L’Éclat d’obus/1923/I/5

Pierre Laffitte (p. 20-24).

V

La paysanne de Corvigny


Trois semaines auparavant, en apprenant que la guerre était déclarée, Paul avait senti sourdre en lui, immédiate et implacable, la résolution de se faire tuer.

Le désastre de sa vie, l’horreur de son mariage avec une femme qu’au fond il ne cessait pas d’aimer, les certitudes acquises au château d’Ornequin, tout cela l’avait bouleversé à un tel point que la mort lui apparut comme un bienfait.

Pour lui, la guerre, ce fut, instantanément et sans le moindre débat, la mort. Tout ce qu’il pouvait admirer d’émouvant et de grave, de réconfortant et de magnifique, dans les événements de ces premières semaines, l’ordre parfait de la mobilisation, l’enthousiasme des soldats, l’unité admirable de la France, le réveil de l’âme nationale, aucun de ces grands spectacles n’attira son attention. Au plus profond de lui-même il avait décrété qu’il accomplirait de tels actes que la chance la plus invraisemblable ne pourrait le sauver.

C’est ainsi qu’il avait cru trouver, dès le premier jour, l’occasion voulue. S’emparer de l’espion dont il soupçonnait la présence dans le clocher de l’église, pénétrer ensuite au cœur même des troupes ennemies pour signaler leur position, c’était aller à une mort certaine. Il y alla bravement. Et, comme il avait une conscience très nette de sa mission, il la remplit avec autant de prudence que de bravoure. Mourir, soit, mais mourir après avoir réussi. Et il goûta, dans l’action comme dans le succès, une joie singulière à laquelle il ne s’attendait point.

La découverte du poignard employé par l’espion l’impressionna vivement. Quel rapport pouvait-il établir entre cet homme et celui qui avait tenté de le frapper ? Quel rapport entre cela et la comtesse d’Andeville, morte seize années auparavant ? Et comment, par quels liens invisibles, se rattachaient-ils tous les trois à cette même œuvre de trahison et d’espionnage dont Paul avait surpris les différentes manifestations ?

Mais surtout la lettre d’Elisabeth lui porta un coup extrêmement brutal. Ainsi la jeune femme était là-bas, parmi les obus, les balles, les luttes sanglantes autour du château, le délire et la rage des vainqueurs, l’incendie, les fusillades, les tortures, les atrocités ! Elle était là, jeune et belle, presque seule, sans défense ! Et elle y était parce que lui, Paul, n’avait pas eu l’énergie de la revoir et de l’entraîner avec lui !

Ces pensées provoquaient en Paul des crises d’abattement, d’où il sortait tout à coup pour se jeter au-devant de quelque péril, poursuivant ses folles entreprises jusqu’au bout, quoi qu’il advînt, avec un courage tranquille et une obstination farouche qui inspiraient à ses camarades autant de surprise que d’admiration. Et peut-être, moins que la mort, cherchait-il désormais cette ivresse ineffable que l’on éprouve à la braver.

Et la journée du 6 septembre arriva ; la journée du miracle inouï où le grand chef, lançant à ses armées d’immortelles paroles, enfin leur ordonna de se jeter sur l’ennemi. La retraite si vaillamment supportée, mais si cruelle, se terminait. Épuisés, à bout de souffle, luttant un contre deux depuis des jours, n’ayant pas le temps de dormir, n’ayant pas le temps de manger, ne marchant que par le prodige d’efforts dont ils n’avaient même plus conscience, ne sachant pas pourquoi ils ne se couchaient point dans le fossé pour y attendre la mort… c’est à ces hommes-là que l’on dit : « Halte ! Demi-tour ! Et maintenant droit à l’ennemi ! »

Et ils firent demi-tour. Ces moribonds retrouvèrent la force. Du plus humble au plus illustre, chacun tendit sa volonté et se battit comme si le salut de la France eût dépendu de lui seul. Autant de soldats, autant de héros sublimes. On leur demandait de vaincre ou de se faire tuer. Ils furent victorieux.

