L’École de la médisance/Acte 4

Traduction par Hégésippe Cler.
Maurice Dreyfous (p. 100-133).
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ACTE IV




Scène I


Une galerie de tableaux chez Charles, — Un grand fauteuil à gauche. — Une généalogie de famille suspendue à droite.


Entrent Charles Surface, Sir Oliver Surface, Moses et Careless.

Charles. — Entrez, messieurs ; entrez, je vous prie… Voici la famille des Surface, qui remonte à la conquête.

Sir Oliver. — Et, à mon avis, une belle collection.

Charles. — Oui, oui, c’est la vraie tradition du portrait à l’huile… sans aucune recherche de grâce ni d’expression. Rien de commun avec les œuvres de vos Raphaëls modernes, qui vous fournissent la plus solide ressemblance, mais qui trouvent moyen de faire votre portrait en se passant de vous ; de sorte que l’on peut supprimer l’original sans faire de tort à la peinture. Non, non ; le mérite de ces portraits-ci, c’est leur ressemblance invétérée… tous guindés et lourds comme les originaux : on n’en fait plus comme ça aujourd’hui.

Sir Oliver. — Ah ! l’on ne verra jamais plus de tels types.

Charles. — Je l’espère bien… Ainsi, vous voyez, maître Premium, comme j’aime la vie d’intérieur : je passe mes soirées ici, entouré de ma famille… Mais, allons, montez à votre bureau, M. le commissaire-priseur ; ce vieux fauteuil délabré de mon grand-père en tiendra lieu. (Il avance le fauteuil.)

Careless. — Oui, oui, parfait… Mais, Charles, je n’ai pas de marteau ; et qu’est-ce qu’un commissaire-priseur sans marteau ?

Charles. — Parbleu, c’est vrai… (Prenant la généalogie suspendue à droite.) Quel est ce parchemin ?… Oh ! notre généalogie complète. Tenez, Careless… cela vaut mieux qu’un vil morceau d’acajou ; je vous donne un arbre de famille, chenapan que vous êtes… Il vous servira de marteau, et maintenant vous pouvez faire tomber mes ancêtres sous les enchères en les frappant de leur propre généalogie[1].

Sir Oliver, à part. — Quel dénaturé vaurien !… un parricide… après décès.

Careless. — Oui, oui, c’est vraiment un tableau de votre race ; ma foi, Charles, c’est bien ce que vous auriez pu trouver de mieux, car il ne nous servira pas seulement de marteau, mais par-dessus le marché, de catalogue… Allons, on commence !… Une fois ! deux fois ! trois fois !

Charles. — Bravo, Careless !… Eh bien, voici mon grand-oncle, sir Richard Raveline[2], qui fut, je vous assure, un merveilleux général dans son temps. Il fit toutes les guerres du duc de Marlborough, et gagna cette estafilade au-dessus de l’œil à la bataille de Malplaquet… Qu’en dites-vous, M. Premium ?… Examinez-le… c’est un héros, qui n’est pas déplumé comme le sont aujourd’hui vos capitaines de carton, mais qui porte dignement perruque et uniforme, comme il convient à un général… Combien voulez-vous en donner ?

Sir Oliver, bas à Moses. — Qu’il fasse lui-même son prix.

Moses. — M. Premium vous prie de parler vous-même.

Charles. — Eh bien, alors, je le lui laisse à dix livres[3], et ce n’est certainement pas cher pour un officier d’état-major.

Sir Oliver, à part. — Le ciel me protège ! son fameux oncle Richard pour dix livres ! (Haut.) Fort bien, monsieur, je le prends.

Charles. — Careless, adjugez mon oncle Richard… Voici maintenant une de ses jeunes sœurs, ma grand’tante Deborah, peinte par Kneller[4] dans sa meilleure manière, et que l’on estime d’une ressemblance effrayante… Elle est là, vous voyez, en bergère paissant son troupeau… Je vous la donnerai pour cinq livres dix[5]… Les moutons valent l’argent.

Sir Oliver, à part. — Ah ! pauvre Deborah ! une femme qui se prisait si haut elle-même ! (Haut.) Cinq livres dix… je la prends.

Charles. — Adjugez ma tante Deborah, Careless !… Voici maintenant un de mes aïeux maternels, un savant juge, bien connu dans la région de l’ouest… À combien l’évaluez-vous, Moses.

Moses. — À quatre guinées[6].

Charles. — Quatre guinées !… Misère de ma vie, sa perruque vaut davantage… M. Premium, vous avez plus de respect pour la magistrature[7] ; laissez-nous vous adjuger sa seigneurie à quinze guinées.

Sir Oliver. — Je veux bien.

Careless. — Adjugé !

Charles. — Et voilà deux de ses frères, William et Walter Blunt[8], écuyers, tous deux membres du parlement, et orateurs distingués. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, je crois, c’est que c’est la première fois qu’ils sont à vendre ou à acheter.

Sir Oliver. — C’est très-extraordinaire, en effet ! Je les prends sur le prix que vous en ferez, à l’honneur du parlement.

Careless. — Bien dit, mon petit Premium !… Je vous les adjuge à quarante guinées.

Charles. — Voici un joyeux compagnon… Je ne sais pas ce qu’il m’était parent, mais il était maire de Norwich : prenez-le pour huit livres.

Sir Oliver. — Non, non : le maire n’en vaut que six.

Charles. — Allons, mettons-le à six guinées, et je vous campe les deux adjoints par-dessus le marché.

Sir Oliver. — Accepté.

Charles. — Careless, adjugez le maire et les adjoints… Mais, sapristi, nous en avons pour toute la journée à les vendre ainsi en détail ; expédions-les en bloc : qu’en dites-vous, mon petit Premium ? Donnez-moi trois cents livres[9] et prenez en tas tout ce qui reste.

Careless. — Oui, oui, c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

Sir Oliver. — Bien, bien, tout ce qui pourra vous arranger… Je les prends. Mais il y a un portrait sur lequel vous ne vous êtes jamais arrêté.

Careless. — Quoi, ce petit bonhomme à mauvaise mine, au-dessus de la causeuse ?

