L’École de la médisance/Texte entier
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DE
COMÉDIE EN CINQ ACTES
TRADUCTION NOUVELLE
PARIS
MAURICE DREYFOUS, ÉDITEUR
13, RUE DU FAUBOURG MONTMARTRE, 13
1879
DE
AVERTISSEMENT
Nous croyons combler une lacune regrettable en donnant aujourd’hui au public une traduction complète et fidèle de l’École de la Médisance. Les traductions antérieures, peu nombreuses d’ailleurs, remontent à une époque trop éloignée ou sont trop peu répandues, pour qu’il ne fût pas utile de refaire un travail insuffisant ou ignoré. Nous ne parlons pas, bien entendu, des pâles copies de ce chef-d’œuvre, ni des pastiches oubliés, tels que les Deux Neveux, les Portraits de Famille, le Tartuffe de Mœurs, etc., qui ont paru jadis sur la scène française.
On trouvera, jointes à notre traduction, une notice biographique succincte sur Sheridan, une analyse critique de la pièce, et des notes qui nous ont semblé nécessaires à la parfaite intelligence du texte. Nous n’avons pas jugé à propos de donner le prologue de Garrick ni l’épilogue de Colman, indépendants de l’ouvrage, et qui n’offrent plus actuellement le moindre intérêt.
Nous ne doutons pas que cette traduction nouvelle, où nous avons essayé, tout en respectant scrupuleusement la pensée et les intentions de l’auteur, de rester Français le plus possible, n’obtienne du public un accueil empressé. L’École de la Médisance ne s’adresse pas seulement aux élèves de nos lycées qui étudient l’anglais et qui y trouvent le moyen le plus rapide de se perfectionner dans cette langue, mais encore aux lettrés, aux personnes qui désirent s’initier aux chefs-d’œuvre du théâtre étranger, comme à celles qui désirent seulement passer quelques instants agréables.
Disons enfin que, si notre traduction s’adresse à toutes les intelligences, la modicité de son prix la met à la portée de toutes les bourses.
NOTICE SUR SHERIDAN
Richard Brinsley Sheridan naquit à Dublin, en septembre 1751, de Thomas et de Françoise Sheridan. Comme Swift, l’immortel auteur de Gulliver, il fit des études peu sérieuses, qui ne semblaient guère promettre ce qu’il devait tenir plus tard. À peine sorti du collége d’Harrow-on-the-Hill, à l’âge de 18 ans, il rencontra la jeune cantatrice Elisabeth Linley, dont le cœur lui fut un instant disputé par son frère aîné et par un de ses amis nommé Halhed. Sheridan se battit deux fois pour elle. Il l’épousa enfin, après que miss Linley eût repoussé en sa faveur divers partis fort avantageux.
Comme les deux amants étaient mineurs (ils n’avaient pas ensemble 40 ans), le mariage eut lieu secrètement, sans le consentement de leurs familles, qui y étaient opposées. M. Linley seul donna le sien en 1773. Sheridan ne voulant pas que sa femme continuât son métier de chanteuse, celle-ci, pour dédommager son père des ressources dont le privait cette résolution, lui fit abandon d’une partie de sa petite fortune.
Après avoir essayé du droit, puis des études politico-littéraires, mais sans goût et sans succès, Sheridan, pressé par la nécessité de soutenir sa femme, qu’il eût été honteux de voir reparaître sur le théâtre, se fit écrivain dramatique. Sa pièce de début, les Rivaux, tombée à la première représentation, se releva aux représentations suivantes et décida de sa vocation. Il donna ensuite la Saint-Patrice ou les Projets du Lieutenant, pièce bouffe, ainsi que la Duègne, le meilleur opéra anglais, dont son beau-père composa ou arrangea la musique, et qui fut jouée 75 fois, presque sans interruption.
En 1775, Sheridan obtient la direction du théâtre de Drury-Lane, laissée libre par la retraite de Garrick, et il y fait représenter avec un grand succès l’Excursion à Scarborough, pastiche de la Rechute de Vanburgh. L’apparition de l’École de la Médisance sur cette scène, le 8 mai 1777, porte à son comble la réputation du jeune auteur-directeur, qui voit ratifier par les plus illustres critiques le jugement enthousiaste du public. Johnson et Lord Byron déclarent que cette œuvre est la meilleure comédie moderne du théâtre anglais, et Moore la caractérise d’un mot : « C’est un riche musée d’esprit. »
L’École de la Médisance, une fois la première vogue épuisée, eut encore pendant trois ans de suite une série de trois représentations par semaine, avec de magnifiques recettes, jusqu’à nuire aux pièces nouvelles qui se hasardaient sur les autres scènes de Londres. Le Camp, puis, en 1779, le Critique ou la Répétition d’une Tragédie, enfin Pizarre, drame imité de Kotzebue, couronnèrent la carrière dramatique de Sheridan.
Il nous reste à retracer sa carrière politique, non moins brillante et non moins remplie. Entré à la Chambre des communes au mois de novembre 1780, comme représentant du bourg de Strafford, Sheridan siégea sur les bancs de l’opposition, à côté des illustrations du parti whig, Burke et Fox, dont il partagea la fortune gouvernementale. Sous-secrétaire d’État de la guerre en 1782 et secrétaire de la Trésorerie l’année suivante, il donna sa démission quand ses amis quittèrent le pouvoir.
En 1787, le procès du gouverneur des Indes, Hastings, dont il combattit énergiquement l’administration cruelle et despotique, plaça Sheridan au premier rang des orateurs du parlement. Dans les questions de la régence du prince de Galles, de la suspension du bill de l’habeas corpus, etc., et surtout dans la défense de la Révolution française, il rivalisa de talent avec Fox et atteignit la plus haute éloquence. Ses adversaires mêmes ne purent lui refuser le témoignage de leur admiration.
Mais, à partir de 1809, commença sous de tristes auspices la troisième période d’une vie jusque-là si heureuse. Sheridan perdit sa femme, qu’il n’avait jamais cessé d’aimer avec toute l’ardeur de ses jeunes années. Le théâtre de Drury-Lane fut incendié et, quand on l’eut reconstruit, Sheridan ruiné dut en abandonner la direction. En 1812, lors des élections générales, il ne fut pas renommé, et ses amis les whigs qui, revenus au pouvoir, auraient pu lui donner une charge pour vivre, l’oublièrent ou le dédaignèrent.
Ainsi frappé dans ses affections, sa fortune et ses espérances, Sheridan ne traîna plus qu’une existence misérable. Contraint d’engager sa bibliothèque et de vendre jusqu’au portrait de sa femme, dernier et précieux souvenir, il lui fallut subir tous les déboires, toutes les tortures, jusqu’à l’humiliation de la prison pour dettes. Ce fut le coup suprême. Il en était à peine sorti, grâce à la compassion de son médecin, que, malade, abreuvé de dégoûts, il mourut dans le plus complet dénûment le 7 juin 1816, à l’âge de 65 ans.
Triste ironie du sort ! On lui fit des funérailles princières. Les altesses royales, les grands dignitaires et les plus illustres hommes d’État du royaume, qui s’étaient fait gloire autrefois de son amitié, et qui pouvaient, quelques jours avant, le tirer du besoin ou tout au moins adoucir son agonie, ne se souvinrent de Sheridan que pour l’accompagner au tombeau. Il fut enterré en grande pompe à Westminster, entre Garrick, son ami, et Cumberland, son adversaire.
Complétons ces renseignements sur la vie de Sheridan, empruntés à son excellent biographe Thomas Moore, par quelques détails qui achèveront de le faire connaître :
L’auteur de l’École de la Médisance était d’une taille au-dessus de la moyenne, fort et bien fait. Sa figure était agréable et sympathique, ses yeux particulièrement expressifs et pleins de feu. Il avait la manie de travailler le soir, à la lueur d’une multitude de flambeaux. Il puisait d’ordinaire son inspiration dans le jus de la treille ou, selon l’expression rabelaisienne, dans « la dive purée septembrale ». Ce n’est pas à dire que ce fût un ivrogne, comme ses ennemis l’ont prétendu. Il aimait le vin, mais n’en abusait pas. « Un verre de bon vin, assurait-il, encourage la pensée qui tarde à venir et, quand elle est venue, un verre de bon vin la récompense. »
D’un caractère léger, imprévoyant, sans ordre ni économie, Sheridan s’est peint lui-même dans le jeune Charles de son École de la Médisance, donnant de l’argent quand il en a et ne s’inquiétant point de l’avenir. Il fit comme tant d’autres hommes de lettres que, de nos jours surtout, on a vus gaspiller des fortunes entières refaites plusieurs fois, et succomber à la fin sans laisser même de quoi se faire enterrer.
Mais, si Sheridan fut coupable d’insouciance et de négligence, du moins il n’eut jamais à rougir d’une indélicatesse et il poussait la probité jusqu’au scrupule. Il mérite donc de figurer parmi les illustrations les plus pures dont puisse s’enorgueillir l’Angleterre.
Nous ajouterons que, si jamais étranger eut droit de cité en France, c’est bien certainement le défenseur éloquent de notre grande Révolution et l’écrivain élégant, d’un esprit si français, de l’École de la Médisance.
« Si sa conduite publique eût été moins ferme et moins désintéressée, conclut justement M. Moore, Sheridan se serait assuré les moyens d’être indépendant et respectable dans sa vie privée. Il serait mort en riche apostat, au lieu de terminer dans l’indigence une vie patriotique. Il aurait, pour nous servir de ses expressions, caché sa tête sous une couronne[1], au lieu de se borner à acquérir le trésor stérile de la reconnaissance nationale. Si donc nous admirons les sacrifices qu’il a faits à la cause de la liberté, nous serons plus indulgents pour ses erreurs et ses imprudences ; et, puisque le temps des miracles est passé, contentons-nous de voir en lui un martyr, sans exiger qu’il ait été un saint. »
EXAMEN CRITIQUE DE L’ÉCOLE DE LA MÉDISANCE
Deux jeunes gens, Charles et Joseph Surface, orphelins, ont aux grandes Indes un oncle immensément riche, sir Oliver Surface, qui débarque un beau matin à Londres, et veut, avant de se faire connaître de ses neveux, éprouver leur affection et s’assurer qu’ils sont dignes de la sienne. Il s’entend dans ce but avec un ancien serviteur de la famille, Rowley, et avec sir Peter Teazle, vieux gentilhomme, mari d’une jeune femme, qui lui fait de Joseph un éloge excessif et lui dépeint Charles comme un libertin fieffé, perdu de dettes et de réputation.
Sir Oliver n’en persiste pas moins à vouloir juger ses neveux par lui-même. Introduit d’abord chez Charles sous le nom de M. Premium, usurier et ci-devant brocanteur, il constate en effet que le jeune homme est bien tel qu’on le lui avait représenté. Cependant, désireux de pousser l’expérience jusqu’au bout, il laisse son écervelé de neveu lui adjuger tous les portraits de ses ancêtres, dernière épave sauvée du naufrage. Le faux usurier va se retirer fort mécontent, quand il avise dans un coin un portrait oublié, dont il offre autant que de tous les autres. Ce portrait est le sien ; mais Charles, plein de reconnaissance pour son bon oncle Oliver, dont il a reçu maints témoignages de libéralité, refuse obstinément de se séparer, à quelque prix que ce soit, d’un souvenir qu’il gardera, dit-il, tant qu’il aura une chambre où le mettre.
À ce trait, qui rachète à ses yeux tous les torts et toutes les fredaines du jeune homme, sir Oliver reconnaît que Charles mérite encore son estime. Néanmoins, il conserve son incognito et se rend chez son second neveu Joseph, où il se présente comme un parent pauvre du nom de Stanley, en le suppliant de lui venir en aide. Joseph le plaint vivement, il lui offre toutes les consolations possibles, mais il se déclare dans l’impuissance de l’assister. Il a dû, prétend-il, donner beaucoup d’argent pour payer les folies de son frère et, quant à sir Oliver, dont on croit qu’il a reçu des sommes considérables, c’est un vieux ladre qui ne lui a jamais envoyé des Indes que des petits cadeaux insignifiants.
Ce double mensonge achève d’éclairer sir Oliver sur l’hypocrisie et l’égoïsme de celui qui passe pour un homme vertueux et serviable. En même temps, on lui remet de l’argent de la part de Charles, qui s’imagine obliger son parent pauvre, preuve surabondante que ce dernier est un honnête garçon, chez lequel une mauvaise tête n’arrête pas les élans d’un cœur généreux.
Mais il ne suffirait pas que sir Oliver fût édifié sur le compte de Joseph, si ce Tartuffe du grand monde devait continuer à faire des dupes. Il n’en est pas ainsi, et sir Peter Teazle ne tarde pas à ouvrir les yeux à son tour. Nous ne raconterons pas comment il découvre sa jeune femme cachée chez Joseph, derrière un paravent. Nous dirons seulement que le vice couvert des dehors de la vertu est enfin puni dans Joseph, qui se voit trahi ou gourmandé par ses propres complices, et que l’honneur, resté intact malgré les excès d’un jeune tempérament, est récompensé dans Charles qui épouse, en dépit de toutes les manœuvres, Maria, pupille de sir Peter.
Ce sont des personnages épisodiques : Lady Sneerwell, Mrs Candour, Crabtree et sir Benjamin Backbite, réunion de mauvaises langues et de méchants esprits, qui se chargent de justifier le titre de la pièce : École de Médisance, en tenant les fils de l’intrigue. Ce sont eux qui ont fait à Charles une réputation déplorable et à Joseph, un des leurs, un renom de probité sans égale. Ce sont eux qui, par des insinuations, des bruits malveillants, jusqu’à des lettres supposées, sèment la défiance, le trouble et la division dans les familles ; qui ont réussi à rendre sir Peter jaloux de sa femme et de Charles, à mettre Joseph à l’abri des soupçons, enfin à brouiller Charles avec Maria, en imaginant des lettres qui engagent ce jeune homme avec lady Sneerwell, l’habile directrice de l’École de la Médisance.
Telle est la sèche et incomplète analyse de la comédie qu’on lira plus loin. On le voit : l’intrigue n’a rien de nouveau ni d’original ; le Joseph Surface ressemble fort au Tartuffe de Molière et sir Peter Teazle au pauvre Orgon, « mis au point de voir tout sans rien croire », qui, détrompé enfin, s’écrie :
Ah ! ah ! l’homme de bien, vous m’en vouliez donner !
· · · · · · · · ·
Vous épousiez ma fille et convoitiez ma femme.
Au lieu de la fille, mettez la pupille que, dans son aveuglement, sir Peter destinait à Joseph, et la situation est la même. Il n’est pas jusqu’à la scène du paravent qui ne soit bien proche parente de celle de Tartuffe où Orgon se cache sous la table. Mais, malgré cet air de famille, cette scène n’en est pas moins une des plus amusantes, une des plus franchement comiques qu’il y ait au théâtre. Sheridan l’a faite pour ainsi dire sienne, il se l’est appropriée par la nouveauté, l’agencement heureux des détails, et par les mots spirituels dont elle fourmille.
Du reste, ce n’est, d’un bout à l’autre de la pièce, qu’un feu roulant de saillies brillantes et de traits piquants. L’auteur de l’École de la Médisance n’est pas si exclusif que l’Armande des Femmes savantes. Il ne dit point :
- Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
Tout le monde a de l’esprit chez lui, amis et ennemis, maîtres et valets. Heureusement, il n’en résulte aucune fatigue ; car, sans cela, on pourrait avancer que le plus sérieux reproche à lui faire, c’est d’en avoir trop mis, d’avoir bourré sa pièce d’autant d’esprit qu’il en faudrait pour alimenter vingt « chefs-d’œuvre » de nos auteurs contemporains.
Citerons-nous les deux scènes entre sir Peter et lady Teazle, merveilles d’enjouement et d’humour, véritable modèle de dispute conjugale ; la vente des portraits, l’épisode du duel, les divers cours de médisance tenus chez lady Sneerwell, etc. ? Quelle verve, quelle facilité d’invention, quel charme de style, quelle finesse toute française et, qui plus est, toute parisienne ! N’étaient les noms et certaines expressions du crû, ne se croirait-on pas bien loin de Londres et plus près de la Seine que de la Tamise ?
Nous aimons moins le souper chez Charles, qui ressemble trop aux orgies de carton de nos drames et de nos comédies hybrides, et qui donne, peut-être avec intention, une bien faible idée des débauches de ce pauvre garçon. Les plaisanteries un peu tirées de son valet Trip ne nous plaisent pas davantage. Enfin on remarquera, comme nous, des passages superflus, des redites qui font longueur ou ventre, — selon le terme scénique, — et certaines facéties qui perdent tout leur sel à force d’être répétées. Mais il faut des ombres au tableau et, à part quelques petites imperfections, l’œuvre de Sheridan apparaîtra au lecteur français comme une des plus saines, des plus vivantes du théâtre moderne.
Faut-il parler maintenant de certaines critiques injustes ou exagérées, qu’on a cru devoir lui adresser sur quelques-uns de ses personnages ? La plus spécieuse est celle-ci : Charles nous est présenté sous un aspect si séduisant que nous oublions ses défauts, en somme blâmables, pour ne voir que ses qualités. De là à dire que Sheridan a revêtu de couleurs sombres la vertu dans Joseph et orné de fleurs le vice dans Charles, il n’y a qu’un pas pour les âmes charitables, en Angleterre comme en France.
Nous n’aurons pas de peine à faire justice d’un pareil reproche. Le jeune Charles Surface, coupable d’avoir gaspillé sa fortune, d’aimer le vin, le jeu et les femmes, mais au demeurant probe, obligeant, plein de cœur, convenant loyalement de tous ses torts, prêt à les effacer, les réparant déjà par son affection reconnaissante pour son oncle, par son amour pur pour Maria, semble bien terne, bien pâle, bien « godiche » auprès des aimables coquins de nos innombrables romans et pièces de théâtre, de ces Don Juans en habit noir, voire de ces Rocamboles, dont les femmes raffolent et dont les hommes envient les bonnes fortunes. C’est un modèle de délicatesse, de vertu et de continence, un phénix, un saint, auprès des fils de famille que Molière nous représente dupant sans scrupule des pères barbons, avec l’aide de leurs Scapin et de leurs Mascarille, et trompant sans relâche les pauvres Georges Dandin et les Sganarelle.
Sheridan n’a pas de ces audaces d’allure, de ces libertés de langage du théâtre de Molière. Il ne brave l’honnêteté ni dans les mots, ni dans les choses. Dans son École de la Médisance, point de Dorine « forte en gueule », point de situations épicées. Lady Teazle est une petite pensionnaire, comparée aux Angélique et aux Elmire. Elle n’a pas d’amant, ce serait shocking, mais un « sigisbé platonique », non par goût encore, mais parce que la mode le veut ainsi, comme elle a son carrosse, sa chaise et ses poneys. Joseph Surface n’oserait jamais la presser aussi vivement que fait Tartuffe, car elle ne souffrirait pas, même avec l’excuse d’Elmire, qui ne veut que désillusionner son mari, un assaut trop vif à sa vertu.
En somme, la pièce de Sheridan, non seulement ne contient rien, absolument rien qui porte la moindre atteinte à la vraie morale, mais elle ne blesse pas même cette morale de convention, cette pruderie, cette bégueulerie toujours prête à couvrir du mouchoir des nudités innocentes. On pourrait la jouer dans les pensionnats de demoiselles. En attendant, on a pu la mettre sans crainte entre les mains des élèves de nos lycées et colléges, sans avoir à retrancher que quelques mots inoffensifs, qui ont pourtant effarouché la pudeur universitaire. Les éditions classiques de Virgile et d’Horace ne sont pas si soigneusement expurgées !
On attendrait peut-être de nous, pour finir, un parallèle savant entre l’École de la Médisance et certaines pièces du théâtre contemporain, une dissertation bien sentie sur les différents genres de comédies, un rapprochement ingénieux du talent de Sheridan avec celui de M. Émile Augier, de M. Alexandre Dumas fils ou de M. Victorien Sardou. Si nous avions d’autre ambition que celle de faire œuvre consciencieuse de traducteur, peut-être nous laisserions-nous tenter, peut-être l’entreprise aurait-elle de quoi nous séduire ; mais nous n’aurons pas la fatuité de penser que le public se soucie beaucoup de connaître notre opinion à cet égard.
Nous voulons cependant ajouter quelques mots sur la comédie de mœurs, vraiment digne du nom, comparée à la comédie d’intrigue qui domine aujourd’hui, et nous ne cacherons pas qu’il est regrettable, selon nous, de voir la plupart de nos auteurs sacrifier un mérite réel à la production d’une foule d’œuvres incomplètes, mal venues, qui obtiennent des succès de curiosité, sinon de scandale, et dont il ne reste rien après une vogue éphémère. On y trouve, certes, de nombreuses qualités : de l’à-propos, des saillies multiples, du mouvement, une parfaite entente de la scène, l’art de nouer l’intrigue, de faire arriver et sortir heureusement les personnages, de leur faire dire juste ce qu’ils doivent dire et de tenir toujours par quelque point l’attention du spectateur en éveil. Mais, en regard de ces qualités reconnues, s’accusent les graves défauts inhérents à des œuvres bâties à la hâte, suivant la mode du jour, et destinées à vivre jusqu’à ce qu’elle change : banalités, observation toute superficielle, rien d’étudié, rien de solide, des types faux, mal conçus, et qui se démentent à chaque instant, des hardiesses incroyables, des crudités révoltantes, enfin des invraisemblances de situation, de caractère et de style à peine sauvées par le tact et le savoir-faire, constituant un amalgame des genres, où domine le drame, où tranche bruyamment le vaudeville, et où la comédie se montre discrètement, à de trop rares intervalles.
Ce n’est pas que nos auteurs modernes n’aient la prétention de peindre les mœurs, tout en sacrifiant au goût du public pour les pots-pourris dramatiques, mélange du rire et des pleurs, des sentiments, le plus divers qui se heurtent, s’entre-croisent et hurlent de se voir assemblés. Mais quelles mœurs peignent-ils, et de quelles couleurs, criardes, outrées ! Ce ne sont pas les travers humains que ces messieurs représentent : ils n’en ont pas le temps, la capacité ou le courage. Les vices hideux, les difformités, les monstruosités sociales, voilà leur spécialité, leur triomphe ! Quand ils n’en trouvent pas sous la main, ils en inventent. Ce ne sont dans leurs boutiques que femmes à cinq ou six amants, maris à cinq ou six femmes, passions excentriques et non classées, qu’ils montrent aux badauds, dont ils présentent la description sous toutes les faces, comme nos Barnums forains exhibent des veaux à six pattes et des fœtus conservés dans l’esprit-de-vin.
Et que dire de leurs intrigues ? Hélas ! de loin c’est quelque chose et de près ce n’est rien. On rit beaucoup aujourd’hui de l’imbroglio naïf de certaines pièces de Molière, d’après le canevas italien, des reconnaissances d’enfant miraculeuses, etc., et l’on ne s’aperçoit pas que les intrigues les plus vantées du théâtre contemporain ne sont souvent qu’un tissu d’audacieuses invraisemblances, un composé de trucs puérils invariablement les mêmes, un paquet de ficelles soigneusement mises en réserve, et qui servent à tous, comme les décors, les châssis et les portants. Ce sont toujours les mêmes bas et la même cravate.
Nous sera-t-il difficile de prouver ce que nous avançons ici ? Nullement. Prenons, par exemple, l’innocente intrigue de l’École de la Médisance : ce sera prendre celle de la plupart des comédies des xvii et xviii siècles. Nous avons le raisonneur, le mari ridicule, la femme coquette, l’oncle d’Amérique, le deus ex machina de la chose, le traître, les deux jeunes amants, enfin la troupe ordinaire des personnages épisodiques, des comparses, qui s’agite au deuxième ou au troisième plan.
Examinons maintenant les procédés de mise en scène de M. Sardou, puisqu’aussi bien c’est un de nos faiseurs les plus estimés. Nous constaterons que, dans toutes ses pièces, il y a un raisonneur, habillé il est vrai à la moderne, pédagogue aux théories originales, faisant la leçon à tous les personnages, et leur adressant sur un ton léger des remontrances spirituelles, avant de les tirer d’embarras. Le mari, la femme, l’amant, le traître ne manquent pas non plus à l’appel, quoique transformés par le progrès. Ainsi le progrès veut que le petit jeune homme qui, à côté de l’action principale, conte fleurette à l’ingénue, l’enlève ou tente de l’enlever. Seulement, le progrès n’a rien pu contre l’antique ressource des lettres compromettantes égarées, qui ont failli ou dû tomber entre les mains de la personne intéressée, que tout le monde cherche afin de gagner du temps et qu’on trouve très-naturellement, dès que l’auteur n’en a plus besoin.
En thèse générale, le pivot des pièces modernes est une femme mariée, qui a trompé, trompe ou va tromper son mari. Tout est là, et c’est la sauce qui fait passer le poisson. Nous sommes donc fondé à conclure que, ni du côté de la peinture des mœurs ni du côté même de l’intrigue, notre théâtre contemporain ne saurait sérieusement et loyalement lutter contre ces bonnes vieilles pièces, naïvement mais solidement charpentées, qui résistent aux injures du temps et aux coups de la critique. Ajoutons que la plupart de nos auteurs n’ont pas même pour eux le mérite de l’idée première de leurs œuvres, et qu’ils pillent des sujets un peu partout. Si, du moins, ils tiraient de ces matériaux empruntés à tort et à travers de véritables comédies, marquées au coin de la raison, du bon goût, de l’esprit, à la bonne heure ! Nous ne saurions pas plus leur en vouloir qu’on n’en voudra à Sheridan d’avoir pris une idée de Tom Jones, une idée de Tartuffe, une idée du Misanthrope, et d’avoir ainsi composé ce chef-d’œuvre original : l’École de la Médisance.
Des observations qui précèdent, il ne faudrait pas tirer la conséquence que nous voudrions un théâtre moral dans le sens absolu du mot, et reprenant les travers humains avec la prétention de les guérir. Non, telle n’est point notre pensée, et nous n’avons jamais cru à la justesse de la devise : Castigat ridendo mores. Il suffit, selon nous, que la comédie constate le mal, qu’elle le signale, qu’elle le bafoue et le ridiculise le plus possible. Quant à le supprimer entièrement, elle n’en a pas le pouvoir et là, d’ailleurs, n’est pas sa mission. Il y aura toujours, quoi qu’on dise ou qu’on fasse, des coquettes, des précieuses, des mari malheureux, des libertins, des intrigants, des avares, des faux-bonshommes, des étourdis, des fâcheux… La médisance surtout est immortelle : il en faut prendre son parti et se consoler en répétant avec la Dorine de Tartuffe :
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n’est point de rempart.
À tous les sots caquets n’ayons donc nul égard ;
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.
L’auteur de l’École de la Médisance n’a pas échappé lui-même à la médisance : on a prétendu qu’il s’était attribué une œuvre de sa mère, Françoise Sheridan, qui a laissé deux comédies : la Découverte et la Dupe, et plusieurs romans. Cette particularité curieuse ne démontre-t-elle pas, mieux que les plus longs discours, la vérité de notre assertion, et ne nous autorise-t-elle pas à conclure que la tâche de l’écrivain dramatique est assez grande, assez glorieuse, s’il se contente de montrer l’homme tel qu’il est, de l’indiquer tel qu’il devrait être, sans entreprendre de le faire ni meilleur ni pire ? C’est folie d’essayer de blanchir le diable, comme aussi est-ce une méchante action de le faire plus noir qu’il n’a jamais été.
Sir Peter Teazle (Pierre Taquin).
Sir Oliver Surface (Olivier Surface).
Joseph Surface.
Charles Surface.
Crabtree (Pommier sauvage).
Sir Benjamin Backbite (Mord les gens par derrière).
Rowley.
Moses (Moïse).
Trip (Croc-en-jambes).
Snake (Serpent).
Careless (Sans-souci).
Sir Harry Bumper (Henri Rouge-bord).
Lady Teazle.
Maria.
Lady Sneerwell (Ricaneuse).
Mistress Candour (Candeur).
L’ÉCOLE
DE
ACTE I
Scène I
Lady Sneerwell. — Ainsi, M. Snake, les articles ont tous été insérés ?
Snake. — Oui, Madame ; et, comme je les ai copiés moi-même en changeant mon écriture, il n’y a pas moyen de soupçonner d’où ils viennent.
Lady Sneerwell. — Avez-vous répandu la nouvelle de l’intrigue de lady Brittle[2] avec le capitaine Boastall[3] ?
Snake. — L’affaire marche aussi bien que vous pouvez le désirer, Madame. Selon toute probabilité, je pense, elle arrivera aux oreilles de Mrs Clackitt[4] d’ici à vingt-quatre heures, et alors, vous le savez, on peut regarder la besogne comme faite.
Lady Sneerwell. — Oui, c’est vrai, Mrs Clackitt a un très-joli talent et beaucoup d’adresse.