Parmi les plus intrépides, Paul brilla au premier rang. Ce qu’il fit et ce qu’il supporta, ce qu’il tenta et ce qu’il réussit, lui-même il avait conscience que cela dépassait les bornes de la réalité. Le 6, le 7 et le 8, puis du 11 au 13, malgré l’excès de la fatigue et malgré des privations de sommeil et de nourriture auxquelles on n’imagine pas qu’il soit humainement possible de résister, il n’eut aucune autre sensation que d’avancer, et d’avancer encore, et d’avancer toujours. Que ce fût dans l’ombre ou sous la clarté du soleil, sur les bords de la Marne ou dans les couloirs de l’Argonne, que ce fût vers le Nord ou vers l’est quand on envoya sa division renforcer les troupes de la frontière, qu’il fût couché à plat ventre et qu’il rampât dans les terres labourées, ou bien debout, qu’il chargeât à la baïonnette, il allait de l’avant, et chaque pas était une délivrance, et chaque pas était une conquête.

Chaque pas aussi exaspérait sa haine. Oh ! comme son père avait eu raison de les exécrer, ces gens-là ! Aujourd’hui Paul les voyait à l’œuvre. Partout c’était la dévastation stupide et l’anéantissement irraisonné. Partout l’incendie, et le pillage, et la mort. Otages fusillés, femmes assassinées bêtement, pour le plaisir. Églises, châteaux, maisons de riches et masures de pauvres, il ne restait plus rien. Les ruines elles-mêmes avaient été détruites et les cadavres torturés.

Quelle joie de battre un tel ennemi ! Bien que réduit à la moitié de son effectif, le régiment de Paul, lâché comme une meute, mordait sans répit la bête fauve. Elle semblait plus hargneuse et plus redoutable à mesure qu’elle approchait de la frontière, et l’on fonçait encore sur elle dans l’espoir fou de lui donner le coup de grâce. Et un jour, sur le poteau qui marquait l’embranchement de deux routes, Paul lut :

Corvigny, 14 km. Ornequin, 31 km 400. La frontière, 38 km 300.

Corvigny, Ornequin ! Avec quelle émotion de tout son être il lut ces syllabes imprévues ! D’ordinaire, absorbé par l’ardeur de la lutte et par tant de soucis divers, il prêtait peu d’attention aux noms des localités traversées, et le hasard seul les lui apprenait. Et voilà que tout à coup il se trouvait à si peu de distance du château d’Ornequin ! Corvigny, 14 kilomètres… Était-ce vers Corvigny que se dirigeaient la troupe française, vers la petite place forte que les Allemands avaient enlevée d’assaut et occupée dans de si étranges conditions ?

Ce jour-là on se battait depuis l’aube contre un ennemi qui semblait résister plus mollement. Paul à la tête d’une escouade, avait été envoyé par son capitaine jusqu’au village de Bléville avec ordre d’y entrer si l’ennemi s’en était retiré, mais de ne pas pousser plus avant. Et c’est après les dernières maisons de ce village qu’il aperçut le poteau indicateur.

Il était alors assez inquiet. Un taube venait de survoler le pays. Une embûche était possible.

– Retournons au village, dit-il. On va s’y barricader en attendant.

Mais un bruit soudain crépita derrière une colline boisée qui coupait la route du côté de Corvigny, un bruit de plus en plus net, et dans lequel Paul, au bout d’un instant, reconnut le ronflement énorme d’une auto, sans doute d’une automitrailleuse.

– Fourrez-vous dans le fossé, cria-t-il à ses hommes. Cachez-vous dans les meules. La baïonnette au canon. Et que personne ne bouge !

Il avait compris le danger, cette auto traversant le village, fonçant au milieu de la compagnie, semant la panique et se défilant ensuite par quelque autre chemin.

Rapidement, il escalada le tronc crevassé d’un vieux chêne et s’installa parmi les branches, à une hauteur qui surplombait la route de quelques mètres. Presque aussitôt, l’auto apparut. C’était bien une auto blindée, formidable et monstrueuse sous sa carapace, mais d’un modèle assez ancien qui laissait voir, au-dessus des plaques d’acier, le casque et la tête des hommes.