Sir Oliver. — Oui, monsieur, celui-là même, bien que je ne trouve pas, mais du tout, que ce soit un petit bonhomme à si mauvaise mine.

Charles. — Quoi, ça ?… Oh ! c’est mon oncle Oliver, avant son départ pour les Indes.

Careless. — Votre oncle Oliver !… Parbleu, vous ne serez donc jamais cousins, Charles. Il me fait l’effet, à moi, du plus rébarbatif coquin que j’aie jamais vu, avec son œil implacable et sa satanée physionomie d’oncle prêt à vous déshériter ! C’est un vieux corsaire endurci, je vous le garantis. N’est-ce pas votre avis, mon petit Premium ? (En lui frappant sur l’épaule.)

Sir Oliver. — Non pas, monsieur, sur mon âme ; je lui trouve une aussi honnête physionomie qu’à personne ici, mort ou vif… Mais je suppose que l’oncle Oliver est compris dans le tas ?

Charles. — Non pas, s’il vous plaît ; je ne veux pas me défaire du pauvre Noll. Le vieux bonhomme a été trop gentil pour moi, et, parbleu, je garderai son portrait tant que j’aurai une chambre où le mettre. (Il passe.)

Sir Oliver, à part. — Le drôle est mon neveu, après tout. (Haut.) Cependant, monsieur, j’ai une sorte de caprice pour ce portrait.

Charles. — J’en suis bien fâché, mais vous ne l’aurez certainement pas… Bonté divine, n’en avez-vous pas assez comme cela ?

Sir Oliver, à part. — Je lui pardonne tout. (Haut.) Voyons, monsieur, quand il me passe une fantaisie par la tête, je ne regarde pas à l’argent. Je vous donnerai de celui-là autant que de tout le reste.

Charles. — Assez sur ce chapitre, monsieur le brocanteur ; je vous dis que je ne veux pas m’en défaire, et cela suffit.

Sir Oliver, à part. — L’animal est tout comme son père ! (Haut.) Allons, allons, je n’insiste pas… (À part.) Je ne m’en étais pas aperçu avant, mais je crois que je n’ai jamais vu ressemblance si frappante… (Haut.) Voici un chèque pour ce que je vous dois. (Il tire un carnet de sa poche.)

Charles. — Mais c’est un bon de huit cents livres[10].

Sir Oliver. — Vous ne voulez pas lâcher Sir Oliver ?

Charles. — Sacrebleu ! non ! je vous le répète.

Sir Oliver. — Alors ne tenez pas compte de la différence, nous retrouverons cela une autre fois… Mais donnez-moi la main sur notre marché ; vous êtes un honnête garçon, Charles… Je vous demande pardon, monsieur, de mon trop de liberté… Venez, Moses. (Il passe.)

Charles, à part. — Parbleu, voilà un drôle de vieux bonhomme !… (Haut.) Mais dites-moi, Premium, vous préparerez des appartements pour ces messieurs ?

Sir Oliver. — Oui, oui, je les enverrai prendre dans un jour ou deux.

Charles. — Mais, un instant : envoyez donc quelque chose de convenable pour les transporter, car je vous assure que la plupart ne sortaient jamais que dans leurs équipages.

Sir Oliver. — J’y veillerai, j’y veillerai… Nous exceptons toujours Oliver ?

Charles. — Oui, tous, excepté le petit nabab.

Sir Oliver. — Vous y êtes bien résolu ?

Charles. — C’est mon dernier mot.

Sir Oliver, à part. — Cher vaurien insensé ! (Haut.) Bonjour !… Venez, Moses… Que j’entende maintenant quelqu’un oser dire que c’est un scélérat ! (Il sort avec Moses.)

Careless. — Ma foi, voici le plus singulier personnage de ce genre que j’aie jamais rencontré !

Charles. — Morbleu, c’est, j’imagine, le roi des brocanteurs. Je m’étonne que ce diable de Moses ait pu faire la connaissance d’un si honnête garçon… Mais, chut ! voici Rowley… Allez, Careless, annoncez à la compagnie que je la rejoint dans quelques instants.

Careless. — J’y vais ; mais ne vous laissez pas persuader par ce vieux radoteur de rien gaspiller de votre argent pour le payement d’anciennes dettes enterrées, ou pour quelque bêtise semblable ; car les fournisseurs, Charles, sont les plus exigeants faquins du monde.

Charles. — C’est bien vrai, et en les payant on ne fait que les encourager. Oui, oui, ne craignez rien. (Exit Careless.) Oh ! quel singulier vieux bonhomme, en vérité… Voyons un peu… il me revient de droit, sur ces cinq cents livres, les deux tiers, plus trente et quelques livres. Par le ciel ! je trouve que mes ancêtres sont pour moi des parents de plus de prix que je ne pensais !… Mesdames et messieurs, votre tout dévoué et bien reconnaissant serviteur…

Charles. — Ah ! mon vieux Rowley ! vous arrivez à propos pour prendre congé de vos anciennes connaissances.

Rowley. — Oui, j’ai appris qu’ils étaient vendus. Mais j’admire votre constante tranquillité d’esprit au milieu de telles misères.

Charles. — Eh bien, c’est là le hic ! Je suis tellement entouré de sujets d’affliction, que je n’ai pas le loisir de me désoler ; mais tout viendra en son temps, la fortune et la mélancolie. Cependant, j’imagine que vous êtes étonné de voir que je ne suis pas plus triste en me séparant de la foule de tous mes proches parents ; assurément, c’est très-chagrinant ; mais pourquoi serais-je ému, quand eux-mêmes ne bronchent pas ?

Rowley. — Il n’y a pas moyen d’obtenir que vous soyez sérieux un moment.

Charles. — Si, ma foi, je le suis à présent. Tenez, mon brave Rowley, tenez, allez m’escompter cette valeur, et prélevez cent livres que vous ferez immédiatement tenir au vieux Stanley.

Rowley. — Cent livres ! considérez un peu…

Charles. — Sacrebleu, épargnez-moi vos observations : les besoins du pauvre Stanley sont pressants et, si vous ne vous hâtez, nous aurons la visite de plus d’une personne ayant plus droit que lui à cet argent.

