L’Éclat d’obus/1923/II/7

Pierre Laffitte (p. 75-80).

VII

L’éperon 132


L’heureux voyage ! Et avec quelle allégresse Paul Delroze l’accomplit ! Enfin il touchait au but, et ce n’était pas cette fois une de ces entreprises hasardeuses au bout desquelles il n’y a si souvent que la plus cruelle des déceptions ; il y avait au bout de celle-là le dénouement logique et la récompense de ses efforts. L’ombre même d’une inquiétude ne pouvait l’effleurer. Il est des victoires – et celle qu’il venait de remporter sur l’empereur était de ce nombre – qui entraînent à leur suite la soumission de tous les obstacles. Elisabeth se trouvait au château de Hildensheim, et il se dirigeait vers ce château sans que rien pût s’opposer à son élan.

À la clarté du jour, il lui sembla reconnaître les paysages qui se cachaient à lui dans les ténèbres de la nuit précédente, tel village, tel bourg, telle rivière côtoyée. Et il vit la succession des petits bois. Et il vit le fossé près duquel il avait lutté avec l’espion Karl.

Il ne lui fallut guère plus d’une heure encore pour arriver sur une colline que dominait la forteresse féodale de Hildensheim. De larges fossés la précédaient, enjambés par un pont-levis. Un concierge soupçonneux se présenta, mais quelques mots de l’officier ouvrirent les portes toutes grandes.

Deux domestiques accoururent du château, et, sur une question de Paul, ils répondirent que la dame française se promenait du côté de l’étang.

Il se fit indiquer le chemin et dit à l’officier :

– J’irai seul. Nous repartirons aussitôt.

Il avait plu. Un pâle soleil d’hiver, se glissant entre les gros nuages, éclairait des pelouses et des massifs. Paul longea des serres, franchit un groupe de rochers artificiels d’où s’échappait le mince filet d’une cascade qui formait, dans un cadre de sapins noirs, un vaste étang égayé de cygnes et de canards sauvages.

À l’extrémité de cet étang, il y avait une terrasse ornée de statues et de bancs de pierre.

Elisabeth était là.

Une émotion indicible bouleversa Paul. Depuis la veille de la guerre, Elisabeth était perdue pour lui. Depuis ce jour-là elle avait subi les épreuves les plus affreuses, et les avait subies pour cette seule raison qu’elle voulait apparaître aux yeux de son mari comme une femme sans reproche, fille d’une mère sans reproche.

Et voilà qu’il la retrouvait à une heure où aucune des accusations lancées contre la comtesse Hermine ne pouvait être écartée, et où Elisabeth elle-même, par sa présence au souper du prince Conrad, avait suscité en Paul une telle indignation.

Mais comme tout cela était loin déjà ! Et comme cela comptait peu ! L’infamie du prince Conrad, les crimes de la comtesse Hermine, les liens de parenté qui pouvaient unir les deux femmes, toutes les luttes que Paul avait soutenues, toutes ses angoisses, toutes ses révoltes, toutes ses haines… autant de détails insignifiants, maintenant qu’il apercevait à vingt pas de lui sa bien-aimée malheureuse. Il ne songea plus qu’aux larmes qu’elle avait versées et n’aperçut plus que sa silhouette amaigrie, frissonnante sous la bise d’hiver.

Il s’approcha. Son pas grinça sur le galet de l’allée, et la jeune femme se retourna.

Elle n’eut pas un geste. Il comprit, à l’expression de son regard, qu’elle ne le voyait pas, en réalité, mais qu’il était pour elle comme un fantôme qui surgit des brumes du rêve, et que ce fantôme devait bien souvent flotter devant ses yeux hallucinés.

Elle lui sourit même un peu, et si tristement que Paul joignit les mains et fut près de s’agenouiller.

– Elisabeth… Elisabeth…, balbutia-t-il.

Alors elle se redressa et porta la main à son cœur, et elle devint plus pâle encore qu’elle ne l’était la veille au soir, entre le prince Conrad et la comtesse Hermine. L’image sortait des brumes. La réalité se précisait en face d’elle et dans son cerveau. Cette fois elle voyait Paul !