Snake. — En effet. Madame, et elle a eu assez de succès dans son temps. À ma connaissance, elle a fait rompre six mariages et déshériter trois fils ; elle a causé quatre enlèvements, autant d’accouchements secrets, neuf séparations de biens, et deux divorces. Bien mieux, je l’ai trouvée plus d’une fois en train d’amener un tête-à-tête, dans le Town and Country Magazine[5], entre deux personnes qui, auparavant peut-être, ne s’étaient jamais vues de leur vie.
Lady Sneerwell. — Elle a certainement des qualités, mais ses procédés sont communs.
Snake. — C’est très-vrai. Son plan est généralement bien tracé, elle a la langue libre et l’invention audacieuse ; mais son coloris est trop sombre, et ses esquisses souvent extravagantes. Il lui manque cette délicatesse de teinte et ce moelleux de raillerie, qui distinguent la médisance de milady.
Lady Sneerwell. — Ah ! vous me flattez, Snake.
Snake. — Pas le moins du monde… Tout le monde reconnaît que lady Sneerwell peut faire plus, avec un mot ou un regard, que d’autres avec les histoires les plus étudiées, même quand ils ont la chance d’avoir un peu de vrai de leur côté.
Lady Sneerwell. — Oui, mon cher Snake, et je n’ai pas l’hypocrisie de nier la satisfaction que j’éprouve du succès de mes efforts. (Ils se lèvent) Blessée moi-même, au début de ma vie, par la langue envenimée de la médisance, je l’avoue, je n’ai connu depuis aucun plaisir égal à celui de réduire les autres au niveau de ma propre réputation.
Snake. — Rien de plus naturel… Mais, lady Sneerwell, vous m’avez depuis peu employé à une affaire qui m’intrigue. Franchement, je ne vois pas trop où vous voulez en venir.
Lady Sneerwell. — Il s’agit, n’est-ce pas, de celle qui concerne mon voisin, sir Peter Teazle, et sa famille ?
Snake. — Justement. Il y a là deux jeunes gens, à qui sir Peter a servi en quelque sorte de tuteur depuis la mort de leur père : l’aîné, possédant le plus aimable caractère, et jouissant de la considération universelle ; le cadet, le garçon le plus dissipé et le plus extravagant du royaume, sans amis ni réputation ; le premier, admirateur avoué de milady, et, selon toute apparence, votre préféré ; le second, attaché à Maria, pupille de sir Peter, et sans contredit aimé d’elle. Maintenant, les choses ainsi envisagées, je ne m’explique pas du tout que vous, la riche veuve d’un chevalier de la cité, vous ne couronniez pas enfin l’amour d’un homme comme M. Surface, aussi bien posé et d’un tel avenir ; et, ce qui m’étonne encore plus, c’est votre zèle extrême à détruire l’attachement réciproque qui existe entre son frère Charles et Maria.
Lady Sneerwell. — S’il faut vous dévoiler d’un mot ce mystère, vous saurez que l’amour n’entre pour rien dans mes relations avec M. Surface.
Snake. — Ah ! bah !
Lady Sneerwell. — Il convoite en réalité Maria, — ou sa fortune, — mais, trouvant dans son frère un rival préféré, il a été forcé de masquer ses prétentions, et de se servir de mon aide.
Snake. — Cependant, une chose qui m’intrigue encore davantage, c’est que vous vous intéressiez vous-même à son succès.
Lady Sneerwell. — Dieux ! que vous êtes borné ! Vous ne devinez donc pas la faiblesse que jusqu’ici, par honte, j’ai cachée même à vous ? Dois-je confesser que Charles, ce libertin, cette tête à l’envers, ce banqueroutier de fortune et de réputation, est la cause de mon inquiétude, le mobile de mes méchancetés, et que, pour l’obtenir, je ne reculerais devant rien ?
Snake. — À la bonne heure, maintenant, votre conduite m’apparaît suivie ; mais comment en êtes-vous arrivés, vous et M. Surface, à vous faire de telles confidences ?
Lady Sneerwell. — Poussés tous deux par notre intérêt… Il y a longtemps que je l’ai deviné. Je le connais à présent : il est rusé, égoïste et méchant… bref, c’est un coquin sentimental. Et aux yeux de sir Peter, aux yeux de tous ceux qui le fréquentent, il passe pour un jeune prodige de sagesse, de bonté et de bienfaisance.
Snake. — Oui : sir Peter va jusqu’à jurer qu’il n’a pas son pareil en Angleterre… et surtout, il l’exalte comme un homme à principes.
Lady Sneerwell. — En effet… et, sous le couvert des principes, l’hypocrite l’a mis entièrement dans son jeu vis-à-vis de Maria. Le pauvre Charles, lui, n’a pas d’ami dans la maison, si ce n’est, j’en ai peur, un bien puissant dans le cœur de Maria, et c’est contre celui-là que nous devons diriger nos batteries.
Le Domestique. — M. Surface !
Lady Sneerwell, traversant la scène. — Faites monter. (Le domestique sort.) Il passe généralement chez moi à cette heure-ci. Je ne m’étonne pas qu’on me le donne pour adorateur.
Joseph Surface. — Ma chère lady Sneerwell, comment allez-vous aujourd’hui ?… M. Snake, votre tout dévoué.
Lady Sneerwell. — Justement, Snake venait de me plaisanter sur notre attachement réciproque ; mais je l’ai informé de nos vues réelles. Vous savez combien il nous a été utile, et, croyez-moi, il est digne de notre confiance.
Joseph Surface. — Madame, je ne saurais suspecter un homme aussi plein de sens et de tact que M. Snake.
Lady Sneerwell. — Bien, bien, trêve de compliments ! Dites-moi plutôt quand vous avez vu Maria… ou, ce qui m’intéresse davantage, votre frère.
Joseph Surface. — Je ne les ai vus ni l’un ni l’autre depuis notre dernière rencontre ; mais je puis vous apprendre qu’ils ne se parlent plus. Quelques-unes de vos histoires ont produit leur effet sur Maria.
Lady Sneerwell. — Ah ! mon cher Snake, c’est à vous qu’en revient le mérite !… Mais, est-ce que les embarras de votre frère augmentent ?
Joseph Surface. — À tout instant. Je me suis laissé dire qu’il y avait encore eu chez lui, hier, une autre saisie judiciaire. Bref, son inconduite et son extravagance dépassent tout ce que j’ai jamais entendu raconter.
Lady Sneerwell. — Pauvre Charles !
Joseph Surface. — Il est vrai, Madame ; malgré ses vices, on ne peut s’empêcher de lui être sympathique. Pauvre Charles ! Certainement je voudrais qu’il fût en mon pouvoir de lui rendre quelque service important ; car l’homme qui n’est pas touché des malheurs d’un ami, fussent-ils causés par son inconduite, mérite…
Lady Sneerwell. — Seigneur ! le voilà parti avec sa morale !… Vous oubliez que vous êtes avec des amis.
Joseph Surface. — Parbleu, c’est vrai !… Réservons la tirade pour sir Peter, quand je le verrai… Toutefois, c’est certainement œuvre pie d’arracher Maria à un tel libertin, qui, s’il doit être corrigé, ne peut l’être que grâce aux qualités supérieures et au savoir-faire de milady.
Snake. — Je crois, lady Sneerwell, que vous voici de la compagnie. Je vais aller copier la lettre dont je vous ai parlé… M. Surface, votre très-obéissant serviteur !
Joseph Surface, s’avançant vers Snake. — Monsieur, votre tout dévoué ! (Snake sort.) Lady Sneerwell, je suis très-fâché que vous ayez mis autant de confiance en ce drôle.
Lady Sneerwell. — Pourquoi cela ?
Joseph Surface. — Je l’ai surpris dernièrement, et à plusieurs reprises, en conférence avec le vieux Rowley, qui fut jadis intendant de mon père, et qui, vous le savez, n’a jamais été de mes amis.
Lady Sneerwell. — Et vous pensez qu’il voudrait nous trahir ?
Joseph Surface. — Rien de plus probable… Croyez-moi, lady Sneerwell, ce drôle n’a pas même le courage de son infamie… Ah ! Maria !
Lady Sneerwell. — Maria, ma chérie, comment allez-vous ?… Qui vous amène ?
Maria. — Oh ! c’est un de mes soupirants, le maudit sir Benjamin Backbite, qui vient de passer chez mon tuteur, avec son odieux oncle Crabtree ; aussi me suis-je esquivée, et j’ai couru ici pour les éviter.
Lady Sneerwell. — Ce n’est que cela ?
Joseph Surface. — Si mon frère Charles avait été de la partie, mademoiselle, peut-être n’eussiez-vous pas éprouvé tant d’émoi.
Lady Sneerwell. — Allons, voilà que vous dites des méchancetés ! La vérité, plutôt, j’en jurerais, c’est que Maria vous savait ici… Mais, ma chérie, que vous a donc fait sir Benjamin, pour que vous le fuyiez ainsi ?
Maria. — Oh ! il n’a rien fait… il a dit : sa conversation est une satire perpétuelle contre toutes ses connaissances.
Joseph Surface. — Oui, et le pire est qu’il n’y a aucun avantage à ne pas le connaître, car il maltraitera un étranger tout comme son meilleur ami ; et son oncle Crabtree ne vaut pas mieux.
Lady Sneerwell. — Cependant, il faut être juste : Sir Benjamin est homme d’esprit et poëte.
Maria. — Pour moi, j’avoue, madame, que l’esprit perd son mérite à mes yeux, quand je le vois marcher de pair avec la méchanceté… Qu’en pensez-vous, monsieur Surface ? (Elle va à lui.)
Joseph Surface. — Certainement, mademoiselle ; rire à la plaisanterie qui enfonce un trait dans le cœur d’autrui, c’est se rendre complice du mal.
Lady Sneerwell. — Bah ! il n’y a pas moyen d’avoir de l’esprit sans être un peu méchant : la malice d’un bon mot est la pointe qui le fait piquer… Qu’en dites-vous, monsieur Surface ?
Joseph Surface. — Assurément, madame ; la conversation où l’esprit de raillerie est supprimé, paraîtra toujours ennuyeuse et insipide.
Maria. — Soit, je n’irai pas discuter jusqu’à quel point la médisance est admissible ; mais, chez un homme, j’en suis convaincue, elle est toujours méprisable. Nous autres, nous avons l’orgueil, l’envie, la rivalité et mille petits motifs de nous décrier mutuellement ; mais, pour en venir là, il faut qu’un homme n’ait pas plus de courage qu’une femme.
Le Domestique. — Madame, Mrs Candour est en bas. Avant de descendre de voiture, elle demande si Milady est visible.
Lady Sneerwell. — Faites entrer ! (Le domestique sort.) Cette fois, Maria, voici un caractère de votre goût ; car, bien que mistress Candour soit un peu bavarde, tout le monde reconnaît que c’est la meilleure femme qu’il y ait.
Maria. — Oui, tout en affectant beaucoup de bonté et de bienveillance, elle fait plus de mal que le vieux Crabtree avec sa franche méchanceté.
Joseph Surface. — C’est ma foi vrai, Lady Sneerwell : chaque fois que j’entends la conversation menacer la réputation de mes amis, je ne les crois jamais en si grand danger que lorsque Candour prend leur défense.
Lady Sneerwell. — Silence !… la voici !…
Mrs Candour. — Ma chère lady Sneerwell, comment allez-vous ? Il y a un siècle… M. Surface, quoi de nouveau ? bien qu’en vérité, il importe peu, car, sans doute, on n’apprend toujours que des médisances.
Joseph Surface. — C’est tout à fait ainsi, madame.
Mrs Candour, allant à Maria. — Oh ! Maria, mon enfant… Quoi ! tout est-il définitivement rompu entre vous et Charles ?… Son extravagance, je présume… La ville ne parle que de cela.
Maria. — Je suis désolée, madame, que la ville ait si peu à faire.
Mrs Candour. — En effet, en effet, mon enfant ; mais il n’y a pas moyen d’arrêter les langues. J’avoue que cette nouvelle m’a chagrinée, comme je l’ai été d’apprendre, par la même occasion, que votre tuteur, Sir Peter, et Lady Teazle ne s’entendent pas depuis quelque temps aussi bien qu’on pourrait le désirer.
Maria. — C’est une étrange impertinence au monde de s’occuper de ces choses-là !
Mrs Candour. — Il n’est que trop vrai, mon enfant ; mais qu’y faire ?… Les gens veulent parler… impossible de l’empêcher. Tenez, pas plus tard qu’hier, on m’a dit que Miss Gadabout[6]s’était enfuie avec Sir Filigree Flirt[7]… Mais, Seigneur, il ne faut pas faire attention à ce que l’on entend !… bien que, à vrai dire, je le tienne de très-bonne source.
Maria. — De tels bruits sont hautement scandaleux.
Mrs Candour. — Certes, mon enfant… c’est honteux, honteux ! Mais le monde est si méchant ! aucune réputation ne lui échappe… Mon Dieu, voyez, qui aurait cru votre amie, Miss Prim[8], capable d’une inconséquence ? Telle est pourtant la méchanceté des gens, qu’on prétend que son oncle l’a arrêtée, la semaine dernière, comme elle montait dans la malle d’York avec son maître de danse.
Maria. — Pour cela, j’en réponds, ce bruit n’a absolument rien de fondé.
Mrs Candour. — Ah ! il n’est pas fondé le moins du monde, j’en jurerais ! pas plus, sans doute, que l’histoire qui circulait, le mois dernier, sur l’affaire de Mrs Festino[9] avec le colonel Cassino[10]… quoique, à vrai dire, la chose n’ait jamais été bien éclaircie.
Joseph Surface. — La licence que prennent certaines gens dans leurs inventions est en vérité monstrueuse.
Maria. — Certes ! mais, à mon avis, ceux qui rapportent de tels contes sont aussi coupables.
Mrs Candour. — Assurément oui ; les colporteurs de contes ne valent pas mieux que ceux qui les inventent… C’est une vieille remarque, et une grande vérité… Mais qu’y faire ? comme je le disais tout à l’heure. Comment empêcher les gens de parler ? Aujourd’hui, Mrs Clackitt m’assurait que M. et Mme Honey-Moon[11] étaient enfin redevenus de simples mortels, comme le reste de leurs connaissances. Elle donnait aussi à entendre qu’une certaine veuve, qui loge près d’ici, s’était débarrassée d’une prétendue hydropisie et avait retrouvé sa taille, à l’étonnement général. Et, en même temps. Miss Tattle[12] qui était présente, affirmait que Lord Buffalo[13] avait découvert sa dame dans une maison mal famée ; et que Sir Harry Bouquet et Tom Saunter[14] devaient croiser le fer à la suite d’une provocation pour la même cause… Mais, Seigneur ! pensez-vous que je voudrais rapporter ces bruits ?… Non, non, je le répète, les colporteurs de contes font tout autant de mal que ceux qui les inventent.
Joseph Surface. — Ah ! Mrs Candour, si tout le monde avait votre indulgence et votre bonté !
Mrs Candour. — Je l’avoue, M. Surface, je ne puis supporter que l’on attaque les gens quand ils ont le dos tourné ; et, lorsque nos amis se trouvent embarqués dans de fâcheuses aventures, j’aime toujours à penser qu’on exagère. (Lady Sneerwell et Maria remontent un peu.) À propos, j’espère qu’il est faux que votre frère soit complètement ruiné ?
Joseph Surface. — Je crains que sa situation ne soit en effet bien mauvaise, madame.
Mrs Candour. — Ah ! c’est ce qu’on m’a dit… Mais il faut l’engager à ne pas se laisser abattre : tout le monde à peu près est dans la même passe… Lord Spindle, Sir Thomas Splint, le capitaine Quinze et M. Nickit…[15] Tous, m’a-t-on dit, sauteront cette semaine. De la sorte, si Charles est ruiné, il verra la moitié de ses amis ruinés aussi, et c’est là, vous savez, une consolation.
Joseph Surface. — Sans doute, madame… une très-grande.
Le Domestique. — M. Crabtree et Sir Benjamin Backbite. (Il sort.)
Lady Sneerwell. — Vous le voyez, Maria, votre adorateur vous poursuit ; décidément, vous ne lui échapperez pas.
Crabtree. — Lady Sneerwell, je vous baise les mains… (Il s’avance vers Mrs Candour.) Mrs Candour, mon neveu. Sir Benjamin Backbite !… Je ne crois pas que vous le connaissiez. Par Dieu ! madame, c’est un bel esprit et aussi un charmant poëte ; n’est-ce pas, Lady Sneerwell ?
Sir Benjamin. — Oh ! fi, mon oncle !
Crabtree. — Non, parbleu, c’est la vérité ! Je tiens pour lui, qu’il s’agisse d’un rébus ou d’une charade, contre le meilleur rimeur du royaume… Madame a-t-elle entendu parler de l’épigramme qu’il composa la semaine dernière sur l’embrasement des marabouts de Lady Frizzle[16] ?… Allons, Benjamin, redites-la, ou bien la charade impromptu que vous fîtes hier soir à la réunion de Mrs Drowzie[17]. Allons donc !… votre premier est le nom d’un poisson, votre second un grand commandant de marine, et…
Sir Benjamin. — Mon oncle, voyons… vous êtes d’une indiscrétion…
Crabtree. — Vraiment, madame, vous seriez surprise de sa facilité pour ces sortes de choses.
Lady Sneerwell. — Je m’étonne, Sir Benjamin, que vous n’ayez jamais rien publié.
Sir Benjamin. — À vrai dire, madame, c’est bien vulgaire de se faire imprimer ; et, comme mes petites productions sont pour la plupart des satires et des pamphlets sur des particuliers, je trouve qu’elles se répandent davantage par les copies que je confie aux amis des personnes en jeu. (Il s’avance vers Maria.) Cependant, j’ai quelques élégies amoureuses que je me propose de donner au public, si mademoiselle veut me faire la faveur de les agréer.
Crabtree. — Par le ciel, mademoiselle, elles vous immortaliseront !… Vous passerez à la postérité, comme la Laure de Pétrarque ou la Sacharissa de Waller[18].
Sir Benjamin. — Oui, mademoiselle, je pense qu’elles vous plairont, lorsque vous les verrez sur une belle page in-quarto, où un petit ruisseau limpide de texte se déroulera au milieu d’une prairie de marges !… Par le ciel, ce sera la plus élégante impression du monde !
Crabtree, allant à Mrs Candour. — Mais, mesdames, au fait… connaissez-vous les nouvelles ?
Mrs Candour. — Quoi, monsieur, voulez-vous parler du bruit de… ?
Crabtree. — Non, madame, ce n’est pas cela… Miss Nicely[19] va se marier avec son valet de pied.
Mrs Candour. — Pas possible !
Crabtree. — Demandez à Sir Benjamin.
Sir Benjamin. — C’est la pure vérité, madame ; tout est réglé, et l’on a commandé les livrées de noce.
Crabtree. — Oui… et l’on dit qu’il y avait à cela de fort pressants motifs.
Lady Sneerwell. — En effet, j’ai déjà eu vent de la chose.
Mrs Candour. — Cela ne peut être… et je m’étonne qu’on puisse ajouter foi à une pareille histoire sur le compte d’une demoiselle aussi sage que Miss Nicely.
Sir Benjamin. — Mon Dieu, madame, voilà ce qui l’a fait croire tout de suite. Elle a toujours été si prudente et si réservée, que tout le monde était certain qu’il y avait quelque anguille sous roche.
Mrs Candour. — Eh bien, sûrement, une médisance est aussi fatale à la considération d’une sage personne de son acabit, qu’une fièvre l’est d’ordinaire aux tempéraments les plus robustes. Mais il y a une sorte de réputation chétive et maladive, qui est toujours souffreteuse, et qui cependant survit aux réputations plus solides de cent prudes.
Sir Benjamin. — C’est vrai, madame, il y a des malades de réputation aussi bien que de constitution ; qui, ayant conscience de leur faiblesse, évitent le moindre souffle d’air, et suppléent à la force vitale par le soin et la circonspection.
Mrs Candour. — Oui, mais il ne peut y avoir dans tout cela qu’une méprise. Vous savez. Sir Benjamin, que les circonstances les plus insignifiantes peuvent souvent donner naissance aux bruits les plus graves.
Crabtree. — À qui le dites-vous, madame… Savez-vous comment Miss Piper[20] en vint à perdre, l’été dernier, à Tunbridge[21], et son amant et sa réputation ?… Sir Benjamin, vous en souvenez-vous ?
Sir Benjamin. — Oh ! parbleu !… l’incident le plus bizarre !
Lady Sneerwell. — Comment cela se fit-il, je vous prie ?
Crabtree. — Eh bien, un soir, à la réunion de Mrs Ponto, la conversation vint à rouler sur l’acclimatation des moutons de la Nouvelle-Écosse. Une jeune dame de la compagnie se mit à dire : « Je sais des exemples à ce sujet ; car miss Letitia Piper, une de mes cousines germaines, a une brebis de la Nouvelle-Écosse qui a mis bas deux jumeaux. — Comment ! s’écria la vieille douairière Dundizzy[22] (qui, vous le savez, est sourde comme un pot), miss Piper a eu deux jumeaux ? » Cette méprise, comme bien vous pensez, jeta tout le monde dans un accès de rire. Le lendemain, cependant, partout où l’histoire fut rapportée, et, au bout de quelques jours, dans toute la ville, on croyait que miss Letitia Piper était réellement accouchée d’un beau garçon et d’une fille. En moins d’une semaine, il se trouva des gens capables de nommer le père et la ferme où les bébés avaient été mis en nourrice.
Lady Sneerwell. — C’est étrange, en vérité !
Crabtree. — Le fait est positif, je vous assure… (Il s’avance vers Surface.) Parbleu, M. Surface, est-il vrai que votre oncle, sir Oliver, nous revienne ?
Joseph Surface. — Pas que je sache, en vérité, monsieur.
Crabtree. — Il est resté longtemps aux Indes-Orientales. Vous devez à peine vous le rappeler, je crois ?… Triste réconfort, à son retour, d’apprendre comment votre frère s’est conduit !
Joseph Surface. — Charles a été imprudent, monsieur, à coup sûr ; mais j’espère qu’aucun officieux n’aura déjà été prévenir sir Oliver contre lui. Il peut s’amender.
Sir Benjamin. — Assurément oui : pour moi, je ne l’ai jamais cru si complètement dénué de principes qu’on le prétend ; et, bien qu’il ait perdu tous ses amis, je me suis laissé dire que personne n’était mieux vu des Juifs.
Crabtree. — Parbleu, c’est vrai, mon neveu ! Si la Vieille-Juiverie[23] formait un arrondissement, je pense que Charles en serait maire : personne n’y est plus populaire, palsambleu ! Je sais qu’il paye autant d’annuités que la Tontine irlandaise[24] et que, toutes les fois qu’il est malade, on dit des prières pour le rétablissement de sa santé dans toutes les synagogues.
Sir Benjamin. — Cependant personne ne mène un plus grand train de vie. On m’a conté que, lorsqu’il traite ses amis, il se met à table avec une douzaine de répondants, une vingtaine de fournisseurs dans son antichambre, et un garde de commerce derrière la chaise de chaque convive.
Joseph Surface. — Cela peut être divertissant pour vous, Messieurs, mais c’est ménager bien peu les sentiments d’un frère.
Maria. — Leur méchanceté est intolérable. (Haut, s’avançant) Lady Sneerwell, je dois vous souhaiter le bonjour : je suis un peu indisposée. (Elle sort.)
Mrs Candour. — Oh ! chère petite, elle pâlit étrangement.
Lady Sneerwell. — Je vous en prie, Mrs Candour, suivez-la : elle peut avoir besoin de vous.
Mrs Candour. — Oui, de tout mon cœur, madame… Pauvre chère enfant, qui sait dans quelle position elle est, peut-être ! (Elle sort.)
Lady Sneerwell. — C’est tout simplement qu’elle ne pouvait supporter d’entendre railler Charles, malgré leur brouille.
Sir Benjamin. — Le penchant[25] de la jeune demoiselle est évident.
Crabtree. — Mais, Benjamin, il ne faut pas abandonner la partie pour cela : suivez-la, et remettez-la en belle humeur. Récitez-lui quelques-uns de vos vers. Venez, je vous assisterai.
Sir Benjamin, allant à Surface. — Monsieur Surface, je n’ai pas eu l’intention de vous blesser ; mais comptez bien que votre frère est totalement ruiné. (Il passe de l’autre côté.)
Crabtree, allant à Surface. — Mon Dieu, oui ! ruiné autant qu’il est possible !… à ne pas pouvoir trouver une guinée[26] (Il passe de l’autre côté.)
Sir Benjamin, allant à Surface. — Et tout ce qui était meuble a été vendu, m’a-t-on dit… (Il passe de l’autre côté.)
Crabtree, même jeu. — J’ai vu quelqu’un qui y était… Plus rien, que quelques bouteilles vides dont on n’a pas voulu, et les portraits de famille qui, je crois, sont enchâssés dans les boiseries. (Il passe.)
Sir Benjamin, même jeu. — Et je suis très-affligé, aussi, d’entendre sur son compte de fâcheuses histoires. (Fausse sortie.)
Crabtree. — Oh ! il a fait certaines choses qui n’étaient pas à faire, c’est certain. (Fausse sortie.)
Sir Benjamin, revenant. — Mais, cependant, comme il est votre frère…
Crabtree, revenant. — Nous vous dirons tout une autre fois. (Sortent Crabtree et sir Benjamin.)
Lady Sneerwell. — Ah ! ah ! c’est bien dur pour eux de lâcher un homme avant de l’avoir coulé à fond.
Joseph Surface. — Et je crois, madame, que leurs méchancetés n’étaient pas plus de votre goût que de celui de Maria.
Lady Sneerwell. — Je crains que son cœur ne soit engagé plus avant que nous le pensions. Mais la famille doit venir ici ce soir, de sorte que vous pouvez aussi bien dîner où vous êtes, et nous aurons occasion de faire des remarques plus étendues. En attendant, je vais aller préparer mes plans malicieux, et vous, vous étudierez votre morale. (Ils sortent.)
Scène II
Sir Peter. — Quand un vieux célibataire épouse une jeune femme, que doit-il attendre ? Il y a aujourd’hui six mois que lady Teazle m’a fait le plus heureux des hommes… et j’ai été depuis le plus misérable chien du monde. Nous nous querellâmes un peu en allant à l’église, et nous en étions venus à une dispute en règle avant que les cloches eussent fini de sonner. Je faillis plus d’une fois être étouffé par la bile pendant la lune de miel, et j’avais perdu tout agrément ici-bas que mes amis me félicitaient encore. Pourtant mon choix était prudent… une jeune fille élevée exclusivement à la campagne, qui n’avait jamais connu de luxe au-delà d’une robe de soie, ni d’autre divertissement que le grand bal annuel à l’occasion des courses. Eh bien ! maintenant, elle figure dans toutes les extravagantes fantaisies de la mode à Londres, avec autant d’aisance et de grâce que si elle n’avait jamais vu un buisson ou une plate-bande en dehors de Grosvenor-Square[27] ! Je suis la risée de toutes mes connaissances, et accommodé dans les journaux. Elle dissipe ma fortune et contrarie tous mes goûts ; mais le pis, c’est que je l’aime, j’en ai peur ; sans cela, je ne supporterais jamais tant d’avanies. Par exemple, je ne pousserai pas la faiblesse jusqu’à en convenir.
Rowley. — Oh ! sir Peter, votre serviteur : comment cela va-t-il, monsieur ?
Sir Peter. — Très-mal, maître Rowley, très-mal. Je n’éprouve que revers et contrariétés.
Rowley. — Que peut-il vous être arrivé depuis hier ?
Sir Peter. — Belle question à un homme marié !
Rowley. — Assurément, sir Peter, ce n’est pas madame qui peut vous causer de la peine.
Sir Peter. — Quoi ! vous a-t-on dit qu’elle fût morte ?
Rowley. — Allons, allons, sir Peter, vous l’aimez, bien que vos deux caractères ne s’accordent pas exactement.
Sir Peter. — Mais la faute en est à elle seule, maître Rowley. Je suis, quant à moi, l’homme le plus débonnaire du monde, et je déteste un esprit contrariant : c’est ce que je lui dis cent fois le jour.
Rowley. — En vérité !
Sir Peter. — Oui ! et le plus singulier, dans toutes nos disputes, c’est toujours elle qui a tort ! Mais lady Sneerwell, et la séquelle que ma femme rencontre chez elle, encouragent ses mauvaises tendances. De plus, pour compléter mon tourment, Maria, ma pupille, sur qui je devrais avoir l’autorité d’un père, est décidée aussi à faire la rebelle, et refuse obstinément l’époux que je lui destine depuis longtemps, — avec l’intention, je suppose, de se donner à son libertin de frère.
Rowley. — Vous savez, monsieur, que j’ai toujours pris la liberté de différer d’avis avec vous sur le compte de ces deux jeunes messieurs. Je désire seulement que vous ne soyez jamais déçu dans votre opinion sur l’aîné. Quant à Charles, j’en réponds sur ma vie ! il réparera ses fautes. Leur digne père, jadis mon honoré maître, était presque aussi fou à cet âge ; cependant, quand il mourut, il ne laissa pas de cœur aussi bon que le sien pour déplorer sa perte.