Rowley. — Ah ! justement ! je ne cesserai de vous rebattre les oreilles du vieux proverbe…

Charles. — « Soyez juste avant d’être généreux. »… Bon, je le voudrais si je pouvais ; mais la Justice est une vieille sorcière boiteuse, et je ne puis faire qu’elle marche chez moi de pair avec la Générosité.

Rowley. — Pourtant, Charles, croyez-moi, une heure de réflexion…

Charles. — Eh ! oui, oui, c’est vrai ; mais voyez-vous, Rowley, tant que j’ai, pardieu, je donne ! Diable soit donc de votre économie, et courez porter l’argent au vieux Stanley. (Ils sortent.)




Scène II.


Un salon chez le même.
Entrent Moses et Sir Oliver Surface.

Moses. — Eh bien, monsieur, je crois, comme sir Peter le disait, que vous avez vu M. Charles dans toute sa gloire ; c’est grand dommage qu’il soit si fou.

Sir Oliver. — Mais il n’a pas voulu vendre mon portrait.

Moses. — Et il aime à l’excès le vin et les femmes.

Sir Oliver. — Mais il n’a pas voulu vendre mon portrait.

Moses. — Et il joue un jeu d’enfer.

Sir Oliver. — Mais il n’a pas voulu vendre mon portrait… Ah ! voici Rowley.


Entre Rowley.

Rowley. — Eh bien, sir Oliver, je vois que vous avez fait une emplette…

Sir Oliver. — Oui, oui, notre jeune vaurien s’est défait de ses ancêtres comme de vieilles tapisseries.

Rowley. — Et il m’a envoyé ici pour vous remettre votre part du prix de vente… c’est-à-dire comme au malheureux vieux Stanley.

Moses. — Ah ! voilà le comble : il est d’une charité enragée.

Rowley. — Et j’ai laissé dans le vestibule un bonnetier et deux tailleurs. Ils n’ont certainement pas été payés, et ces cent livres les contenteraient.

Sir Oliver. — Bien, bien, je paierai ses dettes, et sa bienfaisance aussi… Mais à présent je ne suis plus brocanteur, et vous allez m’introduire chez son frère aîné sous le nom du vieux Stanley.

Rowley. — Pas tout de suite ; sir Peter, je le sais, se propose d’y passer à cette heure-ci.


Entre Trip.

Trip. — Oh ! messieurs, je vous demande pardon de ne vous avoir pas reconduits… Par ici… (Il passe.) Moses, un mot. (Il sort avec Moses.)

Sir Oliver. — Vous voyez bien ce drôle ?… Croiriez-vous que le faquin a arrêté le Juif comme nous arrivions, pour lui demander de lui trouver de l’argent avant d’en chercher pour son maître ?

Rowley. — En vérité ?

Sir Oliver. — Oui, ils sont maintenant en train de traiter une affaire d’annuité… Ah ! maître Rowley, de mon temps les domestiques se contentaient des restes des folies de leurs maîtres, quand elles étaient râpées à force d’usage ; mais aujourd’hui, c’est leurs vices, comme leurs habits de fête, qu’ils endossent tout flambants neufs. (Ils sortent.)




Scène III


Une bibliothèque chez Joseph Surface. — Large paravent à droite. — Un guéridon à gauche, avec un livre dessus. — Deux chaises.
Joseph Surface et un Domestique, tête nue.

Joseph. — Pas de lettre de lady Teazle ?

Le Domestique. — Non, monsieur.

Joseph. — Je suis surpris qu’elle n’ait envoyé personne, si elle est empêchée de venir. Sir Peter ne me soupçonne certainement pas. Cependant, je ne veux pas laisser échapper l’héritière, malgré l’intrigue où je me suis jeté avec sa femme ; heureusement que la légèreté de Charles et sa mauvaise réputation mettent bien des atouts dans mon jeu. (On entend frapper.)

Le Domestique. — Monsieur, je crois que ce doit être lady Teazle.

Joseph. — Un instant !… Assurez-vous-en avant d’aller ouvrir : si c’était mon frère, j’ai une recommandation particulière à vous faire.

Le Domestique. — C’est milady, monsieur ; elle laisse toujours sa chaise devant la modiste, dans la rue à côté.

Joseph. — Attendez, attendez ; ouvrez ce paravent devant la fenêtre… (Le domestique obéit.) C’est bien… ma voisine d’en face est si curieuse… (Le domestique sort.) J’ai maintenant un rôle difficile à jouer. Lady Teazle a depuis quelque temps deviné mes vues sur Maria ; mais il ne faut pas absolument qu’elle reste dans le secret, — du moins jusqu’à ce que je la tienne davantage à ma discrétion.


Entre Lady Teazle.

Lady Teazle. — Comment, vous vous adressez un monologue sentimental ? Avez-vous été bien impatient ?… Ô Seigneur ! n’affectez pas cet air grave… Je vous jure que je n’ai pas pu venir plus tôt. (Elle passe.)

Joseph. — Oh ! madame, l’exactitude est une sorte de constance, de bien mauvais ton chez une grande dame. (Il avance des siéges, et s’assied après lady Teazle.)

Lady Teazle. — Sur ma parole, vous devriez me plaindre. Savez-vous que sir Peter est devenu depuis quelque temps si méchant pour moi et si jaloux de Charles également… ce n’est pas le moins drôle de l’histoire, n’est-ce pas ?

Joseph, à part. — Bravo ! mes bons amis en médisance ne se démentent pas sur ce point.

Lady Teazle. — Vraiment, je voudrais qu’il laissât Maria l’épouser, et peut-être alors serait-il fixé ; n’êtes-vous pas de cet avis, monsieur Surface ?

Joseph, à part. — Non pas, diable ! (Haut.) Oh ! certainement ! car alors ma chère lady Teazle serait convaincue aussi de l’injustice de ses soupçons, quand elle m’attribuait quelque dessein sur cette sotte fille.

Lady Teazle. — Bien, bien, je ne demande pas mieux que de vous croire. Mais n’est-ce pas une indignité, que les méchancetés sans nom qu’on dit des gens ?… Voici mon amie, lady Sneerwell, qui a répandu sur mon compte je ne sais combien d’histoires scandaleuses, et tout cela aussi sans le moindre fondement… et c’est ce qui m’irrite.