Elle avançait à toute allure, prête à bondir en cas d’alerte. Les hommes courbaient le dos. Paul en compta une demi-douzaine. Deux canons de mitrailleuses dépassaient.

Il épaula son fusil et visa le conducteur, un gros Germain dont la figure écarlate semblait teintée de sang. Puis, posément, à l’instant propice, il tira.

– Chargez, les gars ! cria-t-il en dégringolant de son arbre.

Mais il ne fut même pas besoin de donner l’assaut. Le conducteur, frappé à la poitrine, avait encore eu la présence d’esprit de freiner et d’arrêter sa voiture. Se voyant cernés, les Allemands levèrent les bras.

– Kamerad ! Kamerad !

Et l’un d’eux, sautant de l’auto après avoir jeté ses armes, se précipita vers Paul :

– Alsacien, sergent ! Alsacien de Strasbourg ! Ah ! sergent, il y a assez de jours que je le guette, ce moment-là !

Tandis que ses hommes conduisaient les prisonniers dans le village, Paul, en toute hâte, interrogea l’Alsacien :

– D’où vient l’auto ?

– De Corvigny.

– Du monde à Corvigny ?

– Très peu. Une arrière-garde de deux cent cinquante Badois, tout au plus.

– Et dans les forts ?

– À peu près autant. On n’avait pas cru nécessaire de réparer les tourelles et l’on est pris à l’improviste. Vont-ils essayer de se maintenir ou se replier vers la frontière ? Ils hésitent, c’est pourquoi on nous a envoyés en reconnaissance.

– Alors, nous pouvons marcher ?

– Oui, mais tout de suite, sans quoi ils reçoivent des renforts importants, deux divisions.

– Qui seront là ?

– Demain. Elles doivent traverser la frontière demain, vers midi.

– Cré nom ! il n’y a pas de temps à perdre, dit Paul.

Tout en examinant l’automitrailleuse et en faisant désarmer et fouiller les prisonniers, Paul réfléchissait aux mesures à prendre, lorsqu’un de ses hommes, resté dans le village, vint lui annoncer l’arrivée d’un détachement français. Un lieutenant le commandait.

Paul se hâta de mettre cet officier au courant. Les événements nécessitaient une action immédiate. Il s’offrit à partir à la découverte dans l’auto même que l’on avait capturée.

– Soit, dit l’officier ; moi, j’occupe le village et je m’arrange pour que la division soit prévenue le plus tôt possible.

L’automobile fila dans la direction de Corvigny. Huit hommes s’y étaient entassés. Deux d’entre eux, spécialement chargés des mitrailleuses, en étudiaient le mécanisme. Le prisonnier alsacien, debout afin qu’on pût bien voir de partout son casque et son uniforme, surveillait l’horizon.

Tout cela fut décidé et exécuté en l’espace de quelques minutes, sans discussion et sans que l’on s’arrêtât aux détails de l’entreprise.

– À la grâce de Dieu ! s’exclama Paul lorsqu’il fut au volant. Vous êtes prêts à mener l’aventure jusqu’au bout, mes amis ?

– Et même au-delà, sergent, fit auprès de lui une voix qu’il reconnut.

C’était Bernard d’Andeville, le frère d’Elisabeth. Bernard appartenant à la 9e compagnie, Paul avait réussi depuis leur rencontre à l’éviter, ou du moins à ne pas lui parler. Mais il savait que le jeune homme se battait bien.

– Ah ! c’est toi, dit-il.

– En chair et en os, s’écria Bernard. Je suis venu avec mon lieutenant, et lorsque je t’ai vu monter dans l’auto et emmener ceux qui se présentaient, tu comprends si j’ai saisi l’occasion !

Et il ajouta, d’un ton qui s’embarrassait :

– L’occasion de faire un joli coup sous tes ordres, et l’occasion de te parler, Paul… car je n’ai pas eu de chance jusqu’ici… Il m’a même semblé que tu n’étais pas avec moi… comme je l’espérais.