Sir Peter. — Vous êtes dans l’erreur, maître Rowley. À la mort de leur père, comme vous savez, je leur servis en quelque sorte de tuteur à tous deux, jusqu’à ce que la générosité tout orientale de leur oncle, sir Oliver, les eût faits de bonne heure indépendants : par conséquent, personne n’a eu plus d’occasions de les juger, et je ne me suis jamais trompé de ma vie. Joseph est vraiment un modèle pour les jeunes gens de l’époque. C’est un homme à principes et qui se règle sur les principes qu’il professe ; mais, quant à l’autre, je vous le garantis, s’il a hérité quelque grain de vertu, il l’a dissipé avec le reste de sa part de succession. Ah ! mon vieil ami, sir Oliver, sera profondément mortifié, quand il verra quel triste emploi a été fait d’une partie de ses libéralités !
Rowley. — Je suis fâché de vous trouver aussi mal disposé pour le jeune homme, dans des circonstances qui peuvent décider de son sort. Je vous apporte des nouvelles qui vous surprendront beaucoup.
Sir Peter. — Comment ! parlez.
Rowley. — Sir Oliver est arrivé : il est actuellement à Londres.
Sir Peter. — Ah ! bah ! vous m’étonnez fort ! Je pensais que vous ne l’attendiez pas ce mois-ci.
Rowley. — En effet, mais sa traversée a été remarquablement rapide.
Sir Peter. — Parbleu, je serai enchanté de voir mon vieil ami. Il y a seize ans que nous nous sommes quittés… Nous avons passé plus d’une journée ensemble… Mais nous recommande-t-il toujours de ne pas informer ses neveux de son arrivée ?
Rowley. — Très-formellement. Il a l’intention, avant de se faire connaître, d’éprouver quelque peu leurs sentiments.
Sir Peter. — Ah ! il n’y a pas besoin d’expédients pour se renseigner sur leur valeur… Toutefois, il en fera à sa guise… Mais, dites-moi, sait-il que je suis marié ?
Rowley. — Oui, et il lui tarde de vous féliciter.
Sir Peter. — C’est cela ! comme nous buvons à la santé d’un ami poitrinaire ! Ah ! Oliver se moquera de moi. Nous avions coutume de rire du mariage ensemble : lui, il est resté fidèle à son texte. Mais il doit descendre chez moi, pourtant… Je vais sur-le-champ donner des ordres pour le recevoir. Seulement, maître Rowley, pas un mot de mes disputes continuelles avec lady Teazle.
Rowley. — Soyez tranquille.
Sir Peter. — Oui, car je ne pourrais pas supporter les plaisanteries de Noll[28]. Je lui donnerai donc à penser, Dieu me pardonne ! que nous sommes le couple le plus fortuné.
Rowley. — Je vous comprends ; mais alors il faut que vous preniez bien garde de vous quereller tant qu’il sera ici.
Sir Peter. — Parbleu, il le faut en effet… et c’est impossible ! Ah ! maître Rowley, quand un vieux célibataire épouse une jeune femme, il mérite… Non… le crime porte avec soi son châtiment ! (Ils sortent.)
ACTE II
Scène I
Sir Peter. — Lady Teazle, lady Teazle, je ne le souffrirai pas !
Lady Teazle. — Sir Peter, sir Peter, vous pouvez le souffrir ou non, comme il vous plaira ; mais j’ai le droit d’agir en tout à ma guise et, qui plus est, j’en ai la volonté. Oui ! quoique j’aie été élevée à la campagne, je sais très-bien que les femmes du monde, à Londres, n’ont de comptes à rendre à personne, une fois mariées.
Sir Peter. — Fort bien, madame, fort bien ! Ainsi, un mari ne doit avoir aucune influence, aucune autorité ?
Lady Teazle. — De l’autorité ? Certainement non… Si vous désiriez avoir de l’autorité sur moi, il fallait m’adopter, et non m’épouser : vous étiez bien assez vieux pour le faire.
Sir Peter. — Assez vieux !… Oui… c’est cela. Allez, allez, lady Teazle, quoique vous puissiez me rendre la vie malheureuse avec votre caractère, je ne me laisserai pas ruiner par vos extravagances.
Lady Teazle. — Mes extravagances ! Je ne suis certainement pas plus extravagante qu’il ne convient à une femme du monde.
Sir Peter. — Non, non, madame, vous ne gaspillerez plus des sommes folles pour l’entretien d’un luxe insensé. Vive Dieu ! vous dépensez autant d’argent pour garnir votre boudoir de fleurs en hiver qu’il en faudrait pour changer le Panthéon en serre, et donner une fête champêtre[29] à Noël.
Lady Teazle. Mon Dieu, sir Peter, est-ce ma faute si les fleurs sont chères dans la froide saison ? Prenez-vous-en au climat, et non pas à moi. Pour mon compte, je voudrais que le printemps durât toute l’année, faisant pousser des roses sous nos pas !
Sir Peter. — Palsambleu ! madame… si vous aviez été élevée à cela, je ne m’étonnerais pas de vous entendre parler ainsi ; mais vous oubliez quelle était votre position quand je vous épousai.
Lady Teazle. Non, non, je ne l’oublie pas : elle était fort désagréable ; sans cela, je ne vous eusse jamais accepté pour mari.
Sir Peter. — Oui, oui, madame, vous étiez alors d’un style quelque peu plus humble : la fille d’un simple gentilhomme campagnard. Rappelez-vous, lady Teazle, quand je vous vis pour la première fois assise à votre métier, en jolie robe d’indienne, avec un trousseau de clefs au côté ; vos cheveux roulés en bandeaux unis, et votre appartement tout tendu de fruits en tapisserie, ouvrage de vos mains.
Lady Teazle. — Oh ! oui, je m’en souviens très-bien… Singulière existence que je menais !… Mes occupations journalières étaient d’inspecter la laiterie, surveiller la basse-cour, tenir le livre de ménage, — et peigner le bichon de ma tante Déborah.
Sir Peter. — Oui, oui, madame, c’était bien cela.
Lady Teazle. — Et puis, vous savez, mes amusements du soir ? Dessiner des patrons de manchettes, que je n’avais pas de quoi broder ; jouer au nain jaune[30] avec le vicaire ; lire un roman à ma tante, ou bien rester clouée à tapoter sur une vieille épinette, pour endormir mon père, après une chasse au renard. (Elle passe de l’autre côté.)
Sir Peter. — Je suis enchanté que vous ayez si bonne mémoire. Oui, madame, tels étaient les plaisirs auxquels je vous enlevai. Mais, maintenant, il vous faut votre carrosse à six places et trois laquais poudrés devant votre chaise à porteurs ; et, en été, une paire de poneys blancs pour vous mener à Kensington-Gardens[31]. Vous ne vous souvenez plus du tout, je suppose, du temps où vous étiez heureuse de monter en croupe, derrière le sommelier, sur un cheval de trait à queue écourtée.
Lady Teazle. — Non… j’affirme que je ne l’ai jamais fait : je nie le sommelier et le cheval de trait.
Sir Peter. — Voilà, madame, quelle était votre position ; et qu’ai-je fait de vous ? Une dame élégante, riche, titrée ; en un mot, je vous ai faite ma femme.
Lady Teazle. — Eh bien, alors, il ne vous reste plus qu’une chose à faire pour mettre le comble à ce que je vous dois, et c’est de me faire…
Sir Peter. — Ma veuve, je suppose ?
Lady Teazle. — Hem ! hem !
Sir Peter. — Je vous remercie, madame… Mais ne vous flattez pas trop ; car, bien que vos méchants procédés puissent troubler la paix de mon âme, ils n’iront pas jusqu’à me faire mourir de chagrin, je vous le promets. Toutefois, je ne vous en suis pas moins obligé du compliment. (Il passe de l’autre côté.)
Lady Teazle. — Aussi, pourquoi prenez-vous à tâche de m’être à ce point désagréable, et de me contrarier dans toutes mes petites dépenses élégantes ?
Sir Peter. — Vive Dieu ! madame, je le répète, faisiez-vous quelques-unes de ces petites dépenses élégantes avant de m’épouser ?
Lady Teazle. — Mon Dieu, sir Peter, voudriez-vous que votre femme ne suivît pas la mode ?
Sir Peter. — La mode, en vérité ! Qu’aviez-vous à faire avec la mode avant notre mariage ?
Lady Teazle. — Et moi, j’aurais cru que vous eussiez été bien aise de voir votre femme réputée une femme de goût.
Sir Peter. — Bon… nous y revoilà… le goût… Sacrebleu ! madame, vous n’aviez pas de goût en m’épousant !
Lady Teazle. — C’est bien vrai, par exemple, Sir Peter ; et, après vous avoir donné ma main, certes je ne devrais jamais plus y prétendre !… Mais à présent, Sir Peter, puisque nous avons terminé notre dispute quotidienne, je présume que je puis me rendre à mon rendez-vous chez Lady Sneerwell ?
Sir Peter. — Ah ! oui, autre précieux détail… une charmante collection d’amis que vous avez recrutés là.
Lady Teazle. — Comment ! Sir Peter, ce sont tous gens de qualité et de fortune, et singulièrement jaloux de réputation.
Sir Peter. — Oui, parbleu, ils sont furieusement jaloux de réputation, car, en dehors d’eux-mêmes, ils n’en souffrent à personne !… Quelle engeance ! Ah ! plus d’un misérable a été traîné sur la claie qui le méritait moins que ces propagateurs de faux bruits, ces inventeurs de médisances et ces tondeurs de réputations !
Lady Teazle. — Eh quoi ! voudriez-vous restreindre la liberté de la parole ?
Sir Peter. — Ah ! ils vous ont rendue tout aussi méchante que n’importe qui de leur société.
Lady Teazle. — Mais, je crois que j’y tiens mon rang avec assez de grâce.
Sir Peter. — De la grâce, en vérité !
Lady Teazle. — Seulement, je proteste que je ne mets aucune méchanceté dans mes attaques… Quand je dis une malice, ce n’est que par pure plaisanterie ; et je tiens pour de bonne guerre qu’on me rende exactement la pareille… Mais, Sir Peter, vous savez que vous avez promis aussi d’aller chez Lady Sneerwell ?
Sir Peter. — Bien, bien, j’y passerai, ne fût-ce que pour veiller sur ma réputation.
Lady Teazle. — S’il en est ainsi, hâtez-vous de me suivre, ou vous arriverez trop tard. Adieu donc ! (Elle sort)
Sir Peter. — Voilà… j’ai bien réussi avec mes remontrances soigneusement préparées !… Cependant, de quel air charmant elle me contredit sans cesse, et qu’elle est séduisante dans le mépris qu’elle montre pour mon autorité ! Oui, quoique je ne puisse faire qu’elle m’aime, ce m’est une grande satisfaction de me quereller avec elle ; et je crois qu’elle ne paraît jamais si pleine d’attraits que lorsqu’elle fait tout son possible pour me tourmenter. (Il sort.)
Scène II
Lady Sneerwell. — Si, positivement, nous voulons l’entendre.
Joseph Surface. — Oui, oui, l’épigramme, à toute force !
Sir Benjamin. — Oh ! n’insistez pas, mon oncle ! c’est une pure bagatelle.
Crabtree. — Du tout, du tout ; par Dieu ! c’est très-habilement fait pour un impromptu.
Sir Benjamin. — Mais, mesdames, il faut que vous connaissiez dans quelle circonstance… Sachez donc qu’un jour de la semaine dernière, comme Lady Bettly Curricle[32] prenait… la poussière à Hyde-Park, dans une sorte de phaéton minuscule, elle me demanda quelques vers sur ses poneys ; là-dessus je tirai mon portefeuille, et en un instant j’avais écrit ceci :
Non, jamais on ne vit deux poneys aussi beaux !
Près des autres, manants, ce sont des damoiseaux.
Je puis leur décerner ce titre sans conteste :
Leur queue est aussi longue, et leur pied aussi leste[33].
Crabtree. — Voyez, mesdames, composé en un clin d’œil, et à cheval, encore !
Joseph Surface. — Un véritable Apollon équestre… ma foi, Sir Benjamin !
Sir Benjamin. — Oh ! cher monsieur ! vétilles, vétilles…
Mrs Candour. — J’en veux une copie.
Lady Sneerwell. — Lady Teazle, j’espère que nous verrons Sir Peter ?
Lady Teazle. — Je crois qu’il ne tardera pas à venir vous présenter ses hommages, madame.
Lady Sneerwell. — Maria, ma chérie, vous paraissez triste. Allons, vous ferez bien une partie de piquet avec M. Surface ?
Maria. — Je prends fort peu de plaisir aux cartes… Cependant, je ferai comme il vous plaira, madame. (Elle remonte au fond avec Lady Sneerwell et Surface.)
Lady Teazle, à part. — Je suis étonnée que M. Surface s’en aille jouer avec elle : je pensais qu’il aurait saisi cette occasion de me parler, avant l’arrivée de Sir Peter.
Mrs Candour, s’avançant avec tous les autres. — Tenez, je veux mourir ! mais vous êtes si médisants, que je renie votre société.
Lady Teazle. — Qu’y a-t-il, Mrs Candour ?
Mrs Candour. — Ils ne veulent pas convenir de la beauté de notre amie, Miss Vermillion[34].
Lady Sneerwell, redescendant. — Oh ! certainement, c’est une jolie femme.
Crabtree. — Je suis enchanté que vous le pensiez, madame.
Mrs Candour. — Elle a un teint charmant, des couleurs aussi fraîches…
Lady Sneerwell, passant de l’autre côté. — Oui, quand elles sont fraîchement mises.
Mrs Candour. — Oh ! fi ! Je jurerais que ses couleurs sont naturelles : je les ai vues venir et s’en aller.
Lady Teazle. — Je crois bien, madame : elles disparaissent la nuit et reviennent le matin.
Mrs Candour. — Ah ! ah ! ah ! que je déteste vous entendre parler de la sorte… Mais assurément, au moins, sa sœur est… ou était très-jolie.
Crabtree. — Qui ? Mrs Evergreen[35] ? Oh ! bon Dieu, elle a cinquante-six ans comme un jour !
Mrs Candour. — Allons, positivement, vous lui faites du tort : elle en a cinquante-deux ou cinquante-trois, tout au plus… et je ne crois pas qu’elle en montre davantage.
Sir Benjamin. — Ah ! il n’y a pas moyen de juger sur la mine, à moins que quelqu’un ait pu voir sa figure.
Lady Sneerwell. — Voyons, voyons, si Mrs Evergreen se donne quelque mal pour réparer les ravages du temps, vous avouerez qu’elle y met beaucoup d’adresse ; et cela vaut certainement mieux que la façon négligée dont la veuve Ochre calfate ses rides.
Sir Benjamin. — Non, voyez-vous, Lady Sneerwell, vous êtes dure pour la veuve. Allons, allons, ce n’est pas qu’elle se farde trop mal… mais, quand elle a terminé son visage, elle le raccorde si inhabilement avec le cou, qu’elle semble une statue restaurée, où le connaisseur peut reconnaître tout de suite une tête moderne sur un tronc antique.
Crabtree. — Ah ! ah ! ah ! Bien dit, mon neveu. (Les domestiques servent aux acteurs du café, etc., et attendent derrière eux.)
Mrs Candour. — Ah ! ah ! ah ! Tenez, vous me forcez à rire ; mais je vous jure que vous me le paierez… Que pensez-vous de Miss Simper[36] ?
Sir Benjamin. — Mais, qu’elle a de très-belles dents.
Lady Teazle. — Oui, et pour cette raison, quand elle n’est en train ni de parler ni de rire (ce qui arrive bien rarement), elle ne ferme jamais complètement la bouche, mais la laisse toujours pour ainsi dire entrebâillée… comme ceci. (Elle montre ses dents.)
Mrs Candour. — Pouvez-vous bien être aussi méchante !
Lady Teazle. — Du tout, et, je l’avoue même, cela vaut mieux que de prendre, comme Mrs Prim, autant de mal pour dissimuler ses brèches de devant. Celle-ci ferme la bouche jusqu’à lui donner exactement l’aspect de l’ouverture d’un tronc pour les pauvres, et toutes ses paroles semblent s’échapper de travers, en quelque sorte… comme ceci… (l’imitant.) « Comment allez-vous, madame ?… Oui, madame. »
Lady Sneerwell. — À merveille. Lady Teazle ! Je constate que vous ne manquez pas de sévérité.
Lady Teazle. — Pour défendre une amie, ce n’est que justice. Mais voici Sir Peter, notre rabat-joie. (Elle va à Sir Benjamin.)
Sir Peter. — Mesdames, votre tout dévoué. (À part.) Dieu me pardonne, la bande est au grand complet ! À chaque mot, je parie, une réputation sur le carreau…
Miss Candour. — Je suis heureuse que vous soyez venu, Sir Peter. Ce qu’ils ont dit de méchancetés !… Ils ne veulent reconnaître de mérites à personne.
Sir Peter. — Voilà qui doit bien vous affliger, en vérité, Mrs Candour !
Miss Candour. — Ils n’admettent pas même le bon naturel de notre amie, Mrs Pursy[37].
Lady Teazle. — Quoi ! la grosse douairière qui était à la dernière soirée de Mrs Quadrille ?
Mrs Candour. — Voyons, il n’y a que son embonpoint qui fait son malheur ; et, quand elle se donne tant de mal pour s’en débarrasser, vous devriez ne pas la plaisanter.
Lady Sneerwell. — C’est, ma foi, bien vrai.
Lady Teazle. — Oui, je sais qu’elle ne vit guère que de boissons acides et de petit-lait ; elle se lace au moyen de poulies ; et souvent, dans les plus brûlantes après-midi de l’été, on peut la voir sur un petit poney trapu, les cheveux relevés au-dessus de la nuque comme la tresse d’un tambour, qui s’essouffle à faire au grand trot le tour du Ring[38].
Mrs Candour. — Je vous remercie de la défendre, Lady Teazle.
Sir Peter, à part. — Oui, jolie défense, ma foi !
Mrs Candour. — Sir Benjamin, lui, est aussi mordant que Miss Sallow[39].
Crabtree. — Oui, en voilà une que j’admire avec ses prétentions à la critique… une pauvre fille gauche et niaise, la plus disgraciée qu’il y ait !
Mrs Candour. — Voyons, voyons, vous ne devriez pas être aussi dur. Miss Sallow d’abord me tient de près par alliance, et puis, en ce qui la concerne, elle a droit à la plus grande indulgence. Permettez-moi de vous le dire, il y a bien des traverses à éprouver pour une femme qui essaye de se poser en jeune fille à trente-six ans.
Lady Sneerwell. — Eh bien, là, vrai, elle est encore jolie ; et, quant à la faiblesse de sa vue, si l’on considère qu’elle lit beaucoup le soir, il n’y a pas lieu de s’en étonner.
Mrs Candour. — Non plus que de ses manières ; ma parole, je les trouve particulièrement gracieuses, en songeant qu’elle n’a jamais reçu la moindre éducation : vous savez que sa mère était une marchande de modes galloise[40], et son père un raffineur de Bristol.
Sir Benjamin. — Ah ! vous êtes là deux qui êtes trop bonnes !
Sir Peter, à part. — Oui, d’une bonté enragée ! Merci de moi, traiter ainsi leur propre parente !
Sir Benjamin. — Et Mrs Candour n’est pas moins indulgente.
Mrs Candour. — Certes, on ne me verra jamais faire chorus pour tourner une amie en ridicule, et c’est ce que je ne me lasse de répéter à ma cousine Ogle[41], dont vous connaissez tous les prétentions à la critique en fait de beauté.
Crabtree. — Oh ! par exemple ! elle-même possède la plus singulière physionomie que j’aie jamais vue ; c’est un assemblage de tous les types des différents pays du globe.
Sir Benjamin. — C’est vrai ! Ainsi, elle a un front irlandais[42]…
Crabtree. — Des cheveux d’Écossaise[43]…
Sir Benjamin. — Un nez hollandais[44]…
Crabtree. — Des lèvres autrichiennes[45]…
Sir Benjamin. — Un teint d’Espagnole[46]…
Crabtree. — Et des dents à la Chinoise[47]…
Sir Benjamin. — En somme, sa tête ressemble à une table d’hôte[48] de Spa, où il n’y a pas deux convives qui soient de la même nation.
Crabtree. — Ou bien à un congrès à l’issue d’une guerre générale, où toutes les parties, même les yeux, semblent avoir un intérêt différent ; son nez et son menton, seuls, sont capables de s’entendre.
Mrs Candour. — Ah ! ah ! ah !
Sir Peter, à part. — Merci de ma vie ! une personne chez laquelle ils dînent deux fois par semaine.
Mrs Candour. — Allons, voyons, vous poussez vraiment la raillerie trop loin… Permettez-moi de vous dire que Mrs Ogle…
Sir Peter, allant à elle. — Madame, madame, je vous demande pardon… impossible d’arrêter ces bons messieurs. Mais, quand je vous aurai dit, Mrs Candour, que la dame qu’ils sont en train d’arranger est une de mes amies intimes, j’espère que vous voudrez bien ne pas vous mêler de la défendre. (Mrs Candour s’agite sur sa chaise.)
Lady Sneerwell. — Ah ! ah ! ah ! Bien dit, sir Peter ! Mais vous êtes un homme terrible… trop flegmatique pour railler vous-même, et trop maussade pour souffrir de l’esprit aux autres.
Sir Peter. — Ah ! Madame, le véritable esprit est plus proche parent de la bonté que vous ne semblez le croire.
Lady Teazle. — En effet, sir Peter : je crois qu’ils sont si proches parents qu’on ne pourra jamais les unir.
Sir Benjamin. — On les supposerait plutôt mari et femme, à les voir si rarement d’accord.
Lady Teazle. — Sir Peter, voyez-vous, est tellement ennemi de la médisance qu’il en soumettrait volontiers, je gage, la répression au parlement.
Sir Peter. — J’en atteste le ciel, Madame, si l’on venait à considérer la chasse aux réputations comme aussi grave que le braconnage sur les propriétés, et si l’on votait une loi pour préserver l’honneur, de même que le gibier, je crois que plus d’une personne en saurait gré au parlement.
Lady Sneerwell. — Mon Dieu, sir Peter, voudriez-vous nous dépouiller de nos priviléges ?
Sir Peter. — Parfaitement, Madame ; de la sorte, nul n’oserait se permettre de détruire les réputations et de perdre l’honneur des gens, sauf les vieilles filles jurées et les veuves sans espoir.
Lady Sneerwell. — Allez, vous êtes un monstre !
Mrs Candour. — Mais, assurément, vous ne voudriez pas déployer autant de sévérité contre ceux qui se bornent à rapporter ce qu’ils ont entendu dire ?
Sir Peter. — Si, Madame, pour ceux-là aussi, je voudrais une loi comme en matière de commerce. Toutes les fois qu’une médisance étant lancée, on ne pourrait en retrouver l’auteur, je voudrais que les parties lésées eussent leur recours légitime contre chacun des endosseurs. (Entre un domestique, qui lui parle bas).
Crabtree. — Eh bien, pour moi, j’estime qu’il n’y a pas de fumée sans feu.
Lady Sneerwell. — Venez-vous, mesdames, jouer aux cartes dans le salon à côté ?
Sir Peter, au domestique. — Je suis à eux dans la minute. (À part.) Esquivons-nous. (Le domestique sort.)
Lady Sneerwell. — Sir Peter, vous n’allez pas nous quitter ?
Sir Peter. — Vous m’excuserez, Madame ; une affaire particulière me réclame. Mais je laisse ma réputation derrière moi. (Il sort.)
Sir Benjamin. — Eh bien, vrai, lady Teazle, Votre mari est un drôle de corps. Je pourrais vous dire sur son compte quelques histoires qui vous feraient rire de bon cœur, mais c’est votre mari.
Lady Teazle. — Oh ! je vous en prie, cela ne fait rien… Pourquoi pas ? Allons, venez, racontez-les moi. (Elle rejoint avec sir Benjamin le reste de la compagnie, qui entre dans la pièce voisine. Surface et Maria s’avancent sur le devant de la scène.)
Joseph Surface. — Maria, je vois que vous ne vous plaisez pas du tout dans cette société.
Maria. — Comment pourrait-il en être autrement ?… Si exciter le rire aux dépens des infirmités ou des infortunes de ceux qui ne nous ont jamais fait de mal, est le privilége de l’esprit ou de la gaieté, puisse le ciel m’accorder une double dose de sottise !
Joseph Surface. — Bah ! ils sont moins méchants qu’ils n’en ont l’air ; ils n’ont pas mauvais cœur.
Maria. — Alors leur conduite n’en est que plus méprisable, car, suivant moi, ils ne sauraient avoir pour excuse de l’intempérance de leur langage, qu’un esprit naturellement et irrésistiblement venimeux.
Joseph Surface. — Mais pouvez-vous bien, Maria, éprouver tant de sympathie pour des étrangers, et rester inhumaine pour moi seul ?… Dois-je m’attendre à ce que vous repoussiez l’amour le plus tendre ?…
Maria. — Pourquoi m’affliger en revenant sur ce sujet ?
Joseph Surface. — Ah ! Maria, vous ne me traiteriez pas ainsi, et cela contre le gré de sir Peter, votre tuteur, si je n’avais encore, je le vois bien, un rival préféré dans ce libertin de Charles.
Maria. — Vous n’êtes guère généreux !… Mais, quels que soient mes sentiments à l’égard de ce pauvre jeune homme, je me croirais, je vous l’assure, d’autant plus tenue de le soutenir, que ses malheurs lui ont aliéné jusqu’à son frère. (Elle passe de l’autre côté.)
Joseph Surface. — Voyons, Maria, ne me quittez pas ainsi fâchée. Par tout ce qu’il y a de sacré au monde, je vous jure… (Il s’agenouille. En ce moment entre lady Teazle. À part) Ciel ! lady Teazle !… (Haut, à Maria.) Vous ne devez pas… non, vous ne sauriez… car, bien que j’aie la plus profonde estime pour Lady Teazle…
Maria, étonnée. — Lady Teazle !
Joseph Surface. — Cependant, si sir Peter venait à soupçonner…
Lady Teazle. — Que signifie cela, je vous prie ? (À part.) La prend-il donc pour moi ? (Haut, à Maria.) Mon enfant, on vous demande à côté. (Maria sort.) Que veut dire tout cela, s’il vous plaît ?
Joseph Surface. — Oh ! c’est la chose la plus fâcheuse du monde ! Maria, je ne sais comment, s’est doutée du tendre intérêt que je porte à votre bonheur ; elle menaçait d’instruire Sir Peter de ses soupçons, et je m’efforçais justement de lui faire entendre raison lorsque vous êtes arrivée.
Lady Teazle. — Oui-dà ! mais vous aviez adopté, ce me semble, une bien tendre méthode de raisonnement… Est-ce votre habitude d’argumenter à genoux ?
Joseph Surface. — Oh ! c’est une enfant, et je pensais qu’un peu de déclamation… Mais, lady Teazle, quand viendrez-vous me donner votre avis sur ma bibliothèque, ainsi que vous me l’avez promis ?
Lady Teazle. — Non, non ; je commence à croire que ce serait imprudent, et, vous le savez, si j’admets que vous me fassiez la cour, c’est dans les limites permises par le monde.
Joseph Surface. — Oui… un sigisbé purement platonique… comme en ont toutes les dames de Londres.
Lady Teazle. — Certainement, il faut bien suivre la mode. D’ailleurs, je suis si peu affranchie de la plupart de mes préjugés de province que, sir Peter me tourmentât-il encore davantage avec son mauvais caractère, je ne me laisserai jamais aller jusqu’à…
Joseph Surface. — La seule vengeance en votre pouvoir. Fort bien… J’admire votre patience.
Lady Teazle. — Allez… vous êtes un vaurien, avec vos insinuations. (Elle passe.) Mais on va s’apercevoir de notre absence… Il faut rentrer.
Joseph Surface. — Seulement, nous ferions mieux de ne pas rentrer ensemble.
Lady Teazle. — Bon… mais ne soyez pas long ; car Maria ne reviendra pas entendre la suite de votre raisonnement, je vous le promets. (Elle sort.)
Joseph Surface. — Singulière impasse, vraiment, où m’ont jeté mes intrigues ! Je comptais, d’abord, m’insinuer dans les bonnes grâces de Lady Teazle, pour qu’elle ne me fît pas d’opposition auprès de Maria ; et j’en suis venu, je ne sais comment, à lui faire sérieusement la cour. Ma parole d’honneur, je commence à regretter de m’être donné tant de mal à gagner une réputation irréprochable ; car je me suis lancé ainsi à corps perdu dans un tas de friponneries dont je pourrais bien, finalement, ne pas me tirer. (Il sort.)