Joseph. — Oui, madame, à coup sûr, voilà ce qu’il y a de plus irritant… sans fondement. Oui, oui, voilà le point humiliant, en vérité ; car, lorsqu’une histoire scandaleuse s’accrédite contre quelqu’un, il n’y a certainement pas de consolation plus grande que la conscience de l’avoir mérité.

Lady Teazle. — Oui, je vous assure, en ce cas je leur pardonnerais leur méchanceté ; mais m’attaquer, moi qui suis au fond si innocente, et qui n’ai jamais dit du mal de personne… c’est-à-dire d’aucun de mes amis ; et de plus voir encore sir Peter si acariâtre, si soupçonneux, quand il connaît la pureté de mon cœur… en vérité, c’est monstrueux.

Joseph. — Mais, ma chère lady Teazle, vous le souffrez parce que vous le voulez bien. Lorsqu’un mari soupçonne injustement sa femme et lui retire sa confiance, le pacte primitif est rompu, et elle doit à l’honneur de son sexe de faire tous ses efforts pour le tromper.

Lady Teazle. — Vraiment !… De sorte que, s’il me soupçonne sans motif, il s’ensuit que le meilleur moyen de le guérir de sa jalousie est de la justifier ?

Joseph. — Sans aucun doute… C’était à votre mari à ne pas vous méconnaître, et alors, en succombant, vous ne faites que rendre hommage à son discernement.

Lady Teazle. — Voilà, à coup sûr, d’excellentes raisons ; et quand le sentiment de mon innocence…

Joseph. — Ah ! ma chère madame, voilà où vous vous trompez profondément : c’est le sentiment invétéré de votre innocence qui vous cause le plus grand tort. Qui vous rend insouciante des apparences et vous fait dédaigner l’opinion ?… Le sentiment de votre innocence… Qui vous empêche de vous surveiller et vous fait commettre mille petites inconséquences ?… Encore le sentiment de votre innocence. Qui vous rend incapable de supporter le caractère de sir Peter et vous fait regarder ses soupçons comme autant d’outrages ?… Toujours le sentiment de votre innocence !

Lady Teazle. — C’est la pure vérité !

Joseph. — Maintenant, ma chère lady Teazle, si vous consentiez rien qu’une fois à faire un tout petit faux pas[11], vous ne pouvez imaginer à quel point vous deviendriez circonspecte, d’humeur facile et charmante avec votre mari.

Lady Teazle. — Parlez-vous sincèrement ?

Joseph. — Oh ! je vous le garantis ; et vous verriez alors toutes les médisances tomber à la fois ; car, en somme, votre réputation ressemble actuellement à une personne affligée de pléthore : c’est l’excès de santé qui la tue, tout bonnement.

Lady Teazle. — Bien, bien ; alors, si je saisis bien votre ordonnance, il faut que je succombe pour me défendre, et que je me débarrasse de ma vertu pour préserver ma réputation ?

Joseph. — Parfaitement, madame, je vous l’affirme.

Lady Teazle. — Eh bien, voilà certainement la doctrine la plus originale et la recette la plus neuve contre la calomnie !

Joseph. — Et une infaillible, croyez-moi. La sagesse, comme l’expérience, doit s’acheter.

Lady Teazle. — Eh bien, si ma raison venait une fois à se convaincre…

Joseph. — Oh ! certainement, madame, elle y viendra… Oui, oui… Le ciel me garde de vous persuader de faire une chose que vous estimeriez coupable… Non, non, j’ai trop d’honneur pour le souhaiter.

Lady Teazle. — Ne pensez-vous pas que nous pourrions, sans inconvénient, écarter l’honneur de la discussion ? (Elle se lève.)

Joseph. — Ah ! les funestes effets de votre éducation provinciale persistent encore chez vous, je le vois. (Il se lève.)

Lady Teazle. — J’en ai peur, en effet ; et je vous avouerai franchement que, si je pouvais être incitée à mal faire, ce serait par les méchants procédés de sir Peter plutôt que par votre honnête logique, après tout.

Joseph. — Eh bien, par cette main, dont il n’est pas digne… (Il lui prend la main.)


Entre le Domestique.

Joseph. — Morbleu, idiot que vous êtes… que demandez-vous ?

Le Domestique. — Je vous demande pardon, monsieur, mais je pensais que vous ne seriez pas content de voir monter sir Peter sans que je l’eusse annoncé.

Joseph. — Sir Peter !… Tonnerre !… le diable soit de lui !

Lady Teazle. — Sir Peter ! Oh ! mon Dieu… je suis perdue… je suis perdue !

Le Domestique. — Monsieur, ce n’est pas moi qui l’ai laissé entrer.

Lady Teazle. — Oh ! je ne sais plus du tout où j’en suis ! Que vais-je devenir ? Allons, monsieur Logique… Oh ! miséricorde, il monte… Cachons-nous ici, derrière… et si jamais il m’arrive d’être aussi imprudente… (Elle passe derrière le paravent.)

Joseph. — Donnez-moi ce livre. (Il s’assied. Le domestique feint d’arranger son fauteuil.)


Entre Sir Peter.

Sir Peter. — Voilà, toujours à se perfectionner… Monsieur Surface, monsieur Surface ! (Il lui tape sur l’épaule.)

Joseph. — Oh ! mon cher sir Peter, je vous demande pardon… (Bâillant et jetant son livre.) Je m’étais assoupi sur un livre stupide… Ma foi, je vous suis fort obligé d’être passé me voir. Vous n’êtes pas venu ici, je crois, depuis que j’ai fait arranger cet appartement… Les livres, vous savez, sont ma seule marotte.

Sir Peter. — C’est bien rangé, vraiment… Oui, oui, c’est convenable ; et votre paravent même, vous pouvez en faire une source de science… tout garni qu’il est, si je ne m’abuse, de cartes géographiques. (Il va vers le paravent.)

Joseph. — Oh ! oui, ce paravent m’est très-utile. (Il l’en éloigne.)

