L’Éclat d’obus/1923/II/1
DEUXIÈME PARTIE
I
Le major Hermann
Tout de suite, et malgré le sursaut de haine qui l’eût poussé à un acte de vengeance immédiate, Paul appuya sa main sur le bras de Bernard pour l’obliger à la prudence.
Mais quelle rage le bouleversait lui-même à l’aspect de ce démon ! Celui qui représentait à ses yeux l’ensemble de tous les crimes commis contre son père et contre sa femme, celui-là s’offrait à la balle de son revolver, et Paul ne pouvait pas bouger ! Bien plus, les circonstances se présentaient de telle façon que, en toute certitude, cet homme s’en irait dans quelques minutes, vers d’autres crimes, sans qu’il fût possible de l’abattre.
– À la bonne heure, Karl, dit le major en allemand – et il s’adressait au faux Laschen – à la bonne heure, tu es exact au rendez-vous. Et alors, quoi de nouveau ?
– Avant tout. Excellence, répondit Karl qui semblait traiter le major avec cette déférence mêlée de familiarité que l’on a vis-à-vis d’un supérieur qui est à la fois votre complice, avant tout une permission…
Il enleva sa capote bleue, revêtit la vareuse d’un des morts et, faisant le salut militaire :
– Ouf !… Voyez-vous, Excellence, je suis un bon Allemand. Aucune besogne ne me répugne. Mais sous cet uniforme-là, j’étouffe.
– Donc, tu désertes ?
– Excellence, le métier pratiqué de la sorte est trop dangereux, la blouse du paysan français, oui ; la capote du soldat français, non. Ces gens-là n’ont peur de rien, je suis obligé de les suivre, et je risque d’être tué par une balle allemande.
– Mais les deux beaux-frères ?
– Trois fois je leur ai tiré dans le dos, et trois fois j’ai raté mon coup. Rien à faire, ce sont des veinards, et je finirais par être pincé. Aussi, comme vous dites, je déserte, et j’ai profité du gamin qui fait la navette entre Rosenthal et moi pour vous donner rendez-vous.
– Rosenthal m’a réexpédié ton mot au quartier général.
– Mais il y avait aussi une photographie, celle que vous savez, ainsi qu’un paquet de lettres reçues de vos agents de France. Je ne voulais pas, si j’étais découvert, qu’on trouvât sur moi de telles preuves.
– Rosenthal devait me les apporter lui-même. Par malheur, il a commis une bêtise.
– Laquelle, Excellence ?
– Celle de se faire tuer par un obus.
– Allons donc !
– Voilà son cadavre à tes pieds.
Karl se contenta de hausser les épaules et de dire :
– L’imbécile !
– Oui, il n’a jamais su se débrouiller, ajouta le major, complétant l’oraison funèbre. Reprends-lui son portefeuille, Karl. Il le mettait dans une poche intérieure de son gilet de laine.
L’espion se baissa et dit au bout d’un instant :
– Il n’y est pas, Excellence.
– C’est qu’il l’a changé de place. Regarde dans les autres poches.
– Pas davantage, affirma Karl, après avoir obéi.
– Comment ? Celle-là est raide ! Rosenthal ne se séparait jamais de son portefeuille. Il le gardait sur lui pour dormir. Il l’aura gardé pour mourir.
– Cherchez vous-même, Excellence.
– Mais alors ?
– Alors quelqu’un est venu ici depuis tantôt et a pris le portefeuille.
– Qui ? Des Français ?
L’espion se releva, demeura silencieux un moment, et, s’approchant du major, lui dit d’une voix lente :
– Des Français, non. Excellence ; mais un Français.
– Que veux-tu dire ?
– Excellence, Delroze est parti tantôt en reconnaissance avec son beau-frère Bernard d’Andeville. De quel côté ? Je n’ai pu le savoir. Je le sais maintenant. Il est venu par ici. Il a exploré les ruines du phare et, voyant des morts, il a retourné les poches.
– Mauvaise affaire, bougonna le major. Tu es sûr ?
– Certain. Il devait être là, il y a une heure au plus. Peut-être même, ajouta Karl en riant, peut-être y est-il encore, caché dans quelque trou…
L’un et l’autre, ils jetèrent un regard autour d’eux, mais machinalement, et sans que ce geste indiquât de leur part une crainte sérieuse. Puis le major reprit pensivement :
– Au fond, ce paquet de lettres reçues par nos agents, lettres sans adresses et sans noms, cela n’a qu’une importance relative. Mais la photographie, c’est plus grave.