Scène III
Sir Oliver. — Ah ! ah ! ah ! Ainsi mon vieil ami est marié, hein ?… une jeune femme sortie de la campagne…. Ah ! ah ! ah ! Qui eût dit qu’il aurait navigué si ferme et si longtemps dans les eaux de l’antique célibat, pour venir à la fin échouer sur le mariage.
Rowley. — Oui, oui, mais ayez soin, sir Oliver, de ne pas le plaisanter là-dessus : c’est son côté sensible, je vous assure, bien qu’il ne soit marié que depuis six mois.
Sir Oliver. — Alors, il y a juste la moitié d’un an qu’il a commencé sa pénitence !… Pauvre Peter !… Mais vous dites qu’il a complétement rompu avec Charles… Il ne le voit plus, n’est-ce pas ?
Rowley. — Il est étrangement prévenu contre lui, d’autant plus, j’en suis sûr, qu’il lui suppose des relations avec lady Teazle, calomnie habilement répandue par une société de mauvaises langues du voisinage, laquelle n’a pas peu contribué à la triste réputation de Charles. La vérité serait plutôt, je crois, que, si la dame a de l’inclination pour l’un des deux frères, c’est pour Joseph.
Sir Oliver. — Oui, je sais qu’il y a là une collection de mauvais drôles, commères mâles et femelles, au caquet plein de calculs, qui assassinent les réputations pour tuer le temps ; ils sont capables de dépouiller un jeune homme de sa bonne renommée, avant qu’il ait assez vécu pour en connaître le prix… Mais ce ne sont pas de telles manœuvres qui me préviendront contre mon neveu, je vous le garantis… Non, non… si Charles n’a commis aucun acte de fausseté ou d’indélicatesse, je passerai sur ses folies.
Rowley. — Alors, que je meure si vous ne le ramenez à bien… Ah ! monsieur, cela me fait renaître de voir que votre cœur ne lui est pas fermé, et que le fils de mon bon vieux maître a encore, malgré tout, conservé un ami.
Sir Oliver. — Quoi donc, maître Rowley, puis-je oublier que j’ai été jeune comme lui, moi aussi ?… Parbleu, mon frère et moi, nous n’étions pas non plus de grands saints ; et je crois pourtant que vous n’avez pas vu souvent de meilleur homme que votre vieux maître.
Rowley. — Monsieur, c’est cette pensée qui me donne l’assurance que Charles peut être encore l’honneur de sa famille… Mais voici sir Peter. (Il remonte un peu.)
Sir Oliver. — Parbleu, c’est lui… Miséricorde ! il est bien changé… et il a bien l’air d’un homme marié ! On peut lire d’ici le mot mariage écrit sur sa figure.
Sir Peter. — Ah ! Sir Oliver… mon vieil ami ! Soyez mille fois le bienvenu en Angleterre !
Sir Oliver. — Merci, merci, Sir Peter ! Sur ma parole, je suis heureux de vous trouver en bonne santé.
Sir Peter. — Oh ! c’est qu’il y a longtemps que nous ne nous sommes vus… quinze ans au moins, et nous avons éprouvé bien des adversités dans cet intervalle.
Sir Oliver. — Oui, j’en ai eu ma part… Mais quoi ! je vous retrouve marié, hein, mon vieux camarade ?… Allons, allons, il n’y a pas à y revenir… c’est fait… Je vous félicite donc de tout mon cœur.
Sir Peter. — Merci, merci, Sir Oliver… Oui, je suis entré dans… le sanctuaire du bonheur… Mais ne parlons pas de cela à présent.
Sir Oliver. — C’est juste, c’est juste, Sir Peter : de vieux amis qui se revoient ne doivent pas débuter par s’adresser des reproches… non, non, non…
Rowley, bas à Sir Oliver. — Prenez garde, je vous prie, monsieur…
Sir Oliver. — Eh bien… il y a donc un de mes neveux qui, à ce que j’apprends, est un fieffé polisson, hein ?
Sir Peter. — Comme vous dites… Ah ! mon vieil ami, quel désappointement pour vous, hélas ! C’est un jeune homme perdu, en vérité. Par exemple, son frère vous dédommagera ; Joseph est vraiment un modèle. Il n’y a personne au monde qui n’en dise du bien.
Sir Oliver. — J’en suis fâché pour lui : quand on a une si bonne réputation, c’est qu’on n’est pas honnête. Tout le monde dit du bien de lui ?… Eh ! c’est qu’il a courbé l’échine aussi bas devant les coquins et les sots, que devant les hommes les plus distingués par le mérite et la vertu.
Sir Peter. — Comment, Sir Oliver ! vous le blâmez de ne s’être point fait d’ennemis ?
Sir Oliver. — Oui, s’il est digne d’en avoir.
Sir Peter. — Bien, bien… vous serez convaincu quand vous le connaîtrez. On est édifié à l’entendre ; il professe les plus nobles principes[49].
Sir Oliver. — Oh ! le diable soit de ses principes ! S’il me salue d’un lambeau de morale, il me donnera tout de suite des nausées… Mais cependant, comprenez-moi bien, Sir Peter, je ne prétends pas excuser les fautes de Charles : seulement, avant de me former une opinion sur le compte de mes neveux, j’ai l’intention de les éprouver. Mon ami Rowley et moi nous avons projeté quelque chose dans ce but.
Rowley. — Et Sir Peter sera forcé de reconnaître qu’il s’est trompé une fois dans sa vie.
Sir Peter. — Oh ! je réponds sur ma tête de l’honnêteté de Joseph.
Sir Oliver. — C’est bien… Allons, donnez-nous une bouteille de bon vin ; nous boirons à la santé des deux jeunes gens, et je vous expliquerai notre dessein. (Il passe.)
Sir Peter. — Allons[50] alors !
Sir Oliver. — Et, voyez-vous, Sir Peter, ne soyez pas trop sévère pour le fils de votre vieil ami. Ma parole d’honneur ! je ne suis pas fâché qu’il ait fait quelques escapades. Quant à moi, je n’aime pas voir la sagesse contrarier la sève et la verdeur de la jeunesse ; c’est comme le lierre qui entoure un jeune arbre : elle l’empêche de pousser. (Ils sortent).
ACTE III
Scène I
Sir Peter. — Eh bien, alors, nous verrons d’abord notre drôle, et nous boirons après… Mais que comptez-vous faire, maître Rowley ? Je ne vois pas bien où vous voulez en venir.
Rowley. — Voici, monsieur : Ce M. Stanley dont je vous parlais, tient de près aux deux jeunes gens par leur mère. Il était autrefois négociant à Dublin, mais il a été ruiné par une série d’infortunes imméritées. Depuis son emprisonnement, il s’est adressé, dans une lettre, à la fois à M. Surface et à Charles ; du premier il n’a rien reçu que des promesses évasives de services pour l’avenir, tandis que Charles a fait tout ce que ses folies lui avaient laissé le pouvoir de faire ; et il s’efforce en ce moment de se procurer une somme d’argent dont il destine, je le sais, et au milieu de ses propres embarras, une partie au pauvre Stanley.
Sir Oliver. — Ah ! il est bien le fils de mon frère.
Sir Peter. — Bon, mais comment Sir Oliver personnellement peut-il ?…
Rowley. — Voici, monsieur : Je vais informer Charles et son frère que Stanley a obtenu la permission de s’adresser lui-même à ses amis, et, comme ils ne l’ont jamais vu ni l’un ni l’autre, Sir Oliver n’a qu’à se faire passer pour lui, et il aura ainsi une belle occasion de juger, du moins, de leurs sentiments charitables. Croyez-moi, monsieur, vous trouverez dans le plus jeune des frères un homme qui, au milieu des folies d’une vie de débauches, a gardé, suivant l’expression de notre immortel chantre,
Avec un cœur facile à toucher, une main
Qui s’ouvre toute grande à l’appel du prochain.
Sir Peter. — Bah ! que signifie cette main ou cette bourse ouverte, quand on n’a rien laissé dedans ?… Allez, allez… faites l’expérience, si cela vous plaît… Mais où est le drôle que vous avez amené pour que Sir Oliver le questionne sur les affaires de Charles ?
Rowley. — En bas, à ses ordres, et personne n’est à même de le renseigner mieux que lui. Sir Oliver, c’est un aimable Juif qui, il faut lui rendre cette justice, a fait tout ce qu’il a pu pour amener votre neveu au propre sentiment de ses folies.
Sir Peter. — Faites-le venir, s’il vous plaît.
Rowley, à la cantonade. — Que l’on prie M. Moses de monter.
Sir Peter. — Mais, dites-moi, supposeriez-vous qu’il nous dît la vérité ?
Rowley. — Oh ! je lui ai persuadé qu’il n’avait d’autre chance de recouvrer certaines sommes avancées à Charles, qu’en gagnant les bonnes grâces de Sir Oliver, dont il sait l’arrivée ; vous pouvez donc compter sur un dévouement que garantissent ses intérêts. Je tiens aussi un autre témoin, un certain Snake, que j’ai surpris dans une sorte d’affaire de faux, ou quelque chose d’approchant, et que je produirai sous peu pour détruire vos préventions, Sir Peter, à l’égard de Charles et de lady Teazle.
Sir Peter. — En voilà assez sur ce sujet !
Rowley. — Voici l’honnête Israélite…
Rowley, à Moses. — Monsieur est sir Oliver.
Sir Oliver. — On m’a dit, monsieur, que vous aviez fait dernièrement beaucoup d’affaires avec mon neveu Charles.
Moses, allant à lui. — Oui, sir Oliver, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui ; mais il était ruiné avant d’avoir eu recours à moi.
Sir Oliver. — Très-fâcheux, vraiment ; vous n’avez pas eu ainsi l’occasion de déployer vos talents.
Moses. — Il n’y a pas eu moyen ; je n’ai eu l’avantage de connaître ses embarras que lorsqu’il était déjà de beaucoup au-dessous de ses affaires.
Sir Oliver. — Ce n’est pas avoir de chance, en vérité !… Mais j’aime à croire que vous avez fait tout ce que vous pouviez pour lui, honnête Moses ?
Moses. — Oui, il le sait lui-même… Ce soir, précisément, je devais lui amener un gentleman de la Cité, qui ne le connaît pas et qui, je crois lui prêtera quelque argent.
Sir Peter. — Comment !… quelqu’un à qui Charles n’ait pas encore emprunté ?
Moses. — Oui… M. Premium[51], de Crutched-Friars[52], ancien brocanteur.
Sir Peter. — Parbleu, sir Oliver, il me vient une idée !… Charles, dites-vous, ne connaît pas M. Premium ?
Moses. — Pas du tout.
Sir Peter. — Alors, sir Oliver, il s’offre à vous, maintenant, une meilleure occasion de vous contenter que le vieil expédient romanesque du parent pauvre. Allez avec mon ami Moses, et jouez le personnage de Premium : je vous réponds que vous verrez ainsi votre neveu dans toute sa gloire.
Sir Oliver. — Pardieu, je trouve cette idée meilleure que l’autre, d’autant plus qu’ensuite, je puis rendre visite à Joseph sous le nom de Stanley.
Sir Peter. — Vous le pouvez, en effet.
Rowley. — Oui ; mais c’est plutôt prendre Charles par son côté désavantageux, à coup sûr… Cependant, soit ! Moses, vous comprenez sir Peter, et nous pouvons compter sur vous ?
Moses. — Ne craignez rien. (Il regarde à sa montre.) C’est à peu près l’heure où je devais y aller. (Il passe.)
Sir Oliver. — Quand vous voudrez, Moses, je vous suis… Mais, un Instant ! j’oubliais une chose… comment diable ferai-je pour passer pour un Juif ?
Moses. — Il n’est pas besoin de cela… M. Premium est chrétien.
Sir Oliver. — Vraiment ? J’en suis bien fâché. Mais alors, voyons encore, ne suis-je pas mis avec un peu trop d’élégance pour avoir l’air d’un prêteur d’argent ?
Sir Peter. — Pas du tout ; vous ne sortiriez même pas de votre rôle en y allant dans votre voiture ; n’est-ce pas, Moses ?
Moses. — Assurément.
Sir Oliver. — Bien… mais comment dois-je parler ?… Il y a certainement quelque argot d’usure et une manière de traiter qu’il me faut connaître.
Sir Peter. — Oh ! ce n’est pas grand’chose à apprendre. Le point essentiel, à mon avis, c’est d’être assez exorbitant dans vos prétentions… n’est-ce pas, Moses ?
Moses. — Oui, là est l’essentiel.
Sir Oliver. — Je vous réponds que je n’y manquerai pas. Je lui demanderai huit ou dix pour cent, au moins.
Moses. — Si vous ne lui demandez pas plus, vous serez immédiatement découvert.
Sir Oliver. — Hein !… le diable m’emporte !… Combien donc, alors ?
Moses. — Cela dépend des circonstances. S’il ne paraît pas très à court, vous pouvez exiger seulement quarante ou cinquante pour cent ; mais, si vous voyez qu’il soit excessivement gêné et qu’il ait besoin de fonds à tout prix, vous pouvez demander le double.
Sir Peter. — Un bien honnête trafic que vous êtes en train d’apprendre, sir Oliver !
Sir Oliver. — Ma foi, oui… et qui ne rapporte pas de minces profits.
Moses. — Maintenant, vous savez, vous n’avez pas les fonds vous-même, et vous êtes forcé de les emprunter pour lui à un ami.
Sir Oliver. — Oh ! je dois les emprunter à un ami ?
Moses. — Oui ; et votre ami est un chien sans entrailles, mais vous n’y pouvez rien.
Sir Oliver. — Mon ami est un chien sans entrailles, n’est-ce pas ?
Moses. — Oui, et il n’a pas lui-même les fonds par-devers lui, mais il est forcé de vendre des obligations à grande perte.
Sir Oliver. — Ah ! il est forcé de vendre des obligations à grande perte ? Eh bien, c’est fort aimable à lui.
Sir Peter. — Ma foi, sir Oliver… M. Premium, veux-je dire… vous allez être bientôt passé maître dans le métier.
Sir Oliver. — Moses complétera mon instruction en chemin.
Sir Peter. — Vous n’aurez pas beaucoup de temps, car votre neveu habite tout près.
Sir Oliver. — Oh ! soyez tranquille, mon professeur paraît si capable que, bien que Charles demeure dans la rue à côté, ce sera absolument ma faute si je ne suis pas un fripon achevé avant d’avoir tourné le coin. (Sortent sir Oliver Surface et Moses.)
Sir Peter. — Allons, maintenant, je pense que sir Oliver va être convaincu. Vous en tenez pour Charles, Rowley, et je gage que vous l’aviez préparé à l’autre plan ?
Rowley. — Non, sur ma parole, sir Peter.
Sir Peter. — C’est bien, allez me chercher ce Snake ; je verrai ce qu’il a à me dire, tout à l’heure… J’aperçois Maria, à qui j’ai besoin de parler. (Rowley sort.) Je serais heureux d’être convaincu que mes soupçons sur lady Teazle et Charles étaient injustes. Je ne me suis cependant jamais encore ouvert là-dessus à mon ami Joseph… Je suis résolu à le faire… Il me donnera sincèrement son avis.
Sir Peter. — Eh bien, mon enfant, est-ce M. Surface qui vous a ramenée ?
Maria. — Non, monsieur ; il avait affaire.
Sir Peter. — Voyons, Maria, si peu que vous vous soyez entretenue avec cet aimable jeune homme, ne pensez-vous pas que son affection pour vous mérite d’être payée de retour ?
Maria. — En vérité, sir Peter, vos instances réitérées sur ce sujet m’affligent extrêmement… Vous m’obligez à vous déclarer qu’il n’y a personne, parmi ceux qui ont pu me distinguer, que je ne préférasse à M. Surface.
Sir Peter. — C’est à ce point !… Voilà un méchant caprice !… Non, non. Maria, il n’y a que Charles que vous préféreriez. C’est évidemment ses vices et ses folies qui vous ont séduite.
Maria. — Vous êtes cruel, monsieur. Vous savez que je vous ai obéi en cessant de le voir et de lui écrire : j’en ai appris assez pour me convaincre qu’il n’est pas indigne de mon estime. Cependant, et je ne pense pas que ce soit un crime, en même temps que ma raison condamne ses vices, mon cœur éprouve quelque pitié de ses malheurs.
Sir Peter. — Bien, bien, apitoyez-vous sur son compte autant qu’il vous plaira ; mais qu’un plus digne reçoive votre cœur et votre main.
Maria. — Ce ne sera pas son frère, toujours ! (Elle passe.)
Sir Peter. — Allez… capricieuse et obstinée que vous êtes ! Mais prenez garde, mademoiselle ; vous ne savez pas encore ce que c’est que l’autorité d’un tuteur : ne me forcez pas à vous l’apprendre !
Maria. — Je puis vous dire seulement que je ne vous en fournirai pas un sérieux motif. Il est vrai, par la volonté de mon père, j’ai le devoir, pour quelque temps encore, de vous considérer comme son fondé de pouvoirs ; mais je cesserais de vous croire tel, si vous vouliez me contraindre à être malheureuse. (Elle sort.)
Sir Peter. — Y eut-il jamais un homme aussi accablé que moi ? Tout conspire contre mon repos. Il n’y avait pas quinze jours que je m’étais empêtré dans le conjungo, que son père, un homme sain et vigoureux, mourut exprès, je crois, pour le plaisir de me mettre sa fille sur les bras. (On entend chanter lady Teazle dans la coulisse.) Mais voici ma compagne ! Elle paraît de bien bonne humeur. Que je serais donc heureux si je pouvais la forcer à m’aimer, seulement un peu !
Lady Teazle. — Mon Dieu, sir Peter, j’espère que vous ne venez pas de vous disputer avec Maria ? Ce n’est pas gentil pour moi, cela, de vous mettre en colère quand je n’y suis pas.
Sir Peter. — Ah ! lady Teazle, il ne tiendrait qu’à vous de me rendre aimable en tout temps.
Lady Teazle. — Je le voudrais certainement ; car j’ai besoin en ce moment que vous soyez d’une humeur charmante. Soyez donc aimable, et donnez-moi deux cents livres[53], voulez-vous ?
Sir Peter. — Deux cents livres ! Eh quoi ! me faut-il absolument payer pour être aimable ? Mais parlez-moi toujours ainsi et, sur ma foi, il n’y a rien que je ne vous accorde. Vous allez les avoir… (Il lui donne la somme en billets.) Seulement, signez-moi un bon de remboursement.
Lady Teazle. — Oh ! non… Voilà… (Lui offrant la main.) Ma main vaut bien un reçu.
Sir Peter. — Et vous ne me reprocherez plus désormais que je ne vous fasse pas une situation indépendante. Je vous ménage prochainement une surprise… Mais vivrons-nous toujours ainsi, dites-moi ?
Lady Teazle. — Si vous le voulez. Vraiment, je ne doute pas que nos querelles ne prennent bien vite fin, pourvu que vous vouliez convenir que vous y avez renoncé le premier.
Sir Peter. — Eh bien ! oui… Maintenant, si nous nous disputons jamais, que ce soit à qui sera le plus aimable.
Lady Teazle. — Je vous assure, sir Peter, que l’amabilité vous sied à merveille… Vous voilà maintenant comme vous étiez avant notre mariage, quand, dans nos promenades habituelles sous les ormeaux, vous me contiez les exploits galants de votre jeunesse, en me passant la main sous le menton ; et vous me demandiez si je pensais pouvoir aimer un vieux garçon, qui ne saurait rien me refuser… N’est-ce pas cela ?
Sir Peter. — Oui, oui, et autant vous étiez aimable et remplie d’attentions…
Lady Teazle. — Oui, en effet, et je voulais toujours prendre votre défense, quand mes amies se mettaient à vous plaisanter et à vous tourner en ridicule.
Sir Peter. — Vraiment !
Lady Teazle. — Oui, et, comme ma cousine Sophy vous avait traité de vieux garçon revêche, hargneux, et s’était moquée de moi, qui prenais un mari capable d’être mon père, je vous défendis jusqu’au bout, et je dis que je ne vous trouvais pas du tout si laid.
Sir Peter. — Je vous remercie.
Lady Teazle. — Et j’ajoutai même que vous feriez une excellente pâte de mari.
Sir Peter. — Et vous prophétisiez juste ; nous allons être dorénavant le plus heureux couple…
Lady Teazle. — Et ne plus jamais être en désaccord ?
Sir Peter. — Non, jamais !… quoiqu’en vérité, pour vous le dire en passant, ma chère lady Teazle, vous devriez surveiller très-sérieusement votre caractère ; car, dans toutes nos petites querelles, ma chérie, si vous vous le rappelez, mon amour, c’est toujours vous qui commenciez.
Lady Teazle. — Je vous demande pardon, mon cher sir Peter : en vérité, c’est toujours vous qui me provoquiez.
Sir Peter. — Voyez donc, mon ange ! prenez garde… Contredire n’est pas le moyen de rester amis.
Lady Teazle. — N’est-ce pas vous qui avez commencé, mon amour ?
Sir Peter. — Là, bon ! vous… vous continuez. Vous ne vous apercevez pas, mon trésor, que vous êtes justement en train de faire ce que vous savez m’irriter toujours le plus.
Lady Teazle. — Non, mais vous savez, si vous avez envie de vous fâcher sans aucun motif, mon cher…
Sir Peter. — Là ! voilà que vous me cherchez encore querelle.
Lady Teazle. — Non, certainement… mais s’il vous plaît d’être si hargneux…
Sir Peter. — Là, cette fois ! qui a commencé le premier ?
Lady Teazle. — Mais c’est vous, incontestablement. Je n’ai rien dit… sinon que vous avez un caractère insupportable.
Sir Peter. — Non, non, madame, c’est au vôtre qu’il faut s’en prendre.
Lady Teazle. — Oui, vous voilà bien comme ma cousine Sophy me l’avait prédit.
Sir Peter. — Votre cousine Sophy est une effrontée et impertinente drôlesse !
Lady Teazle. — Vous êtes un grand ours, ma foi, d’insulter mes parents !
Sir Peter. — À présent, que se déchaînent sur moi tous les fléaux du mariage, si jamais j’essaye désormais de me réconcilier avec vous !
Lady Teazle. — Tant mieux.
Sir Peter. — Non, non, madame : il est clair que vous ne vous êtes jamais plus souciée de moi que d’une épingle, et j’étais fou quand je vous épousai… une éhontée coquette de village, dont n’avaient pas voulu la moitié des honnêtes propriétaires des environs.
Lady Teazle. — Et moi j’ai été certainement bien bête de me marier avec vous… un vieux coureur de filles, célibataire à cinquante ans, par l’unique raison qu’il n’avait jamais pu en rencontrer une seule qui voulût de lui. (Elle passe.)
Sir Peter. — Oui, oui, madame ; mais vous étiez assez heureuse de m’écouter : vous n’aviez jamais reçu avant pareille demande.
Lady Teazle. — Non ? n’avais-je pas refusé sir Tivy Terrier[54], qui, au dire de tout le monde, eût été un meilleur parti ? Il avait tout autant de fortune que vous, et il s’est cassé le cou depuis notre mariage. (Elle passe.)
Sir Peter. — Brisons là, madame ! Vous êtes une sans-cœur, une ingrate… mais il y a une fin à tout. Je vous crois capable de la dernière des méchancetés… Oui, madame, je crois maintenant que les bruits qui courent sur vous et Charles, madame… Oui, madame, vous et Charles êtes… non sans motifs…
Lady Teazle. — Prenez garde, sir Peter ! vous auriez mieux fait de ne pas lancer une insinuation de cette nature ! Je ne me laisserai pas injustement soupçonner, je vous le promets.
Sir Peter. — À merveille, madame, à merveille ! Une séparation de corps aussi tôt qu’il vous plaira. Oui, madame, ou un divorce !… Je veux servir d’exemple profitable à tous les vieux garçons.
Lady Teazle. — J’y consens ! j’y consens !… Et maintenant, mon cher sir Peter, nous voilà d’accord une fois de plus ; nous pouvons être le plus heureux couple… et ne plus jamais cesser de nous entendre, vous savez… Ah ! ah ! ah !… Bon, vous allez vous mettre en colère, je le vois, et je ne pourrais que vous gêner… Aussi… adieu… adieu ! (Elle sort.)
Sir Peter. — Tourments et misères ! Il n’y a pas moyen de la faire se fâcher à son tour ! Oh ! je suis la plus misérable des créatures !… Mais ce que je ne souffrirai pas, c’est qu’elle se figure garder son sang-froid : non ! elle peut me briser le cœur, mais elle ne gardera pas son sang-froid. (Il sort.)
Scène II
Trip. — Ici, maître Moses ! Si vous voulez attendre un moment, je vais voir si… Comment s’appelle monsieur ?
Sir Oliver. — M. Moses, mon nom ?
Moses. — M. Premium.
Trip. — Premium… très-bien. (Il sort en prenant une prise de tabac.)
Sir Oliver. — À en juger par les valets, on ne dirait pas que le maître est ruiné. Mais quoi !… vraiment, c’était là la maison de mon frère ?
Moses. — Oui, monsieur ; M. Charles l’a achetée à M. Joseph, avec le mobilier, les tableaux, etc., juste dans l’état où l’avait laissée le vieux monsieur. Sir Peter estimait que c’était un acte de folie.
Sir Oliver. — À mon avis, le calcul intéressé de l’autre en la lui vendant était plus de moitié répréhensible.
Trip. — Mon maître vous prie d’attendre, messieurs : il a du monde, et ne peut vous parler maintenant.
Sir Oliver. — S’il savait qui demande à le voir, peut-être ne vous aurait-il pas envoyé porter cette réponse.
Trip. — Si, si, monsieur ; il vous sait ici… Je n’ai certainement pas oublié le petit Premium, non, non, non.
Sir Oliver. — Fort bien ; et quel est, je vous prie, votre nom, monsieur ?
Trip. — Trip, monsieur ; je m’appelle Trip, pour vous servir.
Sir Oliver. — Eh bien donc, M. Trip, vous n’avez pas une mauvaise place ici, à ce que je vois ?
Trip. — Mon Dieu, non… Nous sommes ici trois ou quatre qui passons assez agréablement notre temps ; mais aussi nos gages sont parfois en retard… et pas trop considérables non plus… seulement cinquante livres[55] par an, et là-dessus il faut nous fournir de sacs de bonbons et de bouquets. (Il va à Moses.)
Sir Oliver, à part. — Des sacs de bonbons et des bouquets ! Étrivières et bastonnades !
Trip. — Ah ! à propos[56], Moses… avez-vous pu me faire escompter ce petit billet ?
Sir Oliver, à part. — Lui aussi cherche à battre monnaie !… Quelle pitié !… Lui aussi a ses embarras d’argent, ma parole, comme un grand seigneur, et monsieur a ses créanciers, ses fâcheux.
Moses. — Cela n’a pas été possible, en vérité, monsieur Trip. (Il lui remet le billet.)
Trip. — Comment diable ! vous m’étonnez. Mon ami Brush[57] l’avait endossé, et je pensais que sa signature au dos d’un billet valait de l’argent comptant.
Moses. — Non ! il n’y a pas eu moyen.
Trip. — Une petite somme, pourtant… vingt livres…[58] Écoutez, Moses, croyez-vous pouvoir me la procurer par voie d’annuité[59] ?
Sir Oliver, à part. — D’annuité ! ah ! ah ! un laquais emprunter de l’argent par voie d’annuité ! Jusqu’où va la contagion du luxe, mon Dieu !
Moses. — Oui, mais il vous faut engager vos appointements.
Trip. — Oh ! de tout mon cœur ! J’engagerai mes appointements, si et ma vie aussi, si cela vous fait plaisir.
Sir Oliver, à part. — C’est plus que je ne donnerais de votre cou !
Moses. — Mais n’avez-vous rien que vous puissiez mettre en gage ?
Trip. — Hélas ! il y a longtemps que la garde-robe de mon maître n’a lâché quelque chose de convenable. (On sonne.) Mais je pourrais vous donner une hypothèque sur quelques-uns de ses habits d’hiver, avec faculté de rachat avant le mois de novembre… ou bien encore la survivance de son habit de velours à la française, ou une obligation payable après décès sur l’habit bleu et argent. (Bruit de sonnette.) Cela suffirait, je pense, Moses, en y ajoutant quelques paires de manchettes en point, comme garantie subsidiaire. (Bruit de sonnette.) Parbleu… (Il passe.) j’entends la sonnette ! Je crois, messieurs, que je puis maintenant vous introduire. N’oubliez pas l’annuité, mon petit Moses !… Par ici, messieurs… J’engage mes appointements, vous savez !
Sir Oliver. — Si le valet est une copie du maître, c’est ici le temple même de la dissipation ! (Ils sortent.)
Scène III.
Charles Surface, assis au haut bout de la table. — Par le ciel, c’est vrai !… Voilà en quoi surtout notre siècle est dégénéré. La plupart de nos connaissances ont du goût, de l’esprit, de l’éducation ; mais, que le diable les emporte, elles ne gavent pas boire.
