§ 7

Comment les trois races simples de la région boréale ont
toujours donné l’exemple de la soumission au Décalogue.


La supériorité sociale signalée ci-dessus (§ 6), pour les pêcheurs qui habitent la zone glacée des deux continents s’explique par un fait que ne présente aucune autre race. Ce fait est la simplicité de la Constitution sociale, qui elle-même est le résultat de la nature exceptionnelle des lieux. Non seulement l’autorité paternelle procure, comme dans les deux autres zones, à chaque membre de la famille le bonheur fondé sur la paix ; mais en outre, presque partout, le père est dispensé de se concerter[illisible] avec ses voisins, soit pour organiser le droit de propriété, soit même pour régler l’usage des eaux marines, habituellement glacées, d’où la population tire ses principaux moyens de subsistance.

Dans les trois zones, les jeunes gens obéissent spontanément aux vieillards qui exercent la souveraineté. Ils ne sont point obligés, comme ceux qui habitent certaines localités de la région équatoriale, de renoncer, pendant leurs migrations périodiques, à la direction des vieux parents, ou même de les abandonner, faute de moyens de transport (C. e, IV, 2). La neige qui persiste, pendant la majeure partie de l’année, sur toute la surface de la région boréale, facilite, en effet, les transports opérés par « traînage » sur des territoires dénués de routes et de ponts. Elle permet à des familles nombreuses de rester réunies pendant les fréquentes migrations de chasse et de pêche. Dans l’extrême nord, où la température descend parfois au-dessous de 40 degrés centigrades, la neige, découpée en moellons cubiques, fournit les matériaux d’habitations sèches, relativement chaudes sous ce rigoureux climat, et improvisées, pour chaque nuit, par la partie faible de la famille qui ne peut s’employer utilement au travail de la subsistance. Les animaux employés aux transports sont généralement les chevaux, les chameaux et les bœufs, près de la frontière sud, où abondent les herbes ; à l’extrême nord, ce sont toujours des chiens, nourris comme la famille, avec la chair, la graisse ou l’huile des animaux sauvages et du poisson.

L’un des caractères distinctifs des trois races boréales est la rareté relative des infractions à la loi morale. L’appétit sensuel le plus dangereux est amorti par le froid. Le vol du bien d’autrui est peu fréquent, vu la rareté des produits stables qui peuvent être accumulés par le travail. L’effusion du sang, en l’absence de ces attentats, n’est guère provoquée par l’esprit de haine et de vengeance. Enfin, dans ces mêmes circonstances, l’émission des faux témoignages est évidemment restreinte dans la même mesure que l’action répressive exercée par les magistrats.

Le bonheur, qui est en quelque sorte une production indigène chez les races boréales, n’a point pour unique cause primitive la froidure du climat ; il n’engendre pas seulement une bonne organisation de la famille et la pratique de la loi morale ; il est lié, en outre, à la nature du travail, qui procure à ces populations simples les moyens de subsistance. La récolte des productions spontanées du sol et des eaux par la cueillette, la pêche, la chasse et le pâturage, est en elle-même une occupation attrayante. Au contraire, l’agriculture et l’industrie manufacturière constituent partout un pénible labeur. Cette opinion est justifiée par un fait. Les races boréales qui vivent de pêche et de chasse diffèrent toutes de certains peuples pasteurs que je signalerai plus loin (§ 8) : elles ne quittent jamais spontanément les localités qu’elles habitent.

Si, en raison d’une cause accidentelle, des individus appartenant à ces races sont amenés dans les contrées agricoles, ils succombent à la nostalgie, quand ils ne sont pas reconduits promptement au lieu natal. On peut caractériser le genre de bonheur dont jouissent les races de la région glacée, en disant qu’elles sont presque « obligées » de pratiquer la loi morale. Elles ne peuvent se procurer une foule de satisfactions physiques et intellectuelles, qui sont cependant compatibles avec le règne du bien. Ces satisfactions ne sont pas indispensables au bonheur, et elles déchaînent la souffrance dès que les populations en abusent. Tous les éléments de bien-être qui s’ajoutent à la jouissance du pain quotidien et à la pratique de la loi morale, constituent « la prospérité ». Les nations prospères ont toujours considéré la richesse, la science et la force comme les traits les plus enviables de leur condition.

Dans les régions chaudes, et surtout dans la région tempérée, les hommes ont toujours montré une tendance irrésistible vers ce complément de bien-être. Quand ils ont usé judicieusement de la liberté que le climat leur laisse à cet égard, ils ont beaucoup augmenté le pouvoir qu’ils exercent sur l’ensemble de la création. Toutefois, ce genre de bien-être n’a eu, jusqu’à présent, chez aucune nation prospère la permanence que présente, depuis les premiers âges de l’humanité, le bonheur des races simples de la région froide, et il n’a eu quelque durée que dans les grands empires de la région tempérée.