– Beaucoup plus. Excellence ! Comment ! voilà une photographie tirée en 1902, et que nous recherchons par conséquent depuis douze ans ! Je réussis, après combien d’efforts, à la retrouver dans les papiers que le comte Stéphane d’Andeville a laissés chez lui durant la guerre. Et cette photographie, que vous vouliez reprendre au comte d’Andeville à qui vous aviez eu l’imprudence de la donner, est à l’heure actuelle entre les mains de Paul Delroze, le gendre de M. d’Andeville, le mari d’Elisabeth d’Andeville, et votre ennemi mortel !
– Eh ! mon Dieu ! je le sais bien, s’écria le major visiblement agacé. Tu n’as pas besoin de m’en dire tant !
– Excellence, il faut toujours regarder la vérité en face. Quel a été votre but à l’égard de Paul Delroze ? Lui cacher tout ce qui peut le renseigner sur votre véritable personnalité, et, pour cela, tourner son attention, ses recherches, sa haine, vers le major Hermann. C’est bien cela, n’est-ce pas ? Vous avez été jusqu’à multiplier les poignards gravés des quatre lettres H. E. R. M., et même jusqu’à mettre la signature « major Hermann » sur le panneau où était accroché le fameux portrait. Bref, toutes les précautions. De la sorte, quand vous aurez jugé à propos de faire rentrer le major Hermann dans le néant, Paul Delroze croira que son ennemi est mort, et il ne pensera plus à vous. Or, qu’arrive-t-il aujourd’hui ? C’est qu’il possède, avec cette photographie, la preuve la plus certaine du rapport qui existe entre le major Hermann et ce fameux portrait qu’il a vu le soir de son mariage, c’est-à-dire entre le présent et le passé.
– Évidemment, mais cette photographie trouvée sur un cadavre quelconque ne prendrait d’importance pour lui que s’il en connaissait la provenance, par exemple s’il pouvait voir son beau-père d’Andeville.
– Son beau-père d’Andeville se bat dans les rangs de l’armée anglaise, à trois lieues de Paul Delroze.
– Le savent-ils ?
– Non, mais un hasard peut les rapprocher. En outre, Bernard et son père s’écrivent, et Bernard a dû raconter à son père les événements qui se sont passés au château d’Ornequin, du moins ceux que Paul Delroze et lui ont pu reconstituer.
– Eh ! qu’importe, s’ils ignorent les autres événements. Et c’est là l’essentiel. Par Elisabeth ils sauraient tous nos secrets et ils devineraient qui je suis. Or, ils ne la rechercheront pas puisqu’ils la croient morte.
– En êtes-vous bien sûr. Excellence ?
– Que dis-tu ?
Les deux complices étaient l’un contre l’autre, les yeux dans les yeux, le major inquiet et irrité, l’espion un peu narquois.
– Parle, dit le major, qu’y a-t-il ?
– Excellence, il y a que, tantôt, j’ai pu mettre la main sur la valise de Delroze. Oh ! pas longtemps… quelques secondes… mais tout de même assez pour voir deux choses…
– Dépêche-toi.
– D’abord les feuilles volantes de ce manuscrit dont vous avez brûlé par précaution les pages les plus importantes, mais dont malheureusement vous avez égaré toute une partie.
– Le journal de sa femme ?
– Oui.
Le major lâcha un juron.
– Que je sois damné ! On brûle tout, dans ces cas-là ! Ah ! si je n’avais pas eu cette curiosité stupide !… Et après ?
– Après, Excellence ? Oh ! presque rien, un fragment d’obus, oui, un petit fragment d’obus, mais qui m’a bien eu l’air d’être l’éclat que vous m’avez ordonné d’enfoncer dans le mur du pavillon, après y avoir plaqué des cheveux d’Elisabeth. Qu’en pensez-vous, Excellence ?
Le major frappa du pied avec colère et lança une nouvelle bordée de jurons et d’anathèmes sur la tête de Paul Delroze.
– Qu’en pensez-vous, Excellence ? répéta l’espion.
– Tu as raison, s’écria-t-il. Par le journal de sa femme, ce satané Français peut entrevoir la vérité, et ce morceau d’obus en sa possession, c’est la preuve que, pour lui, sa femme vit peut-être encore, et c’est cela que je voulais éviter. Sans quoi nous l’aurons toujours sur le dos.