Careless. — C’est parfaitement exact, Charles ! On donne dans tous les excès de la bonne chère à table et l’on ne se prive de rien, si ce n’est de vin et de verve. Oh ! certainement, il en résulte pour la société un mal intolérable. Aujourd’hui, au lieu de cet entrain et de cette gaieté communicative qui s’échappaient d’ordinaire d’un verre de bourgogne limpide, la conversation des gens ressemble tout à fait à l’eau de Spa qu’ils consomment : vive et pétillante comme le Champagne, mais sans en avoir ni le fumet ni la saveur.
Sir Harry. — Mais que deviennent ceux qui préfèrent le jeu au vin ?
Careless. — Il est vrai : voici sir Harry qui se condamne lui-même à la diète pour jouer et qui, dans ce moment, suit le régime du hasard.
Charles. — Il ne s’en trouvera pas mieux. Quoi ! voudriez-vous entraîner un cheval de course en le privant d’avoine ? Pour moi, vive Dieu ! je n’ai jamais autant de veine que lorsque je suis un peu en gaieté : que je jette les dés après avoir bu une bouteille de Champagne, et je ne perds jamais.
Tous. — Hein, comment cela ?
Charles. — Du moins, si je perds, je n’y fais pas attention, ce qui est exactement la même chose.
Careless. — Oui, c’est ce que je pense.
Charles. — Et puis, quel homme peut se prétendre un fidèle en amour s’il n’est, en fait de vin, qu’un renégat ? C’est par là que l’amoureux éprouve son propre cœur. Videz une douzaine de rasades à la santé d’une douzaine de beautés, et celle qui surnage est l’enchanteresse qui vous a séduit.
Careless. — Eh bien donc, Charles, soyez sincère, et faites-nous connaître votre idole.
Charles. — Ma foi, je m’en étais abstenu seulement par pitié pour vous. Si je lui porte un toast, vous êtes forcés de boire à la ronde à la santé de femmes qui la vaillent, et il n’y en a pas sur la terre.
Careless. — Oh ! nous trouverons alors quelques vierges canonisées ou des déesses de l’Olympe qui feront l’affaire, je le garantis !
Charles. — Je bois donc ici, farceurs que vous êtes, je bois à Maria ! à Maria !…
Sir Harry. — Maria qui ?
Charles. — Oh ! diable soit du nom de famille !… C’est une vaine formalité, et le calendrier de l’Amour n’en demande pas tant… À Maria !
Tous, buvant. — À Maria !
Charles. — Mais à présent, sir Harry, prenez garde, vous voilà mis en demeure de nous présenter une beauté superlative.
Careless. — Non, ne cherchez pas, sir Harry : nous soutiendrons votre toast, quand bien même votre maîtresse serait borgne, et vous savez que vous avez une chanson qui vous excuse.
Sir Harry. — Parbleu, certainement ! et je vais lui servir la chanson au lieu de la dame.
À la vierge timide de quinze ans,
Puis à la veuve de cinquante !
À la ménagère aux calculs prudents,
À L’hétaïre extravagante !
Chœur.
Soit ! à leur santé !
Buvons à la femme !
Si quelqu’une blâme
Cette liberté.
Notre excuse est, sur mon âme,
Dans le vin et la gaîté.
À L’enchanteresse aux riches fossettes,
À la fille sans charme aucun !
Aux deux beaux yeux bleus de maintes fillettes,
À la nymphe qui n’en a qu’un !
Chœur.
Soit ! à leur santé ! etc.
À la jeune fille aux doux seins de neige,
À la brune comme du jais !
À l’épouse que le chagrin assiége,
À la demoiselle aux jeux gais !
Chœur.
Soit ! à leur santé, etc.
Du reste, gauches ou fringantes, vieilles
Ou non, qu’importe en vérité !
Videz donc dans vos verres les bouteilles :
Buvons en bloc à leur santé !
Chœur.
Soit ! à leur santé, etc.
Tous. — Bravo ! bravo !
Charles. — Messieurs, vous m’excuserez un instant. Careless, prenez ma place, voulez-vous ? (Il se lève et descend, sur le devant de la scène.)
Careless, se levant et descendant. — Voyons, je vous prie, Charles, qu’arrive-t-il ? Est-ce une de vos incomparables beautés qui nous tombe du ciel, par hasard ?
Charles. — Ma foi, non ! S’il faut vous dire la vérité, c’est un Juif et un brocanteur, à qui j’avais donné rendez-vous ici.
Careless. — Oh ! le diable m’enlève ! amenez-nous le Juif.
Sir Harry. — Oui, et le brocanteur aussi, à toute force.
Careless. — Oui, oui, le Juif et le brocanteur !
Charles. — Parbleu, de tout mon cœur ! Trip, priez ces messieurs d’entrer… (Trip sort.) bien qu’il y en ait un que je ne connais pas, je puis vous l’assurer.
Careless. — Charles, laissez-nous leur faire boire un peu de vieux bourgogne ; cela leur donnera peut-être de la conscience.
Charles. — Malepeste, non ! le vin ne fait que développer les qualités naturelles d’un homme, et les faire boire ne servirait qu’à les rendre encore plus coquins.
Charles. — Entrez donc, honnête Moses : entrez, je vous prie, M. Premium… C’est le nom de Monsieur, n’est-ce pas, Moses ?
Moses. — Oui, Monsieur.
Charles. — Avancez des siéges, Trip… Asseyez-vous, monsieur Premium… Des verres, Trip… Asseyez-vous, Moses… (Ils s’asseyent.) Allons, monsieur Premium, je vais vous porter un toast : Au succès de l’usure !… Moses, versez une rasade à Monsieur.
Moses. — Au succès de l’usure !
Careless. — Parfait, Moses… L’usure est une sage industrie, qui mérite de réussir.
Sir Oliver. — Eh bien… à tout le succès qu’elle mérite !
Careless, se levant et s’avançant. — Non, non, ce n’est pas ainsi que l’on fait ! M. Premium, vous avez mis de l’hésitation dans le toast : il faut vider votre verre jusqu’au fond[60].
Sir Harry. — Un plein verre, au moins.
Moses. — Oh ! considérez, je vous prie, monsieur… M. Premium est un gentleman.
Careless. — Et, par conséquent, il aime le bon vin.
Sir Harry. — Donnez un verre encore plus grand à Moses[61], qui fait le mutin et affiche un profond mépris pour l’autorité du président.
Charles. — Non, sapristi, je ne veux pas ! M. Premium est étranger.
Careless. — Qu’ils aillent au diable, alors !… S’ils ne veulent pas boire, nous ne resterons pas à table avec eux. Allons, Harry, nous trouverons les dés à côté… Charles, vous nous rejoindrez, quand vous aurez terminé avec ces messieurs ?
Charles. — Oui, oui ! (Tous les convives sortent) Careless !
Careless, revenant. — Eh bien !
Charles. — J’aurai peut-être besoin de vous.
Careless. — Oh ! vous savez que je suis toujours à votre disposition : reconnaissance, billet ou obligation, c’est tout un pour moi. (Il sort.)
Moses. — Monsieur, voici M. Premium, gentleman de la délicatesse et de la discrétion la plus absolue, et qui tient toujours ce qu’il promet. M. Premium, je vous présente…
Charles. — Ta ta ta ta ! cela suffit… Monsieur, mon ami Moses est un très-honnête garçon, mais qui est un peu long à s’expliquer : il lui faudrait une heure pour nous décliner nos titres. Monsieur Premium, voici la chose sans détours : Je suis un jeune dissipateur, qui cherche de l’argent à emprunter… vous, vous me faites l’effet d’être un vieux madré, qui avez de l’argent à prêter… Je suis assez stupide pour donner cinquante pour cent plutôt que de m’en passer ; et vous, je le présume, vous êtes assez fripon pour prendre cent pour cent, s’il y a possibilité. Maintenant, monsieur, vous voyez que notre connaissance est tout de suite faite, et que nous pouvons entrer en affaires sans plus de cérémonies.
Sir Oliver. — Voilà plus que de la franchise, sur ma parole… Je m’aperçois, monsieur, que vous n’aimez pas beaucoup les compliments.
Charles. — Oh ! non, monsieur ; je pense toujours qu’être rond en affaires, c’est le mieux.
Sir Oliver. — Monsieur, je suis de votre avis… Toutefois, vous vous êtes trompé sur un point : je n’ai pas d’argent à prêter, mais je crois pouvoir en tirer un peu d’un de mes amis ; seulement, c’est un chien sans entrailles, n’est-ce pas, Moses ? et il lui faudra vendre des obligations pour vous rendre ce service, n’est-ce pas, Moses ?
Moses. — Oui, certainement ! Vous savez que je dis toujours ce qui est, et que je méprise le mensonge !
Charles. — C’est bien. (Il passe au milieu.) Quand on parle franchement, on agit ordinairement de même ; mais, trêve de bagatelles, M. Premium. Parbleu ! je n’ignore pas qu’il faut payer pour avoir de l’argent !
Sir Oliver. — Bien… mais quelle garantie pourriez-vous fournir ? Vous n’avez pas de terre, je suppose ?
Charles. — Pas même une taupinière ni un brin d’herbe, sauf ce qu’il y a dans les pots de fleurs sur la croisée !
Sir Oliver. — Non plus que des valeurs, n’est-ce pas ?
Charles. — Rien que des valeurs courantes… qui se composent de quelques chiens d’arrêt et de poneys. Mais, pardon, monsieur Premium, avez-vous entendu parler un peu de quelques-uns de mes parents ?
Sir Oliver. — Oui, à dire vrai, en effet.
Charles. — Alors vous devez savoir que j’ai aux Indes-Orientales un oncle étonnamment riche, sir Oliver Surface, sur qui je fonde les plus grandes espérances.
Sir Oliver. — Que vous ayez un oncle riche, on me l’a dit ; mais que vos espérances se réaliseront, je crois que c’est trop vous avancer que de le soutenir.
Charles. — Oh ! non… il ne peut y avoir de doute. On m’a dit qu’il m’aimait prodigieusement, et qu’il parle de me laisser toute sa fortune.
Sir Oliver. — Vraiment ! c’est la première fois que j’entends dire cela.
Charles. — Oui, oui, c’est la pure vérité… Moses le sait bien ; n’est-ce pas, Moses ?
Sir Oliver, à part. — Parbleu, ils vont me persuader tout à l’heure que je suis au Bengale !
Charles. — Je vous propose donc, M. Premium, si cela vous convient, une obligation payable après décès sur sir Oliver : bien que, je vous le dirai en passant, le vieux bonhomme a été si généreux envers moi, que, ma parole d’honneur, je serais désolé d’apprendre qu’il lui fût arrivé un accident.
Sir Oliver. — Pas plus que moi, je vous assure. Mais l’obligation en question se trouve être justement la pire des garanties que vous puissiez m’offrir… car, dussé-je vivre cent ans, je ne verrais jamais le capital.
Charles. — Oh ! si, voyons… dès l’instant que sir Oliver meurt, vous savez, vous avez recours contre moi pour rentrer dans vos fonds.
Sir Oliver. — Je crois que je serais alors le créancier le plus désagréable que vous ayez eu de votre vie.
Charles. — Parbleu ! je parie que ce que vous craignez, c’est que sir Oliver n’ait la vie trop dure ?
Sir Oliver. — Non, certes, loin de là ; j’ai même entendu dire qu’il est aussi vigoureux et aussi bien portant qu’aucun homme de son âge dans toute la chrétienté.
Charles. — Eh bien ! là encore vous êtes mal informé. Non, non, le climat lui a considérablement nui, à mon pauvre oncle Oliver ! Oui, oui, il baisse à vue d’œil, à ce qu’on m’a rapporté… et il est tellement changé depuis quelque temps, que ses plus proches parents ne pourraient le reconnaître !
Sir Oliver. — Vraiment ! ah ! ah ! ah ! tellement changé depuis quelque temps que ses plus proches parents ne pourraient le reconnaître ! Ah ! ah ! ah ! parbleu… Ah ! ah ! ah !
Charles. — Ah ! ah !… vous êtes content de l’apprendre, mon petit Premium ?
Sir Oliver. — Non, non, pas du tout.
Charles. — Si, si, vous êtes content… Ah ! ah ! ah !… vous savez que cela vous arrange.
Sir Oliver. — Mais je me suis laissé dire que sir Oliver va arriver ?… Il y a même des gens qui prétendent qu’il est ici maintenant ?
Charles. — Allons donc ! Je dois certainement savoir mieux que vous s’il est arrivé ou non. Non, non ; comptez-y, il est en ce moment à Calcutta… n’est-ce pas, Moses ?
Moses. — Oh ! oui, assurément.
Sir Oliver. — Il est bien vrai, comme vous dites, vous devez le savoir mieux que moi. Cependant je tiens la nouvelle de très-bonne source… n’est-ce pas, Moses ?
Moses. — Oui, sans aucun doute !
Sir Oliver. — Mais, monsieur, comme je vois que vous avez besoin sur-le-champ de quelques centaines de livres… n’ayez-vous rien dont vous puissiez disposer ?
Charles. — Comment l’entendez-vous ?
Sir Oliver. — Par exemple, voyons, j’ai appris que votre père avait laissé une grande quantité d’ancienne argenterie massive ?
Charles. — Ah ! ciel… il y a longtemps qu’elle est partie… Moses peut vous renseigner là-dessus mieux que moi.
Sir Oliver, à part.. — Bonté divine ! tous les services d’honneur et la vaisselle de famille[62] ! (Haut.) Eh bien ! alors, et sa bibliothèque, qui passait pour une des plus riches et des plus complètes ?
Charles. — Oui, oui, elle a eu le même sort… elle était beaucoup trop considérable pour un homme seul. Quant à moi, j’ai toujours été d’humeur communicative, et j’estimai qu’il était honteux à moi d’accaparer autant de science. (Il passe.)
Sir Oliver, à part. — Quel désastre ! un trésor d’étude qui n’était jamais sorti de la famille ! (Haut) Je vous prie, que sont devenus les livres ?
Charles. — Il faut vous adresser au commissaire-priseur, maître Premium, car je ne crois pas que Moses même puisse vous renseigner.
Moses. — Je ne sais rien des livres.
Sir Oliver. — Allons, allons, il n’est rien resté de ce qui appartenait à la famille, à ce que je vois ?
Charles. — Pas grand’chose, en vérité… à moins que vous n’ayez du goût pour les portraits de famille. J’ai encore, en haut, une pleine chambre d’ancêtres et, si vous êtes amateur de vieilles peintures, parbleu, je vous les céderai à bon compte.
Sir Oliver. — Eh ! que le diable soit de vous ! Voyons, sérieusement, vous ne voudriez pas vendre vos aïeux ?
Charles. — Tous, au plus offrant et dernier enchérisseur.
Sir Oliver. — Comment ! vos grands-oncles et vos grand’tantes ?
Charles. — Oui, et aussi mes arrière-grands-pères et grand’mères.
Sir Oliver, à part. — Maintenant, je suis fixé sur son compte. (Haut.) Vous êtes donc enragé, et vos propres parents vous trouvent sans entrailles ? Sur ma vie, me prenez-vous pour le Shylock de Shakespeare, à vouloir m’emprunter de l’argent sur votre chair et votre sang[63] ?
Charles. — Voyons, mon petit brocanteur, ne vous fâchez pas : de quoi vous inquiétez-vous, pourvu que vous en ayez pour votre argent ?
Sir Oliver. — Soit ! j’en serai l’acquéreur : je pense avoir le placement des toiles de famille. (À part). Oh ! je ne lui pardonnerai jamais cela ! non, jamais !
Careless. — Vous ne venez pas, Charles ? qui vous retient ?
Charles. — Je suis encore occupé : ma foi, nous allons faire une vente en haut ; voici le petit Premium qui va m’acheter tous mes ancêtres.
Careless. — Oh ! dans le feu vos ancêtres !
Charles. — Non, il pourra les brûler après, si cela lui plaît. Restez, Careless, nous avons besoin de vous. Parbleu, vous serez le commissaire-priseur ! Allons, venez-avec nous. (Il passe.)
Careless. — Oh ! volontiers, s’il le faut. Je puis manier le marteau aussi bien que le cornet à dés ! Une fois ! deux fois !
Sir Oliver, à part. — Oh ! les gredins !
Charles. — Allons, Moses, vous servirez d’expert, si besoin est. Dieu me damne, mon petit Premium, l’affaire n’a pas l’air de vous sourire ?
Sir Oliver. — Oh ! si, énormément. Ah ! ah ! ah ! oui, oui, je trouve que c’est une excellente farce de vendre sa famille aux enchères… Ah ! ah ! (À part.) Le polisson !
Charles. — Évidemment ! quand on a besoin d’argent, à qui diable s’adresserait-on bien, s’il fallait se gêner avec ses propres parents ?
Sir Oliver, à part. — Je ne lui pardonnerai jamais ; non jamais, jamais ! (Ils sortent.)
ACTE IV
Scène I
Charles. — Entrez, messieurs ; entrez, je vous prie… Voici la famille des Surface, qui remonte à la conquête.
Sir Oliver. — Et, à mon avis, une belle collection.
Charles. — Oui, oui, c’est la vraie tradition du portrait à l’huile… sans aucune recherche de grâce ni d’expression. Rien de commun avec les œuvres de vos Raphaëls modernes, qui vous fournissent la plus solide ressemblance, mais qui trouvent moyen de faire votre portrait en se passant de vous ; de sorte que l’on peut supprimer l’original sans faire de tort à la peinture. Non, non ; le mérite de ces portraits-ci, c’est leur ressemblance invétérée… tous guindés et lourds comme les originaux : on n’en fait plus comme ça aujourd’hui.
Sir Oliver. — Ah ! l’on ne verra jamais plus de tels types.
Charles. — Je l’espère bien… Ainsi, vous voyez, maître Premium, comme j’aime la vie d’intérieur : je passe mes soirées ici, entouré de ma famille… Mais, allons, montez à votre bureau, M. le commissaire-priseur ; ce vieux fauteuil délabré de mon grand-père en tiendra lieu. (Il avance le fauteuil.)
Careless. — Oui, oui, parfait… Mais, Charles, je n’ai pas de marteau ; et qu’est-ce qu’un commissaire-priseur sans marteau ?
Charles. — Parbleu, c’est vrai… (Prenant la généalogie suspendue à droite.) Quel est ce parchemin ?… Oh ! notre généalogie complète. Tenez, Careless… cela vaut mieux qu’un vil morceau d’acajou ; je vous donne un arbre de famille, chenapan que vous êtes… Il vous servira de marteau, et maintenant vous pouvez faire tomber mes ancêtres sous les enchères en les frappant de leur propre généalogie[64].
Sir Oliver, à part. — Quel dénaturé vaurien !… un parricide… après décès.
Careless. — Oui, oui, c’est vraiment un tableau de votre race ; ma foi, Charles, c’est bien ce que vous auriez pu trouver de mieux, car il ne nous servira pas seulement de marteau, mais par-dessus le marché, de catalogue… Allons, on commence !… Une fois ! deux fois ! trois fois !
Charles. — Bravo, Careless !… Eh bien, voici mon grand-oncle, sir Richard Raveline[65], qui fut, je vous assure, un merveilleux général dans son temps. Il fit toutes les guerres du duc de Marlborough, et gagna cette estafilade au-dessus de l’œil à la bataille de Malplaquet… Qu’en dites-vous, M. Premium ?… Examinez-le… c’est un héros, qui n’est pas déplumé comme le sont aujourd’hui vos capitaines de carton, mais qui porte dignement perruque et uniforme, comme il convient à un général… Combien voulez-vous en donner ?
Sir Oliver, bas à Moses. — Qu’il fasse lui-même son prix.
Moses. — M. Premium vous prie de parler vous-même.
Charles. — Eh bien, alors, je le lui laisse à dix livres[66], et ce n’est certainement pas cher pour un officier d’état-major.
Sir Oliver, à part. — Le ciel me protège ! son fameux oncle Richard pour dix livres ! (Haut.) Fort bien, monsieur, je le prends.
Charles. — Careless, adjugez mon oncle Richard… Voici maintenant une de ses jeunes sœurs, ma grand’tante Deborah, peinte par Kneller[67] dans sa meilleure manière, et que l’on estime d’une ressemblance effrayante… Elle est là, vous voyez, en bergère paissant son troupeau… Je vous la donnerai pour cinq livres dix[68]… Les moutons valent l’argent.
Sir Oliver, à part. — Ah ! pauvre Deborah ! une femme qui se prisait si haut elle-même ! (Haut.) Cinq livres dix… je la prends.
Charles. — Adjugez ma tante Deborah, Careless !… Voici maintenant un de mes aïeux maternels, un savant juge, bien connu dans la région de l’ouest… À combien l’évaluez-vous, Moses.
Moses. — À quatre guinées[69].
Charles. — Quatre guinées !… Misère de ma vie, sa perruque vaut davantage… M. Premium, vous avez plus de respect pour la magistrature[70] ; laissez-nous vous adjuger sa seigneurie à quinze guinées.
Sir Oliver. — Je veux bien.
Careless. — Adjugé !
Charles. — Et voilà deux de ses frères, William et Walter Blunt[71], écuyers, tous deux membres du parlement, et orateurs distingués. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, je crois, c’est que c’est la première fois qu’ils sont à vendre ou à acheter.
Sir Oliver. — C’est très-extraordinaire, en effet ! Je les prends sur le prix que vous en ferez, à l’honneur du parlement.
Careless. — Bien dit, mon petit Premium !… Je vous les adjuge à quarante guinées.
Charles. — Voici un joyeux compagnon… Je ne sais pas ce qu’il m’était parent, mais il était maire de Norwich : prenez-le pour huit livres.
Sir Oliver. — Non, non : le maire n’en vaut que six.
Charles. — Allons, mettons-le à six guinées, et je vous campe les deux adjoints par-dessus le marché.
Sir Oliver. — Accepté.
Charles. — Careless, adjugez le maire et les adjoints… Mais, sapristi, nous en avons pour toute la journée à les vendre ainsi en détail ; expédions-les en bloc : qu’en dites-vous, mon petit Premium ? Donnez-moi trois cents livres[72] et prenez en tas tout ce qui reste.
Careless. — Oui, oui, c’est ce qu’il y a de mieux à faire.
Sir Oliver. — Bien, bien, tout ce qui pourra vous arranger… Je les prends. Mais il y a un portrait sur lequel vous ne vous êtes jamais arrêté.
Careless. — Quoi, ce petit bonhomme à mauvaise mine, au-dessus de la causeuse ?
Sir Oliver. — Oui, monsieur, celui-là même, bien que je ne trouve pas, mais du tout, que ce soit un petit bonhomme à si mauvaise mine.
Charles. — Quoi, ça ?… Oh ! c’est mon oncle Oliver, avant son départ pour les Indes.
Careless. — Votre oncle Oliver !… Parbleu, vous ne serez donc jamais cousins, Charles. Il me fait l’effet, à moi, du plus rébarbatif coquin que j’aie jamais vu, avec son œil implacable et sa satanée physionomie d’oncle prêt à vous déshériter ! C’est un vieux corsaire endurci, je vous le garantis. N’est-ce pas votre avis, mon petit Premium ? (En lui frappant sur l’épaule.)
Sir Oliver. — Non pas, monsieur, sur mon âme ; je lui trouve une aussi honnête physionomie qu’à personne ici, mort ou vif… Mais je suppose que l’oncle Oliver est compris dans le tas ?
Charles. — Non pas, s’il vous plaît ; je ne veux pas me défaire du pauvre Noll. Le vieux bonhomme a été trop gentil pour moi, et, parbleu, je garderai son portrait tant que j’aurai une chambre où le mettre. (Il passe.)
Sir Oliver, à part. — Le drôle est mon neveu, après tout. (Haut.) Cependant, monsieur, j’ai une sorte de caprice pour ce portrait.
Charles. — J’en suis bien fâché, mais vous ne l’aurez certainement pas… Bonté divine, n’en avez-vous pas assez comme cela ?
Sir Oliver, à part. — Je lui pardonne tout. (Haut.) Voyons, monsieur, quand il me passe une fantaisie par la tête, je ne regarde pas à l’argent. Je vous donnerai de celui-là autant que de tout le reste.
Charles. — Assez sur ce chapitre, monsieur le brocanteur ; je vous dis que je ne veux pas m’en défaire, et cela suffit.
Sir Oliver, à part. — L’animal est tout comme son père ! (Haut.) Allons, allons, je n’insiste pas… (À part.) Je ne m’en étais pas aperçu avant, mais je crois que je n’ai jamais vu ressemblance si frappante… (Haut.) Voici un chèque pour ce que je vous dois. (Il tire un carnet de sa poche.)
Charles. — Mais c’est un bon de huit cents livres[73].
Sir Oliver. — Vous ne voulez pas lâcher Sir Oliver ?
Charles. — Sacrebleu ! non ! je vous le répète.
Sir Oliver. — Alors ne tenez pas compte de la différence, nous retrouverons cela une autre fois… Mais donnez-moi la main sur notre marché ; vous êtes un honnête garçon, Charles… Je vous demande pardon, monsieur, de mon trop de liberté… Venez, Moses. (Il passe.)
Charles, à part. — Parbleu, voilà un drôle de vieux bonhomme !… (Haut.) Mais dites-moi, Premium, vous préparerez des appartements pour ces messieurs ?
Sir Oliver. — Oui, oui, je les enverrai prendre dans un jour ou deux.
Charles. — Mais, un instant : envoyez donc quelque chose de convenable pour les transporter, car je vous assure que la plupart ne sortaient jamais que dans leurs équipages.
Sir Oliver. — J’y veillerai, j’y veillerai… Nous exceptons toujours Oliver ?
Charles. — Oui, tous, excepté le petit nabab.
Sir Oliver. — Vous y êtes bien résolu ?
Charles. — C’est mon dernier mot.
Sir Oliver, à part. — Cher vaurien insensé ! (Haut.) Bonjour !… Venez, Moses… Que j’entende maintenant quelqu’un oser dire que c’est un scélérat ! (Il sort avec Moses.)
Careless. — Ma foi, voici le plus singulier personnage de ce genre que j’aie jamais rencontré !
Charles. — Morbleu, c’est, j’imagine, le roi des brocanteurs. Je m’étonne que ce diable de Moses ait pu faire la connaissance d’un si honnête garçon… Mais, chut ! voici Rowley… Allez, Careless, annoncez à la compagnie que je la rejoint dans quelques instants.
Careless. — J’y vais ; mais ne vous laissez pas persuader par ce vieux radoteur de rien gaspiller de votre argent pour le payement d’anciennes dettes enterrées, ou pour quelque bêtise semblable ; car les fournisseurs, Charles, sont les plus exigeants faquins du monde.
Charles. — C’est bien vrai, et en les payant on ne fait que les encourager. Oui, oui, ne craignez rien. (Exit Careless.) Oh ! quel singulier vieux bonhomme, en vérité… Voyons un peu… il me revient de droit, sur ces cinq cents livres, les deux tiers, plus trente et quelques livres. Par le ciel ! je trouve que mes ancêtres sont pour moi des parents de plus de prix que je ne pensais !… Mesdames et messieurs, votre tout dévoué et bien reconnaissant serviteur…
Charles. — Ah ! mon vieux Rowley ! vous arrivez à propos pour prendre congé de vos anciennes connaissances.
Rowley. — Oui, j’ai appris qu’ils étaient vendus. Mais j’admire votre constante tranquillité d’esprit au milieu de telles misères.
Charles. — Eh bien, c’est là le hic ! Je suis tellement entouré de sujets d’affliction, que je n’ai pas le loisir de me désoler ; mais tout viendra en son temps, la fortune et la mélancolie. Cependant, j’imagine que vous êtes étonné de voir que je ne suis pas plus triste en me séparant de la foule de tous mes proches parents ; assurément, c’est très-chagrinant ; mais pourquoi serais-je ému, quand eux-mêmes ne bronchent pas ?
Rowley. — Il n’y a pas moyen d’obtenir que vous soyez sérieux un moment.
Charles. — Si, ma foi, je le suis à présent. Tenez, mon brave Rowley, tenez, allez m’escompter cette valeur, et prélevez cent livres que vous ferez immédiatement tenir au vieux Stanley.
Rowley. — Cent livres ! considérez un peu…
Charles. — Sacrebleu, épargnez-moi vos observations : les besoins du pauvre Stanley sont pressants et, si vous ne vous hâtez, nous aurons la visite de plus d’une personne ayant plus droit que lui à cet argent.
Rowley. — Ah ! justement ! je ne cesserai de vous rebattre les oreilles du vieux proverbe…
Charles. — « Soyez juste avant d’être généreux. »… Bon, je le voudrais si je pouvais ; mais la Justice est une vieille sorcière boiteuse, et je ne puis faire qu’elle marche chez moi de pair avec la Générosité.