Il se précipita, car il lui semblait qu’elle allait tomber. Mais elle fit un effort sur elle-même, tendit les mains pour qu’il n’avançât point, et le regarda profondément, comme si elle eût voulu pénétrer jusqu’aux ténèbres mêmes de son âme et savoir ce qu’il pensait.

Paul ne bougea plus, tout palpitant d’amour.

Elle murmura :

– Ah ! je vois que tu m’aimes… tu n’as pas cessé de m’aimer… maintenant j’en suis sûre.

Elle gardait cependant les bras tendus comme un obstacle, et lui-même ne cherchait pas à avancer. Toute leur vie et tout leur bonheur étaient dans leur regard, et, tandis que leurs yeux se mêlaient éperdument, elle continua :

– Ils m’ont dit que tu étais prisonnier. C’est donc vrai ? Ah ! ce que je les ai suppliés pour qu’on me conduisît auprès de toi ! Ce que je me suis abaissée ! J’ai dû même m’asseoir à leur table, et rire de leurs plaisanteries, et porter des bijoux, des colliers de perles qu’ils m’imposaient. Tout cela pour te voir !… Et ils promettaient toujours… Et puis, enfin, cette nuit on m’a emmenée jusqu’ici, et j’ai cru qu’ils s’étaient joués de moi une fois encore… ou bien que c’était un piège nouveau… ou bien qu’ils se décidaient enfin à me tuer… Et puis te voilà !… Te voilà !… toi, mon Paul chéri !…

Elle lui saisit la figure entre ses deux mains et, tout à coup, désespérée :

– Mais tu ne vas pas t’en aller encore ? Demain seulement, n’est-ce pas ? Ils ne te reprennent pas à moi, comme cela, après quelques minutes ? Tu restes, n’est-ce pas ? Ah ! Paul, je n’ai plus de courage… Ne me quitte plus…

Elle fut très étonnée de le voir qui souriait.

– Qu’est-ce que tu as, mon Dieu ? Comme tu as l’air d’être heureux !

Il se mit à rire et, cette fois, l’attirant contre lui avec une autorité qui n’admettait point de résistance, il lui baisa les cheveux, et le front, et les joues, et les lèvres, et il disait :

– Je ris parce qu’il n’y a pas autre chose à faire que de rire et de t’embrasser. Je ris aussi parce que je me suis imaginé des tas d’histoires absurdes… Oui, figure-toi, ce souper hier soir… je t’ai aperçue de loin, et j’ai souffert la mort… je t’ai accusée de je ne sais quoi… Faut-il être bête !

Elle ne comprenait pas sa gaieté, et elle répéta :

– Comme tu es heureux ! Comment se peut-il que tu sois si heureux ?

– Il n’y a aucune raison pour que je ne le sois pas, dit Paul toujours en riant. Voyons, réfléchis… On se retrouve tous les deux, à la suite de malheurs auprès desquels ceux qui ont frappé la famille des Atrides ne comptent pas. Nous sommes ensemble, rien ne peut plus nous séparer, et tu ne veux pas que je sois content ?

– Rien ne peut donc plus nous séparer ? dit-elle tout anxieuse.

– Évidemment. Est-ce donc si étrange ?

– Tu restes avec moi ? Nous allons vivre ici ?

– Ah ! non, alors… En voilà une idée ! Tu vas faire tes paquets en deux temps, trois mouvements, et nous filons.

– Où ?

– Où ? Mais en France. Tout bien pesé, il n’y a encore que là que l’on se sente à l’aise.

Et, comme elle l’observait avec stupeur, il lui dit :

– Allons, dépêchons-nous. L’auto nous attend et j’ai promis à Bernard… oui, ton frère Bernard, je lui ai promis que nous le rejoindrions cette nuit… Tu es prête ? Ah ça, mais pourquoi cet air d’effarement ? Il te faut des explications ? Mais, ma chérie adorée, nous en avons pour des heures et des heures à nous expliquer tous deux. Tu as tourné la tête à un prince impérial… Et puis tu as été fusillée… Et puis… et puis… Enfin, quoi ! Dois-je demander main-forte pour que tu me suives ?

Elle comprit soudain qu’il parlait sérieusement, et elle lui dit, sans le quitter des yeux :

– C’est vrai ? nous sommes libres ?