Sa fureur s’exaspérait.
– Ah ! Karl, il m’embête, celui-là. Lui et son gamin de beau-frère, quels sacripants ! Par Dieu, je croyais bien que tu m’en avais débarrassé le soir où nous sommes revenus au château dans leur chambre et où nous avons vu leurs noms inscrits sur la muraille. Et tu comprends qu’ils n’en resteront pas là, maintenant qu’ils savent que la petite n’est pas morte. Ils la chercheront. Ils la trouveront. Et comme elle connaît tous nos secrets !… Il fallait la supprimer, Karl !
– Et le prince ? ricana l’espion.
– Conrad est un idiot. Toute cette famille de Français nous portera malheur, à Conrad le premier, qui est assez bête pour s’amouracher de la péronnelle. Il fallait la supprimer, tout de suite, Karl, je te l’avais ordonné, et ne pas attendre le retour du prince…
Placé en pleine lumière, le major Hermann montrait la plus épouvantable face de bandit que l’on pût imaginer, épouvantable non point par la difformité des traits ou par quelque chose de spécialement laid, mais par l’expression qui était repoussante et sauvage, et où Paul retrouvait encore, mais portée à son paroxysme, l’expression de la comtesse Hermine, d’après son portrait et d’après sa photographie. À l’évocation du crime manqué, le major Hermann semblait souffrir mille morts, comme si le crime eût été sa condition de vivre. Les dents grinçaient. Les yeux étaient injectés de sang.
D’une voix distraite, les doigts crispés à l’épaule de son complice, il articula, et, cette fois, en français :
– Karl, on dirait que nous ne pouvons pas les atteindre et qu’un miracle les protège contre nous. Toi, ces jours-ci, tu as raté ton coup trois fois. Au château d’Ornequin, tu en as tué deux autres à leur place. Moi aussi, je l’ai manqué un jour, près de la petite porte du parc. Et c’était dans ce même parc… près de la même chapelle… tu n’as pas oublié… Il y a seize ans… lorsqu’il n’était qu’un enfant, lui, et que tu lui as planté ton couteau en pleine chair… Eh bien, ce jour-là, tu commençais tes maladresses…
L’espion se mit à rire, d’un rire cynique et insolent.
– Que voulez-vous, Excellence ? Je débutais dans la carrière et je n’avais pas votre maîtrise. Voilà un père et son gosse que nous ne connaissions même pas dix minutes auparavant, et qui ne nous avaient rien fait que d’embêter le Kaiser. Moi, la main m’a tremblé, je le confesse. Tandis que vous… Ah ! ce que vous avez expédié le père, vous ! Un petit coup de votre petite main, ouf ! ça y était !
Cette fois ce fut Paul qui, lentement, avec précaution, engagea le canon de son revolver dans une des brèches. Il ne pouvait plus douter, maintenant, après les révélations de Karl, que le major eût tué son père. C’était bien cet être-là ! et son complice d’aujourd’hui, c’était déjà son complice d’autrefois, le subalterne qui avait tenté de le tuer, lui, Paul, tandis que son père expirait.
Bernard, devant le geste de Paul, lui souffla à l’oreille :
– Tu es décidé, hein ? Nous l’abattons ?
– Attends mon signal, murmura Paul, mais ne tire pas sur lui. Tire sur l’espion.
Malgré tout, il pensait au mystère inexplicable des liens qui unissaient le major Hermann à Bernard d’Andeville et à sa sœur Elisabeth, et n’admettait pas que ce fût Bernard qui accomplît l’œuvre de justice. Lui-même il hésitait, comme on hésite devant un acte dont on ne connaît pas toute la portée. Qui était ce bandit ? Quelle personnalité lui attribuer ? Aujourd’hui, major Hermann et chef de l’espionnage allemand ; hier, compagnon de plaisir du prince Conrad, tout-puissant au château d’Ornequin, se déguisant en paysanne et rôdant à travers Corvigny ; jadis assassin, complice de l’empereur, châtelaine d’Ornequin… Parmi toutes ces personnalités, qui toutes n’étaient que les aspects divers d’un seul et même être, quelle était la véritable ?
Éperdument, Paul regardait le major, comme il avait regardé la photographie, et, dans la chambre close, le portrait d’Hermine d’Andeville. Hermann… Hermine… les noms se confondaient en lui.