Rowley. — Pourtant, Charles, croyez-moi, une heure de réflexion…
Charles. — Eh ! oui, oui, c’est vrai ; mais voyez-vous, Rowley, tant que j’ai, pardieu, je donne ! Diable soit donc de votre économie, et courez porter l’argent au vieux Stanley. (Ils sortent.)
Scène II.
Moses. — Eh bien, monsieur, je crois, comme sir Peter le disait, que vous avez vu M. Charles dans toute sa gloire ; c’est grand dommage qu’il soit si fou.
Sir Oliver. — Mais il n’a pas voulu vendre mon portrait.
Moses. — Et il aime à l’excès le vin et les femmes.
Sir Oliver. — Mais il n’a pas voulu vendre mon portrait.
Moses. — Et il joue un jeu d’enfer.
Sir Oliver. — Mais il n’a pas voulu vendre mon portrait… Ah ! voici Rowley.
Rowley. — Eh bien, sir Oliver, je vois que vous avez fait une emplette…
Sir Oliver. — Oui, oui, notre jeune vaurien s’est défait de ses ancêtres comme de vieilles tapisseries.
Rowley. — Et il m’a envoyé ici pour vous remettre votre part du prix de vente… c’est-à-dire comme au malheureux vieux Stanley.
Moses. — Ah ! voilà le comble : il est d’une charité enragée.
Rowley. — Et j’ai laissé dans le vestibule un bonnetier et deux tailleurs. Ils n’ont certainement pas été payés, et ces cent livres les contenteraient.
Sir Oliver. — Bien, bien, je paierai ses dettes, et sa bienfaisance aussi… Mais à présent je ne suis plus brocanteur, et vous allez m’introduire chez son frère aîné sous le nom du vieux Stanley.
Rowley. — Pas tout de suite ; sir Peter, je le sais, se propose d’y passer à cette heure-ci.
Trip. — Oh ! messieurs, je vous demande pardon de ne vous avoir pas reconduits… Par ici… (Il passe.) Moses, un mot. (Il sort avec Moses.)
Sir Oliver. — Vous voyez bien ce drôle ?… Croiriez-vous que le faquin a arrêté le Juif comme nous arrivions, pour lui demander de lui trouver de l’argent avant d’en chercher pour son maître ?
Rowley. — En vérité ?
Sir Oliver. — Oui, ils sont maintenant en train de traiter une affaire d’annuité… Ah ! maître Rowley, de mon temps les domestiques se contentaient des restes des folies de leurs maîtres, quand elles étaient râpées à force d’usage ; mais aujourd’hui, c’est leurs vices, comme leurs habits de fête, qu’ils endossent tout flambants neufs. (Ils sortent.)
Scène III
Joseph. — Pas de lettre de lady Teazle ?
Le Domestique. — Non, monsieur.
Joseph. — Je suis surpris qu’elle n’ait envoyé personne, si elle est empêchée de venir. Sir Peter ne me soupçonne certainement pas. Cependant, je ne veux pas laisser échapper l’héritière, malgré l’intrigue où je me suis jeté avec sa femme ; heureusement que la légèreté de Charles et sa mauvaise réputation mettent bien des atouts dans mon jeu. (On entend frapper.)
Le Domestique. — Monsieur, je crois que ce doit être lady Teazle.
Joseph. — Un instant !… Assurez-vous-en avant d’aller ouvrir : si c’était mon frère, j’ai une recommandation particulière à vous faire.
Le Domestique. — C’est milady, monsieur ; elle laisse toujours sa chaise devant la modiste, dans la rue à côté.
Joseph. — Attendez, attendez ; ouvrez ce paravent devant la fenêtre… (Le domestique obéit.) C’est bien… ma voisine d’en face est si curieuse… (Le domestique sort.) J’ai maintenant un rôle difficile à jouer. Lady Teazle a depuis quelque temps deviné mes vues sur Maria ; mais il ne faut pas absolument qu’elle reste dans le secret, — du moins jusqu’à ce que je la tienne davantage à ma discrétion.
Lady Teazle. — Comment, vous vous adressez un monologue sentimental ? Avez-vous été bien impatient ?… Ô Seigneur ! n’affectez pas cet air grave… Je vous jure que je n’ai pas pu venir plus tôt. (Elle passe.)
Joseph. — Oh ! madame, l’exactitude est une sorte de constance, de bien mauvais ton chez une grande dame. (Il avance des siéges, et s’assied après lady Teazle.)
Lady Teazle. — Sur ma parole, vous devriez me plaindre. Savez-vous que sir Peter est devenu depuis quelque temps si méchant pour moi et si jaloux de Charles également… ce n’est pas le moins drôle de l’histoire, n’est-ce pas ?
Joseph, à part. — Bravo ! mes bons amis en médisance ne se démentent pas sur ce point.
Lady Teazle. — Vraiment, je voudrais qu’il laissât Maria l’épouser, et peut-être alors serait-il fixé ; n’êtes-vous pas de cet avis, monsieur Surface ?
Joseph, à part. — Non pas, diable ! (Haut.) Oh ! certainement ! car alors ma chère lady Teazle serait convaincue aussi de l’injustice de ses soupçons, quand elle m’attribuait quelque dessein sur cette sotte fille.
Lady Teazle. — Bien, bien, je ne demande pas mieux que de vous croire. Mais n’est-ce pas une indignité, que les méchancetés sans nom qu’on dit des gens ?… Voici mon amie, lady Sneerwell, qui a répandu sur mon compte je ne sais combien d’histoires scandaleuses, et tout cela aussi sans le moindre fondement… et c’est ce qui m’irrite.
Joseph. — Oui, madame, à coup sûr, voilà ce qu’il y a de plus irritant… sans fondement. Oui, oui, voilà le point humiliant, en vérité ; car, lorsqu’une histoire scandaleuse s’accrédite contre quelqu’un, il n’y a certainement pas de consolation plus grande que la conscience de l’avoir mérité.
Lady Teazle. — Oui, je vous assure, en ce cas je leur pardonnerais leur méchanceté ; mais m’attaquer, moi qui suis au fond si innocente, et qui n’ai jamais dit du mal de personne… c’est-à-dire d’aucun de mes amis ; et de plus voir encore sir Peter si acariâtre, si soupçonneux, quand il connaît la pureté de mon cœur… en vérité, c’est monstrueux.
Joseph. — Mais, ma chère lady Teazle, vous le souffrez parce que vous le voulez bien. Lorsqu’un mari soupçonne injustement sa femme et lui retire sa confiance, le pacte primitif est rompu, et elle doit à l’honneur de son sexe de faire tous ses efforts pour le tromper.
Lady Teazle. — Vraiment !… De sorte que, s’il me soupçonne sans motif, il s’ensuit que le meilleur moyen de le guérir de sa jalousie est de la justifier ?
Joseph. — Sans aucun doute… C’était à votre mari à ne pas vous méconnaître, et alors, en succombant, vous ne faites que rendre hommage à son discernement.
Lady Teazle. — Voilà, à coup sûr, d’excellentes raisons ; et quand le sentiment de mon innocence…
Joseph. — Ah ! ma chère madame, voilà où vous vous trompez profondément : c’est le sentiment invétéré de votre innocence qui vous cause le plus grand tort. Qui vous rend insouciante des apparences et vous fait dédaigner l’opinion ?… Le sentiment de votre innocence… Qui vous empêche de vous surveiller et vous fait commettre mille petites inconséquences ?… Encore le sentiment de votre innocence. Qui vous rend incapable de supporter le caractère de sir Peter et vous fait regarder ses soupçons comme autant d’outrages ?… Toujours le sentiment de votre innocence !
Lady Teazle. — C’est la pure vérité !
Joseph. — Maintenant, ma chère lady Teazle, si vous consentiez rien qu’une fois à faire un tout petit faux pas[74], vous ne pouvez imaginer à quel point vous deviendriez circonspecte, d’humeur facile et charmante avec votre mari.
Lady Teazle. — Parlez-vous sincèrement ?
Joseph. — Oh ! je vous le garantis ; et vous verriez alors toutes les médisances tomber à la fois ; car, en somme, votre réputation ressemble actuellement à une personne affligée de pléthore : c’est l’excès de santé qui la tue, tout bonnement.
Lady Teazle. — Bien, bien ; alors, si je saisis bien votre ordonnance, il faut que je succombe pour me défendre, et que je me débarrasse de ma vertu pour préserver ma réputation ?
Joseph. — Parfaitement, madame, je vous l’affirme.
Lady Teazle. — Eh bien, voilà certainement la doctrine la plus originale et la recette la plus neuve contre la calomnie !
Joseph. — Et une infaillible, croyez-moi. La sagesse, comme l’expérience, doit s’acheter.
Lady Teazle. — Eh bien, si ma raison venait une fois à se convaincre…
Joseph. — Oh ! certainement, madame, elle y viendra… Oui, oui… Le ciel me garde de vous persuader de faire une chose que vous estimeriez coupable… Non, non, j’ai trop d’honneur pour le souhaiter.
Lady Teazle. — Ne pensez-vous pas que nous pourrions, sans inconvénient, écarter l’honneur de la discussion ? (Elle se lève.)
Joseph. — Ah ! les funestes effets de votre éducation provinciale persistent encore chez vous, je le vois. (Il se lève.)
Lady Teazle. — J’en ai peur, en effet ; et je vous avouerai franchement que, si je pouvais être incitée à mal faire, ce serait par les méchants procédés de sir Peter plutôt que par votre honnête logique, après tout.
Joseph. — Eh bien, par cette main, dont il n’est pas digne… (Il lui prend la main.)
Joseph. — Morbleu, idiot que vous êtes… que demandez-vous ?
Le Domestique. — Je vous demande pardon, monsieur, mais je pensais que vous ne seriez pas content de voir monter sir Peter sans que je l’eusse annoncé.
Joseph. — Sir Peter !… Tonnerre !… le diable soit de lui !
Lady Teazle. — Sir Peter ! Oh ! mon Dieu… je suis perdue… je suis perdue !
Le Domestique. — Monsieur, ce n’est pas moi qui l’ai laissé entrer.
Lady Teazle. — Oh ! je ne sais plus du tout où j’en suis ! Que vais-je devenir ? Allons, monsieur Logique… Oh ! miséricorde, il monte… Cachons-nous ici, derrière… et si jamais il m’arrive d’être aussi imprudente… (Elle passe derrière le paravent.)
Joseph. — Donnez-moi ce livre. (Il s’assied. Le domestique feint d’arranger son fauteuil.)
Sir Peter. — Voilà, toujours à se perfectionner… Monsieur Surface, monsieur Surface ! (Il lui tape sur l’épaule.)
Joseph. — Oh ! mon cher sir Peter, je vous demande pardon… (Bâillant et jetant son livre.) Je m’étais assoupi sur un livre stupide… Ma foi, je vous suis fort obligé d’être passé me voir. Vous n’êtes pas venu ici, je crois, depuis que j’ai fait arranger cet appartement… Les livres, vous savez, sont ma seule marotte.
Sir Peter. — C’est bien rangé, vraiment… Oui, oui, c’est convenable ; et votre paravent même, vous pouvez en faire une source de science… tout garni qu’il est, si je ne m’abuse, de cartes géographiques. (Il va vers le paravent.)
Joseph. — Oh ! oui, ce paravent m’est très-utile. (Il l’en éloigne.)
Sir Peter. — Certainement, il doit vous être très-utile quand vous avez besoin de trouver quelque chose à la hâte.
Joseph. — Oui, comme lorsque je suis non moins pressé de cacher quelque chose.
Sir Peter. — Voyons, j’ai une petite affaire à vous soumettre…
Joseph. — Qu’attendez-vous ? (Le domestique sort.) Voici une chaise, sir Peter… je suis à vous…
Sir Peter. — Eh bien, à présent que nous sommes seuls, voici, mon cher ami, le sujet sur lequel je désire m’ouvrir à vous… C’est un point de la plus grande importance pour mon repos… En un mot, mon bon ami, la conduite de lady Teazle depuis quelque temps me rend fort malheureux.
Joseph. — En vérité ! Je suis désolé de l’apprendre.
Sir Peter. — Oui, il n’est que trop manifeste qu’elle n’a pas la moindre sympathie pour moi ; mais, voici le pire, j’ai de fortes présomptions qu’elle a formé une liaison ailleurs.
Joseph. — Pas possible ! vous m’étonnez !
Sir Peter. — Si ; et, entre nous, je crois que j’ai découvert la personne.
Joseph. — Ah ! bah ! vous m’alarmez excessivement.
Sir Peter. — Oui, mon cher ami, je savais à quel point vous compatiriez à mes maux !
Joseph. — Certes… croyez-moi, sir Peter, une telle découverte ne m’affligerait pas moins que vous.
Sir Peter. — J’en suis convaincu… Ah ! quel bonheur d’avoir un ami à qui pouvoir confier même ses secrets de famille… Mais ne devinez-vous pas un peu qui je veux dire ?
Joseph. — J’en suis à cent lieues. Ce ne serait pas sir Benjamin Backbite ?
Sir Peter. — Oh ! non !… Et Charles, qu’en dites-vous ?
Joseph. — Mon frère ! impossible !
Sir Peter. — Oh ! mon cher ami, la bonté de votre cœur vous égare. Vous jugez d’autrui par vous-même.
Joseph. — Certainement, sir Peter, le cœur qui a conscience de sa pureté a toujours de la peine à croire à la perfidie des autres.
Sir Peter. — Oui… mais votre frère n’a pas de principes… Vous ne l’avez jamais entendu tenir un tel langage.
Joseph. — Cependant, lady Teazle elle-même a, je le crois, trop de principes…
Sir Peter. — Certes ; mais que peuvent les principes contre les compliments d’un jeune homme aimable et spirituel ?
Joseph. — C’est bien vrai.
Sir Peter. — Et puis, vous savez, par suite de notre différence d’âge, il n’est pas à présumer qu’elle puisse avoir beaucoup d’affection pour moi ; et si elle venait à succomber, et que je le révélasse au public, dans ce cas toute la ville se gausserait de moi seul, du vieux fou de célibataire qui a épousé une jeune fille.
Joseph. — C’est juste, évidemment… on en rirait.
Sir Peter. — Parbleu ! si on en rirait… et l’on ferait sur moi des chansons, des plaisanteries dans les journaux, et le diable sait quoi encore !
Joseph. — Non… il faut vous garder de rendre l’aventure publique.
Sir Peter. — Mais j’y reviens toujours… que ce soit le neveu de mon vieil ami, sir Oliver, qui entreprenne une action si noire, voilà ce qui me blesse le plus profondément.
Joseph. — Oui, c’est le point sensible… Quand le trait qui nous frappe est encore aiguisé par l’ingratitude, la blessure est d’autant plus vive.
Sir Peter. — Ah !… moi qui lui ai servi, en quelque sorte, de tuteur ; qui l’avais si souvent reçu chez moi ; qui ne lui ai jamais de ma vie refusé… un conseil !
Joseph. — Oh ! ce n’est pas croyable. Il y a peut-être un homme capable d’une telle infamie, c’est évident ; mais, pour moi, jusqu’à ce que vous m’ayez donné des preuves positives, je ne puis qu’en douter. Par exemple, si l’on devait me le prouver, je ne le reconnais plus pour mon frère… je renie toute parenté avec lui ; car l’homme qui peut violer les lois de l’hospitalité et s’attaquer à la femme de son ami, mérite d’être flétri comme le fléau de la société.
Sir Peter. — Quelle différence entre vous deux ! Les nobles sentiments que voilà !
Joseph. — Mais, encore un coup, je ne puis mettre en doute l’honnêteté de lady Teazle.
Sir Peter. — Je vous assure que je voudrais n’en penser que du bien et écarter tout sujet de dispute entre nous. Elle me reproche fréquemment depuis quelque temps de ne lui avoir fait aucun sort ; et, dans notre dernière querelle, elle m’a donné à entendre assez que la douleur ne la tuerait pas, si je venais à mourir. Maintenant, comme nos idées de dépense ne s’accordent guère, j’ai résolu, en prévision de l’avenir, qu’elle aurait son libre arbitre et serait sa maîtresse. De la sorte, si je venais à mourir, elle verrait que, durant ma vie, j’ai songé à ses intérêts. Voici, mon ami, les minutes de deux actes, sur lesquels je désire avoir votre avis. L’un lui assure la libre jouissance de huit cents livres de rente[75] pendant ma vie, et l’autre ma fortune entière après ma mort.
Joseph. — Sir Peter, c’est en vérité se conduire avec une générosité… (À part.) Pourvu que cela ne me fasse pas perdre le fruit de mes leçons à lady Teazle !
Sir Peter. — Oui, j’y suis déterminé, elle n’aura plus sujet de se plaindre. Cependant, je ne voudrais pas qu’elle connût encore d’ici à quelque temps cette nouvelle preuve de mon affection.
Joseph, à part. — Ni moi, s’il y avait moyen.
Sir Peter. — Et maintenant, mon cher ami, parlons un peu, si vous voulez, de vos espérances sur Maria. Où en êtes-vous ?
Joseph, à voix basse. — Oh ! non, sir Peter ; une autre fois, je vous prie.
Sir Peter. — Je suis vraiment chagrin de voir le peu de progrès que vous paraissez faire dans son cœur.
Joseph, bas. — Je vous en prie, monsieur, laissons cela. Que sont mes propres mécomptes, lorsque votre bonheur se discute ! (À part.) Ô rage ! tout m’échappe à la fois.
Sir Peter. — Et, bien que vous m’ayez tant recommandé de ne pas faire connaître votre passion à lady Teazle, je suis sûr que, dans l’espèce, elle ne vous est pas hostile.
Joseph. — Voyons, je vous en prie, sir Peter, faites-moi un plaisir… Je suis vraiment trop affligé du sujet qui nous occupe pour songer une minute à moi-même. L’homme que ses amis ont pris pour confident de leurs peines ne peut point…
Joseph. — Eh bien, monsieur ?
Le Domestique. — Votre frère, monsieur, est en train de parler à quelqu’un dans la rue, et il dit qu’il sait que vous êtes chez vous.
Joseph. — Morbleu, imbécile, je n’y suis pas… Je suis sorti pour toute la journée.
Sir Peter. — Attendez… un instant… Il me vient une idée… Ne soyez pas sorti.
Joseph. — Bien, bien, laissez-le monter. (Le domestique sort. — À part.) Il arrêtera sir Peter, en tout cas.
Sir Peter. — Maintenant, mon bon ami, rendez-moi un service, je vous en prie… Avant que Charles n’arrive, faites-moi cacher quelque part… Vous l’amènerez alors sur le chapitre que nous avons touché, et sa réponse me donnera sur-le-champ satisfaction.
Joseph. — Oh ! fi, sir Peter ! voudriez-vous me rendre complice d’un tour aussi mesquin ?… Tendre un piège à mon frère, allons donc !
Sir Peter. — Non, puisque vous dites que vous êtes sûr de son innocence ; s’il en est ainsi, vous lui rendrez le plus signalé service en lui donnant l’occasion de se justifier, et vous m’ôterez tout souci. Voyons, vous ne pouvez pas me refuser… (Il remonte.) Ici, derrière ce paravent, ce sera… Hein ! que le diable m’emporte ! il me semble qu’il y a déjà quelqu’un… J’en jurerais, j’ai aperçu un cotillon.
Joseph. — Ah ! ah ! ah ! Ma foi, c’est assez ridicule, je vais vous dire, sir Peter, bien que je tienne un homme à intrigues pour quelque chose de fort méprisable, cependant, vous savez, il ne s’ensuit pas non plus qu’on puisse être un Joseph dans toute la force du terme. Écoutez, c’est une petite modiste française… une sotte drôlesse que j’ai sur le dos… Elle tient un peu à sa réputation et, à votre arrivée, monsieur, elle s’est sauvée derrière le paravent.
Sir Peter. — Ah ! Joseph ! Joseph ! Qui aurait cru cela de vous ?… Mais, pardieu, elle a surpris tout ce que j’ai dit de ma femme.
Joseph. — Oh ! ça n’ira pas plus loin, vous pouvez y compter.
Sir Peter. — Non ? Alors, ma foi, qu’elle entende jusqu’au bout… Voici un cabinet qui fera aussi bien mon affaire.
Joseph. — Bon, entrez-y.
Sir Peter, entrant dans le cabinet. — Ah ! sournois ! mauvais sujet ! sournois !
Joseph. — Je l’échappe belle, en vérité ! et voilà une drôle de situation, séparer ainsi le mari et la femme.
Lady Teazle, montrant la tête. — Puis-je me sauver ?
Joseph. — Cachez-vous, mon ange !
Sir Peter, passant sa tête. — Joseph, serrez-le de près.
Joseph. — Rentrez, mon cher ami !
Lady Teazle. — Ne pourriez-vous pas enfermer sir Peter ?
Joseph. — Ne bougez pas, mon trésor !
Sir Peter, paraissant. — Vous êtes sûr que la petite modiste ne jasera pas ?
Joseph. — Rentrez, rentrez, mon cher sir Peter… Mon Dieu, pourquoi n’y a-t-il pas une clef à cette porte !
Charles. — Holà ! mon frère, qu’est-ce que cela signifie ! Votre maraud de valet ne voulait pas d’abord me laisser monter. Eh quoi ! avez-vous un Juif ou une fille avec vous ?
Joseph. — Ni l’un ni l’autre, mon frère, je vous assure.
Charles. — Mais pourquoi sir Peter s’est-il enfui ? Je croyais que vous étiez ensemble.
Joseph. — Il y était, mon frère ; mais, en apprenant que vous alliez venir, il n’a pas voulu rester.
Charles. — Quoi ! le vieux richard a-t-il eu peur que je lui demande de l’argent à emprunter ?
Joseph. — Non, monsieur ; mais je regrette d’apprendre, Charles, que vous ayez depuis quelque temps donné à ce digne homme de graves sujets de contrariété.
Charles. — Oui, c’est ce que l’on me reproche à l’égard de bien d’autres braves gens… Mais comment cela, je vous prie ?
Joseph. — À vous parler net, mon frère, il croit que vous cherchez à le supplanter dans le cœur de lady Teazle.
Charles. — Qui, moi ? Ô grands dieux ! ce n’est pas moi, sur ma parole… Ah ! ah ! ah ! ah ! Ainsi, le vieux Cassandre s’est aperçu qu’il avait pris une jeune femme, hein ?
Joseph. — Il n’y a pas là de quoi rire, mon frère. Celui qui a le courage de se moquer…
Charles. — Oui, oui, comme vous alliez le dire… Eh bien, sérieusement, je n’ai jamais songé le moins du monde à faire ce que vous m’imputez, sur mon honneur !
Joseph, élevant la voix.. — Ma foi, sir Peter sera bien content de le savoir.
Charles. — À dire vrai, j’ai cru dans le temps que la dame avait l’air de me trouver de son goût ; mais, parole sacrée, je ne lui ai jamais fourni le moindre encouragement… Du reste, vous savez que mon cœur est à Maria.
Joseph. — Mais, voyons, mon frère, même si lady Teazle eût laissé paraître pour vous le penchant le plus déclaré…
Charles. — Ma foi, voyez, Joseph, je me flatte de n’avoir jamais de propos délibéré commis une action contre l’honneur. Mais, si une jolie femme venait se jeter exprès à ma tête… et que cette jolie femme fût celle d’un homme assez vieux pour en être le père…
Joseph. — Eh bien ?…
Charles. — Eh bien, je crois que je serais obligé de…
Joseph. — De ?
Charles. — D’emprunter un peu de vos principes, voilà tout… Mais, mon frère, savez-vous maintenant que vous m’étonnez énormément, en accolant mon nom à celui de lady Teazle ; car, ma foi, j’ai toujours compris que vous étiez son favori.
Joseph. — Oh ! fi donc, Charles ! Voilà une riposte inconsidérée.
Charles. — Pas du tout, j’affirme que je vous ai vu échanger de ces œillades significatives…
Joseph. — Voyons, voyons, monsieur, pas de plaisanterie !
Charles. — Parbleu, je parle sérieusement… Ne vous rappelez-vous pas un jour que je vins ici…
Joseph. — Voyons, je vous en prie, Charles…
Charles. — Et que je vous trouvai ensemble…
Joseph. — Sacrebleu, monsieur, je vous réitère…
Charles. — Et une autre fois, que votre domestique…
Joseph. — Mon frère, mon frère, un mot ! (À part.) Sapristi, arrêtons-le.
Charles. — Votre domestique, dis-je, informé que…
Joseph. — Taisez-vous ! Je vous demande pardon, mais sir Peter a entendu tout ce que nous venons de dire. Je savais que vous vous justifieriez ; sans cela, je n’eusse pas consenti…
Charles. — Comment, sir Peter ! Où est-il ?
Joseph. — Pas si haut… (Indiquant le cabinet.) Là !
Charles. — Oh ! par le ciel, il faut qu’il se montre. Sir Peter, sortez ! (Il se dirige vers le cabinet.)
Joseph, l’arrêtant. — Non, non…
Charles. — Entendez-vous, sir Peter, avancez à l’ordre !… (Il passe outre et ramène sir Peter.) Comment ! mon vieux tuteur !… Quoi ! jouer ainsi à l’inquisiteur, pour recueillir des témoignages en cachette ! Oh ! fi, fi !
Sir Peter. — Donnez-moi la main, Charles… Je crois que je vous ai soupçonné injustement ; mais il ne faut pas en vouloir à Joseph… la ruse est de moi.
Charles. — En vérité !
Sir Peter. — Mais je vous fais amende honorable. Je vous promets que je n’ai plus du tout de vous aussi mauvaise opinion qu’avant : ce que j’ai entendu m’a causé une vive satisfaction.
Charles. — Parbleu, alors, c’est heureux que vous n’en ayez pas entendu davantage… (Bas à Joseph.) N’est-ce pas, Joseph ?
Sir Peter. — Ah ! vous vouliez lui rendre la pareille.
Charles. — Oui, oui, c’était une plaisanterie.
Sir Peter. — Oui, oui, Je connais trop bien son honnêteté.
Charles. — Mais, vous auriez pu dans cette affaire le soupçonner aussi bien que moi, après tout… (Bas à Joseph.) N’est-ce pas, Joseph ?
Sir Peter. — Bien, bien, je vous crois.
Joseph, à part. — Que je voudrais les voir loin tous les deux !
Sir Peter. — Et désormais, il ne tient qu’à nous de mieux nous connaître.
Le Domestique. — Lady Sneerwell est en bas, et elle prétend monter.
Joseph, à part. — Lady Sneerwell ! Diable, il ne faut pas qu’elle vienne ici ! (Le domestique sort. — Haut.) Messieurs, je vous demande pardon… Je suis obligé de vous reconduire : voici quelqu’un qui m’arrive pour une affaire particulière.
Sir Peter. — Eh bien, vous pouvez le voir dans une autre pièce. Sir Peter et moi, nous ne nous sommes pas rencontrés depuis longtemps, et j’ai quelque chose à lui dire.
Joseph, à part. — Je ne veux pas les laisser ensemble. Je vais éconduire lady Sneerwell et revenir tout de suite. (Bas à sir Peter.) Sir Peter, pas un mot de la modiste française. (Il sort.)
Sir Peter, bas à Joseph. — Moi ? il n’y a pas de danger !… (Haut) Ah ! Charles, si vous fréquentiez davantage votre frère, on pourrait vraiment espérer que vous vous amenderiez. C’est un homme à principes, et il n’y a rien au monde de si beau qu’un homme à principes !
Charles. — Bah ! il est trop sage de moitié… et si jaloux de ce qu’il appelle sa bonne renommée, qu’il recevrait plutôt chez lui un prêtre qu’une fille.
Sir Peter. — Non, non… Allons, allons… vous lui faites du tort… Non, non ! Joseph n’est pas un Don Juan, mais ce n’est pas non plus tout à fait un saint… (À part.) J’ai grande envie de lui dire… nous ririons si bien aux dépens de Joseph !
Charles. — Oh ! que le diable soit de lui ! C’est un véritable anachorète, un jeune ermite.
Sir Peter. — Écoutez… il ne faut pas le malmener à ce point : il peut se faire qu’il l’apprenne de quelqu’un, je vous assure.
Charles. — Quoi ! vous n’iriez pas le lui répéter ?
Sir Peter. — Non… mais… voici comme… (À part) Parbleu, je vais tout lui dire… (Haut.) Écoutez-moi… avez-vous envie de bien vous amuser aux dépens de Joseph ?
Charles. — Ce serait mon plus vif désir.
Sir Peter. — Eh bien, ma foi, soit !… Il a bien révélé ma cachette, lui : nous serons quittes… (Bas.) Il avait une fille avec lui quand je suis entré.
Charles. — Comment ! Joseph ?… vous plaisantez.
Sir Peter. — Chut !… une petite modiste française… et le plus drôle de l’affaire… c’est qu’elle est encore ici.
Charles, montrant le cabinet. — Dieu me damne, là-dedans ?
Sir Peter, désignant le paravent. — Chut ! voyez !
Charles. — Derrière le paravent ! Parbleu, faisons-la sortir.
Sir Peter. — Non, non… il va revenir… je ne veux pas, non !