Sir Peter. — Certainement, il doit vous être très-utile quand vous avez besoin de trouver quelque chose à la hâte.

Joseph. — Oui, comme lorsque je suis non moins pressé de cacher quelque chose.

Sir Peter. — Voyons, j’ai une petite affaire à vous soumettre…

Joseph. — Qu’attendez-vous ? (Le domestique sort.) Voici une chaise, sir Peter… je suis à vous…

Sir Peter. — Eh bien, à présent que nous sommes seuls, voici, mon cher ami, le sujet sur lequel je désire m’ouvrir à vous… C’est un point de la plus grande importance pour mon repos… En un mot, mon bon ami, la conduite de lady Teazle depuis quelque temps me rend fort malheureux.

Joseph. — En vérité ! Je suis désolé de l’apprendre.

Sir Peter. — Oui, il n’est que trop manifeste qu’elle n’a pas la moindre sympathie pour moi ; mais, voici le pire, j’ai de fortes présomptions qu’elle a formé une liaison ailleurs.

Joseph. — Pas possible ! vous m’étonnez !

Sir Peter. — Si ; et, entre nous, je crois que j’ai découvert la personne.

Joseph. — Ah ! bah ! vous m’alarmez excessivement.

Sir Peter. — Oui, mon cher ami, je savais à quel point vous compatiriez à mes maux !

Joseph. — Certes… croyez-moi, sir Peter, une telle découverte ne m’affligerait pas moins que vous.

Sir Peter. — J’en suis convaincu… Ah ! quel bonheur d’avoir un ami à qui pouvoir confier même ses secrets de famille… Mais ne devinez-vous pas un peu qui je veux dire ?

Joseph. — J’en suis à cent lieues. Ce ne serait pas sir Benjamin Backbite ?

Sir Peter. — Oh ! non !… Et Charles, qu’en dites-vous ?

Joseph. — Mon frère ! impossible !

Sir Peter. — Oh ! mon cher ami, la bonté de votre cœur vous égare. Vous jugez d’autrui par vous-même.

Joseph. — Certainement, sir Peter, le cœur qui a conscience de sa pureté a toujours de la peine à croire à la perfidie des autres.

Sir Peter. — Oui… mais votre frère n’a pas de principes… Vous ne l’avez jamais entendu tenir un tel langage.

Joseph. — Cependant, lady Teazle elle-même a, je le crois, trop de principes…

Sir Peter. — Certes ; mais que peuvent les principes contre les compliments d’un jeune homme aimable et spirituel ?

Joseph. — C’est bien vrai.

Sir Peter. — Et puis, vous savez, par suite de notre différence d’âge, il n’est pas à présumer qu’elle puisse avoir beaucoup d’affection pour moi ; et si elle venait à succomber, et que je le révélasse au public, dans ce cas toute la ville se gausserait de moi seul, du vieux fou de célibataire qui a épousé une jeune fille.

Joseph. — C’est juste, évidemment… on en rirait.

Sir Peter. — Parbleu ! si on en rirait… et l’on ferait sur moi des chansons, des plaisanteries dans les journaux, et le diable sait quoi encore !

Joseph. — Non… il faut vous garder de rendre l’aventure publique.

Sir Peter. — Mais j’y reviens toujours… que ce soit le neveu de mon vieil ami, sir Oliver, qui entreprenne une action si noire, voilà ce qui me blesse le plus profondément.

Joseph. — Oui, c’est le point sensible… Quand le trait qui nous frappe est encore aiguisé par l’ingratitude, la blessure est d’autant plus vive.

Sir Peter. — Ah !… moi qui lui ai servi, en quelque sorte, de tuteur ; qui l’avais si souvent reçu chez moi ; qui ne lui ai jamais de ma vie refusé… un conseil !

Joseph. — Oh ! ce n’est pas croyable. Il y a peut-être un homme capable d’une telle infamie, c’est évident ; mais, pour moi, jusqu’à ce que vous m’ayez donné des preuves positives, je ne puis qu’en douter. Par exemple, si l’on devait me le prouver, je ne le reconnais plus pour mon frère… je renie toute parenté avec lui ; car l’homme qui peut violer les lois de l’hospitalité et s’attaquer à la femme de son ami, mérite d’être flétri comme le fléau de la société.

Sir Peter. — Quelle différence entre vous deux ! Les nobles sentiments que voilà !

Joseph. — Mais, encore un coup, je ne puis mettre en doute l’honnêteté de lady Teazle.

Sir Peter. — Je vous assure que je voudrais n’en penser que du bien et écarter tout sujet de dispute entre nous. Elle me reproche fréquemment depuis quelque temps de ne lui avoir fait aucun sort ; et, dans notre dernière querelle, elle m’a donné à entendre assez que la douleur ne la tuerait pas, si je venais à mourir. Maintenant, comme nos idées de dépense ne s’accordent guère, j’ai résolu, en prévision de l’avenir, qu’elle aurait son libre arbitre et serait sa maîtresse. De la sorte, si je venais à mourir, elle verrait que, durant ma vie, j’ai songé à ses intérêts. Voici, mon ami, les minutes de deux actes, sur lesquels je désire avoir votre avis. L’un lui assure la libre jouissance de huit cents livres de rente[12] pendant ma vie, et l’autre ma fortune entière après ma mort.

Joseph. — Sir Peter, c’est en vérité se conduire avec une générosité… (À part.) Pourvu que cela ne me fasse pas perdre le fruit de mes leçons à lady Teazle !

Sir Peter. — Oui, j’y suis déterminé, elle n’aura plus sujet de se plaindre. Cependant, je ne voudrais pas qu’elle connût encore d’ici à quelque temps cette nouvelle preuve de mon affection.

Joseph, à part. — Ni moi, s’il y avait moyen.

Sir Peter. — Et maintenant, mon cher ami, parlons un peu, si vous voulez, de vos espérances sur Maria. Où en êtes-vous ?

Joseph, à voix basse. — Oh ! non, sir Peter ; une autre fois, je vous prie.

Sir Peter. — Je suis vraiment chagrin de voir le peu de progrès que vous paraissez faire dans son cœur.