Et il notait la finesse des mains, blanches et petites ainsi que des mains de femme. Les doigts effilés s’ornaient de bagues aux pierres précieuses. Les pieds aussi, chaussés de bottes, étaient délicats. Le visage, très pâle, n’offrait aucune trace de barbe. Mais toute cette apparence efféminée était démentie par le son rauque d’une voix éraillée, par la lourdeur des mouvements et de la démarche, et par une sorte d’énergie réellement barbare.
Le major plaqua ses deux mains sur sa figure et réfléchit pendant quelques minutes. Karl le considérait avec une certaine pitié et un air de se demander si son maître n’éprouvait pas, au souvenir de crimes commis, un commencement de remords.
Mais le maître, secouant sa torpeur, lui dit – et sa haine seule frissonnait en sa voix à peine perceptible :
– Tant pis pour eux, Karl, tant pis pour tous ceux qui essaient de nous barrer la route. J’ai supprimé le père, et j’ai bien fait. Un jour ce sera le tour du fils… Maintenant… maintenant, il s’agit de la petite.
– Voulez-vous que je m’en charge. Excellence ?
– Non, j’ai besoin de toi ici, et j’ai besoin d’y rester moi-même. Les affaires vont très mal. Mais au début de janvier, j’irai là-bas. Le 10 au matin, je serai à Ebrecourt. Quarante-huit heures après, il faut que ce soit fini. Et ce sera fini, je le jure.
De nouveau il se tut, tandis que l’espion éclatait de rire. Paul s’était baissé pour se mettre à la hauteur de son revolver. Une hésitation plus longue eût été coupable. Tuer le major, ce n’était plus se venger et tuer l’assassin de son père, c’était prévenir un crime nouveau et sauver Elisabeth. Il fallait agir, quelles que pussent être les conséquences de l’acte. Il s’y décida.
– Tu es prêt ? dit-il très bas à Bernard.
– Oui. J’attends ton signal.
Il visa froidement, guettant la seconde propice, et il allait presser la détente, lorsque Karl prononça en allemand :
– Dites donc. Excellence, vous savez ce qui se prépare pour la maison du passeur ?
– Quoi ?
– Tout bonnement une attaque. Cent volontaires des compagnies d’Afrique sont déjà en route par les marais. L’assaut aura lieu dès l’aube. Vous n’avez que le temps d’avertir le quartier général et de vous assurer des précautions qu’ils comptent prendre.
Le major déclara simplement :
– Elles sont prises.
– Que dites-vous. Excellence ?
– Je te dis qu’elles sont prises. J’ai été prévenu par un autre côté, et, comme on tient fortement à la maison du passeur, j’ai téléphoné au commandant du poste qu’on lui enverrait trois cents hommes à cinq heures du matin. Les volontaires d’Afrique donneront dans le piège. Pas un n’en reviendra vivant.
Le major eut un petit rire satisfait et releva le col de son manteau en ajoutant :
– D’ailleurs, pour plus de sûreté, j’irai passer la nuit là-bas… d’autant que je me demande si, par hasard, ce n’est pas le commandant de poste qui aurait envoyé des hommes ici, et fait prendre les papiers de Rosenthal dont il savait la mort.
– Mais…
– Assez bavardé. Occupe-toi de Rosenthal, et partons.
– Je vous accompagne, Excellence ?
– Inutile. Une des barques me conduira par le canal. La maison n’est pas à quarante minutes d’ici.
Sur l’appel de l’espion, trois soldats descendirent, et le cadavre fut hissé jusqu’à la trappe supérieure.
Karl et le major restaient immobiles tous deux, au pied de l’échelle, et Karl portait vers la trappe la lumière de la lanterne qu’il avait détachée. Bernard murmura :
– Nous tirons ?
– Non, répondit Paul.
– Mais…
– Je te le défends…
Lorsque l’opération fut terminée, le major prescrivit :
– Éclaire-moi bien et que l’échelle ne bouge pas. Il monta et disparut.
– Ça y est, cria-t-il. Dépêche-toi.
À son tour, l’espion grimpa.
On entendit leurs pas au-dessus de la cave. Ces pas s’éloignèrent dans la direction du canal, et il n’y eut plus aucun bruit.
– Eh bien, quoi, s’écria Bernard, qu’est-ce qui t’a pris ? L’occasion était unique. Les deux bandits tombaient du coup.