– Entièrement libres.

– Nous rentrons en France ?

– Directement.

– Nous n’avons plus rien à craindre ?

– Rien.

Alors elle eut une brusque détente. À son tour elle se mit à rire, dans un de ces accès de joie désordonnés où l’on se laisse aller à toutes les gamineries et à tous les enfantillages. Pour un peu, elle eût chanté, elle eût dansé. Et ses larmes coulaient, cependant. Et elle balbutiait :

– Libre !… C’est fini !…Ai-je souffert ?… Mais non… Ah ! tu savais que j’ai été fusillée ? Eh bien, je te le jure, ça n’est pas si terrible… Je te raconterai cela, et tant d’autres choses … Toi aussi, tu me raconteras… Mais comment as-tu réussi ? Tu es donc plus fort qu’eux ? Plus fort que l’ineffable Conrad, plus fort que l’empereur ? Mon Dieu, que c’est drôle ! Mon Dieu, que c’est drôle !…

Elle s’interrompit et, lui prenant le bras avec une violence subite :

– Allons-nous-en, mon chéri. C’est de la folie de rester ici une seconde de plus. Ces gens-là sont capables de tout. Ce sont des fourbes, des criminels. Allons-nous-en… Allons-nous-en…

Ils partirent,

Aucun incident ne troubla leur voyage. Le soir ils arrivaient aux lignes du front, en face d’Ebrecourt.

L’officier d’ordonnance, qui avait tous pouvoirs, fit allumer un réflecteur, et lui-même, après avoir ordonné qu’on agitât un drapeau blanc, conduisit Elisabeth et Paul à l’officier français qui se présenta.

Celui-ci téléphona aux services de l’arrière. Une automobile fut envoyée.

À neuf heures, Elisabeth et Paul s’arrêtaient à la grille d’Ornequin, et Paul faisait demander Bernard, au-devant duquel il se rendit :

– C’est toi, Bernard ? lui dit-il. Écoute-moi, et soyons brefs. Je ramène Elisabeth. Oui, elle est ici dans l’auto. Nous partons pour Corvigny, et tu viens avec nous. Pendant que je vais chercher ma valise et la tienne, toi, donne les ordres nécessaires pour que le prince Conrad soit surveillé de près. Il est en sûreté, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Alors dépêchons. Il s’agit de rejoindre la femme que tu as vue la nuit dernière au moment où elle entrait dans le tunnel. Puisqu’elle est en France, donnons-lui la chasse.

– Ne crois-tu pas, Paul que nous trouverions plutôt sa piste en retournant nous-mêmes dans le tunnel et en cherchant l’endroit où il débouche aux environs de Corvigny ?

– Du temps perdu. Nous en sommes à un moment de la lutte où il faut brûler les étapes.

– Voyons, Paul, la lutte est finie puisque Elisabeth est sauvée.

– La lutte ne sera pas finie tant que cette femme vivra.

– Mais enfin, qui est-ce ?

Paul ne répondit pas.

… À dix heures ils descendaient tous trois devant la station de Corvigny. Il n’y avait plus de train. Tout le monde dormait. Sans se rebuter, Paul se rendit au poste militaire, réveilla l’adjudant de service, fit venir le chef de gare, fit venir la buraliste, et réussit, après une enquête minutieuse, à établir que, le matin même de ce lundi, une femme avait pris un billet pour Château-Thierry, munie d’un sauf-conduit en règle au nom de Mme Antonin. Aucune autre femme n’était partie seule. Elle portait l’uniforme de la Croix-Rouge. Son signalement, comme taille et comme visage, correspondait à celui de la comtesse Hermine.

– C’est bien elle, déclara Paul, lorsqu’il se fut installé à l’hôtel voisin, ainsi qu’Elisabeth et que Bernard, pour y passer la nuit. C’est bien elle. Elle ne pouvait s’en aller de Corvigny que par là. Et c’est par là que demain matin mardi, à la même heure qu’elle, nous nous en irons. J’espère qu’elle n’aura pas le temps de mettre à exécution le projet qui l’amène en France. En tout cas l’occasion est unique pour nous. Profitons-en.

Et comme Bernard répétait :

– Mais enfin, qui est-ce ?