Joseph, bas. — Je vous en prie, monsieur, laissons cela. Que sont mes propres mécomptes, lorsque votre bonheur se discute ! (À part.) Ô rage ! tout m’échappe à la fois.

Sir Peter. — Et, bien que vous m’ayez tant recommandé de ne pas faire connaître votre passion à lady Teazle, je suis sûr que, dans l’espèce, elle ne vous est pas hostile.

Joseph. — Voyons, je vous en prie, sir Peter, faites-moi un plaisir… Je suis vraiment trop affligé du sujet qui nous occupe pour songer une minute à moi-même. L’homme que ses amis ont pris pour confident de leurs peines ne peut point…


Entre le Domestique.

Joseph. — Eh bien, monsieur ?

Le Domestique. — Votre frère, monsieur, est en train de parler à quelqu’un dans la rue, et il dit qu’il sait que vous êtes chez vous.

Joseph. — Morbleu, imbécile, je n’y suis pas… Je suis sorti pour toute la journée.

Sir Peter. — Attendez… un instant… Il me vient une idée… Ne soyez pas sorti.

Joseph. — Bien, bien, laissez-le monter. (Le domestique sort. — À part.) Il arrêtera sir Peter, en tout cas.

Sir Peter. — Maintenant, mon bon ami, rendez-moi un service, je vous en prie… Avant que Charles n’arrive, faites-moi cacher quelque part… Vous l’amènerez alors sur le chapitre que nous avons touché, et sa réponse me donnera sur-le-champ satisfaction.

Joseph. — Oh ! fi, sir Peter ! voudriez-vous me rendre complice d’un tour aussi mesquin ?… Tendre un piège à mon frère, allons donc !

Sir Peter. — Non, puisque vous dites que vous êtes sûr de son innocence ; s’il en est ainsi, vous lui rendrez le plus signalé service en lui donnant l’occasion de se justifier, et vous m’ôterez tout souci. Voyons, vous ne pouvez pas me refuser… (Il remonte.) Ici, derrière ce paravent, ce sera… Hein ! que le diable m’emporte ! il me semble qu’il y a déjà quelqu’un… J’en jurerais, j’ai aperçu un cotillon.

Joseph. — Ah ! ah ! ah ! Ma foi, c’est assez ridicule, je vais vous dire, sir Peter, bien que je tienne un homme à intrigues pour quelque chose de fort méprisable, cependant, vous savez, il ne s’ensuit pas non plus qu’on puisse être un Joseph dans toute la force du terme. Écoutez, c’est une petite modiste française… une sotte drôlesse que j’ai sur le dos… Elle tient un peu à sa réputation et, à votre arrivée, monsieur, elle s’est sauvée derrière le paravent.

Sir Peter. — Ah ! Joseph ! Joseph ! Qui aurait cru cela de vous ?… Mais, pardieu, elle a surpris tout ce que j’ai dit de ma femme.

Joseph. — Oh ! ça n’ira pas plus loin, vous pouvez y compter.

Sir Peter. — Non ? Alors, ma foi, qu’elle entende jusqu’au bout… Voici un cabinet qui fera aussi bien mon affaire.

Joseph. — Bon, entrez-y.

Sir Peter, entrant dans le cabinet. — Ah ! sournois ! mauvais sujet ! sournois !

Joseph. — Je l’échappe belle, en vérité ! et voilà une drôle de situation, séparer ainsi le mari et la femme.

Lady Teazle, montrant la tête. — Puis-je me sauver ?

Joseph. — Cachez-vous, mon ange !

Sir Peter, passant sa tête. — Joseph, serrez-le de près.

Joseph. — Rentrez, mon cher ami !

Lady Teazle. — Ne pourriez-vous pas enfermer sir Peter ?

Joseph. — Ne bougez pas, mon trésor !

Sir Peter, paraissant. — Vous êtes sûr que la petite modiste ne jasera pas ?

Joseph. — Rentrez, rentrez, mon cher sir Peter… Mon Dieu, pourquoi n’y a-t-il pas une clef à cette porte !


Entre Charles Surface.

Charles. — Holà ! mon frère, qu’est-ce que cela signifie ! Votre maraud de valet ne voulait pas d’abord me laisser monter. Eh quoi ! avez-vous un Juif ou une fille avec vous ?

Joseph. — Ni l’un ni l’autre, mon frère, je vous assure.

Charles. — Mais pourquoi sir Peter s’est-il enfui ? Je croyais que vous étiez ensemble.

Joseph. — Il y était, mon frère ; mais, en apprenant que vous alliez venir, il n’a pas voulu rester.

Charles. — Quoi ! le vieux richard a-t-il eu peur que je lui demande de l’argent à emprunter ?

Joseph. — Non, monsieur ; mais je regrette d’apprendre, Charles, que vous ayez depuis quelque temps donné à ce digne homme de graves sujets de contrariété.

Charles. — Oui, c’est ce que l’on me reproche à l’égard de bien d’autres braves gens… Mais comment cela, je vous prie ?

Joseph. — À vous parler net, mon frère, il croit que vous cherchez à le supplanter dans le cœur de lady Teazle.

Charles. — Qui, moi ? Ô grands dieux ! ce n’est pas moi, sur ma parole… Ah ! ah ! ah ! ah ! Ainsi, le vieux Cassandre s’est aperçu qu’il avait pris une jeune femme, hein ?

Joseph. — Il n’y a pas là de quoi rire, mon frère. Celui qui a le courage de se moquer…

Charles. — Oui, oui, comme vous alliez le dire… Eh bien, sérieusement, je n’ai jamais songé le moins du monde à faire ce que vous m’imputez, sur mon honneur !

Joseph, élevant la voix.. — Ma foi, sir Peter sera bien content de le savoir.

Charles. — À dire vrai, j’ai cru dans le temps que la dame avait l’air de me trouver de son goût ; mais, parole sacrée, je ne lui ai jamais fourni le moindre encouragement… Du reste, vous savez que mon cœur est à Maria.