– Mais si, mais si, articula Paul… seulement, les préoccupations…

– Au sujet d’Elisabeth, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Je comprends. Tout de même cela n’explique pas qu’il y ait entre nous… comme une gêne…

À ce moment, l’Alsacien prescrivit :

– Il ne faut pas se montrer… Des uhlans !…

Une patrouille débouchait d’un chemin de traverse, au détour d’un bois. Il leur cria, en passant près d’eux :

– Fichez le camp, camarades ! Au galop ! voilà les Français !…

Paul profita de l’incident pour ne pas répondre à son beau-frère. Il avait forcé la vitesse, et l’auto filait avec un fracas de tonnerre, escaladant les pentes et dévalant comme une trombe.

Les détachements ennemis se faisaient plus nombreux. L’Alsacien les interpellait, ou, par signes, les incitait à une retraite immédiate.

– Ce que c’est rigolo de les voir ! dit-il en riant. C’est une galopade effrénée derrière nous. Et il ajouta :

– Je vous avertis, sergent, qu’à ce train-là nous allons tomber en plein Corvigny. Est-ce ça que vous voulez ?

– Non, répliqua Paul, on s’arrêtera en vue de la ville.

– Et si l’on est cerné ?

– Par qui ? En tout cas, ce n’est pas ces bandes de fuyards qui pourraient s’opposer à notre retour. Bernard d’Andeville prononça :

– Paul, je te soupçonne de ne pas penser du tout au retour.

– Du tout, en effet. As-tu peur ?

– Oh ! quel vilain mot !

Mais, après un silence, Paul reprit d’une voix où il y avait moins de rudesse :

– Je regrette que tu sois venu, Bernard.

– Le danger est-il donc plus grand pour moi que pour toi et pour les autres ?

– Non.

– Alors, fais-moi l’honneur de ne rien regretter.

Toujours debout, penché au-dessus du sergent, l’Alsacien indiqua :

– La pointe de clocher en face de nous, derrière le rideau d’arbres, c’est Corvigny. J’estime qu’en obliquant sur les hauteurs de gauche nous pourrions voir ce qui se passe dans la ville.

– Nous le verrons bien mieux en y entrant, remarqua Paul. Seulement, nous risquons gros… Toi surtout, l’Alsacien. Prisonnier, on te fusille. Dois-je te descendre avant Corvigny ?

– Vous ne m’avez pas regardé, sergent.

La route rejoignait la ligne du chemin de fer. Puis apparurent les premières maisons des faubourgs. Quelques soldats se montraient.

– Pas un mot à ceux-là, ordonna Paul, il ne faut pas les effaroucher… sans quoi ils nous prendraient de dos au moment décisif.

Il reconnut la gare et constata qu’elle était fortement occupée. Le long de l’avenue qui montait à la ville, des casques à pointe allaient et venaient.

– En avant ! s’écria Paul. S’il y a des rassemblements de troupes, ce ne peut être que sur la place. Les mitrailleuses sont prêtes ? Et les fusils ? Prépare le mien, Bernard. Et, au premier signal, feu à volonté !

L’auto déboucha violemment, en pleine place. Ainsi qu’il l’avait prévu, une centaine d’hommes s’y trouvaient, tous massés devant le porche de l’église, auprès des faisceaux des baïonnettes. L’église n’était plus qu’un monceau de décombres, et presque toutes les maisons de la place avaient été anéanties par le bombardement.

Les officiers qui se tenaient à l’écart, poussèrent des exclamations joyeuses et gesticulèrent en apercevant cette auto qu’ils avaient envoyée en reconnaissance, et dont ils attendaient évidemment le retour avant de prendre une décision sur la défense de la ville. Rejoints sans doute par des officiers de liaison, ils étaient nombreux. Un général les dominait tous de sa haute taille. Des automobiles stationnaient à quelque distance.

