L’École décadente/La presse et le Décadent

Léon Vanier, éditeur des Décadents (p. 26-30).

LA PRESSE ET LE DÉCADENT

La presse parisienne a contribué dans une large mesure à la vulgarisation de l’idée décadente, non point exclusivement dans le but de l’acclimater dans le grand public, mais au contraire pour empêcher qu’on ne goûtât les œuvres de nos maîtres. Elle a craint que les populations une fois enivrées par la douceur des rythmes décadents, ne pussent plus s’en détacher. C’était un tort sans doute, puisque les décadents eux-mêmes avaient pris soin de se prémunir contre tout excès de popularité.

Les écrivains de la nouvelle école, pour garder leur indépendance complète, ont besoin d’ignorer absolument l’opinion publique. Ils ne doivent relever que d’eux-mêmes ; s’ils avaient à compter avec une clientèle quelconque, ils pourraient oublier les hautes préoccupations de l’Art, pour complaire aux goûts de quelques-uns ; ou grisés par une vogue éphémère, ils s’abandonneraient à des productions trop abondantes et par suite stériles. Un excès de ce genre serait pour eux un écueil qu’ils doivent éviter, et on peut dire que dans ce cas l’hostilité de la Presse les seconde admirablement. Jusqu’ici, ils n’ont pas eu à se plaindre au point de vue commercial, puisque ce sont toujours ceux qui ont écrit le moins qui ont gagné le plus.

La presse parisienne, si elle n’a pu leur faire de bien, ne leur a du moins pas fait de mal elle a divulgué leurs théories pour s’en moquer, pour égayer une galerie hostile à leurs dépens et surtout par cet éternel besoin du Nouveau dans ce Paris l’on s’ennuie si vite. Qu’un Pranzini ou un Boulanger intempestifs aient surgi à cette époque, ou que l’incendie de l’Opéra-Comique fut arrivé au moment de la publication du Décadent, elle eut bien vite relégué les questions d’art au second plan pour ne s’occuper que de ces catastrophes.

Il serait injuste de notre part de reprocher aux journalistes parisiens de ne nous avoir pas pris au sérieux : il y a les nécessités de l’existence et la clientèle du journal. La plupart ont vu dans notre tentative autre chose qu’une fumisterie et je sais qu’il leur a été pénible de traiter à la légère une semblable manifestation de la pensée. Si le niveau intellectuel du grand public eut été plus élevé, beaucoup nous auraient acclamé ou seraient rentrés dans nos rangs.

J’aime à rendre cette justice à la presse parisienne, qu’au fond elle nous a parfaitement compris. À aucune époque d’ailleurs on n’avait vu dans le journalisme, quoique trop sacrifié à l’information, un si grand nombre de chroniqueurs spirituels, de pamphlétaires acerbes ou de critiques éminents. La somme d’esprit dépensé chaque jour est énorme : partout ce sont des pensées neuves et profondes, des mots qui autrefois eussent été dignes de rester et qui aujourd’hui disparaissent en vingt-quatre heures dans le tourbillon du passé.

Jamais, quoiqu’on en dise, cette immense légion des journalistes parisiens n’avait été si bridante. Presque tous sont doublés de philosophes et de penseurs et ont à leur actif des œuvres d’un talent incontestables mais tous sont les dépositaires de cet esprit français et de cette vieille verve gauloise qui établissent notre supériorité sur le journalisme étranger.

Le Décadent à son apparition a concentré sur lui toute leur attention. Le premier qui a donné l’alarme est M. Édouard Grauce, rédacteur en chef du Journal de Saint-Denis, qui écrivit un article fulminant où il nous appelait de « petits vieux jeunes »

M. Édouard Norès de la Patrie s’est occupé de nous un des premiers dans ce journal, ainsi que M. Robert de la Sizeranne. M. Édouard Norès nous a témoigné sa sympathie jusqu’au Salon des Incohérents où il exposa un sonnet de couleurs encadré des titres de notre journal.

M. Sutter-Laumann de la Justice nous consacra aussi plusieurs feuilletons de ce journal où il ne nous ménageait guère les critiques les plus amènes.

MM. Jean Séméac du Voltaire, Chabriat du Figaro, Deschaumes de l’Évènement Mermeix et Clovis Hugues de la France, Georges Montorgueil du Paris Paul Alexis du Cri du peuple, Saulière de l’Estafette, Albert Dubrugeaud de l’Écho de Paris etc., nous ont consacré tour à tour des articles souvent ironiques pour la forme, mais au fond toujours spirituels et plein de sympathie.

Beaucoup d’autres journaux tels que le Matin, l’Intransigeant, la Nation, la France libre, la Liberté, l’Autorité, le Soleil, le National, le Petit journal, le Pays, le Siècle, le XIXe siècle, la République Française, la Paix, le Français, le Journal des Débats, le monde, l’Univers, la Croix, Lutèce, le Pilori, la Jeune Garde, le Tintamarre, etc., ainsi qu’une quantité de journaux de la province et de l’étranger ont contribué à donner à la littérature décadente le retentissement qu’elle méritait.

Presque toutes les revues ont aussi donné leur note moins bruyante dans ce grand concert de réclame. M. Charles Lanvière s’est surtout signalé par un article méchant paru dans la Revue Générale, qui était heureusement compensé par une parodie spirituelle d’un sonnet de M. René Ghil.

M. Charles Fuster, le jeune directeur de la Revue littéraire et artistique de Bordeaux, aujourd’hui à Paris, a aussi consacré quelques articles sur les Décadents qu’il a réunis dans son volume, les Essais de Critique. Mais il était trop éloigné de Paris et ne nous voyait que sous un faux jour : ses appréciations n’ont donc pas toute la justesse désirable.

M. Jules Lemaître, l’éminent critique de la Revue bleue, maintenant au Figaro, a parlé de nous à différentes reprises. Malheureusement, il cherche trop à faire de l’esprit et n’aperçoit pas ce qu’il y a de sérieux.

En un mot toute la presse nous a fait un accueil sympathique et, à part quelques scribes qui ne comptent pas, il y a eu unanimité à reconnaître que l’École décadente est bien une école nouvelles.

La presse étrangère s’est aussi emparée du bruit fait autour de nous mais peu de journalistes étrangers nous ont compris. Seul, M. Xavier de Carvalho, rédacteur de la Provincia, a pu nous consacrer des chroniques qui ne péchaient ni par la connaissance du sujet ni surtout par l’esprit.