Charles. — Oh ! mon Dieu, rien qu’un petit coup d’œil à la petite modiste ! (Il se dirige vers le paravent, malgré les efforts de sir Peter.)
Sir Peter. — Non, je vous en conjure… Joseph ne me pardonnera jamais…
Charles. — Je prendrai votre défense…
Sir Peter. — Bonté divine, le voici ! (Entre Joseph Surface, au moment où Charles renverse le paravent.)
Charles. — Lady Teazle ! ma parole, c’est impayable !
Sir Peter. — Lady Teazle ! oh ! c’est épouvantable !
Charles. — Sir Peter, voici une des plus piquantes modistes françaises que j’aie jamais vues. Parbleu, vous avez tous l’air de vous être amusés ici à cache-cache, et je ne vois pas que personne ait deviné juste… Vous prierai-je, milady, de m’instruire ?… Pas un mot !… Mon frère, vous plairait-il de me mettre au fait ?… Eh quoi ! la Morale est muette aussi ?… Sir Peter, bien que je vous aie trouvé dans les ténèbres, peut-être y voyez-vous clair maintenant ?… Motus sur toute la ligne !… Fort bien… Malgré mon impuissance à rien démêler de tout ceci, j’aime à croire que vous vous comprenez parfaitement l’un l’autre… Je vous abandonne donc à vous-mêmes. (En s’en allant.) Mon frère, je vois avec peine que vous ayez donné à ce digne homme d’aussi graves motifs de contrariété… Sir Peter, il n’y a rien au monde de si beau qu’un hommes à principes ! (Il sort. Joseph, Sir Peter et Lady Teazle restent quelque temps immobiles à se regarder.)
Joseph. — Sir Peter… quoique… je le confesse… les apparences soient contre moi… si vous voulez me prêter quelques instants d’attention, je ne fais aucun doute… que je ne puisse expliquer tout à votre satisfaction.
Sir Peter. — S’il vous plaît, monsieur !
Joseph. — fait est, monsieur, que Lady Teazle, sachant mes vues sur votre pupille Maria… je dis, monsieur, que Lady Teazle, redoutant votre caractère jaloux… et connaissant mon amitié pour la famille… milady, dis-je, monsieur… est venue ici… dans le dessein de… recevoir confidence des vues dont je vous ai parlé… Mais, à votre arrivée… redoutant… comme je l’ai déjà dit… votre jalousie… elle s’est retirée… et voilà, vous pouvez m’en croire, toute la vérité sur cette affaire.
Sir Peter. — Voilà une version très-claire, sur ma parole ; et j’affirmerais que madame la confirmera de tout point.
Lady Teazle, s’avançant. — Vous vous trompez beaucoup, sir Peter.
Sir Peter. — Comment ! vous ne jugez même pas nécessaire de vous entendre pour mentir.
Lady Teazle. — Il n’y a pas une syllabe de vrai dans ce que monsieur vous a dit.
Sir Peter. — Parbleu, madame, je n’ai pas de peine à vous croire !
Joseph, bas à Lady Teazle. — Au nom du ciel, madame, voudriez-vous me trahir ?
Lady Teazle. — Cher monsieur Lovelace, avec votre permission, je ne parlerai que pour moi.
Sir Peter. — Oui, monsieur, laissez-la faire ; vous verrez qu’elle va nous servir une histoire qui vaudra bien la vôtre, sans que vous ayez à la souffler.
Lady Teazle. — Entendez-moi, sir Peter !… Je ne suis pas du tout venue ici au sujet de votre pupille, et j’ignorais même les vues de monsieur sur elle. Je n’y suis venue qu’entraînée par son insidieuse rhétorique, tout au moins pour entendre l’aveu de sa prétendue passion, sinon pour sacrifier votre honneur à son infamie.
Sir Peter. — Maintenant, allons, je crois que nous approchons de la vérité.
Joseph. — Cette femme est folle !
Lady Teazle. — Non, monsieur : elle est revenue à la raison, et grâce à vos fourberies même… Sir Peter, je ne puis espérer que vous me croyiez… mais la tendre sollicitude que vous avez manifestée pour moi, alors que vous ne pouviez certainement soupçonner ma présence, m’a été tellement au cœur que, si j’eusse pu sortir et éviter la honte de me voir tirer de ma cachette, ma conduite à l’avenir vous eût garanti la sincérité de ma reconnaissance. (Elle passe.) Quant à cet hypocrite au mielleux langage, qui voulait séduire la femme de son trop crédule ami, tout en feignant de porter d’honnêtes hommages à sa pupille… je le vois maintenant sous un jour si profondément méprisable, que je ne me pardonnerai jamais à moi-même de l’avoir écouté. (Elle sort.)
Joseph. — Tout cela est bel et bon, sir Peter, mais le ciel sait…
Sir Peter, passant. — Que vous êtes un misérable !… Et, là-dessus, je vous livre à votre conscience.
Joseph. — Vous vous emportez trop vite, sir Peter ; vous devez m’entendre… L’homme qui ferme la porte à la conviction en refusant de…
Sir Peter. — Oh ! la peste soit de votre morale ! (Ils sortent, Joseph parlant toujours.)
ACTE V
Scène I
Joseph. — M. Stanley !… et pourquoi avez-vous cru que je voulais le voir ? Vous deviez savoir qu’il vient pour me demander quelque chose.
Le Domestique. — Monsieur, je ne l’aurais pas laissé entrer, si M. Rowley ne l’avait accompagné.
Joseph. — Bah ! imbécile ! aller supposer que je suis d’humeur maintenant à recevoir la visite de parents pauvres !… Eh bien, qu’attendez-vous pour faire monter cet individu ?
Le Domestique. — J’y vais, monsieur… Mais, monsieur, ce n’est pas ma faute si sir Peter a découvert milady…
Joseph. — Assez, Idiot ! (Le domestique sort.) Vraiment, dame Fortune n’a jamais joué jusqu’ici pareil tour à un homme de ma force. Ma réputation aux yeux de sir Peter, mes espérances sur Maria, détruites en un instant ! Je suis dans une belle disposition d’esprit pour prêter attention aux malheurs des autres ! Je me sens incapable de faire à ce Stanley même la charité d’une maxime de bienfaisance… Allons ! le voici, accompagné de Rowley. Il faut cependant que je tâche de rentrer en possession de moi-même, et d’amener sur mon visage un peu de compassion. (Il sort.)
Sir Oliver. — Comment ! il nous fuit !… N’est-ce pas lui qui sort ?
Rowley. — Si, monsieur. Mais je crois que vous êtes entré un peu trop inopinément. Ses nerfs sont sensibles à ce point, qu’il peut avoir de la peine à supporter la vue d’un parent pauvre. J’aurais dû me présenter d’abord pour l’y préparer.
Sir Oliver. — Oh ! peste soit de ses nerfs ! C’est donc là celui que sir Peter exalte comme un homme du caractère le plus serviable !
Rowley. — Pour ce qui est de son caractère, je ne saurais avoir la prétention de le juger ; car, à lui rendre justice, il paraît avoir autant de charité en théorie que quiconque du royaume. Seulement, il ne se livre pas souvent au plaisir de la mettre en pratique.
Sir Oliver. — Il doit avoir alors, je suppose, comme un chapelet de charitables préceptes au bout des doigts.
Rowley. — Ou plutôt au bout de la langue, sir Oliver ; car je crois qu’il n’y a pas ici de précepte plus estimé que celui de : « Charité bien ordonnée commence par soi-même. »
Sir Oliver. — Et la sienne, je présume, ressemble à ces gens casaniers qu’on ne voit jamais sortir de chez eux pour prendre un peu d’exercice.
Rowley. — Je crains que vous n’en fassiez vous-même l’expérience… Mais le voici. Il ne faut pas que j’aie l’air de vous gêner ; et, vous savez, immédiatement après que vous l’aurez quitté, je reviendrai annoncer votre arrivée sous votre nom véritable.
Sir Oliver. — Oui, et ensuite vous me rejoindrez chez sir Peter.
Rowley. — Sans perdre une minute. (Il sort.)
Sir Oliver. — Je n’aime pas cette physionomie doucereuse.
Joseph. — Monsieur, je vous demande mille pardons de vous avoir fait attendre un instant… monsieur Stanley, je crois ?…
Sir Oliver. — Pour vous servir.
Joseph. — Monsieur, je vous prie de vouloir bien me faire l’honneur de vous asseoir… Je vous en supplie, monsieur !…
Sir Oliver. — Mon cher monsieur… ce n’est pas la peine… (À part.) Beaucoup trop poli !
Joseph. — Je n’ai pas l’avantage de vous connaître, monsieur Stanley ; mais je suis heureux au dernier point de voir que vous ayez si bonne mine. Vous étiez proche parent de ma mère, je crois, monsieur Stanley ?
Sir Oliver. — Oui, monsieur… si proche parent que ma misère actuelle, je le crains, pourrait nuire à la considération de ses riches enfants ; sans cela, je n’aurais pas osé venir vous importuner.
Joseph. — Mon cher monsieur, il n’est pas besoin de vous excuser : celui qui est dans le malheur, lors même qu’il serait étranger, a le droit de revendiquer sa parenté avec les riches. Que ne suis-je du nombre de ces derniers ! Je le voudrais assurément, et qu’il fût en mon pouvoir de vous offrir seulement un léger secours.
Sir Oliver. — Si votre oncle, sir Oliver, était à Londres, j’aurais un ami.
Joseph. — Je voudrais qu’il y fût, monsieur, de tout mon cœur : je vous servirais d’avocat auprès de lui, croyez-moi, monsieur.
Sir Oliver. — Je n’en aurais pas besoin… il suffirait de mes malheurs pour me recommander. Mais je m’imaginais que, grâce à sa munificence, vous pouviez m’obliger à son défaut.
Joseph. — Mon cher monsieur, vous êtes fort mal renseigné. Sir Oliver est un brave homme, un très-brave homme ; mais l’avarice, M. Stanley, est le défaut de son âge. Je vous dirai, mon bon monsieur, en confidence, que ce qu’il a fait pour moi ou rien, c’est la même chose ; ce qui n’empêche pas, je le sais, que le monde ne pense le contraire ; et, quant à moi, je me suis bien gardé de démentir ce bruit.
Sir Oliver. — Comment ! il ne vous a pas fait parvenir des lingots… des roupies… des pagodes[76] ?
Joseph. — Oh ! cher monsieur, rien de semblable… Non, non… quelques cadeaux par-ci, par-là… des porcelaines, des châles, du thé noir, des diablotins et des pétards indiens… pas davantage, je vous l’assure.
Sir Oliver, à part. — Voilà son grand merci pour mes douze mille livres[77]… Des diablotins et des pétards indiens !
Joseph. — Et puis, mon cher monsieur, vous avez certainement entendu parler des folies de mon frère : il y a bien peu de gens capables de croire ce que j’ai fait pour ce malheureux jeune homme.
Sir Oliver, à part. — Ce n’est toujours pas moi !
Joseph. — Les sommes que je lui ai prêtées !… En vérité j’ai été excessivement blâmable ; mon amitié pour lui m’a fait commettre cette faiblesse, que je ne prétends pas excuser cependant, et que je me reproche doublement aujourd’hui, puisqu’elle me prive du plaisir de vous obliger, monsieur Stanley, malgré le désir que j’en ai.
Sir Oliver, à part. — Hypocrite ! (Haut.) Ainsi monsieur, vous ne pouvez pas me venir en aide ?
Joseph. — Pour le moment, je le dis avec peine, cela m’est impossible ; mais, dès que j’en aurai la faculté, vous pouvez compter que vous entendrez parler de moi.
Sir Oliver. — Je suis vraiment désolé.
Joseph. — Pas plus que moi, Je vous assure… Plaindre sans pouvoir soulager est encore plus pénible que d’implorer sans rien obtenir.
Sir Oliver. — Excellent monsieur, votre très-obéissant et très-humble serviteur.
Joseph. — Vous me laissez profondément affligé, monsieur Stanley… William, ne faites pas attendre monsieur.
Sir Oliver. — Oh ! cher monsieur, ne vous dérangez donc pas.
Joseph. — Votre tout dévoué.
Sir Oliver. — Votre très-respectueux.
Joseph. — Vous pouvez compter que vous entendrez parler de moi, quand je pourrai vous être utile.
Sir Oliver. — Charmant monsieur, vous êtes trop bon.
Joseph. — En attendant, je vous désire bonne santé et bon courage.
Sir Oliver. — Je suis à jamais votre humble et bien reconnaissant serviteur.
Joseph. — Monsieur, je suis sincèrement le vôtre.
Sir Oliver, à part. — Maintenant je suis édifié. (Il sort.)
Joseph. — Voilà un des désagréments d’une bonne réputation : c’est une invite aux malheureux, qui viennent vous solliciter, et il ne faut pas peu d’adresse pour conquérir un renom de bienfaisance sans faire de frais. L’argent pur de la charité véritable est un article coûteux du catalogue des vertus humaines ; tandis que le plaqué[78] sentimental dont je me sers à la place, fait tout aussi bon effet et ne paye pas d’estampille.
Rowley. — Monsieur Surface, votre serviteur… Je craignais de vous déranger, bien que l’affaire qui m’amène réclame sur-le-champ votre attention, comme vous l’apprendra ce billet.
Joseph. — Toujours heureux de voir monsieur Rowley… (À part.) Un gredin ! (Lisant la lettre.) Sir Oliver Surface !… Mon oncle, arrivé !
Rowley. — Oui vraiment : nous venons de le quitter… en parfaite santé, après un rapide voyage, et impatient d’embrasser son digne neveu.
Joseph. — Je n’en reviens pas !… William, appelez M. Stanley, s’il n’est pas trop loin.
Rowley. — Oh ! il est hors de vue, je crois.
Joseph. — Pourquoi ne m’avez-vous rien dit quand vous êtes entré avec lui ?
Rowley. — Je pensais que vous aviez affaire tous les deux ; mais il faut que j’aille prévenir votre frère et lui donner rendez-vous ici pour voir votre oncle, qui sera auprès de vous dans un quart d’heure.
Joseph. — Oui, c’est ce qu’il me dit. Ma foi, je suis étrangement ravi de son arrivée !(À part.) Il n’y eut jamais, à coup sûr, contre-temps aussi détestable.
Rowley. — Vous serez agréablement surpris de voir comme il a bonne figure.
Joseph. — Oh ! je suis ravi de l’apprendre… (À part.) Juste en ce moment !
Rowley. — Je vais lui dire avec quelle impatience vous l’attendez.
Joseph. — Allez, allez ; présentez-lui, je vous prie, mes devoirs respectueux et mes meilleurs sentiments. En vérité, je ne puis exprimer tout ce que je sens à la pensée de le voir. (Exit Rowley.) Assurément, son arrivée juste en ce moment est le plus cruel coup de la fortune adverse. (Il sort.)
Scène II
La femme de chambre. — En vérité, madame, milady ne peut recevoir personne maintenant.
Mrs Candour. — Lui avez-vous dit que c’était son amie, Mrs Candour ?
La femme de chambre. — Oui, madame ; mais elle vous prie de l’excuser.
Mrs Candour. — Retournez-y… Je serai contente de la voir, ne fût-ce qu’une minute, car je suis sûre qu’elle doit être dans un grand embarras (La femme de chambre sort.) Mon Dieu, quel ennui ! Je ne possède pas la moitié des détails ! L’affaire sera tout au long dans les journaux, avec les noms des acteurs, avant que j’aie pu aller en semer la nouvelle dans une douzaine de maisons.
Mrs Candour. — Oh ! mon cher sir Benjamin ! vous avez appris, je suppose, l’aventure…
Sir Benjamin. — De lady Teazle avec M. Surface…
Mrs Candour. — Et la découverte de sir Peter…
Sir Benjamin. — Oh ! c’est la plus curieuse affaire, à coup sûr !
Mrs Candour. — Vraiment, je n’ai jamais été si surprise de ma vie. J’en suis désolée pour tous les trois, ma parole.
Sir Benjamin. — Ma foi, je ne plains pas du tout sir Peter : il était trop sottement coiffé de M. Surface.
Mrs Candour. — M. Surface ! Mais c’est avec Charles que lady Teazle a été prise sur le fait.
Sir Benjamin. — Pas du tout, je vous le répète… c’est M. Surface qui est le galant.
Mrs Candour. — Non, non, Charles ! C’est M. Surface qui a amené sir Peter exprès pour les pincer.
Sir Benjamin. — Je vous dis que je le tiens de quelqu’un…
Mrs Candour. — Et moi d’une personne…
Sir Benjamin. — Qui le tenait de quelqu’un, qui lui-même…
Mrs Candour. — Moi, d’une personne directement… Mais voici lady Sneerwell ; peut-être sait-elle l’affaire complète. (Elle passe.)
Lady Sneerwell. — Eh bien, ma chère. Mrs Candour, voici une triste affaire pour notre amie Teazle.
Mrs Candour. — Hein ! ma chère amie, qui aurait pensé…
Lady Sneerwell. — Ma foi, il n’y a plus moyen de se fier aux apparences, bien qu’à vrai dire, elle m’ait toujours paru trop légère.
Mrs Candour. — À coup sûr, elle avait des façons un peu trop libres ; mais aussi elle était si jeune !
Lady Sneerwell. — Et elle avait, après tout, quelques bonnes qualités.
Mrs Candour. — Oui, assurément… Mais savez-vous les détails ?
Lady Sneerwell. — Non ; mais tout le monde dit que M. Surface…
Sir Benjamin. — Là, voyez-vous ! Je vous disais bien que M. Surface était le héros.
Mrs Candour. — Non, non : parbleu, le rendez-vous était avec Charles.
Lady Sneerwell. — Avec Charles ! Vous m’inquiétez, Mrs Candour !
Mrs Candour. — Oui, oui, c’est lui l’amant. M. Surface, rendons-lui justice, n’a fait qu’avertir le mari.
Sir Benjamin. — Bon, je ne discuterai pas avec vous, Mrs Candour ; mais, quoi qu’il en soit, j’espère que la blessure de sir Peter ne sera pas…
Mrs Candour. — Sir Peter est blessé ! Oh ! quel malheur ! je n’ai pas entendu dire un mot de leur duel.
Lady Sneerwell. — Ni moi, pas une syllabe.
Sir Benjamin. — Ah ! bah ! Comment, vous ne savez rien du duel ? (Il passe.)
Mrs Candour. — Rien du tout.
Sir Benjamin. — Oh ! mais, ils se sont battus sur les lieux mêmes.
Lady Sneerwell. — Je vous en prie, racontez-nous cela.
Mrs Candour. — Oui, faites-nous le plaisir de nous parler du duel.
Sir Benjamin. — « Monsieur, dit sir Peter, aussitôt après la découverte, vous êtes le plus ingrat vaurien… »
Mrs Candour. — C’est cela, à Charles…
Sir Benjamin. — Non, non… à M. Surface… « le plus ingrat vaurien ; et, tout vieux que je suis, monsieur, dit-il, j’exige que vous me donniez sur-le-champ réparation. »
Mrs Candour. — Eh bien, cela ne pouvait s’adresser qu’à Charles ; car il n’est pas du tout vraisemblable que M. Surface se soit battu dans sa propre demeure.
Sir Benjamin. — Vive Dieu, madame, c’est ainsi… « que vous me donniez sur-le-champ réparation. » Là-dessus, madame, lady Teazle, voyant sir Peter si exposé, s’est élancée hors de la chambre en proie à une violente attaque de nerfs, et Charles l’a suivie, réclamant à grands cris des cordiaux et des sels. Alors, madame, ils commencèrent à se battre à l’épée…
Crabtree. — Au pistolet, mon neveu… au pistolet : je le tiens de bonne source.
Mrs Candour, allant à lui. — Oh ! M. Crabtree, tout cela est donc vrai !
Crabtree. — Que trop vrai en effet, madame, et sir Peter est grièvement blessé…
Sir Benjamin. — D’un coup de seconde qui lui a traversé le côté gauche…
Crabtree. — D’une balle dans la poitrine.
Mrs Candour. — Ah ! grands dieux ! Pauvre sir Peter !
Crabtree. — Oui, madame, quoique Charles ait fait tout ce qu’il a pu pour éviter d’en venir là.
Mrs Candour. — Quand je vous le disais ! Je savais bien que c’était Charles.
Sir Benjamin. — Mon oncle, je le vois, ignore entièrement l’affaire.
Crabtree. — Mais sir Peter l’a traité de lâche et d’ingrat.
Sir Benjamin. — Comme je vous ai dit, vous vous souvenez…
Crabtree. — Voyons… mon neveu, laissez-moi parler… Et il exigea sur-le-champ…
Sir Benjamin. — Une réparation ! Précisément ce que j’ai dit.
Crabtree. — Morbleu, mon neveu, souffrez que les autres sachent quelque chose aussi… Il y avait sur le bureau une paire de pistolets (car M. Surface, paraît-il, était revenu assez tard dans la nuit précédente de Salthill, où il avait été voir le Montem[79] avec un ami, qui a un fils à Eton) ; en sorte que, malheureusement, il avait laissé ses pistolets chargés.
Sir Benjamin. — Je n’ai rien entendu dire de semblable.
Crabtree. — Sir Peter contraignit Charles à en prendre un, et ils firent feu, paraît-il, presque en même temps l’un que l’autre. Le coup de Charles porta, comme je vous ai dit, et sir Peter ne l’atteignit pas ; mais, ce qu’il y a de plus extraordinaire, la balle, après avoir frappé un petit Shakespeare en bronze qui était placé sur la cheminée, fila par la fenêtre à angle droit et alla blesser le facteur, juste au moment où il arrivait à la porte avec deux lettres du Northamptonshire.
Sir Benjamin. — La version de mon oncle est plus détaillée, je l’avoue ; mais, malgré tout, je crois encore que la mienne est la seule authentique.
Lady Sneerwell, à part. — Je suis plus intéressée dans cette affaire qu’ils ne l’imaginent, et il faut que j’aille me renseigner pour le mieux. (Elle sort.)
Sir Benjamin. — Ah ! l’inquiétude de lady Sneerwell ne justifie que trop aisément mon dire.
Crabtree. — Oui, oui, il est vrai que l’on prétend… mais cela n’a rien à voir avec ce qui se passe.
Mrs Candour. — Voyons, je vous prie, où est sir Peter à présent ?
Crabtree. — Oh ! on l’a transporté chez lui, et il est ici maintenant, bien que les domestiques aient reçu l’ordre de dire le contraire.
Mrs Candour. — « Je le crois comme vous ; et lady Teazle, je suppose, est auprès de lui ?
Crabtree. — Oui, oui ; et j’ai vu entrer un homme de l’art au moment où j’arrivais.
Sir Benjamin. — Tiens ! qui vient ici ?
Crabtree. — Oh ! c’est lui, le médecin, assurément.
Mrs Candour. — Oh ! certes, ce ne peut être que le médecin ; et nous allons donc savoir…
Crabtree. — Eh bien, docteur, avez-vous de l’espoir ?
Mrs Candour. — Oui, docteur, comment va votre patient ?
Sir Benjamin. — Voyons, docteur, n’est-il pas blessé d’un coup d’épée ? (Ils descendent et entourent sir Oliver.)
Crabtree. — D’une balle dans la poitrine, par tous les diables !
Sir Oliver. — Docteur ! blessé d’un coup d’épée ! et d’une balle dans la poitrine ! Parbleu ! êtes-vous fous, mes braves gens ?
Sir Benjamin. — Monsieur n’est peut-être pas docteur ?
Sir Oliver. — Ma foi, si je le suis, c’est à vous que je suis redevable de mes titres.
Crabtree. — Tout simplement un ami de sir Peter, alors, je présume. Mais, monsieur, vous devez savoir quelque chose de son accident ?
Sir Oliver. — Pas un mot !
Crabtree. — Vous ne savez pas qu’il a reçu une grave blessure ?
Sir Oliver. — Est-il Dieu possible !
Sir Benjamin. — Un coup d’épée à travers le corps…
Crabtree. — Une balle dans la poitrine…
Sir Benjamin. — D’un des messieurs Surface…
Crabtree. — Oui, le plus jeune.
Sir Oliver. — Eh ! la peste soit de vous ! vous avez l’air de différer étrangement dans vos rapports. Cependant, vous vous accordez à dire que sir Peter est grièvement blessé ?
Sir Benjamin, passant derrière lui. — Oh ! oui, nous nous accordons sur ce point.
Crabtree. — Oui, oui, je crois qu’il ne peut y avoir là-dessus aucun doute.
Sir Oliver. — Alors, sur ma foi, pour un homme dans cette position, il est d’une imprudence sans pareille, car le voilà qui se promène par ici, comme s’il ne lui était rien arrivé du tout.
Sir Oliver. — Sur mon âme, sir Peter, vous voilà fort à propos, je vous assure ; car nous étions en train de vous enterrer.
Sir Benjamin. — Parbleu, mon oncle, c’est là une bien prompte résurrection !
Sir Oliver. — Voyons, mon garçon, comment avez-vous pu vous lever avec un coup d’épée à travers le corps et une balle en pleine poitrine ?
Sir Peter. — Un coup d’épée et une balle !
Sir Oliver. — Certainement, ces messieurs voulaient vous envoyer dans l’autre monde sans autre forme de procès, et me baptiser docteur, pour me faire leur complice.
Sir Peter, allant à sir Benjamin. — Comment, que veut dire tout cela ?
Sir Benjamin. — Nous sommes enchantés, sir Peter, que l’histoire du duel soit fausse, et sincèrement affligés de votre autre mésaventure. (Il remonte un peu.)
Sir Peter, à part. — Allons, allons, elle a déjà fait le tour de la ville.
Crabtree. — Quoique, sir Peter, vous soyez certainement fort blâmable de vous être marié à votre âge. (Il remonte.)
Sir Peter. — Monsieur, de quoi vous mêlez-vous ?
Mrs Candour. — Oui, mais en vérité sir Peter faisait un si bon mari, qu’il est très à plaindre. (Elle passe.)
Sir Peter. — Au diable votre compassion, madame ! Je ne vous demande rien.
Sir Benjamin, s’avançant. — Cependant, sir Peter, vous auriez tort de vous arrêter aux rires et aux plaisanteries qui vous accueilleront dans cette circonstance.
Sir Peter. — Monsieur, monsieur, je désire être le maître chez moi.
Crabtree. — Le cas n’est pas nouveau, et c’est toujours une consolation.
Sir Peter. — Je vous répète que je tiens à être seul ; allons, voyons, tôt, dénichez d’ici et sans cérémonie !
Mrs Candour. — Bien, bien, on s’en va ; et fiez-vous à nous du soin de raconter les choses du mieux que nous pourrons.
Sir Peter. — Sortez !
Crabtree. — Nous dirons quelle avanie vous avez dû subir…
Sir Peter. — Hors d’ici !
Sir Benjamin. — Et avec quelle patience vous vous y soumettez. (Il sort ainsi que Mrs Candour et Crabtree.)
Sir Peter. — Vous en irez-vous !… Démons ! vipères ! furies ! Oh ! que ne crèvent-ils de leur propre venin ! (Il passe.)
Sir Oliver. — Il est certain qu’ils sont d’une audace peu commune, sir Peter.
Rowley. — J’entends des paroles vives : que vous a-t-on fait, monsieur ?
Sir Peter. — Peuh ! à quoi bon le demander ? Chaque jour qui s’écoule ne m’amène-t-il pas des épreuves nouvelles ?
Rowley. — Eh bien, je ne vais pas plus loin.
Sir Oliver. — La curiosité n’est pas mon fait non plus ; je viens vous dire seulement que j’ai vu mes deux neveux de la façon dont nous étions convenus.
Sir Peter. — Un joli couple, ma foi !
Rowley. — Oui, et sir Oliver est convaincu que votre jugement était juste, sir Peter.
Sir Oliver. — Oui, je trouve que Joseph est en effet l’homme que vous disiez.
Rowley. — Certes, comme sir Peter le disait, c’est un homme à principes.
Sir Oliver. — Et dont la conduite est conforme aux principes qu’il professe.
Rowley. — On est vraiment édifié de l’entendre parler.
Sir Oliver. — Oh ! c’est un modèle pour les jeunes gens de l’époque… Mais qu’est cela, sir Peter ? Vous ne vous joignez pas à nous pour faire l’éloge de votre ami Joseph, contre mon attente.
Sir Peter. — Sir Oliver, nous vivons dans un monde étrangement pervers, et le moins qu’on le louera sera le mieux.
Rowley. — Comment ! est-ce vous qui parlez ainsi, sir Peter, vous qui ne vous êtes jamais trompé de votre vie ?
Sir Peter. — Chansons ! Allez au diable tous les deux ! Je vois à votre air que vous savez toute l’histoire. Vous me ferez perdre la tête !
Rowley. — Allons, pour ne pas vous taquiner plus longtemps, sir Peter, il est vrai que nous avons tout appris. J’ai rencontré lady Teazle à son retour de chez M. Surface, dans une confusion telle qu’elle a daigné me prier de lui servir d’avocat auprès de vous.