Il répliqua :

– Qui est-ce ? Elisabeth va te le dire. Nous avons une heure devant nous pour nous expliquer sur certains points, et puis on se reposera, ce dont nous avons besoin tous les trois.

Le lendemain, ce fut le départ.

La confiance de Paul était inébranlable. Bien qu’il ne sût rien des intentions de la comtesse Hermine, il était sûr de marcher dans la bonne voie. De fait, à plusieurs reprises, ils eurent la preuve qu’une infirmière de la Croix-Rouge, voyageant seule et en première classe, avait passé la veille par les mêmes stations.

Ils descendirent à Château-Thierry vers la fin de l’après-midi. Paul s’informa. La veille au soir, une automobile de la Croix-Rouge, qui attendait devant la gare, avait emmené l’infirmière. Cette automobile, si l’on s’en rapportait à l’examen de ses papiers, faisait le service d’une des ambulances établies en arrière de Soissons, mais on ne pouvait préciser le lieu exact de cette ambulance.

Le renseignement suffisait à Paul. Soissons, c’était la ligne même de la bataille.

– Allons-y, dit-il.

L’ordre qu’il possédait, signé du général en chef, lui donnait tous les pouvoirs nécessaires pour réquisitionner une automobile et pour pénétrer dans la zone de combat. Ils arrivaient à Soissons au moment du dîner.

Les faubourgs, bombardés et ravagés, étaient déserts. La ville elle-même semblait en grande partie abandonnée. Mais, à mesure qu’ils approchaient du centre, une certaine animation se remarquait dans les rues. Des compagnies passaient à vive allure. Des canons et des caissons filaient au trot de leurs attelages, et dans l’hôtel qu’on leur indiqua sur la grand-place, et où logeaient un certain nombre d’officiers, il y avait de l’agitation, des allées et venues, et comme un peu de désordre.

Paul et Bernard se firent mettre au courant. Il leur fut répondu que, depuis plusieurs jours, on attaquait avec succès les pentes situées en face de Soissons, de l’autre côté de l’Aisne. L’avant-veille, des bataillons de chasseurs et de Marocains avaient pris d’assaut l’éperon 132. La veille, on maintenait les positions conquises et l’on enlevait les tranchées de la dent de Crouy.

Or, au cours de la nuit précédente, au moment même où l’ennemi contre-attaquait violemment, il se produisit un fait assez bizarre. L’Aisne, grossissant à la suite des pluies abondantes, débordait et emportait tous les ponts de Villeneuve et de Soissons.

La crue de l’Aisne était normale, mais, si forte qu’elle fût, elle n’expliquait pas la rupture des ponts, et cette rupture, coïncidant avec la contre-attaque allemande, et qui semblait provoquée par des moyens suspects que l’on tâchait d’éclaircir, avait compliqué la situation des troupes françaises en rendant presque impossible l’envoi de renforts. Toute la journée, on s’était maintenu sur l’éperon, mais difficilement et avec beaucoup de pertes. En ce moment on ramenait sur la rive droite de l’Aisne une partie de l’artillerie.

Paul et Bernard n’eurent pas une seconde d’hésitation. Dans tout cela ils reconnaissaient la main de la comtesse Hermine. Rupture des ponts, attaques allemandes, les deux événements se produisant la nuit même de son arrivée, comment douter qu’ils ne fussent la conséquence d’un plan conçu par elle et dont l’exécution, préparée pour l’époque où les pluies grossiraient l’Aisne, prouvait la collaboration de la comtesse et de l’état-major ennemi.

D’ailleurs, Paul se rappelait les phrases qu’elle avait échangées avec l’espion Karl devant le perron de la villa du prince Conrad :

– Je vais en France… tout est prêt. Le temps est favorable et l’état-major m’a prévenue… Donc j’y serai demain soir… et il suffira d’un coup de pouce.

Le coup de pouce, elle l’avait donné. Tous les ponts, préalablement travaillés par l’espion Karl ou par des agents à sa solde, s’étaient effondrés.

– Évidemment, c’est elle, dit Bernard. Et alors, si c’est elle, pourquoi ton air inquiet ? Tu devrais te réjouir au contraire, puisque maintenant nous sommes logiquement sûrs de l’atteindre.

