! pour les désunir il fallait peu de chose :
Ce journal a servi de prétexte.
N’allez-vous pas gémir sur cet événement ?
Regretter un pouvoir dont on était l’esclave !
Voyez-vous ce héros ! Tu fais toujours la brave,
Mais je m’aperçois bien que tes yeux ont pleuré.
Ce n’est rien.
Elle paraît souffrante, et sa pâleur m’afflige.
Dites-moi… savez-vous ?…
Mais ce n’est rien, vous dis-je
Valentine n’est pas en larmes sans sujet.
Mon père, je voulais vous parler d’un projet
Qui nous ferait à tous grand plaisir, mais je n’ose.
Et quel est ce projet qu’en tremblant on propose ?
Je veux vous demander de marier ma sœur.
Dans six mois ?
Maintenant.
J’y consens de grand cœur.
Ah ! que je suis heureux !
C’est madame Guilbert que ce projet regarde ;
C’est son consentement qu’il vous faut obtenir.
(À Valentine.)
Tu pourras lui parler, car elle va venir.
(À Edgar.)
Pendant ce temps tous deux nous irons chez mon gendre,
Qui nous fait demander et qui doit nous attendre.
Sa mère va venir, elles vont se revoir.
Ah ! dans cet entretien je mets tout mon espoir.
Scène V.
Oh ! j’étouffais !… C’est trop prolonger mon supplice.
À quoi me servira ce courage factice ?…
Je vais revoir ma mère… elle va m’embrasser !…
Hélas ! il me faudra la fuir, la repousser !
Mon Dieu, je l’aimais tant ! j’étais si fière d’elle !
Comme je l’admirais !… je la trouvais si belle !
Et pour elle mon cœur s’est à jamais fermé !
Qu’il est dur de haïr ce qu’on a tant aimé !
Je ne pourrai, jamais me contraindre à sa vue,
Malgré moi…
Scène VI.
Valentine !
Ah !…
Qu’est-il donc arrivé ? mon Dieu ! quelle pâleur !
Pour elle nos ennuis ne sont pas un malheur.
Non, quelque autre chagrin la menace ou l’agite.
Elle fuit mes regards… toujours elle m’évite…
Valentine !
Ah ! c’est vous !… Je veux vous demander…
Eh bien, parle ; est-ce moi qui dois t’intimider ?
J’ai déjà confié ce projet à mon père,
Et vous l’approuverez comme lui, je l’espère.
Nous voulons marier ma sœur…
Ah ! vous vous passerez de mon consentement,
Son absence aujourd’hui serait trop douloureuse.
J’ai le droit d’exiger que ma sœur soit heureuse.
Envers toi, Valentine, ai-je donc quelques torts ?
On se croit innocent quand on est sans remords.
Si je te fais souffrir, ma fille, ose te plaindre ;
Ce n’est pas avec moi que tu peux te contraindre.
Pourquoi trembler ainsi… pâlir à mon aspect ?
Parle, cette froideur…
De mes ressentiments je crains la violence.
Ah ! ne me forcez pas à rompre le silence.
Je ne puis supporter cette position ;
Je demande, j’attends une explication :
D’où vient ce désespoir, cette parole amère ?…
Vous m’avez mariée à votre amant, ma mère !
Vous-même avez formé cet indigne lien !
Ma fille, écoute-moi…
Non, je n’écoute rien…
C’est ta soumission que ta mère réclame.
Moi, je ne me sens plus votre fille, madame !
Les méchants ont parlé… Pauvre enfant, calme-toi.
Adieu ! je vais partir, soyez heureux sans moi.
Vous aimez mon mari, je vous rends sa tendresse.
Viens.
Non, vous n’êtes plus pour moi que sa maîtresse !
Comment de sa pensée arracher cette erreur ?
Mais, courage, laissons s’exhaler sa fureur.
Elle n’entendrait pas maintenant !
Être frappée au cœur par une main si chère !
Trouver la trahison dans les bras maternels !
Une mère bénir des liens criminels,
Déshonorer sa fille !… étouffer dans son âme
Sa piété d’enfant et son amour de femme ;
La livrer à des vœux, des soupçons révoltants,
Et flétrir en un jour tous ses jours… à vingt ans !
Une mère, l’honneur, l’orgueil de la famille !
Ah ! c’est infâme !…
Il faut m’entendre enfin… Écoute, je le veux.
Qu’importe la douleur de ces tristes aveux ?
Par d’horribles soupçons je te vois poursuivie,
Il est temps de trahir le secret de ma vie…
Oui, j’aimai ton mari…
Bien !
Malgré mes combats
Madame… je le sais !
Jamais il n’a pu lire en mon âme blessée,
Jamais il n’a connu ma coupable pensée,
Et cet aveu, d’amour… qui m’étouffe la voix…
Je le fais aujourd’hui pour la première fois.
J’ai longtemps combattu pour vaincre ma faiblesse ;
Mais ce talent si beau, ce cœur plein de noblesse,
Ces dons supérieurs qui partout font la loi,
M’attiraient, me charmaient, m’entraînaient malgré moi.
Je voulus demander secours à son génie…
Fol espoir, dont je fus cruellement punie.
Son esprit se calmait dans de graves travaux.
Mais mon cœur s’exaltait de ses succès nouveaux.
Ah ! c’était imprudent, je le sentis moi-même :
Il est bien dangereux d’admirer ce qu’on aime !
Je luttais vainement contre un amour fatal,
Et j’allais succomber… Mais un soir, dans un bal…
Sortant de la retraite où tu fus élevée,
Il te vit, Valentine… Alors je fus sauvée !…
Oui, depuis ce moment toi seule l’occupas.
Eh bien ! je t’aime tant… que je n’en souffris pas !
Ses soins ne me causaient ni douleur ni colère ;
Oh ! je te pardonnais, ma fille, de lui plaire.
Je me rendais justice, et, changeant de fierté,
Je mettais mon orgueil dans ta jeune beauté ;
Joyeuse, je sentais qu’en mon âme innocente
La tendresse de mère était la plus puissante ;
Moi-même t’apprenais à l’aimer chaque jour ;
Mon amour s’épurait dans ton naissant amour,
Et lorsque après un an tu devins son épouse,
Si tu me vis pleurer, si tu me vis jalouse,
Ce n’était pas de toi… mais de lui : j’avais peur,
Mon enfant, qu’il ne prît ma place dans ton cœur.
Ô ma mère !
Tant que de ces propos tu ne fus pas instruite,
Je supportai ces cris, et je me résignai ;
Mais je défends enfin mon honneur indigné.
C’est que de tels efforts, si grandement sublimes,
Si monstrueux en bien… ressemblent à des crimes !
Le monde est effrayé des trop beaux sentiments ;
Il voit dans leur excès d’affreux égarements ;
Il ne peut les comprendre, il juge de sa place !…
Mais, viens donc, mon enfant, viens donc que je t’embrasse !
Ah ! c’est à vos genoux… Maman, pardonne-moi !
Va, ces affreux soupçons ne venaient pas de toi !
Non, mais hier j’ai lu dans un journal infâme…
Les indignes !… flétrir une si noble femme !
Forcer ce cœur si pur à se justifier,
Apprendre à son enfant même à s’en défier !
Hommes sans foi, démons inspirés par l’envie !…
Ah ! je ne veux plus lire un journal de ma vie.