La rue était pavée, mais aucun trottoir ne la séparait du terrain même de la place. Paul la suivit, puis, à vingt mètres des officiers, il donna un coup de volant brutal, et l’effroyable machine fonça droit dans le groupe, renversa, écrasa, obliqua légèrement pour prendre d’enfilade tous les faisceaux de fusils et pénétra comme une masse irrésistible au milieu du détachement. Ce fut la mort, et la bousculade, et la fuite éperdue, et les vociférations de la douleur et de l’épouvante.

– Feu à volonté ! cria Paul qui arrêta la voiture. Et, de ce blockhaus imprenable, surgi soudain au centre de la place, la fusillade commença, tandis que se précipitait le crépitement sinistre des deux mitrailleuses.

En l’espace de cinq minutes, la place fut jonchée de morts et de blessés. Le général et plusieurs officiers gisaient inertes. Les survivants se sauvèrent.

– Cessez le feu ! ordonna Paul.

Il amena l’auto jusqu’au bout de l’avenue qui descendait à la gare. Attirées par les détonations, les troupes de la gare accouraient. Quelques décharges de mitrailleuses les dispersèrent.

Trois fois, à vive allure, Paul fit le tour de la place afin de surveiller les voies d’accès. De tous côtés l’ennemi fuyait par les routes et par les sentiers qui conduisaient à la frontière. Et de tous côtés aussi les habitants de Corvigny sortaient de leurs maisons et manifestaient leur joie.

– Qu’on relève et qu’on soigne les blessés, commanda Paul. Et qu’on appelle le sonneur de l’église, ou quelqu’un qui sache sonner les cloches. C’est urgent !

Et tout de suite, au vieux sacristain qui se présenta :

– Le tocsin, mon brave, le tocsin à tour de bras ! et quand tu seras fatigué, qu’un camarade te remplace ! Va… Le tocsin, sans une seconde de répit.

C’était le signal dont Paul était convenu avec le lieutenant français et qui devait annoncer à la division la réussite de l’entreprise et la nécessité de la marche en avant.

Il était deux heures. À cinq heures, l’état-major et une brigade prenaient possession de Corvigny, et nos 75 lançaient quelques obus. À dix heures du soir, le reste de la division ayant rejoint, les Allemands étaient chassés du Grand-Jonas et du Petit-Jonas et se concentraient en avant de la frontière. Il fut décidé que dès l’aube on les délogerait.

– Paul, dit Bernard à son beau-frère, avec qui il se retrouva après l’appel du soir, Paul, j’ai à te raconter quelque chose… qui m’intrigue… quelque chose de très louche… tu vas en juger. Tout à l’heure, je me promenais dans une des petites rues qui avoisinent l’église, quand je fus abordé par une femme… une femme dont je n’ai pas tout d’abord distingué les traits ni le costume, car l’obscurité était à peu près complète, mais qui cependant, au bruit de ses sabots sur le pavé, me parut être une paysanne. Elle me dit, et, pour une paysanne, sa façon de s’exprimer me surprit un peu :

« – Mon ami, vous pourriez peut-être me donner un renseignement…

« Et, comme je me mettais à sa disposition, elle commença :

« – Voilà. J’habite un petit village tout près d’ici. Tantôt j’ai su que votre corps d’armée était là. Alors, j’y suis venue, parce que je voudrais voir un soldat qui fait partie de ce corps d’armée. Seulement, je ne sais pas le numéro de son régiment… Oui, il y a eu des changements… ses lettres n’arrivent pas… il n’a pas reçu les miennes sans doute… Oh ! si par hasard vous le connaissiez !… un bon garçon, si brave !

« Je lui répondis :

« – Le hasard peut vous servir en effet, madame. Quel est le nom de ce soldat ?

« – Delroze, le caporal Paul Delroze. »

Paul s’exclama :

– Comment ! Il s’agissait de moi ?

– Il s’agissait de toi, Paul, et la coïncidence me sembla si curieuse que je lui donnai simplement le numéro de ton régiment et celui de ta compagnie, sans lui révéler notre parenté.

« – Ah ! bien, fit-elle, et le régiment est à Corvigny ?

« – Oui, depuis tantôt.

« – Et vous le connaissez, Paul Delroze ?