– Oui, mais l’atteindrons-nous à temps ? Dans sa conversation avec Karl, elle a prononcé une autre menace qui me semble beaucoup plus grave, et dont je t’ai rapporté également les termes : « La chance tourne contre nous… Si je réussis, ce sera la fin de la série noire. » Et comme son complice lui demandait si elle avait le consentement de l’empereur, elle a répondu : « Inutile. L’entreprise est de celles dont on ne parle pas. » Tu comprends bien, Bernard, qu’il ne s’agit pas de l’attaque allemande ni de la rupture des ponts – cela, c’est de bonne guerre, et l’empereur est au courant –, non, il s’agit d’autre chose qui doit coïncider avec les événements et leur donner leur signification complète. Cette femme ne peut pas croire qu’une avance d’un kilomètre ou deux soit un incident capable de mettre fin à ce qu’elle appelle la série noire. Alors, quoi ? Qu’y a-t-il ? Je l’ignore. Et c’est la raison de mon angoisse.

Toute cette soirée et toute la journée du mercredi 13, Paul les employa en investigations dans les rues de la ville ou sur les bords de l’Aisne. Il s’était mis en relation avec l’autorité militaire. Des officiers et des soldats participaient à ses recherches. Ils fouillèrent plusieurs maisons et interrogèrent plusieurs des habitants.

Bernard s’était offert à l’accompagner, mais il avait refusé obstinément :

– Non. Il est vrai que cette femme ne te connaît pas, mais il ne faut pas qu’elle voie ta sœur. Je te demande donc de rester avec Elisabeth, de l’empêcher de sortir, et de veiller sur elle sans une seconde de répit, car nous avons affaire à l’ennemi le plus terrible qui soit.

Le frère et la sœur vécurent donc toutes les heures de cette journée collés aux vitres de leurs fenêtres. Paul revenait prendre ses repas en hâte. Il était tout frémissant d’espoir.

– Elle est là, disait-il. Elle a dût quitter, ainsi que ceux qui l’ont accompagnée en auto, son déguisement d’infirmière, et elle se tapit au fond de quelque trou, comme une araignée derrière sa toile. Je la vois, le téléphone à la main, et donnant des ordres à toute une bande d’individus, terrés comme elle, et comme elle invisibles. Mais, son plan, je commence à le discerner, et j’ai sur elle un avantage, c’est qu’elle se croit en sécurité. Elle ignore la mort de son complice Karl. Elle ignore mon entrevue avec le Kaiser. Elle ignore la délivrance d’Elisabeth. Elle ignore notre présence ici. Je la tiens, l’abominable créature. Je la tiens.

Les nouvelles de la bataille, cependant, ne s’amélioraient pas.

Le mouvement de repli continuait sur la rive gauche. À Crouy, l’âpreté des pertes et l’épaisseur de la boue arrêtaient l’élan des Marocains. Un pont de bateaux, hâtivement construit, s’en allait à la dérive.

Lorsque Paul reparut, vers six heures du soir, un peu de sang dégouttait sur sa manche. Elisabeth s’effraya.

– Ce n’est rien, dit-il en riant. Une égratignure que je me suis faite, je ne sais où.

– Mais ta main, regarde ta main. Tu saignes !

– Non, ce n’est pas mon sang. Ne t’inquiète pas. Tout va bien.

Bernard lui dit :

– Tu sais que le général en chef est à Soissons depuis ce matin ?

– Oui, il paraît… Tant mieux. J’aimerais à lui offrir l’espionne et sa bande. Ce serait un beau cadeau.

Durant une heure encore il s’éloigna. Puis il revint et se fit servir à dîner.

– Maintenant, tu sembles sûr de ton fait, observa Bernard.

– Est-on jamais sûr ? Cette femme est le diable en personne.

– Mais tu connais son repaire ?

– Oui.

– Et tu attends quoi ?

– Neuf heures. Jusque-là, je me repose. Un peu avant neuf heures, réveillez-moi.

Le canon ne cessait de tonner dans la nuit lointaine. Parfois un obus tombait sur la ville avec un grand fracas. Des troupes passaient en tous sens. Puis il y avait des silences où tous les bruits de la guerre semblaient suspendus, et c’étaient ces minutes-là peut-être qui prenaient la signification la plus redoutable.