Sir Peter. — Et sir Oliver est-il instruit de tout ?
Sir Oliver. — De point en point.
Sir Peter. — Quoi ! le cabinet et le paravent, hein ?
Sir Oliver. — Oui, oui, et la petite modiste française. Oh ! l’histoire m’a prodigieusement diverti. Ah ! ah ! ah !
Sir Peter. — C’était très-drôle.
Sir Oliver. — Je n’ai jamais tant ri de ma vie, je vous assure. Ah ! ah ! ah !
Sir Peter. — Oh ! c’est divertissant au possible. Ah ! ah ! ah !
Rowley. — À coup sur… Joseph, avec ses principes. Ah ! ah ! ah !
Sir Peter. — Oui, oui, ses principes, Ah ! ah ! ah ! Hypocrite coquin !
Sir Oliver. — Bon, et voyez-vous cet animal de Charles tirant sir Peter du cabinet. Ah ! ah ! ah !
Sir Peter. — Ah ! ah ! C’était diablement amusant, en vérité.
Sir Oliver. — Ah ! ah ! ah ! Parbleu, sir Peter, j’aurais voulu voir votre tête quand le paravent est tombé. Ah ! ah !
Sir Peter. — Oui, oui, ma tête quand le paravent est tombé. Ah ! ah ! ah ! (À part.) Oh ! c’est à ne plus oser la montrer désormais !
Sir Oliver. — Mais, voyons, voyons ; ce n’est pas bien à nous de rire ainsi de vous, mon vieil ami, quoique, sur mon âme, je ne puisse me retenir.
Sir Peter. — Oh ! je vous en prie, ne vous gênez donc pas pour moi : je ne m’en blesse pas du tout ! Je ris moi-même de toute cette affaire. Oui, oui, j’imagine que servir de jouet à toutes ses connaissances est la plus heureuse des situations. Oh ! oui, et puis, un de ces matins, lire dans les journaux des entrefilets sur M. S., lady T. et sir P., voilà aussi un divertissement ! Je suis résolu à quitter Londres demain, et à ne plus avoir dorénavant visage humain devant les yeux. (Il passe.)
Rowley. — N’exagérez rien, sir Peter ; vous pouvez mépriser les railleries des sots… Mais j’aperçois lady Teazle qui se dirige vers la pièce à côté : je suis sûr que vous devez désirer un rapprochement aussi vivement qu’elle-même.
Sir Oliver. — Peut-être ma présence ici l’empêche-t-elle de venir à vous. (Il passe.) Aussi, je laisse le brave Rowley comme médiateur entre vous deux ; mais il faudra qu’il vous conduise tout à l’heure chez M. Surface, où je vais retourner, sinon pour corriger le séducteur, du moins pour découvrir l’hypocrite. (Il sort.)
Sir Peter. — Ah ! je voudrais à mon tour, de tout mon cœur, assister à votre découverte, bien que ce soit un bien triste endroit pour les découvertes… Elle ne vient pas ici, vous voyez, Rowley.
Rowley. — Non, mais elle a laissé la porte de la chambre ouverte, vous remarquez. Voyez, elle pleure.
Sir Peter. — Sans doute, un peu de repentir va très-bien à une femme. Ne pensez-vous pas que ce serait un service à lui rendre de la laisser languir au peu ?
Rowley. — Oh ! ce n’est guère généreux à vous.
Sir Peter. — Ma foi, je suis indécis. Vous rappelez-vous la lettre que j’ai trouvée, écrite de sa main et évidemment destinée à Charles ?
Rowley. — Pure contrefaçon, sir Peter, placée à dessein sur votre route. C’est un des points sur lesquels Snake, j’en ai l’idée, éclairera votre religion.
Sir Peter. — Je voudrais en avoir une fois le cœur net… Elle regarde de notre côté. Que de grâce et d’élégance dans ses mouvements de tête ! Rowley, je vais la trouver.
Rowley. — Certainement.
Sir Peter. — Par exemple, quand on saura que nous sommes réconciliés, on rira de moi dix fois plus.
Rowley. — Laissez rire le monde, et ne répliquez à sa malice qu’en lui montrant que vous êtes heureux, quoi qu’il en ait.
Sir Peter. — Ma foi, ainsi ferai-je ! et, si je ne m’abuse, nous pouvons être encore le plus heureux ménage d’Angleterre.
Rowley. — Voyez-vous, sir Peter, celui qui se résout à mettre les soupçons de côté…
Sir Peter. — Arrêtez, maître Rowley ! Si vous avez pour moi quelque égard, que je ne vous entende jamais proférer une maxime de morale quelconque : j’en ai une provision suffisante pour le reste de mes jours ! (Ils sortent.)
Scène III.
Lady Sneerwell. — Impossible ! Sir Peter ne va-t-il pas immédiatement se réconcilier avec Charles, et, par conséquent, ne pas s’opposer plus longtemps à son union avec Maria ? Cette pensée me rend folle.
Joseph. — La passion ne peut-elle fournir un remède ?
Lady Sneerwell. — Non, pas plus que la ruse. Oh ! j’étais insensée, stupide, de me liguer avec un tel maladroit !
Joseph. — Vraiment, lady Sneerwell, je suis le plus à plaindre ; pourtant, vous le voyez, je supporte la mésaventure avec calme. Eh bien, j’admets que je sois blâmable. Je confesse que je n’ai pas suivi la bonne route… dans le mal, mais je ne pense pas non plus que nous ayons entièrement perdu la partie.
Lady Sneerwell. — Voyons cela ?
Joseph. — Vous me dites que vous avez mis Snake à l’épreuve depuis notre dernière rencontre, et que vous croyez encore qu’il nous est fidèle.
Lady Sneerwell. — Je le crois, en effet.
Joseph. — Et qu’il a pris sur lui, au besoin, d’affirmer et de prouver que Charles est actuellement lié à vous par des engagements d’honneur, ainsi que peuvent l’attester plusieurs de ses lettres précédentes à votre adresse.
Lady Sneerwell. — Cela pourrait, en effet, nous être d’un grand secours.
Joseph. — Allons, allons, tout n’est pas encore désespéré. (On frappe à la porte.) Mais, écoutez ! voici probablement mon oncle, sir Oliver : retirez-vous dans cette chambre ; nous achèverons de nous entendre quand il sera parti.
Lady Sneerwell. — Bien ; mais s’il allait aussi vous pénétrer ?
Joseph. — Oh ! je suis tranquille là-dessus. Sir Peter gardera sa langue dans l’intérêt de son honneur personnel… et, vous pouvez y compter, je ne serai pas long à trouver le côté faible de sir Oliver.
Lady Sneerwell. — Je ne suis pas en peine de vous ; mais tenez-vous-en à une seule coquinerie à la fois. (Elle sort.)
Joseph. — Oui, oui… Par exemple ! il est joliment dur, après un pareil revers, de se voir morigéner par ses complices. C’est égal, quoi qu’il advienne, ma réputation est tellement supérieure à celle de Charles, que je suis sûr… Hein !… comment !… ce n’est pas sir Oliver, mais encore le vieux Stanley. La peste l’étouffe ! revenir m’importuner juste en ce moment ! Sir Oliver n’aurait qu’à survenir et le rencontrer ici… et…
Joseph. — Vive Dieu, monsieur Stanley, pourquoi revenir m’assommer en ce moment ? Il m’est impossible de vous recevoir maintenant, sur ma parole.
Sir Oliver. — Monsieur, je sais que votre oncle Oliver est attendu ici ; et, malgré sa ladrerie envers vous, je veux tenter une démarche auprès de lui.
Joseph. — Monsieur, il n’y a pas moyen que vous restiez ici à présent : ainsi, faites-moi le plaisir… Venez dans un autre moment et, je vous le promets, on vous assistera.
Sir Oliver. — Non : il faut que je voie sir Oliver.
Joseph. — Morbleu, monsieur ! j’exige alors que vous sortiez d’ici tout à l’heure.
Sir Oliver. — Cependant, monsieur…
Joseph. — Monsieur, je l’exige… Holà, William ! montrez la porte à monsieur. Puisque vous m’y forcez, monsieur… pas une minute de plus… on n’a jamais vu insolence pareille ! (Il va pour le pousser dehors.)
Charles. — Eh ! qu’est-ce donc ? Que le diable m’emporte, mais c’est mon petit brocanteur que vous tenez là ! Parbleu, mon frère, ne faites pas de mal au petit Premium. (Il passe.) Qu’y a-t-il, mon petit camarade ?
Joseph. — Comment ! il a donc été aussi chez vous ?
Charles. — Certainement, il y est allé. Ma foi, c’est le plus honnête petit… Mais voyons, Joseph, emprunteriez-vous de l’argent aussi, vous ?
Joseph. — Emprunter ! non !… Mais, mon frère, vous savez que nous attendons sir Oliver ici, d’un moment à…
Charles. — Pardieu, c’est vrai ! L’oncle Noll ne doit pas trouver le petit brocanteur ici, à coup sûr !
Joseph. — Cependant M. Stanley insiste…
Charles. — Stanley ! mais il s’appelle Premium.
Joseph. — Non, monsieur, Stanley.
Charles. — Non, non, Premium.
Joseph. — Enfin, n’importe… mais…
Charles. — Oui, oui, Stanley ou Premium, cela n’y fait rien, comme vous dites ; car je suppose qu’il a cinquante noms à son service, en dehors du café, où l’on respecte l’anonyme.
Joseph. — Morbleu ! voici sir Oliver qui frappe. Allons, je vous prie, M. Stanley…
Charles. — Oui, oui, s’il vous plaît, M. Premium…
Sir Oliver. — Messieurs…
Joseph. — Monsieur, au nom du ciel, allez vous-en !
Charles. — Oui, qu’il sorte, évidemment !
Sir Oliver. — Une telle violence…
Joseph. — Monsieur, ne vous en prenez qu’à vous-même.
Charles. — Mettons-le dehors, il n’y a pas à dire. (Tous deux obligent sir Oliver à sortir.)
Sir Peter. — Mon vieil ami, sir Oliver… hé ! Comment, c’est prodigieux !… Voilà de respectueux neveux… qui assaillent leur oncle à sa première visite !
Lady Teazle. — Ma foi, sir Oliver, nous entrons à propos pour vous secourir.
Rowley. — En effet ; car je vois, sir Oliver, que le personnage du vieux Stanley ne vous a pas garanti.
Sir Oliver. — Non plus que celui de Premium… Les besoins du premier n’ont pu arracher un shilling[80] à ce bienfaisant gentleman, et, avec l’autre, j’ai failli subir un traitement pire que mes ancêtres, et tomber sous les coups au lieu de tomber sous les enchères.
Joseph. — Charles !
Charles. — Joseph !
Joseph. — Voilà le bouquet !
Charles. — Vous l’avez dit !
Sir Oliver. — Sir Peter, mon ami, et vous aussi, Rowley… regardez cet homme, l’aîné de mes neveux. Vous savez qu’il a déjà reçu des preuves de mes bontés ; et vous savez également avec quelle joie je lui destinais la moitié de ma fortune : jugez donc de mon désappointement, en découvrant qu’il était dépourvu de franchise, de cœur et de reconnaissance.
Sir Peter. — Sir Oliver, votre déclaration me surprend d’autant moins, que je l’ai trouvé moi-même égoïste, traître et jésuite.
Lady Teazle. — Et, si monsieur n’avoue pas, je vous prie de le laisser me charger de sa défense.
Sir Peter. — Maintenant, je crois inutile d’en dire davantage : s’il se voit tel qu’il est, il considérera que sa moindre punition est d’être démasqué publiquement.
Charles, à part. — S’ils traitent ainsi la vertu, que vont-ils donc me dire, à moi ? (Sir Peter, lady Teazle et Maria remontent.)
Sir Oliver. — Quant à ce dissipateur, son frère, voilà…
Charles, à part. — Bon, c’est mon tour : le diable soit des portraits de famille ! Je ne m’en relèverai pas.
Joseph. — Sir Oliver… mon oncle, voulez-vous me faire l’honneur de m’entendre ?
Charles, à part. — Voyons, pourvu que Joseph fasse un de ses longs discours, je pourrai me recueillir un peu.
Sir Oliver, à Joseph. — Je crois que vous voulez entreprendre de vous justifier ?
Joseph. — J’en ai l’espoir.
Sir Oliver. — Allons donc ! en jetant votre coquinerie par-dessus bord, parce qu’elle ne vous a pas réussi, et en essayant de vous justifier, vous montrez que vous valez encore moins que je ne pensais. (À Charles.) Eh bien, monsieur ! vous pourriez vous justifier aussi, je suppose ?
Charles. — Je n’ai pas cette prétention, sir Oliver.
Sir Oliver. — Ah ! ah !… le petit Premium a été mis trop avant dans le secret, alors ?
Charles. — C’est vrai, monsieur ; mais ce sont des secrets de famille, et on ne devrait plus en reparler, vous savez.
Rowley. — Allons, sir Oliver, je sais que vous ne pouvez parler des folies de Charles en vous fâchant.
Sir Oliver. — Ma foi, non, ni retenir mon sérieux. Sir Peter, figurez-vous, le brigand a fait marché avec moi pour tous ses ancêtres ; il m’a vendu les juges et les généraux à la toise, et les vieilles filles, ses tantes, au prix de la porcelaine cassée.
Charles. — À coup sûr, sir Oliver, j’ai agi un peu cavalièrement avec les toiles de famille, c’est la vérité. Mes ancêtres sont certainement fondés à se lever pour témoigner contre moi : il n’y a pas à le contester ; mais croyez à ma sincérité quand je vous dis… et, sur mon âme, je ne dis que ce qui est… que, si je n’ai pas l’air confondu devant l’exposé de mes folies, c’est que je suis tout entier livré à la joie de vous voir, mon généreux bienfaiteur.
Sir Oliver. — Charles, je vous crois ; donnez-moi une seconde fois la main : le petit bonhomme à mauvaise mine, au-dessus de la causeuse, nous a réconciliés ensemble.
Charles. — Alors, monsieur, c’est accroître encore ma reconnaissance envers l’original.
Lady Teazle, s’avançant avec Maria à côté d’elle. — Pourtant, je crois, sir Oliver, que voici quelqu’un avec qui Charles est encore plus impatient de se réconcilier.
Sir Oliver. — Oh ! je sais que son cœur est pris de ce côté ; et, que la jeune demoiselle me pardonne, mais, si j’en juge bien… cette rougeur…
Sir Peter. — Voyons, mon enfant, ne craignez pas de parler.
Maria. — Monsieur, j’ai peu de choses à dire, sinon que je serai heureuse de le savoir heureux ; pour moi… quelque droit que j’eusse à son affection, je m’en démets volontiers en faveur d’une personne qui y a de meilleurs titres.
Charles. — Comment, Maria !
Sir Peter. — Eh bien ! quel est ce nouveau mystère ?… Tant qu’il a fait l’effet d’un incorrigible coureur, vous ne vouliez épouser que lui ; et maintenant qu’il est disposé à s’amender, voilà que vous n’en voulez plus !
Maria. — Son cœur et celui de lady Sneerwell savent pourquoi.
Charles. — Lady Sneerwell !
Joseph. — Mon frère, c’est avec bien du regret que je suis forcé d’intervenir ici ; mais mon respect de la justice m’y contraint, et les griefs de lady Sneerwell doivent enfin se faire jour. (Il ouvre la porte.)
Sir Peter. — Encore ! une autre modiste française ! Pardieu, il faut qu’il en ait plein sa maison, une dans chaque pièce !
Lady Sneerwell. — Ingrat Charles ! Vous avez bien le droit d’être surpris et ému en face de la situation où m’ont placée votre indélicatesse et votre perfidie.
Charles. — Dites-moi, je vous prie, mon oncle, est-ce que c’est encore un plat de votre métier ? car, sur ma vie, je ne comprends pas.
Joseph. — Je crois, monsieur, qu’il n’est plus besoin que du témoignage d’une autre personne pour éclaircir tout à fait la chose.
Sir Peter. — Et cette personne, j’imagine, est M. Snake. Rowley, vous avez eu joliment raison de l’amener avec nous. Ayez l’obligeance de l’appeler.
Rowley. — Entrez, M. Snake.
Rowley. — Je pensais que nous pourrions avoir besoin de son témoignage. Seulement, et ceci est fâcheux, il se trouve qu’il vient confondre lady Sneerwell, au lieu de la soutenir.
Lady Sneerwell. — Le misérable ! Me trahir au dernier moment !… Parlez, drôle ! vous êtes-vous, aussi, ligué contre moi ?
Snake. — Je vous demande dix mille fois pardon, madame : vous m’avez payé très-généreusement pour mentir en cette occasion ; mais, malheureusement, on m’a offert le double pour dire la vérité.
Sir Peter. — À fourbe, fourbe et demi ! Je vous félicite, madame, du succès de votre entreprise.
Lady Sneerwell, passant. — Honte et tourments d’enfer sur vous tous !
Lady Teazle. — Arrêtez, lady Sneerwell : avant de vous en aller, laissez-moi vous remercier de la peine que vous avez prise avec monsieur d’écrire des lettres de moi à l’adresse de Charles, et d’y répondre vous-même ; laissez-moi aussi vous prier de présenter mes respects à l’institution médisante que vous présidez, et informer vos collègues que lady Teazle, licenciée, se permet de leur renvoyer le diplôme qui lui a été conféré, car elle renonce à exercer et à tuer désormais les gens dans leur honneur.
Lady Sneerwell. — Vous aussi, madame !… Vous provoquez… vous insultez ! Puisse votre mari vivre encore cinquante ans ! (Elle sort.)
Sir Peter. — Dieux ! quelle furie !
Lady Teazle. — C’est une méchante créature, en vérité !
Sir Peter, lui prenant la main. — Comment ! pas pour son dernier souhait ?
Lady Teazle. — Oh ! non !
Sir Oliver, à Joseph. — Eh bien, monsieur, qu’avez-vous à dire à présent ?
Joseph. — Monsieur, je suis si stupéfait de voir que lady Sneerwell ait été capable de chercher à corrompre ainsi M. Snake pour nous en imposer à tous, que je ne sais que dire. Cependant, de peur que, revenue à elle, elle ne s’empresse de machiner quelque vengeance contre mon frère, je n’ai rien de mieux à faire que de la rejoindre tout de suite. Car l’homme qui essaye de… (Il sort.)
Sir Peter. — Moral jusqu’au bout !
Sir Oliver. — Oui, et épousez-la, Joseph, si vous pouvez. Parbleu ! vous irez fort bien ensemble.
Rowley. — Je crois que nous n’avons plus besoin de M. Snake, à présent.
Snake. — Avant de partir, je demande pardon, une fois pour toutes, aux personnes présentes, des désagréments quelconques dont je n’ai été que l’humble instrument.
Sir Peter. — Bien, bien, vous avez racheté tout cela par une bonne action à la fin.
Snake. — Mais je dois supplier la compagnie de ne pas la révéler.
Sir Peter. — Eh ! la peste soit de vous !… Avez-vous honte d’avoir fait quelque chose de bien une fois dans votre vie ?
Snake. — Ah ! monsieur, considérez que c’est ma mauvaise réputation qui me fait vivre : si l’on apprenait jamais que j’ai trahi mon passé en commettant une bonne action, je perdrais tous les amis que j’ai au monde. (Il sort.)
Sir Oliver. — Bien, bien ; nous ne vous diffamerons pas en disant quoi que ce soit à votre louange, soyez tranquille.
Lady Teazle. — Voyez, sir Oliver, il n’est plus nécessaire de prêcher maintenant pour réconcilier votre neveu avec Maria.
Sir Oliver. — Oui, oui, cela marche comme il faut ; et, parbleu, nous ferons les fiançailles demain matin.
Charles. — Merci, mon bon oncle !
Sir Peter. — Comment, monsieur le vaurien ! est-ce que l’on ne demande pas d’abord le consentement de la demoiselle ?
Charles. — Oh ! je l’ai demandé il y a longtemps… il y a une minute… et ses yeux m’ont dit oui.
Maria. — Fi donc, Charles !… Je proteste, sir Peter, il n’y a pas eu un mot.
Sir Oliver. — C’est bien, allons, le moins que l’on parle est le mieux… Puissiez-vous l’un et l’autre vous aimer toujours autant que cela !
Sir Peter. — Et être aussi heureux que lady Teazle et moi nous nous proposons de l’être !
Charles. — Rowley, mon vieil ami, je suis sûr que vous vous réjouissez de ma joie ; et je soupçonne que je vous dois beaucoup.
Sir Peter. — Oui, le brave Rowley a toujours dit que vous vous corrigeriez.
Charles. — Ma foi, pour ce qui est de cela, sir Peter, je ne promets rien, et c’est une preuve selon moi que j’ai l’intention de m’y mettre ; mais j’aurai là mon régent… mon charmant guide. Ah ! puis-je dorénavant quitter le sentier de la vertu, avec ces yeux-là pour m’éclairer ?
Quand même tu serais, ma chère, moins jolie,
Je subirais encor — car je le veux — ta loi.
Repentant, et fuyant désormais la Folie,
Je n’ai d’asile sûr que l’Amour près de toi.
(Au public.)
Il appartient à vous de calmer notre émoi.
Vous pouvez, de vos mains, nous redonner la vie,
Et tuer pour toujours la médisante Envie.
- ↑ Il y a ici un jeu de mots. La couronne est une pièce de monnaie qui vaut 5 schellings (6 fr. 25).
- ↑ Lady Fragile.
- ↑ Le capitaine Vantard.
- ↑ Madame Caquet.
- ↑ La Revue de Londres et de la province. — On sait qu’en Angleterre, un grand nombre d’affaires privées (rendez-vous de commerce, d’amour, etc.) se font au moyen d’avis ou d’annonces insérés dans les journaux les plus répandus.
- ↑ Miss Coureuse.
- ↑ Sir Filigrane Fringant.
- ↑ Miss Précieuse.
- ↑ Mrs Banquet.
- ↑ Le colonel Casino.
- ↑ M. et Mme Lune-de-Miel.
- ↑ Miss Cancan.
- ↑ Lord Buffle.
- ↑ Sir Henri Bouquet et Thomas Flâneur.
- ↑ Lord Fuseau, sir Thomas Esquille, le capitaine Quinze et M. Entamé.
- ↑ Lady Frisure.
- ↑ Mrs Assoupie.
- ↑ François Pétrarque, célèbre poëte italien, né le 20 juillet 1304 à Arezzo, mort le 18 juillet 1374 à Arqua, près de Padoue, s’établit à 20 ans à Avignon. C’est là qu’il conçut en 1327 une passion sans espoir pour la belle Laure de Noves, qui mourut de la peste en 1348, et dont l’image, toujours vivante dans son cœur, lui inspira ses plus belles œuvres, jusqu’à rendre immortellement unis les noms du poëte et de son idole. Edmond Waller, poëte anglais, né en 1605 à Coleshill (Hertford), mort en 1687, célébra dans ses vers, sous le nom de Sacharissa, lady Dorothée Sidney, fille aînée du comte de Leicester, qu’il chercha vainement à épouser lorsqu’il eut perdu sa première femme (1639). Rebuté par elle, il contracta un second mariage avec une beauté moins inhumaine, qui lui donna treize enfants !
- ↑ Miss Scrupuleuse.
- ↑ Miss Siffleuse.
- ↑ Tonnepont.
- ↑ Importune-Étourdie.
- ↑ Quartier de Londres habité par les Juifs.
- ↑ Compagnie d’assurances sur la vie, payant redevance à l’État.
- ↑ Le mot est en français dans l’original.
- ↑ Pièce d’or anglaise valant 26 fr. 25 c. de notre monnaie.
- ↑ Un des principaux squares de Londres, orné de la statue équestre de Georges Ier, rendez-vous du monde élégant qui habite aux environs et à qui en est réservée la jouissance particulière. Les squares de Londres se distinguent des parks ou promenades publiques, en ce qu’ils sont affectés seulement à l’usage des habitants des maisons qui les entourent.
- ↑ Abréviation familière d’Olivier.
- ↑ En français dans le texte
- ↑ Le texte porte : jouer à la papesse Jeanne. C’est l’équivalent de notre nain jaune.
- ↑ Jardin public très-fréquenté. Avec Hyde-Park, Regent’s-Park et Victoria-Park, un des rendez-vous de la haute société et du monde élégant à Londres.
- ↑ Lady Elisabeth Cabriolet.
- ↑ Tout le sel de cette mauvaise êpigramme est dans la
comparaison de la queue et du jarret souple des poneys
avec la queue, ou longue tresse de cheveux, et l’allure sautillante,
empressée, des incroyables de l’époque. - ↑ Miss Vermillon.
- ↑ Miss Toujours verte.
- ↑ Qui sourit avec affectation.
- ↑ Mrs Poussive.
- ↑ Enceinte où l’on exerce les chevaux, ce que nous appelons manège ou piste.
- ↑ Miss Blême.
- ↑ Du pays de Galles. Équivalent de notre Auvergne.
- ↑ Miss Œillade.
- ↑ C’est-à-dire un front bas.
- ↑ Couleur filasse.
- ↑ Déprimé.
- ↑ Épaisses.
- ↑ Basané.
- ↑ Noires. (Le mot souligné est en français dans le texte.)
- ↑ L’expression française est dans le texte.
- ↑
Mon frère, vous seriez charmé de le connaître,
Et vos ravissements ne prendraient point de fin.(Tartuffe, — Acte I, scène vi.)
- ↑ En français dans le texte.
- ↑ M. Prime.
- ↑ Les Moines boiteux (qui marchent avec des béquilles). — Vieille rue dans la Cité, à Londres, habitée par des usuriers, des brocanteurs et autres négociants interlopes.
- ↑ 5,000 francs de notre monnaie.
- ↑ Rapide-basset. — Pour désigner un chasseur.
- ↑ 1,250 francs
- ↑ En français dans le texte.
- ↑ Brosse.
- ↑ 300 francs.
- ↑ Moyennant un remboursement par année.
- ↑ Le texte dit : Une rasade d’une pinte. — La pinte équivaut à 0 litre 931.
- ↑ Dans le texte : Un verre d’un quart, c’est-à-dire d’une capacité de 1 litre 1358.
- ↑ Le texte porte : Toutes les coupes gagnées à des courses de chevaux et tous les bols offerts par des municipalités, appartenant à la famille.
- ↑ Allusion à ce passage du Marchand de Venise (acte 1er, scène iii) où le Juif Shylock consent à prêter 3,000 ducats à Antonio, en stipulant que, s’il ne peut le payer au jour de l’échéance, il aura le droit de prendre comme remboursement » une livre de sa belle chair, qui pourra être coupée et enlevée dans n’importe quelle partie du corps, à son choix ».
- ↑ Il y a ici un jeu de mots que nous avons essayé de rendre. Knock down veut dire à la fois adjuger (en frappant avec le marteau) et assommer.
- ↑ Sir Richard Ravelin ou Demi-lune, ouvrage de fortification.
- ↑ 250 francs.
- ↑ Portraitiste du xviie siècle, élève de Rembrandt, premier peintre de Charles II, jouit d’une réputation et d’une vogue européennes, que le temps n’a pas consacrées.
- ↑ Sous-entendu shillings : 137 fr. 50 cent.
- ↑ 111 fr. — Une guinée vaut 26 fr. 25 cent.
- ↑ Mot à mot : Pour le sac de laine, — siége des hauts magistrats en Angleterre.
- ↑ Guillaume et Gauthier Brusque.
- ↑ 7,500 francs.
- ↑ 20,000 francs.
- ↑ En français dans le texte.
- ↑ 20,000 francs.
- ↑ Monnaies d’or et d’argent ayant cours dans l’Hindoustan.
- ↑ 300,000 francs.
- ↑ Le texte porte métal français, tout comme nous disons en France métal anglais. La rencontre ne manque pas d’originalité.
- ↑ Fête en l’honneur de Saint-Nicolas (patron des écoliers) qui eut lieu, jusqu’en 1759, le 6 décembre de chaque année. Voici en quoi elle consistait :
Les élèves du collége d’Eton (petite ville à 33 kilomètres de Londres, dans le comté de Buckingham) appartenant aux familles les plus riches d’Angleterre, se rendaient sur une colline voisine, Salthill, tous les trois ans, le mardi de la Pentecôte. Là, ils formaient une sorte de procession militaire et prélevaient sur toutes les personnes qui pénétraient dans le comté une contribution d’au moins une pièce d’argent (c’est-à-dire au moins six pence, 62 centimes). La somme recueillie de cette manière s’élevait parfois au chiffre considérable de 1,000 livres (25,000 fr.). On l’employait à l’entretien, à l’université de Cambridge, du plus ancien élève alors au collége.
Le Montem, cette singulière Saint-Charlemagne d’outre-Manche, a été aboli en 1847. Il remontait à 1440, époque même de la fondation du collége d’Eton par Henri VI. - ↑ Pièce d’argent valant 1 fr. 25 cent.