– Et nous après, prononça Paul. Ils étaient douze là-haut. Nous étions réglés.
– Mais Elisabeth était sauvée, Paul ! En vérité, je ne te comprends pas. Comment ! nous avons de pareils monstres à portée de nos balles, et tu les laisses partir ! L’assassin de ton père, le bourreau d’Elisabeth est là, et c’est à nous que tu penses !
– Bernard, dit Paul Delroze, tu n’as pas compris les dernières paroles qu’ils ont échangées. L’ennemi est prévenu de l’attaque et de nos projets sur la maison du passeur. Tout à l’heure les cent volontaires d’Afrique qui rampent dans le marais seront victimes de l’embuscade qui leur est tendue. C’est donc à eux qu’il nous faut penser. C’est eux que nous devons sauver d’abord. Nous n’avons pas le droit de nous faire tuer, alors qu’il nous reste à accomplir un tel devoir. Et je suis sûr que tu me donnes raison.
– Oui, dit Bernard. Mais tout de même l’occasion était bonne.
– Nous la retrouverons, et bientôt peut-être, affirma Paul, qui songeait à la maison du passeur, où le major Hermann devait se rendre.
– Enfin, quelles sont tes intentions ?
– Je rejoins le détachement des volontaires. Si le lieutenant qui les commande est de mon avis, l’assaut n’aura pas lieu à sept heures, mais tout de suite, et je serai de la fête.
– Et moi ?
– Retourne auprès du colonel. Expose-lui la situation, et dis-lui que la maison du passeur sera prise ce matin et que nous y tiendrons jusqu’à l’arrivée des renforts.
Ils se quittèrent sans un mot de plus et Paul se jeta résolument dans les marais.
La tâche qu’il entreprenait ne rencontra pas les obstacles auxquels il croyait se heurter. Après quarante minutes d’une marche assez pénible, il perçut des murmures de voix, lança le mot d’ordre et se fit conduire vers le lieutenant.
Les explications de Paul convainquirent aussitôt l’officier : il fallait ou bien renoncer à l’affaire ou bien en brusquer l’exécution.
La colonne se porta en avant.
À trois heures, guidés par un paysan qui connaissait une passe où les hommes n’enfonçaient que jusqu’aux genoux, ils réussirent à gagner les abords de la maison sans être signalés. Mais, l’alarme ayant été donnée par une sentinelle, l’attaque commença. Cette attaque, un des plus beaux faits d’armes de la guerre, est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’en donner ici le détail. Elle fut d’une violence extrême. L’ennemi, qui se tenait sur ses gardes, riposta avec une vigueur égale. Les fils de fer s’entremêlaient. Les pièges abondaient. Un corps à corps furieux s’engagea devant la maison, puis dans la maison, et lorsque les Français, victorieux, eurent abattu ou fait prisonniers les quatre-vingt-trois Allemands qui la défendaient, eux-mêmes avaient subi des pertes qui réduisaient leur effectif de moitié.
Le premier, Paul avait sauté dans les tranchées dont la ligne flanquait la maison vers la gauche et se prolongeait en demi-cercle jusqu’à l’Yser. Il avait son idée : avant que l’attaque ne réussît, il voulait couper toute retraite aux fugitifs.
Repoussé d’abord, il gagna la berge, suivi de trois volontaires, s’engagea dans l’eau, remonta le canal, parvint ainsi de l’autre côté de la maison, et trouva, comme il s’y attendait, un pont de bateaux.
À ce moment il aperçut une silhouette qui s’évanouissait dans l’ombre.
– Restez-là, dit-il à ses hommes, et que personne ne passe.
Lui-même, il s’élança, franchit le pont, et se mit à courir.
Un projecteur ayant illuminé la rive, il avisa de nouveau la silhouette à cinquante pas en avant. Une minute plus tard, il criait :
– Halte ! ou je fais feu.
Et, comme le fugitif continuait, il tira, mais de façon à ne pas l’atteindre.
L’homme s’arrêta et déchargea quatre fois son revolver tandis que Paul, courbé en deux, se jetait dans ses jambes et le renversait.
Maîtrisé, l’ennemi n’opposa aucune résistance. Paul l’enroula dans son manteau et le saisit à la gorge.
De sa main libre, il lui jeta en pleine figure la lumière de sa lanterne. Son instinct ne l’avait pas trompé : il tenait le major Hermann.