Joseph. — Mais, voyons, mon frère, même si lady Teazle eût laissé paraître pour vous le penchant le plus déclaré…

Charles. — Ma foi, voyez, Joseph, je me flatte de n’avoir jamais de propos délibéré commis une action contre l’honneur. Mais, si une jolie femme venait se jeter exprès à ma tête… et que cette jolie femme fût celle d’un homme assez vieux pour en être le père…

Joseph. — Eh bien ?…

Charles. — Eh bien, je crois que je serais obligé de…

Joseph. — De ?

Charles. — D’emprunter un peu de vos principes, voilà tout… Mais, mon frère, savez-vous maintenant que vous m’étonnez énormément, en accolant mon nom à celui de lady Teazle ; car, ma foi, j’ai toujours compris que vous étiez son favori.

Joseph. — Oh ! fi donc, Charles ! Voilà une riposte inconsidérée.

Charles. — Pas du tout, j’affirme que je vous ai vu échanger de ces œillades significatives…

Joseph. — Voyons, voyons, monsieur, pas de plaisanterie !

Charles. — Parbleu, je parle sérieusement… Ne vous rappelez-vous pas un jour que je vins ici…

Joseph. — Voyons, je vous en prie, Charles…

Charles. — Et que je vous trouvai ensemble…

Joseph. — Sacrebleu, monsieur, je vous réitère…

Charles. — Et une autre fois, que votre domestique…

Joseph. — Mon frère, mon frère, un mot ! (À part.) Sapristi, arrêtons-le.

Charles. — Votre domestique, dis-je, informé que…

Joseph. — Taisez-vous ! Je vous demande pardon, mais sir Peter a entendu tout ce que nous venons de dire. Je savais que vous vous justifieriez ; sans cela, je n’eusse pas consenti…

Charles. — Comment, sir Peter ! Où est-il ?

Joseph. — Pas si haut… (Indiquant le cabinet.) Là !

Charles. — Oh ! par le ciel, il faut qu’il se montre. Sir Peter, sortez ! (Il se dirige vers le cabinet.)

Joseph, l’arrêtant. — Non, non…

Charles. — Entendez-vous, sir Peter, avancez à l’ordre !… (Il passe outre et ramène sir Peter.) Comment ! mon vieux tuteur !… Quoi ! jouer ainsi à l’inquisiteur, pour recueillir des témoignages en cachette ! Oh ! fi, fi !

Sir Peter. — Donnez-moi la main, Charles… Je crois que je vous ai soupçonné injustement ; mais il ne faut pas en vouloir à Joseph… la ruse est de moi.

Charles. — En vérité !

Sir Peter. — Mais je vous fais amende honorable. Je vous promets que je n’ai plus du tout de vous aussi mauvaise opinion qu’avant : ce que j’ai entendu m’a causé une vive satisfaction.

Charles. — Parbleu, alors, c’est heureux que vous n’en ayez pas entendu davantage… (Bas à Joseph.) N’est-ce pas, Joseph ?

Sir Peter. — Ah ! vous vouliez lui rendre la pareille.

Charles. — Oui, oui, c’était une plaisanterie.

Sir Peter. — Oui, oui, Je connais trop bien son honnêteté.

Charles. — Mais, vous auriez pu dans cette affaire le soupçonner aussi bien que moi, après tout… (Bas à Joseph.) N’est-ce pas, Joseph ?

Sir Peter. — Bien, bien, je vous crois.

Joseph, à part. — Que je voudrais les voir loin tous les deux !

Sir Peter. — Et désormais, il ne tient qu’à nous de mieux nous connaître.


Entre le Domestique.

Le Domestique. — Lady Sneerwell est en bas, et elle prétend monter.

Joseph, à part. — Lady Sneerwell ! Diable, il ne faut pas qu’elle vienne ici ! (Le domestique sort. — Haut.) Messieurs, je vous demande pardon… Je suis obligé de vous reconduire : voici quelqu’un qui m’arrive pour une affaire particulière.

Sir Peter. — Eh bien, vous pouvez le voir dans une autre pièce. Sir Peter et moi, nous ne nous sommes pas rencontrés depuis longtemps, et j’ai quelque chose à lui dire.

Joseph, à part. — Je ne veux pas les laisser ensemble. Je vais éconduire lady Sneerwell et revenir tout de suite. (Bas à sir Peter.) Sir Peter, pas un mot de la modiste française. (Il sort.)

Sir Peter, bas à Joseph. — Moi ? il n’y a pas de danger !… (Haut) Ah ! Charles, si vous fréquentiez davantage votre frère, on pourrait vraiment espérer que vous vous amenderiez. C’est un homme à principes, et il n’y a rien au monde de si beau qu’un homme à principes !

Charles. — Bah ! il est trop sage de moitié… et si jaloux de ce qu’il appelle sa bonne renommée, qu’il recevrait plutôt chez lui un prêtre qu’une fille.

Sir Peter. — Non, non… Allons, allons… vous lui faites du tort… Non, non ! Joseph n’est pas un Don Juan, mais ce n’est pas non plus tout à fait un saint… (À part.) J’ai grande envie de lui dire… nous ririons si bien aux dépens de Joseph !

Charles. — Oh ! que le diable soit de lui ! C’est un véritable anachorète, un jeune ermite.

Sir Peter. — Écoutez… il ne faut pas le malmener à ce point : il peut se faire qu’il l’apprenne de quelqu’un, je vous assure.

Charles. — Quoi ! vous n’iriez pas le lui répéter ?

Sir Peter. — Non… mais… voici comme… (À part) Parbleu, je vais tout lui dire… (Haut.) Écoutez-moi… avez-vous envie de bien vous amuser aux dépens de Joseph ?

Charles. — Ce serait mon plus vif désir.

Sir Peter. — Eh bien, ma foi, soit !… Il a bien révélé ma cachette, lui : nous serons quittes… (Bas.) Il avait une fille avec lui quand je suis entré.

Charles. — Comment ! Joseph ?… vous plaisantez.

Sir Peter. — Chut !… une petite modiste française… et le plus drôle de l’affaire… c’est qu’elle est encore ici.

Charles, montrant le cabinet. — Dieu me damne, là-dedans ?

Sir Peter, désignant le paravent. — Chut ! voyez !

Charles. — Derrière le paravent ! Parbleu, faisons-la sortir.