« – De nom seulement, ai-je répliqué.

« Et vraiment je n’aurais su dire pourquoi je répliquai ainsi et pourquoi, ensuite, je continuai la conversation de manière qu’elle ne devinât pas mon étonnement.

« – II a été nommé sergent et cité à l’ordre du jour, c’est comme cela que j’ai entendu parler de lui. Voulez-vous que je m’enquière et que je vous conduise ?

« – Pas encore, fit-elle, pas encore, j’aurais trop d’émotion.

« Trop d’émotion ? cela me paraissait de plus en plus équivoque. Cette femme qui te recherchait si avidement et qui retardait le moment de te voir !

« Je lui demandai :

« – Vous vous intéressez beaucoup à lui ?

« – Oui, beaucoup.

« – II est de votre famille, peut-être ?

« – C’est mon fils.

« – Votre fils !

« Sûrement, jusqu’ici, elle n’avait pas soupçonné une seconde que je lui faisais subir un interrogatoire. Mais ma stupeur fut telle qu’elle recula dans l’ombre comme pour se mettre en état de défensive.

« J’avais glissé la main dans ma poche et saisi la petite lanterne électrique que je porte toujours sur moi. J’appuyai sur le ressort et je lui jetai la lumière en plein visage, tout en m’avançant vers elle. Mon geste la déconcerta et elle demeura quelques secondes immobile. Puis violemment elle rabattit un fichu qui lui couvrait la tête, et, avec une vigueur imprévue, elle me frappa le bras de telle sorte que je lâchai ma lanterne. Et ce fut le silence immédiat, absolu. Où était-elle ? Devant moi ? À droite ? À gauche ? Comment se pouvait-il qu’aucun bruit ne me révélât sa présence ou son départ. L’explication m’en fut donnée lorsque, après avoir retrouvé et rallumé ma lanterne électrique, j’aperçus à terre ses deux sabots qu’elle avait laissés pour prendre la fuite. Depuis, je l’ai cherchée, mais vainement. Elle a disparu. »

Paul avait écouté le récit de son beau-frère avec une attention croissante. Il lui demanda :

– Alors tu as vu sa figure ?

– Oh ! très distinctement. Une figure énergique… des sourcils et des cheveux noirs… un air de méchanceté… Quant aux vêtements, une tenue de paysanne, mais trop propre et trop arrangée, et qui sentait le déguisement.

– Quel âge environ ?

– Quarante ans.

– Est-ce que tu la reconnaîtrais ?

– Sans hésitation.

– Tu m’as parlé de fichu ? De quelle couleur ?

– Noir.

– Fermé, comment ? Par un nœud ?

– Non, par une broche.

– Un camée ?

– Oui, un large camée encerclé d’or. Comment sais-tu cela ?

Paul garda le silence assez longtemps et murmura :

– Je te montrerai demain, dans une des pièces du château d’Ornequin, un portrait qui doit avoir avec la femme qui t’a accosté une ressemblance frappante, la ressemblance qui peut exister entre deux sœurs peut-être… ou bien… ou bien…

Il saisit son beau-frère par le bras, et, l’entraînant :

– Écoute, Bernard, il y a autour de nous, dans le passé et dans le présent, des choses effrayantes… qui pèsent sur ma vie et sur la vie d’Elisabeth… sur la tienne aussi par conséquent. Ce sont des ténèbres affreuses, au milieu desquelles je me débats et où des ennemis que j’ignore poursuivent depuis vingt ans un plan auquel je ne puis rien comprendre. Dès le début de cette lutte mon père est mort, victime d’un assassinat. Aujourd’hui, c’est moi que l’on attaque. Mon union avec ta sœur est brisée, et rien ne peut plus nous rapprocher l’un de l’autre, de même que rien non plus ne peut faire qu’il y ait, entre toi et moi, l’amitié et la confiance que nous avions le droit d’espérer. Ne m’interroge pas Bernard, ne cherche pas à en savoir d’avantage. Un jour peut-être, et je ne souhaite pas qu’il arrive, tu sauras pourquoi je te demande le silence.