Paul s’éveilla de lui-même.

Il dit à sa femme et à Bernard :

– Vous savez, vous êtes de l’expédition. Ce sera dur, Elisabeth, très dur. Es-tu certaine de ne pas faiblir ?

– Oh ! Paul… Mais toi-même, comme tu es pâle !

– Oui, dit-il, un peu d’émotion. Non point à cause de ce qui va se passer… Mais, jusqu’au dernier moment, et malgré toutes les précautions prises, j’aurai peur que l’adversaire ne se dérobe…

– Cependant…

– Eh ! oui, une imprudence, un mauvais hasard qui donne l’éveil, et tout est à recommencer… Qu’est-ce que tu fais donc, Bernard ?

– Je prends mon revolver.

– Inutile.

– Quoi ! fit le jeune homme, on ne va donc pas se battre, dans ton expédition ?

Paul ne répondit pas. Selon son habitude, il ne s’exprimait qu’en agissant ou après avoir agi. Bernard prit son revolver.

Le dernier coup de neuf heures sonnait lorsqu’ils traversèrent la grand-place, parmi des ténèbres que trouait ça et là un mince rayon de lumière surgi d’une boutique close.

Au parvis de la cathédrale, dont ils sentirent au-dessus d’eux l’ombre géante, un groupe de soldats se massait.

Paul, ayant lancé sur eux le feu d’une lanterne électrique, dit à celui qui les commandait :

– Rien de nouveau, sergent ?

– Rien, mon lieutenant. Personne n’est entré dans la maison et personne n’en est sorti.

Le sergent siffla légèrement. Vers le milieu de la rue, deux hommes se détachèrent de l’obscurité qui les enveloppait et se rabattirent sur le groupe.

– Aucun bruit dans la maison ?

– Aucun, sergent.

– Aucune lumière derrière les volets ?

– Aucune, sergent.

Alors Paul se mit en marche, et, tandis que les autres, se conformant à ses instructions, le suivaient sans faire le moindre bruit, il avançait résolument, comme un promeneur attardé qui rejoint son domicile.

Ils s’arrêtèrent devant une étroite maison, dont on distinguait à peine le rez-de-chaussée dans le noir de la nuit. La porte s’élevait au haut de trois degrés. Paul la heurta quatre fois à petits coups En même temps il tira une clef de la poche et ouvrit.

Dans le vestibule il ralluma sa lanterne électrique, et, ses compagnons observant toujours le même silence, il se dirigea vers une glace qui partait des dalles mêmes du vestibule.

Après avoir frappé cette glace de quatre petits coups, il la poussa en appuyant sur le côté. Elle masquait l’orifice d’un escalier qui descendait au sous-sol et dans la cage duquel il envoya aussitôt de la lumière.

Cela devait être un signal, le troisième signal convenu, car d’en bas une voix, une voix féminine, mais rauque, éraillée, demanda :

– C’est vous, père Walter ?

Le moment était venu d’agir. Sans répondre, Paul dégringola l’escalier en quelques bonds.

Il arriva juste à l’instant où une porte massive se refermait et où l’accès de la cave allait être barré.

Une pesée violente… Il entra.

La comtesse Hermine était là, dans la pénombre, immobile, hésitante.

Puis, soudain, elle courut à l’autre bout de la cave, saisit un revolver sur une table, se retourna et tira.

Le ressort claqua. Mais il n’y eut aucune détonation.

Trois fois elle recommença et les trois fois il en fut de même.

– Inutile d’insister, ricana Paul. L’arme a été déchargée.

La comtesse eut un cri de rage, ouvrit le tiroir de la table, et, prenant un autre revolver, tira coup sur coup quatre fois. Aucune détonation.

– Rien à faire, dit Paul en riant, celui-là aussi a été déchargé, et pareillement celui qui est dans le second tiroir, et pareillement toutes les armes de la maison.

Et, comme elle regardait avec stupeur, sans comprendre, atterrée de son impuissance, il salua et, se présentant, il prononça simplement ces deux mots qui voulaient tout dire :

– Paul Delroze.