Sir Peter. — Non, non… il va revenir… je ne veux pas, non !

Charles. — Oh ! mon Dieu, rien qu’un petit coup d’œil à la petite modiste ! (Il se dirige vers le paravent, malgré les efforts de sir Peter.)

Sir Peter. — Non, je vous en conjure… Joseph ne me pardonnera jamais…

Charles. — Je prendrai votre défense…

Sir Peter. — Bonté divine, le voici ! (Entre Joseph Surface, au moment où Charles renverse le paravent.)

Charles. — Lady Teazle ! ma parole, c’est impayable !

Sir Peter. — Lady Teazle ! oh ! c’est épouvantable !

Charles. — Sir Peter, voici une des plus piquantes modistes françaises que j’aie jamais vues. Parbleu, vous avez tous l’air de vous être amusés ici à cache-cache, et je ne vois pas que personne ait deviné juste… Vous prierai-je, milady, de m’instruire ?… Pas un mot !… Mon frère, vous plairait-il de me mettre au fait ?… Eh quoi ! la Morale est muette aussi ?… Sir Peter, bien que je vous aie trouvé dans les ténèbres, peut-être y voyez-vous clair maintenant ?… Motus sur toute la ligne !… Fort bien… Malgré mon impuissance à rien démêler de tout ceci, j’aime à croire que vous vous comprenez parfaitement l’un l’autre… Je vous abandonne donc à vous-mêmes. (En s’en allant.) Mon frère, je vois avec peine que vous ayez donné à ce digne homme d’aussi graves motifs de contrariété… Sir Peter, il n’y a rien au monde de si beau qu’un hommes à principes ! (Il sort. Joseph, Sir Peter et Lady Teazle restent quelque temps immobiles à se regarder.)

Joseph. — Sir Peter… quoique… je le confesse… les apparences soient contre moi… si vous voulez me prêter quelques instants d’attention, je ne fais aucun doute… que je ne puisse expliquer tout à votre satisfaction.

Sir Peter. — S’il vous plaît, monsieur !

Joseph. — fait est, monsieur, que Lady Teazle, sachant mes vues sur votre pupille Maria… je dis, monsieur, que Lady Teazle, redoutant votre caractère jaloux… et connaissant mon amitié pour la famille… milady, dis-je, monsieur… est venue ici… dans le dessein de… recevoir confidence des vues dont je vous ai parlé… Mais, à votre arrivée… redoutant… comme je l’ai déjà dit… votre jalousie… elle s’est retirée… et voilà, vous pouvez m’en croire, toute la vérité sur cette affaire.

Sir Peter. — Voilà une version très-claire, sur ma parole ; et j’affirmerais que madame la confirmera de tout point.

Lady Teazle, s’avançant. — Vous vous trompez beaucoup, sir Peter.

Sir Peter. — Comment ! vous ne jugez même pas nécessaire de vous entendre pour mentir.

Lady Teazle. — Il n’y a pas une syllabe de vrai dans ce que monsieur vous a dit.

Sir Peter. — Parbleu, madame, je n’ai pas de peine à vous croire !

Joseph, bas à Lady Teazle. — Au nom du ciel, madame, voudriez-vous me trahir ?

Lady Teazle. — Cher monsieur Lovelace, avec votre permission, je ne parlerai que pour moi.

Sir Peter. — Oui, monsieur, laissez-la faire ; vous verrez qu’elle va nous servir une histoire qui vaudra bien la vôtre, sans que vous ayez à la souffler.

Lady Teazle. — Entendez-moi, sir Peter !… Je ne suis pas du tout venue ici au sujet de votre pupille, et j’ignorais même les vues de monsieur sur elle. Je n’y suis venue qu’entraînée par son insidieuse rhétorique, tout au moins pour entendre l’aveu de sa prétendue passion, sinon pour sacrifier votre honneur à son infamie.

Sir Peter. — Maintenant, allons, je crois que nous approchons de la vérité.

Joseph. — Cette femme est folle !

Lady Teazle. — Non, monsieur : elle est revenue à la raison, et grâce à vos fourberies même… Sir Peter, je ne puis espérer que vous me croyiez… mais la tendre sollicitude que vous avez manifestée pour moi, alors que vous ne pouviez certainement soupçonner ma présence, m’a été tellement au cœur que, si j’eusse pu sortir et éviter la honte de me voir tirer de ma cachette, ma conduite à l’avenir vous eût garanti la sincérité de ma reconnaissance. (Elle passe.) Quant à cet hypocrite au mielleux langage, qui voulait séduire la femme de son trop crédule ami, tout en feignant de porter d’honnêtes hommages à sa pupille… je le vois maintenant sous un jour si profondément méprisable, que je ne me pardonnerai jamais à moi-même de l’avoir écouté. (Elle sort.)

Joseph. — Tout cela est bel et bon, sir Peter, mais le ciel sait…

Sir Peter, passant. — Que vous êtes un misérable !… Et, là-dessus, je vous livre à votre conscience.

Joseph. — Vous vous emportez trop vite, sir Peter ; vous devez m’entendre… L’homme qui ferme la porte à la conviction en refusant de…

Sir Peter. — Oh ! la peste soit de votre morale ! (Ils sortent, Joseph parlant toujours.)


FIN DU QUATRIÈME ACTE.


  1. Il y a ici un jeu de mots que nous avons essayé de rendre. Knock down veut dire à la fois adjuger (en frappant avec le marteau) et assommer.
  2. Sir Richard Ravelin ou Demi-lune, ouvrage de fortification.
  3. 250 francs.
  4. Portraitiste du xviie siècle, élève de Rembrandt, premier peintre de Charles II, jouit d’une réputation et d’une vogue européennes, que le temps n’a pas consacrées.
  5. Sous-entendu shillings : 137 fr. 50 cent.
  6. 111 fr. — Une guinée vaut 26 fr. 25 cent.
  7. Mot à mot : Pour le sac de laine, — siége des hauts magistrats en Angleterre.
  8. Guillaume et Gauthier Brusque.
  9. 7,500 francs.
  10. 20,000 francs.
  11. En français dans le texte.
  12. 20,000 francs.